• 1 « Any depiction of climate change is implicitly political » Trexler, Adam, Anthropocene Fiction (Ch (...)
• 2 Schneider-Mayerson, Matthew. « The Influence of Climate Fiction : an Empirical Survey of Readers », (...)

3Contrairement aux œuvres plus anciennes, les romans de cli-fi actuels privilégient des récits inspirés des théories de l’effondrement plutôt que du mythe chrétien de l’Apocalypse. Cela s’explique par un souci de la part des auteurs de légitimer les inquiétudes liées au changement climatique et, pourquoi pas, de faire œuvre de pédagogie sur le sujet. Partant de ce constat, plusieurs questions peuvent être posées. Tout d’abord, quelle est l’utilité de ces récits ? En effet, les données relatives au changement climatique sont nombreuses et libres d’accès, et la forme fictionnelle ne semble guère propice à apporter plus de connaissances factuelles sur le sujet. En revanche, elle peut constituer une plateforme nouvelle et originale pour la transmission de ces informations, et comme l’a démontré l’écocritique, elle peut influencer les représentations et la relation des lecteurs à l’environnement par la prise de conscience écologique qu’elle permet. Si cette question quelque peu utilitariste et réductrice dans sa vision de l’art pourra choquer les spécialistes de littérature, elle nous semble essentielle. Cela non seulement pour son aspect provocateur qui, nous l’espérons, suscitera des débats, mais également parce que, comme le dit Adam Trexler, un des rares spécialistes de ce type de fiction, « toute représentation du changement climatique est implicitement politique »1. À ce stade des recherches sur cette littérature, il reste encore à démontrer que les romans de cli-fi ont un impact tangible sur les lecteurs. L’étude récente de Matthew Schneider-Mayerson a révélé que le lectorat de la cli-fi semble encore se limiter aux personnes déjà convaincues de la réalité du changement climatique2. Néanmoins, ces œuvres peuvent avoir un impact sur la représentation que ces lecteurs se font du changement climatique, et ce par trois biais qui constituent, avec celui de la persuasion, les quatre grandes parties de cet article. Nous estimons d’abord que ces récits permettent de complexifier et de politiser la question du changement climatique. Ils contribuent également à nous familiariser avec le phénomène. Enfin, leur recours à une approche non logocentrique du changement climatique offre une façon alternative, individuelle et profonde de penser la relation de l’être humain à l’environnement. Au cours de cette démonstration, nous verrons comment cet ensemble d’impacts possibles de la cli-fi concorde avec une mise à distance des schémas apocalyptiques et une prise en compte des théories de l’effondrement dans la fiction.

• 3 Latour, Bruno. « Why Has Critique Run Out of Steam? From Matters of Fact to Matters of Concern ». C (...)
• 4 Lakoff, George, Moral Politics: How Liberals and Conservatives Think (Chicago : Chicago University (...)
• 5 Schneider-Mayerson, « The Influence of Climate Fiction », 491.
• 6 Au début du XX^e siècle, les besoins grandissants en eau de la ville de Los Angeles autorisent quelq (...)
• 7 Diamond, Jared, Collapse: How Societies Choose to Fail or Succeed (Londres : Penguin Books, 2011), (...)

5Les spécialistes des sciences politiques et sociales connaissent une partie de la réponse. Comme le note Bruno Latour dans « Why Has Critique Run Out of Steam? », nous vivons à l’ère du conspirationnisme et de la défiance vis-à-vis des sciences et des discours politiques3. Entre les fake news et les théories du complot, il est de plus en plus rare qu’une information, toute scientifique soit-elle, ne soit pas remise en cause. D’autre part, dans le contexte états-unien, la question de la protection de l’environnement est une de celles qui marquent l’appartenance des uns et des autres aux différentes mouvances politiques. George Lakoff, dans Moral Politics, souligne à quel point le déni du réchauffement climatique est un marqueur politique de la droite américaine conservatrice et ultralibérale, qui renvoie à des croyances, et bien souvent à une éthique religieuse autant que politique4. À cet égard, l’art et la culture pourraient faire office d’alternatives aux discours politiques et scientifiques qui sont remis en cause par les climato-sceptiques en s’adressant non pas à la réflexivité des lecteurs, pris dans des conditionnements et des croyances, mais à des ressentis et des imaginaires. Néanmoins, dans la mesure où nous ne disposons que d’une seule étude littéraire se basant sur la réception des lecteurs, celle de Matthew Schneider-Mayerson, il est trop tôt pour affirmer un effet quelconque de ces récits de l’ordre de la conversion. Nous ne pouvons que supposer qu’ils peuvent toucher des lecteurs peu informés sur la question, ou réfractaires aux discours politiques et scientifiques. Schneider-Mayerson relève d’ailleurs que parmi les lecteurs de cli-fi interrogés dans son étude, les plus conservateurs n’ont pas vu leurs opinions modifiées par la lecture de récits fictionnels sur le changement climatique5. Cela étant, ces récits illustrent généralement une recherche de vraisemblance et une prise de distance par rapport à des visions apocalyptiques ou post-apocalyptiques. Ces deux tendances contreviennent aux critiques lancées par les conservateurs aux écologistes, selon lesquelles ceux-ci exagèreraient la gravité du problème climatique et auraient recours à une rhétorique religieuse. C’est le cas de l’œuvre de Paolo Bacigalupi. Dans The Water Knife (2015), l’auteur imagine la tournure que pourrait prendre la sécheresse qui affecte déjà de manière récurrente le sud-ouest des États-Unis. Bacigalupi place son récit dans un futur proche et familier, où une sécheresse entraîne des pénuries d’eau et une guerre civile entre les États de la Californie, de l’Arizona et du Nevada. Bacigalupi s’inspire tant des données scientifiques qu’historiques sur la question, en dépeignant une situation qui a connu des précédents, à savoir la guerre de l’eau entre la ville de Los Angeles et la vallée de Owens6. Il évoque également la disparition de la civilisation Hohokam au XII^e siècle, qui se serait éteinte selon Jared Diamond à cause de la sécheresse et de la surexploitation des terres dans la région où se déroule le roman7. On note là une différence notable avec des œuvres plus anciennes sur le même sujet. En 1964, J. G. Ballard avait par exemple imaginé une telle situation dans The Drought, où l’assèchement des océans provoquait une apocalypse généralisée. Point d’apocalypse dans le roman de Paolo Bacigalupi, qui imagine un effondrement localisé. En s’écartant des récits de fin du monde, la cli-fi illustrée par le roman de Bacigalupi démontre une volonté de se prémunir face aux attaques des climato-sceptiques. Ce type de cli-fi révèle par là un désir de persuader les lecteurs, mais aussi une volonté de politiser la question du changement climatique en mettant en accusation des processus économiques, sociaux et historiques précis pour expliquer le phénomène.

• 8 Contraction de « architecture » et « écologie », le terme inventé par l’architecte Paolo Soleri dés (...)
• 9 Outre les incendies, le développement des « gated communities » et l’aggravation des inégalités, le (...)
• 10 Chakrabarty, Dipesh, « The Climate of History : Four Theses », Critical Inquiry, vol. 35, n° 2 (200 (...)
• 11 Keucheyan, Razmig, La Nature est un champ de bataille (Paris : La Découverte, 2018), 10.
• 12 Keucheyan, La Nature est un champ de bataille, 224.

6À l’inverse des représentations apocalyptiques passées, les romans de cli-fi visent à légitimer une vision alarmiste de la situation climatique, mais aussi à poser les tenants du débat en des termes politiques. Les catastrophes qu’ils dépeignent ne donnent plus lieu à une destruction globale de la civilisation. Au contraire, dans The Water Knife comme dans le roman plus ancien d’Octavia Butler, The Parable of the Sower (1993), la crise climatique n’affecte pas la population de manière générale. Dans le premier de ces deux romans, les plus riches se préservent de la sécheresse dans des « arcologies8 » où sont recréés artificiellement des environnements sains. Le reste de la population vit dans un environnement toxique, et doit boire de l’urine recyclée. Dans le roman de Butler, qui évoque de façon troublante la situation actuelle aux États-Unis9, la crise environnementale et sociale associée à la sécheresse affecte d’abord les plus pauvres et remonte graduellement les échelons de la société. Dans les deux cas, la question de la justice environnementale est centrale, ce qui marque un tournant important dans la fictionnalisation du changement climatique, tout en s’opposant à une vision globalisante du problème. Dans l’article « The Climate of History », l’historien Dipesh Chakrabarty explique que le changement climatique constitue un événement révolutionnaire, en cela qu’il affecte l’humanité toute entière en tant qu’espèce10. Pour y faire face, il conviendrait de dépasser tous les conflits identitaires pour lutter conjointement, idée que défend l’écologie institutionnelle. Dans La nature est un champ de bataille, Razmig Keucheyan démontre la dangerosité d’une telle approche, qui fait fi des disparités sociales et géographiques. Il souligne à quel point les inégalités, les violences économiques liées au capitalisme de marché, et les rivalités entre États ne sont pas minorées, mais renforcées par les problématiques environnementales11. Les romans de cli-fi tels ceux de Bacigalupi et Butler, en insistant sur les inégalités sociales pour mettre en récit des effondrements lents et inégalitaires, font écho aux enjeux défendus par les mouvements pour la justice environnementale. Razmig Keucheyan conclut néanmoins son essai par une critique des théories de l’effondrement, selon lui contre-productives dans la mesure où elles dépolitiseraient la population12. Selon cette critique récurrente envers la collapsologie, l’idée d’un effondrement de la société capitaliste industrielle démobiliserait les luttes sociales (à quoi bon faire la révolution si le changement climatique peut se charger de mettre à terre le capitalisme ?). Dans une certaine mesure, la cli-fi permet de contrer cet argument en apportant aux lecteurs des outils critiques et des solutions possibles pour faire face au changement climatique. C’est ce que montre le roman The Fifth Sacred Thing (1993) de l’activiste états-unienne Starhawk. Celle-ci imagine que la crise climatique entraîne l’effondrement des institutions, permettant à deux sociétés distinctes d’émerger. La première, dystopique, est celle de fondamentalistes chrétiens qui mettent en place une dictature misogyne où tant les femmes que la nature sont exploitées. La seconde, utopique, est une communauté anarchiste, féministe et animiste, qui vit dans le respect de la nature et le souci de la non-violence. Les deux étant nées d’une révolution conjointe à l’effondrement, le roman suggère que la lutte politique est cruciale dans un contexte de crise environnementale.

• 13 Rumpala, Yannick, Hors des décombres du monde : écologie, science-fiction et éthique du futur (Ceyz (...)

7Dans sa dimension utopique, il propose également un imaginaire alternatif et résilient cher aux collapsologues Pablo Servigne et Raphaël Stevens. Le roman de Starhawk illustre les thèses de Yannick Rumpala dans Hors des décombres du monde. Dans son étude de la représentation de l’environnement dans la science-fiction, Yannick Rumpala expose quatre fonctions des récits dystopiques et apocalyptiques : « une fonction critique, voire pédagogique, de désenchantement, d’alerte et de mise en garde ; une fonction cathartique et de réassurance, voire de consolation ; une fonction d’habituation ; une fonction de capacitation et d’émancipation13 ». Dans le cas de Starhawk, il semble que la quatrième fonction soit la plus pertinente. En effet, The Fifth Sacred Thing propose une vision critique de la société capitaliste et de son rapport patriarcal à la nature, mais donne surtout à voir une autre façon de vivre en société qui tienne compte du changement climatique et tente de réenchanter notre rapport à la nature. Ce réenchantement, qui met en jeu un rapport sensuel et spirituel à la nature, contribue également à reconnaître les effets du changement climatique sur la psyché humaine, élément crucial à ce que nous nommerons la familiarisation et l’approche non logocentrique du changement climatique.

• 14 Rumpala, Hors des décombres du monde, 104.

8Une troisième fonction possible des œuvres de cli-fi est de familiariser le lecteur avec le changement climatique. Il ne s’agit pas tout à fait de la même chose que ce que Yannick Rumpala nomme la fonction d’habituation, qu’il associe à celle de divertissement. Selon son analyse, les fictions apocalyptiques nous habituent à envisager la violence comme seul horizon possible de l’effondrement. Par conséquent, elles auraient pour effet de pousser les lecteurs et spectateurs à chercher une réassurance dans les figures d’autorité14. Nous souscrivons à cette critique des récits apocalyptiques en ce qui concerne une partie des romans et des films de cli-fi. Néanmoins la critique de Yannick Rumpala concerne surtout les récits apocalyptiques, en particulier au cinéma. Avec la cli-fi récente, la familiarisation pourrait acquérir un aspect plus positif, en permettant aux lecteurs de mieux appréhender le changement climatique et de l’insérer à leur grille d’analyse du monde. Selon cette éventualité, la lecture de romans de cli-fi pourrait permettre au lecteur d’envisager la catastrophe écologique non pas comme une apocalypse conjuguée au futur, mais comme une catastrophe que nous sommes déjà en train de vivre. Par exemple, nombre de récits imaginent des conflits et des situations d’exil liés à la raréfaction des ressources. C’est le cas du roman de Bacigalupi, de celui de Butler, mais aussi du roman Aqua^TM (2006) de Jean-Marc Ligny, un des rares Français à écrire de la cli-fi, avec Pierre-Yves Touzot et Jean-Pierre Goux.

• 15 Sinaï, Agnès, « Aux origines climatiques des conflits », Le Monde Diplomatique, n° 737 (2015) : 2.
• 16 La notion de justice climatique est différente de celle de justice environnementale. Dans le deuxiè (...)

9En donnant à voir les trajectoires de réfugiés climatiques dans un récit propre à créer un sentiment d’empathie, ce type de représentations pourrait conférer au lecteur un regard réflexif sur des situations réelles. Ainsi, la crise des réfugiés pourrait être plus aisément analysée comme une crise liée au changement climatique. Dans l’article « Aux origines climatiques des conflits », la journaliste Agnès Sinaï compile les études portant sur les causes climatiques des guerres. Elle y rapporte que la guerre au Darfour, la guerre en Syrie et, par contagion, les révolutions arabes et la crise des réfugiés sont en partie le résultat de sécheresses inhabituelles et anthropiques15. La représentation de réfugiés climatiques dans la fiction rappelle également qu’il n’existe toujours pas de statut légal pour ce type de migration. En effet, la Convention de Genève prévoit que pour acquérir le statut de réfugié, il est nécessaire de faire valoir une situation de persécution. Dans le contexte du changement climatique, ceci est possible, mais uniquement si les demandeurs d’asile font valoir la responsabilité des autorités locales dans l’absence de mesures de protection des populations civiles. Dans le cadre de la lutte pour la justice climatique16, on pourrait imaginer que les victimes du changement climatique accusent de persécution les émetteurs de gaz à effet de serre — soit les nations développées et les entreprises multinationales — pour faire valoir leur statut de réfugiés climatiques. Mais cela reste encore inédit. La cli-fi peut également familiariser avec le changement climatique des lecteurs qui ne seraient pas confrontés à ses impacts tragiques, en dépeignant des situations plus conformes à leur réalité quotidienne. C’est le cas du roman Odds Against Tomorrow (2013) de Nathaniel Rich. Celui-ci se déroule à New York et suit Mitchell Zukor, un analyste du risque censé prédire les catastrophes futures pour aider ses clients, des grandes entreprises, à être indemnisés par les sociétés d’assurance. Le tour de force du roman de Nathaniel Rich est qu’il s’abstient de nommer le changement climatique comme son sujet central. Au contraire, il s’empare des peurs propagées par le discours apocalyptique ambiant pour montrer comment celles-ci sont captées par les marchés financiers. Le roman illustre ainsi la seconde thèse de Razmig Keucheyan dans son essai, selon laquelle le système capitaliste dans sa forme actuelle s’accommode du risque et des catastrophes en permettant aux assurances et à leurs actionnaires de s’enrichir malgré, ou grâce au changement climatique. La familiarisation incite ainsi à une prise de conscience de l’accommodement du système à cette nouvelle donnée, et invite derechef à mettre sur le banc des accusés les dirigeants politiques et les grands acteurs économiques du système capitaliste.

• 18 Woolley, « “There’s a Storm Coming!” », 185.
• 19 Vidal, Bertrand, Survivalisme. Êtes-vous prêts pour la fin du monde ? (Paris : Arkhê, 2018), 91.

11Toujours selon Woolley, le film suggère que les épistémologies rationalistes sont insuffisantes pour comprendre la nature du danger que représente le changement climatique18. À l’instar de Take Shelter, Odds Against Tomorrow défie l’épistémologie rationaliste du changement climatique en mettant en scène un personnage hanté par des visions de fin du monde qui finissent par prendre forme dans le monde réel. De cette manière, le roman suggère que la psychologie humaine pourrait constituer, au même titre que les prévisions du GIEC, un outil de mesure climatique. Ce faisant, il justifie le catastrophisme des écologistes et le bien-fondé de l’écopsychologie, branche de l’écocritique qui étudie les liens entre l’environnement et la psyché humaine. Par exemple, la prise de conscience de la gravité du problème environnemental est souvent la source d’états dépressifs profonds. Le sociologue Bertrand Vidal parle de brown-out pour décrire la dépression liée à la prise de conscience d’un effondrement imminent de la société19. En évitant de nommer le changement climatique, le roman de Rich tout comme le film de Nichols suggèrent que celui-ci nous affecte de manière inconsciente. La force évocatrice de la littérature et sa capacité à explorer les ressorts psychologiques des comportements humains en font un outil singulier et précieux pour appréhender notre perception du changement climatique. La cli-fi nous permet d’explorer nos angoisses de fin du monde. En complexifiant les récits pour s’écarter des mythologies de fin du monde, les romans de cli-fi que nous avons évoqués peuvent servir à canaliser ces angoisses pour les transformer en craintes rationnelles. En ce sens, la fiction du changement climatique peut contribuer à transformer des angoisses improductives de fin du monde en des peurs à même de nous tirer vers ce que Jean-Pierre Dupuy nomme le « catastrophisme éclairé » :

• 22 Servigne, Pablo, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’ (...)
• 23 Servigne, Pablo, Gauthier Chapelle, Raphaël Stevens, Une autre fin du monde est possible (Paris : A (...)
• 24 Servigne, Pablo, Raphaël Stevens, Hugo Carton, Agnès Sinaï, Petit traité de résilience locale (Pari (...)

13Or, ce qui détermine l’action est la façon dont nous nous représentons le changement climatique et ses effets. À cet égard, les imaginaires portés par la fiction sont cruciaux. Yannick Rumpala offre une critique nécessaire lorsqu’il souligne que les fictions apocalyptiques peuvent nous pousser dans les bras de l’autorité, en imaginant que la catastrophe engendrera des situations de violence. Cette critique se retrouve dans les essais de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, qui parlent à ce sujet de prédictions autoréalisatrices : en imaginant que les autres seront violents, nous préparons notre défense plutôt que des moyens de coopération et d’entraide : « cet imaginaire de la foule irrationnelle, qui n’est pas basé sur des faits mais qui est continuellement nourri par l’industrie du cinéma hollywoodien, pénètre si bien notre inconscient que nous le tenons pour acquis22 ». En cela la fiction joue un rôle majeur : si elle est à même de conditionner des réactions conservatrices ou violentes, elle peut aussi ouvrir nos imaginaires à des solutions et nous permettre de recouvrer des puissances d’agir. Contre l’argument selon lequel la thèse de l’effondrement serait dépolitisante, les collapsologues expliquent qu’il est nécessaire de prendre des mesures avant l’effondrement, et de mettre en place des structures collectives qui permettront d’y faire face en évitant la violence23. Cela étant, les études collapsologiques préconisent des solutions locales plutôt que nationales, qui permettraient de s’émanciper de la toute-puissance de l’État moderne et des structures capitalistes, qui doivent jusqu’ici gérer des situations climatiques dont la gravité reste limitée24. Dans le cas où ces structures résisteraient à un effondrement, reste à savoir si nous souhaitons qu’elles prennent en charge des situations autrement plus graves. À cet égard, la réponse des nations européennes à la crise des migrants constitue déjà un bon indice de l’intérêt pour la vie humaine face à la raison d’État et aux enjeux économiques des dirigeants actuels.

• 25 Tasset, Cyprien. « Les “Effondrés anonymes” ? S’associer autour d’un constat de dépassement des lim (...)

14Notre étude des fictions du changement climatique, et la partie de ses résultats que nous avons exposés ici, sont à la limite entre la science politique et l’étude littéraire. Cette hybridité méthodologique, propre à l’approche écocritique, est fortement liée à notre problématique de recherche. Si elle peut être contestée par les spécialistes de chacune de ces disciplines, elle constitue cependant une approche qui cherche à s’adapter au nouvel enjeu que représentent le changement climatique et l’Anthropocène. Les différentes fonctions de la cli-fi que nous avons examinées dans cet article représentent des hypothèses en matière de réception par les lecteurs. Un travail de recherche conduit selon la méthodologie de la théorie de la réception contribuerait à affiner notre compréhension de cette littérature, pour éviter tout regard surplombant de la recherche sur la société. Le travail de recherche sociologique entamé entre autres par Cyprien Tasset et par Maxime Bello sur l’idée d’effondrement et sa circulation s’oriente dans ce sens25.