1L’ouvrage collectif dirigé par Sophie Chiari émane de deux tables rondes organisées en septembre 2018 à Clermont-Ferrand et s’emploie à examiner le passé pour enrichir la pensée d’aujourd’hui sur le rapport humain aux phénomènes météorologiques extrêmes. Au lieu d’un géographe examinant des faits à diverses époques de l’histoire humaine comme dans Collapse (2005) de Jared Diamond, Ecrire la catastrophe rassemble les travaux de treize spécialistes de littérature, d’art et d’histoire des idées de la première modernité anglaise et française. Ces derniers explorent diverses formes d’écriture du témoignage ou d’expression artistique, philosophique ou religieuse, produites du seizième au dix-huitième siècle, en se concentrant sur la culture de l’Angleterre. L’ouvrage est structuré selon deux principes parallèles. D’abord, la succession des chapitres traduit une progression, pendant cette période, dans la perception des catastrophes naturelles. On part de textes qui décrivent les tempêtes, le froid du Petit Âge glaciaire ou encore les tremblements de terre comme des punitions divines, pour se diriger vers des textes qui mettent plus en avant les débuts de l’observation scientifique du climat et des phénomènes météorologiques (notamment, dans le cas des récits de voyages maritimes), ou tout au moins des façons plus séculières d’appréhender le déchaînement des éléments. Ensuite, la succession des quatre grandes parties dévoile un regroupement des chapitres en fonction des types de textes étudiés, qui conditionne d’ailleurs en partie l’évolution d’approche.

2La première partie concerne des textes d’origine ou à finalité religieuse. Julie Van Parys-Rotondi étudie ainsi les prières recueillies par Thomas Bentley pour son recueil The Monument of Matrones (1582), Monique Vénuat analyse un sermon du pasteur Francis Trigge, « prêché en 1592 et publié en 1594 et 1595 » (45), et Jean-Jacques Chardin commente les épigrammes et images formant des emblèmes religieux dans Emblemes et devises chrestiennes (1571) de Georgette de Montenay, A Choice of Emblemes (1586) de Geffrey Whitney, et Minerva Britanna (1612) d’Henry Peacham. Tous ces textes contiennent tantôt des prières pour un temps plus clément, tantôt des recommandations (pratiques ou morales) pour faire face dignement aux catastrophes naturelles, et offrent des sources et des témoignages concernant leur perception pendant la période étudiée utiles aux historiens de ces phénomènes.

3La deuxième partie du livre rassemble des perspectives philosophiques, artistiques et épistémologiques sur la perception moderne de la météorologie et des catastrophes naturelles. Margaret Jones-Davies montre d’abord les diverses tentatives d’auteurs de l’époque (de George Hakewill à Sir Francis Bacon, et tout particulièrement Sir Thomas Browne) d’accorder foi et raison, dévotion et analyse empirique, sur des questions comme la signification du Déluge biblique, ou la prédestination et la destruction programmée du monde. A travers la critique de la théorie du microcosme et du macrocosme, ces auteurs se confrontaient aussi au problème de la responsabilité métaphysique de l’humanité dans les catastrophes rejouant le Déluge ou préfigurant la déchéance future. Jonathan Pollock se penche ensuite sur la comédie de William Shakespeare intitulée The Tempest (1611), référence récurrente dans le volume. Il l’étudie avec pour ambition de révéler un nouveau rôle pour Ariel : celui de personnification du climat. Enfin, Mickaël Popelard se penche à son tour sur The Tempest et sur Bacon, pour y trouver dans l’une la représentation, et chez l’autre l’affirmation d’une nature faussement déchaînée qui n’obéit plus à une divinité mystérieuse mais qui est maîtrisée par l’homme. Il conclut en décrivant la tentative de réfrigération de Westminster Hall par l’ingénieur Cornelis Drebbel, et voit dans ces trois exemples les signes d’une naissance de l’Anthropocène durant cette première modernité où la prétention de soumettre la nature aux volontés humaines a commencé à s’imposer au fil des évolutions scientifiques.

4La troisième partie s’intéresse aux témoignages et aux récits de voyages maritimes, et au thème de la découverte des climats extrêmes par les explorateurs. Sophie Lemercier-Goddard tire ainsi ses observations d’ouvrages comme l’Histoire des naufrages (1795) de Jean-Louis-Hubert-Simon Deperthes, ou des témoignages du marin George Best dans son A True Discourse of the Late Voyages of Discoverie (1578). A partir de ces traces écrites, de première ou seconde main, des voyages de Jacques Cartier, Martin Frobisher, Willem Barentsz et d’autres dans des régions proches du pôle Nord (Nouvelle-Angleterre, Terre-Neuve, Nouvelle-Zemble), elle dresse un portrait fascinant de l’état d’effroi, d’angoisse et d’incompréhension des explorateurs, et des conditions terribles auxquelles ils ont dû s’adapter. Samuel Cuisinier-Delorme analyse pour sa part le témoignage de William Strachey sur le naufrage du Sea Venture qui a inspiré la scène d’ouverture de The Tempest. Enfin, Sandhya Patel traque dans les journaux et livres de bord du capitaine Cook les signes d’un intérêt croissant pour la collecte de données météorologiques, notamment motivé par la résolution à publier ces documents. Elle médite ensuite sur l’omission presque complète de représentations des paysages de l’Antarctique dans les aquarelles de William Hodges (l’artiste de bord de Cook pendant les voyages évoqués), voyant dans cette lacune une volonté de conformité avec les canons artistiques de l’époque.

5Enfin, consacrée aux divertissements populaires de la période, la quatrième partie débute avec le chapitre de Chantal Schultz offrant une typologie détaillée des aspects de catastrophes naturelles dépeints dans les broadside ballads (aspects économiques, scientifiques, dimension exemplaire, etc.). Les deux textes suivants offrent une vision contrastive qui reproduit la dynamique d’ensemble de l’ouvrage. Le chapitre de Sophie Chiari présente Summer’s Last Will and Testament (1600) de Thomas Nashe comme une allégorie des saisons au service d’une critique proto-anticapitaliste du mécénat, alors que celui de Pierre Causse montre comment les adaptateurs français de Macbeth se sont évertués à retirer toute sacralité cosmique et météorologique à l’évocation du désordre provoqué par le meurtre de Duncan. Ladan Niayesh montre elle l’ubiquité du motif de la tempête providentielle dans le théâtre de l’époque, en s’appuyant, outre sur The Tempest, sur A Looking-Glasse for London and England (1594) de Robert Greene, Pericles (c. 1608) de William Shakespeare et The Four Prentices of London (1615) de Thomas Heywood.

6L’ouvrage est riche, protéiforme, et offre par-là même une image complète et captivante d’une mutation philosophique, d’un changement de paradigme, où l’ire divine devient peu à peu phénomène observable, mesurable, descriptible, et où l’illusion irrationnelle d’une maîtrise rationnelle des éléments remplace le numineux. Le but de Sophie Chiari et des autres auteurs était, dans le cadre d’une contextualisation de l’Anthropocène et d’une réflexion sur le rapport des humains à leur environnement et aux catastrophes, de combler les lacunes de l’histoire par l’observation de la littérature. L’ouvrage met ainsi en lumière un avatar chronologique de la culture sensible de l’Angleterre, cette attention créatrice aux gestes brutaux ou délicats de la nature explorée par Alexandra Harris dans Weatherland. Writers and Artists under English Skies (2015). En cela, il observe de façon plus spécifique les catastrophes plutôt que l’environnement dans son ensemble. A l’instar de l’ouvrage de Jennifer Munroe, Edward J. Geisweidt et Lynne Bruckner, Ecological Approaches to Early Modern English Texts (2015), le présent recueil élargit la réflexion écocritique au-delà du corpus shakespearien examiné par Randal Martin dans Shakespeare and Ecology (2015) ou dernièrement par Françoise Besson dans Ecology and Literatures in English (2019) et souligne ainsi l’importance des écrits de la première modernité dans l’éveil des consciences aux problématiques écologiques. En montrant diverses formes de la façon dont le numineux chrétien et l’humanisme de la Renaissance se sont affrontés et/ou combinés dans l’imaginaire environnemental de l’Angleterre (et de la France) de l’époque étudiée, le livre offre aussi de nouvelles perspectives sur la question de la responsabilité humaine face à la nature, problème qui est au cœur et à l’origine de la notion même d’Anthropocène.