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Comptes rendus

Carlos Eduardo Mora, Guylaine Roujol Perez, Mortels barrages

Paris, Éditions Fauves, 2020, 348 p.
Charles Capela
p. 239-241
Référence(s) :

Carlos Eduardo Mora, Guylaine Roujol Perez, Mortels barrages, Paris, Éditions Fauves, 2020, 348 p.

Texte intégral

1Dans le contexte du conflit armé interne en Colombie, l’expression « faux positif » se réfère aux exécutions extrajudiciaires perpétrées par des agents de la force publique et leurs complices civils et paramilitaires, maquillées en décès survenus lors d’opérations menées contre le crime organisé. La pratique aurait causé la mort de près de dix mille personnes depuis les années 1980, avec un pic du nombre de victimes atteint entre 2006 et 2008 ; ces dernières, souvent jeunes et vulnérables, étaient enlevées puis assassinées dans les régions où militaires et policiers s’employaient alors à réaliser les ambitieux objectifs fixés par le président Álvaro Uribe (2002-2010) et son programme de Sécurité démocratique intensifiant la lutte contre la guérilla. Une sinistre mise en scène faisait passer les civils tués pour des combattants rebelles ou des trafiquants de drogue, permettant au gouvernement d’afficher une plus grande efficacité dans la lutte contre les « narcoterroristes » et aux membres des meilleures unités de sécurité d’obtenir des récompenses.

2Quand Carlos Eduardo Mora s’engage dans l’armée colombienne, motivé par l’image très positive qu’il se fait de l’institution et de la mission bienfaitrice des soldats, il est fier d’intégrer le service de renseignement à l’issue de sa formation en 2006. Mais ses diverses affectations à Bogotá et dans les régions périphériques du pays vont vite mettre à l’épreuve ses convictions tandis qu’il découvre les méthodes homicides de gonflement des statistiques, la participation des paramilitaires à ces crimes, et le lien avec l’affaire concomitante des jeunes disparus de Soacha, banlieue défavorisée de la capitale. Il ne cessera par la suite d’en informer les autorités, en vain, devenant la cible de menaces et de violences de la part de ceux qui le considèrent comme un traitre et en font un « objectif militaire » – au point que la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme doive sommer l’État colombien d’assurer sa protection. Et pour cause : Mortels barrages (Fauves éditions, 2020, co-écrit avec Guylaine Roujol Perez, journaliste au Parisien) retrace le parcours du caporal Mora aux prises avec sa hiérarchie alors qu’il s’efforce de dénoncer ce que révèlent ses enquêtes et les témoignages recueillis, soit l’existence d’un vaste réseau d’acteurs militaires ou civils, légaux et illégaux, armés ou non, impunément intéressés au meurtre de concitoyens.

3Le récit de l’expérience de Mora, rédigé à la première personne, fait la part belle au vécu des témoins des faits et des proches des victimes. Si l’expression des sentiments marque à bon droit le propos, on en vient à noter, à l’énoncé d’une énième manifestation de l’irresponsabilité et du cynisme coupables des assassins et de leurs donneurs d’ordres, la réserve des co-auteurs au plan de l’interprétation des structures et des dynamiques sociales et politiques donnant lieu aux « faux positifs ». Ainsi, avec l’hommage réitéré au mérite des femmes investies dans la recherche de la vérité et les remerciements appuyés pour le salutaire accueil reçu à l’École des Amériques en 2017, par exemple, c’est par l’émotion plus que par l’idée que peut naitre l’empathie pour le combat de ce militaire et de ses rares soutiens. On mesurera, au passage, l’ironie de la situation : les États-Unis liant au sort de Mora le maintien de leur aide aux Forces Armées colombiennes – accordée au tournant de siècle, en toute connaissance de cause concernant les mauvais procédés ici évoqués –, et Mora intervenant dans le cadre de la coopération militaire entre les deux pays en tant qu’« instructeur de droits humains et de renseignement » sur une base US réputée pour avoir été le lieu de promotion de tactiques contre-insurrectionnelles attentatoires à ces mêmes droits.

4L’indéniable courage de Mora l’expose, en fait, à la puissance des multiples acteurs d’un système de gouvernance et de contrôle du territoire par la force, animé par des fonctionnaires corrompus et des investisseurs de l’agro-industrie et de l’économie extractive lorgnant les terres abandonnées par les familles paysannes contraintes de fuir la violence des « bandes criminelles ». Aussi l’exécution des « faux positifs », tragique dérive-t-elle des politiques sécuritaires militaristes, s’inscrit-elle dans un processus atavique d’extension des conditions de reproduction de l’ordre social, notamment fondé sur le « nettoyage » et l’accaparement illicite de terres en zone rurale, combustible patent de la violence politique en Colombie. C’est du reste la raison pour laquelle les fonctionnaires impliqués dans l’assassinat de ces civils innocents peuvent désormais bénéficier de réductions de peines prévues par la Jurisdicción Especial para la Paz (JEP), structure de justice transitionnelle mise en place après l’accord de paix signé en 2016 avec la guérilla des FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie) pour juger les crimes commis durant le conflit interne que connait le pays depuis le milieu du siècle passé.

5Le paradoxe n’a rien de fortuit : les conditions dans lesquelles les policiers et militaires participent au travail de vérité, justice et réparation en ces temps de « transition post-conflit » ont été âprement discutées avec le gouvernement Santos (président de 2010 à 2018 après avoir été ministre de la Défense de 2006 à 2009). En associant les Forces Armées aux négociations et en leur garantissant que la JEP ne serait pas l’instrument d’une dommageable « guerre judiciaire », il s’agissait de soigner l’essentielle qualité des relations civilo-militaires ; dans les années 1980, nombre de militaires hostiles aux pourparlers avec leur ennemi avaient sous-traité la poursuite de la lutte anti-subversive aux alliés stratégiques paramilitaires, aux dépens de la légitimité de l’État et des espoirs de paix. Mais cette précaution n’est pas sans incidences problématiques sur l’établissement de la vérité au sujet des « faux positifs » et, au-delà, sur l’entreprise mémorielle de construction d’un récit national réconcilié, en principe servie par la justice transitionnelle. En effet, alors que les exécutants invoquent le principe de subordination et les pressions de leurs supérieurs, les gradés se rejettent la faute et livrent des versions partielles ou carrément farfelues : comparaissant en février 2020 devant la JEP (ce dont la Cour constitutionnelle a dispensé MM. Uribe et Santos), le général Mario Montoya, commandant de l’Armée de 2006 à 2008, osait imputer à la basse extraction sociale des soldats du rang l’incapacité de ces derniers à bien saisir les ordres reçus.

6Au regard de la condition fondatrice et régulatrice de la mémoire pour une communauté humaine et de la vocation du cadre collectif constitué en la matière à renforcer la cohésion sociale, on saisit là le prix de la narration institutionnelle de la violence organisée dans le pays, en termes de reconnaissance citoyenne et de communauté nationale. Cela renvoie à la question des usages sociaux et politiques de la mémoire comme mécanisme de captation sélective du passé, déterminée, en l’occurrence, par l’inscription dans le récit national d’un conflit resignifié par l’accord de paix et le travail mémoriel. C’est à cette tâche complexe et à l’équilibre du résultat que pourrait concourir l’intention déclarée de Carlos Eduardo Mora de recréer la confiance civique dans l’uniforme avec cette contribution à l’abondante littérature testimoniale déjà publiée en Colombie, dont elle se démarque en ce qu’elle est co-écrite par un officier toujours d’active, et offre un regard de l’intérieur sur l’un des plus grands scandales de la présidence Uribe – également marquée par la révélation des relations entre responsables politiques et paramilitaires, le détournement de l’aide au développement agricole, ou encore les écoutes illégales par l’ancien Departemento Administrativo de Seguridad

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Pour citer cet article

Référence papier

Charles Capela, « Carlos Eduardo Mora, Guylaine Roujol Perez, Mortels barrages »Caravelle, 117 | 2021, 239-241.

Référence électronique

Charles Capela, « Carlos Eduardo Mora, Guylaine Roujol Perez, Mortels barrages »Caravelle [En ligne], 117 | 2021, mis en ligne le 01 février 2022, consulté le 17 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/caravelle/11953 ; DOI : https://doi.org/10.4000/caravelle.11953

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Auteur

Charles Capela

Université Lumière Lyon 2

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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