1Tempus fugit... Le temps a fui. Ici, la notion de temps n’existe pas, comme dans le cabinet de réflexion, avant l’initiation maçonnique, lorsque je me suis retrouvé dans un réduit face à moi-même, à un crâne et à un sablier.

2Je m’appelle Jonas. Depuis combien d’années, suis-je dans le Puits ? Bien après les travaux du Grand Paris. Bien après la récupération des galeries souterraines pour le projet Cathar (Catharsis). Cathar ou comment effacer l’inconscient collectif...

3Avant ces travaux, j’exerçais un métier peu ordinaire de prothésiste pour un grand laboratoire de membres artificiels près de l’Opéra Garnier dont je tairai le nom. Je me rappelle, non sans difficulté, que je voyageais beaucoup. Ce laboratoire m’envoyait aux États-Unis et au Japon. Aujourd’hui, mes camarades et moi-même sommes enfermés dans les entrailles de la terre. À quelle profondeur ? J’avoue n’en avoir aucune idée. Pas plus que je ne connais le nombre de mes compagnons d’infortune. Nous vivons tous dans un puits à paliers ; chaque palier est indépendant l’un de l’autre. Le mien porte le numéro 12. Je me suis longtemps demandé si cela avait un rapport avec la règle en douze points de la franc-maçonnerie. Je ne délire pas. Si je me suis retrouvé dans ce trou à rats, c’est parce que j’ai été dénoncé comme libre-penseur. Or la franc-maçonnerie est une société de mémoire.

4Y-a-t-il d’autres puits ? J’aimerais pouvoir en discuter avec d’autres. Mais chacun a sa cellule et s’y confine, rivé à l’écran de son ordinateur. Au reste, une chambre avec tout le confort contemporain... Les initiateurs du projet Cathar n’ont pas eu besoin d’aller chercher loin. Il suffisait de faire appel à quelques designers affamés de gloire pour créer un univers inhabitable. Nous disposons donc chacun d’une cabine qui donne l’illusion d’habiter dans un sous-marin de luxe où chaque objet pourrait devenir une arme de destruction massive. Par exemple ce lustre en forme de globe flanqué de nymphes pseudo-grecques qui pend au-dessus de mon lit comme une boule de discorde.

5Au début de notre séjour, certains d’entre nous ont souffert du manque de lumière. Pour ma part, cela ne m’a pas dérangé car je suis albinos. Depuis l’enfance, je dois m’accommoder des rideaux fermés et des ambiances tamisées. Puis nos yeux s’y sont habitués. Des ingénieurs ont été dépêchés pour améliorer l’éclairage, si bien qu’un ersatz de soleil rythme nos jours. Quant à nos nuits, elles sont évidemment sans lune.

6Des androïdes nous servent des rations alimentaires, sous forme de sachets de protéines, accompagnés de légumes ou de féculents à réhydrater, trois fois par jour; nettoient notre cabine, et nous accompagnent chez notre Hypnothérapeute.

7*

8Trois fois par semaine, nous allons voir l’Hypnothérapeute. Cette visite me permet de quitter mon palier. Avec mon androïde-guide, nous montons aux étages supérieurs, en empruntant des échelles obliques. (Il existe des ascenseurs mais nous ne disposons pas des clés.) Mon Hypnothérapeute officie au palier 6, dans un bureau au fond d’un long couloir bleuté. À force d’être sous terre, celui- ci a presque le teint aussi pâle que moi. Il a dû être brun si j’en crois la teinte de ses sourcils car son crâne est rasé. Il porte une blouse grise sur une sorte de combinaison étanche. Il n’y a aucune décoration dans son bureau, seulement un écran d’ordinateur, une table, une chaise de bureau et un divan en forme de poulpe violet.

9Celui-ci essaie, non pas de nous faire régresser dans nos vies antérieures, mais de nous projeter dans un futur possible. Cela ne marche pas avec moi car je résiste à l’hypnose. Tout mon corps se cabre à l’idée d’être lu par un émissaire des oligarques qui gouvernent à la surface et veulent savoir ce que les artistes ont dans la tête. J’entends par « artistes », ceux qui savent dessiner, peindre, sculpter, composer de la musique, écrire des histoires... La plupart des Oligarques ne lisent pas ou du moins affectent de dédaigner la lecture. Les manifestations culturelles leur servent de prétexte : ils peuvent y rencontrer des personnes d’influence. Toutefois ils ne sont pas idiots. Ils savent qu’ils pourront régénérer les cellules de leur corps dans des cliniques privées, mais veulent trouver les moyens de doper leurs neurones. Un de leurs courtisans a dû leur parler de nous, évoquer notre résistance au fanatisme qui se propage sur la planète... Ils veulent comprendre à quoi cela peut nous avoir servi, en quoi cela a modifié notre cerveau d’appartenir à une société qui recherche la Parole perdue, le Verbe-laser, créateur immédiat de la réalité, d’une réalité plus belle et moins angoissante.

10Ils veulent nous demander des conseils pour améliorer les conditions de vie à la surface. Est-ce que cela nous a rendus plus forts?

11*

12« Je ne te suis pas, Jonas! Tu pourrais nous aider à recréer le futur », insiste mon interlocuteur. Le futur est une illusion. J’essaie de reconstituer mon passé. J’essaie aussi de survivre au présent. J’étouffe dans le Puits. Nous avons à notre disposition des ordinateurs personnels, une salle d’exercice et le complexe de films sensatroniques pour maintenir notre libido. Il n’y a ni jardins, ni bibliothèques, ni bars. Nous n’avons rien à boire ni à fumer. Autrefois je pouvais m’extraire du quotidien quand je rentrais chez moi. J’écoutais de la musique. Je me servais un verre de vin. Je fumais des Chesterfield. Pour les grandes occasions, je m’octroyais un cigare de Cuba. Je me souviens avoir habité près d’un cimetière, au-dessus d’une église, boulevard de Ménilmontant. J’avais mon atelier de sculpture près des marbriers et des entrepreneurs de pompes funèbres.

13Je n’ai pas perdu la mémoire d’un avant le Puits, parce que je me refuse à prendre leurs champignons hallucinogènes, une variété d’amanites aux propriétés changeantes, variables selon les tempéraments et les métabolismes. Des androïdes en ramassent chaque jour dans le boyau d’une galerie désaffectée et en mettent sur nos plateaux repas, en guise de substitut de dessert. Je veux garder mon intégrité mentale jusqu’au bout. Mes compagnons ont commencé par une lamelle puis sont devenus dépendants de leurs effets euphorisants ou relaxants.

14Au bout de quelques mois de non-coopération, mon Hypnothérapeute a fini par perdre patience. Un jour, il m’a planté une seringue dans le bras et projeté contre l’écran de son bureau. L’écran s’est allumé. Des visages de journalistes sont apparus sur des chaînes de télévision, retransmises par satellites. Et puis s’est substitué à eux le visage lunaire d’Azumi, avec sa frange lisse, ses cheveux longs, ses yeux bridés et sa bouche cerise.

15« Veux-tu la revoir? »

16Bien sûr. Sous l’emprise du sérum de vérité, j’acquiesce. « C’est simple. Il nous suffit de nous donner le mot de passe pour accéder à Nextlife. Et après, on te la laisse... »

17Azumi, à la surface, était la conceptrice d’un jeu vidéo révolutionnaire ; un jeu interactif où chacun se met en scène dans un monde parallèle, avec son super-avatar, et explore ce qui serait censé être lui avec plus d’argent, plus de diplômes, etc.

18« Te rends-tu compte des applications dans des domaines aussi divers que l’armée, la justice ou l’éducation ? » renchérit-il.

19Au mot d’« éducation », je ne peux m’empêcher de sourire. L’éducation n’a jamais été une priorité budgétaire.

20« Où est-elle?

21— Palier 7. Complexe de films sensatroniques.

22— Veux-tu la rejoindre ? Elle t’attend.

23— Vous mentez. Elle ne peut pas m’attendre ! Tempus fugit... Le temps a fui et n’existe pas dans une salle de cinéma... »

24Et je m’écroule sur le divan, épuisé d’avoir dû formuler autant de phrases. Coma virtuel puissance 1. Je revois Azumi au labo. Elle a perdu sa main droite, lors d’un tremblement de terre à Tokyo. C’est du moins ce qu’elle affirme, dans un français impeccable, devant ses sbires, deux employés de la firme de jeux vidéos Maiougi.

25Elle a entendu parler de moi, de mon talent de sculpteur qui a collaboré avec les musées de cire les plus prestigieux...

26Elle veut que ce soit moi qui la répare, et personne d’autre. J’ai beau être flatté, je ne comprends pas pourquoi elle insiste.

27Coma virtuel puissance 2. Je flotte. Je rêve. Dans tous mes rêves il y a de l’eau et Azumi se trouve sur une barque solaire.

28Quand je me réveille, j’entends la voix métallique d’un androïde-messager m’annoncer une visite.

29*

30Une femme vient en effet me rejoindre dans ma cabine. Le sosie d’Azumi. À ma vue, elle ne sourit pas. Je prononce son prénom. Et elle marche de façon presque mécanique vers moi. Elle se laisse coucher dans mes bras. Elle ne parle pas. Ses yeux noirs ont une expression d’enfant perdu.

31Elle réagit devant l’écran de mon ordinateur où s’affichent des images d’un monde révolu : images de forêts, de montagnes, de mers, de lacs, de rivières ou de volcans...

32Quand elle veut appuyer sur les touches, je m’aperçois qu’elle se sert de la main gauche. La main droite n’est qu’un moignon. Je prends délicatement son poignet afin de l’examiner. Je me souviens que j’avais fait de multiples empreintes avant de lui proposer une prothèse esthétique. Or la prothèse a disparu. Azumi ne proteste pas quand je l’examine. Elle paraît indifférente à tout, même à mon désir. Elle m’embrasse, se laisse caresser et apprivoiser. Elle est devenue l’une des statues de marbre que je m’évertuais à copier dans mon atelier afin de parfaire mon art. Elle est ma Galatée japonaise redevenant pierre, le cauchemar d’un Pygmalion incapable d’insuffler de nouveau la vie à une forme.

33À certains instants, à certains bruits dans le couloir, je devine que les androïdes nous épient. Peut- être cherchent-ils à filmer pour leurs maîtres comment Azumi, avec sa main valide, peut flatter ma virilité. Peu à peu nos étreintes s’espacent. Je me contente de dormir contre sa chaleur. Au moment des repas d’une frugalité spartiate, je tente de lui poser quelques questions sur sa vie d’avant le Puits. Elle m’écoute avec ses grands yeux d’encre, prononce quelques mots en japonais, puis se tait, s’enfermant dans un mutisme de plus en plus profond, à la fin de la journée, lorsque l’éclairage artificiel s’éteint progressivement et nous plonge dans l’opacité.

34*

35À la prochaine séance, l’Hypnothérapeute me fait asseoir sur le divan et me demande si je suis content d’avoir retrouvé Azumi.

36« Je ne sais pas. Je ne la reconnais pas.

37— Et elle, t’a-t-elle reconnu?

38— Elle a dû goûter aux champignons narcogènes... Elle est là. Mais en fait, elle n’est pas là. Tout ce qui l’intéresse, c’est quand j’allume l’écran de mon ordinateur.

39— Alors, il faut la ramener au complexe de films sensatroniques. Il faut la réveiller. Nous avons besoin du mot de passe pour activer le Jeu, pour activer Nextlife ».

40Pour une fois, j’ai eu envie d’obtempérer. Il a interrompu la séance en disant : « Un androïde va vous ouvrir la porte du complexe ».

41En effet, à la sortie de son bureau, un androïde est déjà là avec Azumi. Il me fait signe et nous fait entrer dans un ascenseur étroit sur lequel est écrit: « accès réservé ». Je ne fais aucun commentaire. Le complexe de films sensatroniques est désert. L’androïde laisse la porte ouverte, nous désignant une série de casques et de films rangés par genres. Les films sensatroniques font appel à tous les sens, en particulier olfactif et tactile, peuvent se vivre en solo, en duo ou à plusieurs. Ce sont les ancêtres des jeux vidéos. Je choisis un film classé « historique ». À peine ai-je eu le temps de donner son casque à ma compagne que j’entends une voix railleuse critiquer mon choix:

42« Excalibur, c’est un peu triste, non? À moins que tu ne te prennes pour Merlin ? »

43Surpris par cette intrusion, je me retourne. Je vois une jeune femme avec un casque, en treillis me scruter et dévisager Azumi avec un regard de gourmet.

44« Moi, c’est Rebecca... »

45Rebecca s’assoit à côté de moi. Azumi ne bronche pas. Rebecca m’apprend qu’elle est spéléologue à la surface et qu’elle est tombée dans un fontis, c’est-à-dire un trou dans le langage des cataphiles, un trou provoqué par des infiltrations d’eau.

46« J’ai découvert le Puits dont certains parlent à la surface, sans croire à son existence... dans chaque légende, je crois qu’il y a un fond de vérité... j’ai voulu m’en rendre compte par moi-même... » Depuis combien de temps est-elle là ?

47Rebecca me désigne son énorme sac à dos : « Avant de descendre, j’ai fait du ravito. J’ai une lampe, des bougies, et même des medocs... »

48Quelques jours, vu son teint frais et son enthousiasme. Pas de quoi tenir un siège. Je ne veux pas entamer sa belle énergie. Je lui demande de nous montrer sa cellule. Elle nous emmène au palier trois : « Il y avait un studio de libre, je m’y suis installée... » Rebecca parle comme si elle était sûre de retrouver la surface et l’air libre. J’envie sa spontanéité, sa témérité, sa jeunesse.

49En effet, elle n’a pas menti. Le studio est spacieux. Il y a aussi un ordinateur avec un écran plus grand que le mien. Tout de suite, Azumi va vers l’ordinateur et pose le moignon de sa main droite sur l’écran.

50« Que lui est-il arrivé m’interroge Rebecca ?

51—En fait, je ne sais pas. Elle avait mis au point un nouveau jeu vidéo, totalement interactif qui se serait déclenché sur simple imposition de la main directrice du joueur...

52—Et ...?

53—Elle a refusé que la firme Maiougi lance ce jeu sur le marché. À l’usage, elle l’a trouvé malsain. Un mois après, juste avant son départ pour Paris, la star a eu un « accident » et perdu l’usage de sa main droite...

54—Drôle de coïncidence...

55—Oui, d’autant qu’elle a eu sa semaine de vacances à Paris et un rendez-vous express dans le labo où je travaillais et où nous nous sommes rencontrés... simplement ils n’avaient pas prévu notre coup de foudre. De simple exécutant d’un plan marketing, je suis devenu un élément gênant. Le plan Cathar était providentiel : on pouvait me recycler ».

56Parler avec Rebecca me permet de rassembler ce qui est épars. Mais c’est physiquement douloureux. Ma bouche est pâteuse et mes gencives enflées. Rebecca nous raccompagne jusqu’à nos cellules. Avant de rejoindre son propre appartement, elle me donne des barres de céréales : « Évite de consommer exclusivement leurs sachets de protéines... ils mettent des additifs dedans. »

57*

58J’ai suivi son conseil. Et le temps s’est manifesté, l’essence du Temps ? Aucun androïde n’est venu me chercher pour m’emmener chez mon Hypnothérapeute. J’ai fait exprès de me rendre à la salle d’exercices pour croiser quelques camarades et je n’ai vu personne. Les barres de céréales données par Rebecca ont produit un effet revitalisant, peut-être le fait de mastiquer quelque chose de consistant et de sapide... Je ne sais pas. Je sais qu’il faut fuir le Puits.

59Un temps pour tout.

60Un temps pour guetter.

61Un temps pour traquer.

62Un temps pour passer à l’attaque.

63Quelques incidents techniques ont perturbé notre routine : mon écran d’ordinateur n’a pas arrêté de s’allumer, puis de s’éteindre. L’éclairage de ma cellule a émis des sifflements bizarres, à tel point qu’ Azumi a épelé le mot « peur » en français. Je l’ai enlacée. Elle s’est blottie contre moi. Cette nuit-là j’ai retrouvé mon amante passionnée pour quelques heures, jusqu’à ce que l’aurore aux doigts d’acier ne nous tombe dessus.

64L’aurore d’un jour d’Apocalypse... ces mots ne sont pas trop forts pour désigner la panique dans le Puits quand nous avons découvert que les Hypnothérapeutes avaient été remontés à la surface, parce qu’il y avait de l’eau dans une chatière. Rebecca est descendue du niveau 3 pour nous rejoindre au palier 12. Elle a pris toutes ses affaires avec elle. Elle prédit: « Il va y avoir des bagarres... Nous devons rester à l’écart de la violence... »

65Nous avons dormi dans la même cellule afin de réfléchir ensemble à notre plan d’évasion. Il me restait des protéines mais nous n’y avons pas touché. Rebecca nous a offert des fruits secs et du lait concentré sucré en tube. Nos cerveaux respectifs ont apprécié cet apport massif de glucose. Le mien s’est mis à tourner plus rapidement.

66Celui d’Azumi a dû avoir un choc. Elle est sortie de son mutisme pour aligner des mots qui avaient tous rapport avec son activité antérieure :

67NEXTLIFE

68FUTURO-GENÈSE

69LE MOI IDÉAL

70UN NOUVEL ORDRE MONDIAL

71À notre réveil, des hurlements de rage ont retenti. Rebecca nous a enjoint de rester dans notre chambre. Elle s’est faufilée dans le couloir pour, dit-elle, prendre la température de l’air... Auparavant, elle m’a prêté sa montre de plongée : « avant que l’aiguille n’ait fait le tour du cadran, je serai de retour... je frapperai 9 coups ».

72Les heures s’écoulent. Je garde les yeux rivés sur la montre de Rebecca. L’hystérie flue et reflue vers mon palier. Je me claquemure. Azumi joue aux cartes sur mon écran d’ordinateur.

73Le temps s’étire. Je redécouvre ce qu’est l’ennui.

749.

75La perfection dans l’incarnation.

76Autrefois j’étais fasciné par la symbolique des chiffres.

77Maintenant je réagis au son, celui des neuf coups répétés par notre exploratrice...

78Rebecca entre, son casque à la main, en héroïne des souterrains.

79Elle dit : « Ils sont tous en train de s’entretuer ! Avant de quitter le Puits, les techniciens ont coupé l’accès au réservoir d’eau potable... il ne faut pas traîner... je suis allée prendre des repères pour trouver un chemin praticable ». Elle tire une carte d’une des poches innombrables de son sac à dos et me montre des croix rouges.

80« L’itinéraire que je voulais prendre est impraticable... soupire Rebecca.

81—Il n’y a pas un itinéraire bis ?

82—Si, mais il est dangereux.

83—De toute façon, on n’a pas le choix », ai-je tranché.

84Rebecca a inspecté ma chambre afin de vérifier ce qui était récupérable. Azumi et moi avons enfilé plusieurs combinaisons l’une sur l’autre afin de combattre le froid et l’humidité des terra incognita.

85Nous avons arraché les câbles de mon ordinateur. D’après Rebecca, nous aurons besoin de filins pour nous attacher les uns aux autres... Une chaîne d’union.

86*

87Ce qui s’ensuit a accéléré le cours de nos existences. Azumi et moi avons suivi Rebecca qui avait remis son casque frontal de spéléologue pour affronter cet univers souterrain. Nous avons couru dans le couloir et réussi à prendre l’un des ascenseurs « accès réservé ». J’ai dû casser la figure de l’un de mes compagnons, posté devant, fou furieux de ne pouvoir entrer de clef dans la serrure. Il a commencé à ameuter d’autres zombis. Azumi a décoché un coup de pied bien placé entre les jambes de l’un de nos adversaires. Il s’est tordu de douleur. Et nous avons réussi à nous engouffrer dans l’ascenseur. Arrivés à l’étage 1, celui-ci s’est arrêté brusquement. Nous sommes sortis. Nous avons vu des écrans géants. Azumi a articulé sa première phrase: « Nous sommes tout près de la surface ! » Des écrans. Des écrans partout sur les murs. Et des machines que je n’avais jamais vues. Même Rebecca a paru stupéfaite. Puis elle s’est ressaisie: « Nous ne sommes pas encore dehors ! »

88Nous avons pris une petite galerie à droite pour arriver au dernier palier : le sas de transition, un puits sans échelons, large, d’une hauteur d’une dizaine de mètres.

89Interloqué, j’ai interrogé du regard Rebecca. Elle a répliqué :

90« On va s’attacher avec mes cordes et les câbles... Je vais vous montrer...

91—Mais, on n’aura jamais assez de cordages, ai-je répondu.

92—Toi, avec ton pessimisme ! T’es vraiment grave ! » s’est exclamée furieuse, Rebecca.

93On s’est attachés dos à dos. Rebecca nous a montré comment trouver des prises dans les aspérités de la pierre. À ce jeu d’escalade, Azumi s’est révélée très douée. Au seuil de l’ouverture du puits, j’ai eu comme un vertige: tout en haut mes yeux ont perçu le cône de la lumière terrestre. J’ai cligné des paupières.

94« Qu’est-ce qui t’arrive, Jonas ? a demandé Rebecca.

95—Continuez sans moi. Je ne peux pas. Je ne peux pas sortir. Les rayons du soleil m’éblouissent ; ils me rendraient aveugle à la surface. Vous avez oublié toutes deux une chose que moi-même j’avais oubliée : je suis albinos. Rien ni personne ne pourra changer cet état. Dans le Puits, je me suis habitué à vivre dans la pénombre. J’y suis resté trop longtemps : mes yeux n’y résisteraient pas ».

96Rebecca a compris qu’elle ne pouvait pas argumenter. Elle m’a souhaité « bonne chance », tandis qu’Azumi a murmuré en japonais, puis en français des mots tristes et suppliants. Rebecca l’a poussée vers l’ouverture.

97J’ai coupé un morceau de ma sangle. Voilà que j’ai coupé le lien ombilical avec la terre, avec la surface. Avec la vie...

98*

99Tempus fugit. J’ai réussi à regagner le Palier 7. J’ai trouvé des distributeurs de pop-corn et des canettes de coca-cola dans une réserve, destinée à un personnel évanoui, derrière l’Enfer des films sensatroniques, ceux qu’on appelait, en des temps immémoriaux des films « X ». Je consacre ce qui me reste de temps à visionner cette collection de films sensatroniques qui constitue l’une des parties à jamais immergées du patrimoine de l’humanité. J’en serai le spectateur et le gardien jusqu’à mon dernier souffle.

100Après avoir déposé à regret le casque sur son reposoir, il m’arrive de remonter vers la salle des écrans, d’essayer d’avoir des informations sur ce qui se passe là-haut. Je songe à Rebecca et à Azumi. J’espère qu’à l’extérieur, Azumi trouvera un donneur. Une donneuse avec des doigts potelés et fins comme ceux qui parcouraient autrefois les régions de mon corps. Avec les progrès de la science, on lui greffera une nouvelle main, afin qu’elle s’attelle à un nouveau jeu : celui qui permet de rester en communication avec les morts...