1Histoire urbaine, histoire des catastrophes en Amérique espagnole : telles sont les deux orientations majeures de cet ouvrage à plusieurs, mains, et celles de ses deux coordinateurs, spécialistes reconnus en la matière. La Ira de Dios n’est cependant pas une énième contribution collective à une dynamique historiographique transversale et interdisciplinaire, fort active de surcroît sur les deux rives de l’Atlantique. Les relations au milieu naturel, entre climat, désastres et société rejoignent certes des préoccupations sociétales très actuelles. Mais l’étude de leur impact dans un passé bien qu’éloigné apporte à cet égard une première réponse à des situations extrêmes, dérivées de phénomènes naturels désormais mieux connus pour l’Amérique espagnole, aussi bien pour ce qui est de leur chronologie que de leurs manifestations et de la réponse apportée par les agents de la monarchie hispanique in situ – qui ont inspiré nombre de travaux d’histoire sociale –, confrontés aux sécheresses, pluies torrentielles et inondations, épisodes de sécheresse, ouragans, éruptions volcaniques, tremblements de terre, épidémies et crises de subsistances. S’inscrivant dans des orientations historiographiques complémentaires, fondé sur des sources aussi bien historiques qu’archéologiques, l’ouvrage se focalise par conséquent, en privilégiant le comparatisme, de la Nouvelle Espagne à la vice-royauté du Pérou en passant par les Caraïbes, sur les relations entre environnement et milieux urbains dans le contexte des Lumières, aux xviii^e et xix^e siècles. Deux perspectives complémentaires sont privilégiées : d’une part la réponse apportée aux désastres liés à des phénomènes naturels affectant le milieu urbain, conduisant y compris à sa destruction, et d’autre part, les interactions qui découlent plus particulièrement de l’impact environnemental en liaison avec la croissance démographique. Les conséquences en sont parfois anarchiques, entraînant la pollution de l’air et des rivières ainsi dans les centres miniers, l’augmentation des besoins en eau, sans compter les crises agricoles ou la diffusion des épidémies.

2Comme le soulignent les deux coordinateurs, les espaces urbains considérés ont valeur de laboratoire afin de décrypter la variabilité des réponses apportées dans l’ordre de la religion, de l’administration indiana, à l’échelle de la société et de sa gouvernance, en d’autres termes des autorités locales, sur le modèle des centres urbains de la Péninsule : vice-rois, corregidores, présidents d’Audiences, représentants de l’Église et des ordres religieux, qui faisaient déjà entendre leur voix en matière d’urbanisme (division des villes en quartiers, application des bandos de Buen Gobierno…), assurent en de tels cas le maintien de l’ordre dans l’espace public, assurent la remise en état des infrastructures urbaines voire leur reconstruction (tel est le cas lors de séismes, de tsunamis ou d’éruptions volcaniques) et veillent à la préservation de l’espace social urbain en temps de crise. Sont ici soulignées les temporalités variables de ces réponses aux désastres naturels, climatiques, géologiques ou biologiques, leur perception par les autorités civiles, religieuses ou la population elle-même au fil du temps et en comparaison avec les siècles précédents.

3La première contribution centrée précisément sur les réponses institutionnelles aux désastres (Emilio Luque Azcona) examine les réactions des corporations d’Amérique espagnole confrontées à des situations de désordre et de destruction entre 1730 et 1820, dans une conjoncture de profonde évolution de l’administration des Lumières et plus précisément des réformes des Bourbons. Le rôle des cabildos, bien que moins connu sur ce point malgré une historiographie conséquente sur la question, et d’après l’auteur que la gestion des vice-rois (en particulier le vice-roi José Manso de Velasco), gouverneurs et intendants, s’avère incontournable lorsqu’il s’agit de « gérer le désordre », dans des situations de collaboration comme de conflit avec les institutions du gouvernement métropolitain. Après un panorama des différents territoires composant l’Amérique espagnole (Pérou, Guatemala, Équateur, Cuba, Puerto Rico, Nouvelle Espagne…), des phénomènes climatiques ou géologiques les ayant affectés, l’auteur s’attache à une étude de cas, celle du cabildo de San Juan de Puerto Rico confronté aux aléas climatiques. Une orientation similaire, fondée sur une comparaison du meilleur aloi entre la Nouvelle Espagne et la métropole, apparaît dans le chapitre rédigé par Armando Alberola Romá et Alberto Arrioja Díaz Viruell. Cette étude aborde les anomalies climatiques – ou l’« extrémisme » hydrométéorologique ou climatique – enregistrées dans les deux territoires dans la deuxième moitié du xviii^e siècle, et tout particulièrement dans la décennie 1780 les reliant à une autre série d’événements, démographiques (déplacements de population compris), sociaux, économiques et politiques qui contribuèrent à en amplifier les conséquences.

4Le chapitre suivant, une étude du « volcan en terre de démons » (Juan Carlos Ruiz Guadalajara), délaisse l’approche institutionnelle pour prendre en considération les réponses sociales, entre philosophie naturelle et imaginaires religieux fondés sur une « étiologie du péché » (à travers plusieurs chroniques et témoignages), ou, en revanche, les rationalismes à l’œuvre et la « modernité bourbonienne » face à la naissance d’un volcan, le Jorullo, dans les terres chaudes de Michoacán. L’auteur décèle dans cet événement, certes moins connu que le tremblement de terre de Lima, un point de rupture dans la perception du milieu naturel, et notamment de l’existence d d’un « monde physique émancipé de la tutelle divine ». Dans le même ordre d’idées, la contribution de Rogelio Altez, centrée sur le tremblement de terre ou « désastre de 1812 » dans la Capitainerie générale du Venezuela souligne la perte de références voire de légitimité des institutions (religieuses comprises) chez les contemporains, dans le contexte de la Première République du Venezuela, en d’autres termes, rendant aléatoire la gestion institutionnelle de la catastrophe (destruction généralisée et nombreux morts et disparus, contraction de l’économie et misère des habitants). L’hypothèse consiste ici à montrer, que malgré l’ampleur des destructions, les désastres sont non seulement la résultante de processus historiques et sociaux tout autant que naturels et se transforment également en argument politique pendant la période des Indépendances. María Eugenia Petit-Breuilh aborde à cet égard la question du pouvoir local à l’occasion des tremblements de terre de Santo Domingo (1751), de son origine « divine », du rôle des fonctionnaires locaux et des échanges avec la Couronne, en particulier depuis l’Audience, analysant également les décisions prises par l’administration centrale. Les épidémies et catastrophes sanitaires, autre volet de cet ensemble, sont étudiées par Miguel Angel Puig-Samper, Consuelo Naranjo, et Eduardo Azorín à propos de l’épidémie de coléra à Cuba (1833), également du point de vue des autorités locales et des mesures préventives prises dans l’île, ou encore de la vision de la situation de la mortalité occasionnée depuis l’extérieur, aussi bien depuis Boston que dans la Gaceta Médica de Madrid. De fait, la dernière épidémie de choléra à Cuba ne se produisit qu’en 1867.

5Les inondations font l’objet du chapitre rédigé par Ana Castillo Jurado et Rocío Delibes Mateos, mettant en exergue la vulnérabilité, concept clé de ce type de recherche, dans le cas de la localité de Zaña (Pérou, 1820) et la remise en cause du processus de résilience de ses habitants sur le long terme. Les politiques urbaines se révèlent fréquemment en de telles occasions, dans leur efficacité ou leurs faiblesses. Tel est le propos de l’étude d’Inmaculada Simón Ruiz sur les « risques et occupation de l’espace : prévention et législation de l’urbanisation au Chili », le développement de normes aux XVI^e et xvii^e siècles. María Selina Gutiérrez et Antonio Fuentes Barragán complètent cette approche en évoquant les « altérations climatologiques » de Buenos Aires pendant les années 1734-1750 du point de vue environnemental et les réponses apportées dans le cas porteño. Le texte d’Osvaldo Sironi, sur l’activité minière de Cuyo se veut une approche en termes d’anthropologie historique, prenant en compte l’impact environnemental des activités minières pendant deux périodes historiques, celles de la Vice-royauté du Río de la Plata (1776-1810) puis des Provincias Unidas del Río de la Plata (1810-1831), dans la mesure où la chronologie socio-politique et la législation minière influèrent constamment sur les modalités et conditions de la production.

6Ces études de cas, insérées dans la réflexion plus générale signalée par les coordinateurs, visent par conséquent à mettre en évidence les processus de globalisation à l’œuvre dans des conditions extrêmes, l’adaptabilité des sociétés urbaines et de leurs institutions et le rôle décisif des acteurs locaux dans les questions liées à l’environnement à partir de la deuxième moitié du xviii^e siècle. Conjuguer ces diverses orientations présente donc un intérêt certain pour toute recherche liée à l’environnement et à l’histoire urbaine, y compris sur le long terme. Le bilan historiographique effectué par les différents contributeurs s’avère également d’un grand intérêt pour un champ disciplinaire relativement novateur.