1La Sierra Nevada de Santa Marta est une région à part dans l’ensemble colombien, on peut même dire qu’elle est à certains égards mythique, tant elle a, à la fois, suscité l’attrait des voyageurs et posé de nombreuses questions sur ses réalités géographiques très particulières comme sur son passé qui a suscité sur certains points, notamment archéologiques, de vives controverses. Le présent livre, volumineux (plus de quatre cents pages grand format), abondamment illustré avec de nombreuses cartes et des photographies, fruit de six années de recherches, vient combler un vide. En effet, jusqu’à présent il n’existait pas de somme sur l’histoire de cette région jusqu’à l’arrivée espagnole et à l’installation de la société coloniale, avec ses traumas et ses bouleversements. Cet ouvrage le fait avec bonheur grâce à une étude appuyée sur plus de huit cents titres de bibliographie et la relecture systématique de la documentation existant dans les ouvrages d’époque mais aussi à Séville (Archives Générales des Indes) et à Bogota (Archives Générales de la Nation).

2Le livre s’ouvre sur une présentation du milieu naturel, très particulier dans le contexte de la côte caraïbéenne de Colombie, qui effectivement a joué un rôle fondamental dans l’installation humaine, avec ses écosystèmes variés en raison de l’altitude, ce que l’auteure qualifie d’horizon vertical, et qui rappelle les remarques faites plus au sud et dans un autre contexte, pour les différents étages écologiques des Andes centrales.

3Cet espace, ou ces espaces, ont été habités depuis longtemps et Naybé Gutiérrez en retrace l’histoire en parvenant à établir une chronologie, en retraçant les origines diverses et les voies de possibles influences. Cela n’était guère facile, étant donné les différences dans les modèles jusque-là proposés. En conclusion du second chapitre, le livre tente une définition de la région tayrona, entreprise que bien des auteurs, depuis très longtemps, de façon consciente ou aléatoire, ont tentée avec des critères très variés aux résultats inégaux.

4À partir du chapitre 3, le livre s’ouvre de fait sur une seconde partie consacrée à « las altas culturas de la Sierra Nevada ». Elle envisage successivement la population, le système politico-administratif des caciquats, la hiérarchie sociale, l’organisation des croyances (dieux, prêtres, cultes et cérémonies) mais s’attarde surtout sur l’organisation économique qui est à la fois décrite et analysée avec une grande précision et un choix de critères très parlants. Pour ce qui est de l’agriculture : parcelles, souvent en terrasses en raison des fortes pentes, techniques et contrôles agraires également commandés par le relief et les étages écologiques, productions agricoles, mais aussi apiculture, élevage de petits animaux, chasse et pêche.

5L’auteure montre que les diverses activités humaines étaient également très variées, outre celles bien connues aujourd’hui de l’orfèvrerie dont le huaqueo fut à l’origine de la « redécouverte » de la région, le travail et le polissage des pierres, la céramique, activités qui supposent, comme le montre bien N. Gutiérrez des échanges et par conséquent des routes pour les assurer.

6Ces diverses activités amènent naturellement à étudier la distribution et l’occupation de l’espace (chap. 4) avec les stratégies et les logiques d’installation, les raisons du contrôle territorial pour l’utilisation des ressources naturelles, les nécessités de la défense des groupes, avec une certaine spécialisation des établissements humains. En fonction de ces exigences, l’auteure offre plusieurs modèles correspondant au littoral, aux vallées basses, à la façade occidentale de la Sierra et à ses régions les plus hautes.

7Arrivé à ce point de son enquête, le livre se consacre à ces villages, à leurs constructions étudiées avec soin et précision (typologie des bâtisses, techniques employées, matériaux, espaces habitables, dépotoirs familiaux ou collectifs). Une grande attention est aussi portée aux espaces de pouvoir et religieux, aux lieux publics et funéraires, à ceux consacrés à la production d’aliments ou de biens artisanaux. Des pages très suggestives parlent des voies de communication, évidemment essentielles pour éviter l’isolement, mais devant répondre à des défis particuliers et parfois complexes dans cet espace montagneux, d’où le rôle fondamental des escaliers aménagés et objets, semble-t-il, de soins particuliers.

8Le dernier et long chapitre, intitulé « La invasión », est consacré à l’étude, dans l’immédiat et sur le long terme, des conséquences de l’arrivée des Espagnols. Leur pénétration ne fut pas facile, comme en témoignent les difficultés rencontrées par les osts de Rodrigo Álvarez Palomino ou García de Lerma à la fin des années 1520. N. Gutiérrez montre les techniques de résistance des groupes autochtones depuis toujours aguerris aux combats et aux rivalités qui les opposaient, et dont les villages étaient d’ailleurs installés en fonction de considérations stratégiques. L’irruption européenne entraîna du fait des nouvelles contraintes qu’elle imposa, une réorganisation des alliances traditionnelles entre groupes indiens. Dans cette région comme dans bien d’autres, on vit également surgir des contacts d’un type nouveau entre Indiens et envahisseurs, indispensables pour ces derniers dont la situation était précaire étant donné la géographie et l’éloignement des grands centres coloniaux. Le début des années 1530 vit l’apparition d’une série de « soulèvements » notamment des ethnies Bonda, Jeriboca et Bodigua mais de façon épisodique ils n’allaient pas cesser jusqu’à l’extrême fin du siècle et présenter des périls variables pour les colons européens et leurs établissements dans la région.

9Là comme ailleurs dans l’empire, la principale conséquence de cette époque sanglante et troublée fut l’effondrement démographique des populations autochtones sous les effets conjugués des guerres, des travaux forcés auxquels furent soumis les Indiens, de la chasse aux esclaves qui fut une des sources de revenus les plus rentables des Espagnols et bien sûr des épidémies qui là comme ailleurs furent dramatiques. Des documents épiscopaux de la fin du premier tiers du xvii^e siècle attestent de la disparition de certaines ethnies, laquelle, jointe à la perte d’intérêt économique de la part des Espagnols, tendit à faire disparaître ces peuples des préoccupations coloniales.

10De leur côté, les survivants réfugiés dans les parties hautes de la Sierra entreprirent de recréer un nouvel ordre culturel et social, à partir de stratégies de survie tenant compte des nouveaux contextes qui leur étaient imposés. Il s’ensuivit une sorte de syncrétisme culturel de la part de gens appartenant à des ethnies provenant d’espaces différents, en particulier de la côte. Les vieux espaces cités dans le livre restèrent vides, mais la région connut un processus de transformation et d’ethnogenèse qui allait donner naissance aux communautés indigènes telles qu’on les rencontre aujourd’hui dans le massif de la Sierra Nevada.

11Ce livre très documenté, à la rédaction efficace, est une très belle réussite qui va intéresser un large lectorat. Il réussit à assurer le lien entre le passé lointain de cet ensemble si particulier et son histoire postérieure au cours de laquelle il fut agressé au risque d’être broyé et de disparaître. À ce titre, ce livre présente un intérêt qui va bien au-delà du cas régional étudié, à la confluence de perspectives d’analyse complémentaires au résultat particulièrement parlant et réussi.