1Depuis une perspective pluridisciplinaire et mettant l’accent sur l’expérience de la crise sanitaire, cet ouvrage se présente comme un observatoire dans lequel les humanités numériques – et leurs communautés – occupent une place majeure. La conjoncture se prête particulièrement à cette approche duelle du patrimoine historique, fondée sur le nouveau rôle dévolu aux musées mais également sur le développement de l’histoire publique, dont l’historiographie a connu une consolidation certaine au cours de ces dernières années. L’ouverture de ces conservatoires non seulement du patrimoine historique ou artistique mais également d’un passé encore bien présent dans les mémoires individuelles et collectives que sont les musées latino-américains se caractérise à la fois par une relecture de leurs collections et une ouverture à d’autres acteurs, institutionnels ou sociétaux. L’espace de débat recréé à la faveur de cet ouvrage à plusieurs mains se décline ainsi suivant plusieurs axes de réflexion.

2Dans un premier temps, il s’agit de considérer les musées, les technologies utilisées et les « médiations » possibles dans les espaces considérés, en fonction de leur public, à travers plusieurs études de cas et suite à plusieurs rencontres sur ce thème. Sont prises en compte aussi bien les modalités d’organisation des expositions, les commissariats et la muséologie critique que leur actualisation post-pandémie, en faveur des « communautés » présentes dans l’espace public. Il s’agit, comme le souligne Michel Kobelinski, d’en élargir l’audience vers des publics non académiques ou en revanche plus spécialisées (question de l’expertise citoyenne), tout en allant dans le sens de l’histoire publique (exemple des Pop Up Museums au Brésil, plus connus en d’autres lieux sous le nom de musées éphémères). Théories culturelles et médias s’inscrivent de fait dans cette perspective inclusive, décrivant un « espace muséal médiatique » (Michelle Henning) dans lequel le visiteur devient sujet politique, entre expérience et expérimentation. L’exemple de l’histoire publique et de la prévention des catastrophes naturelles à Quito s’inscrirait là aussi dans un processus de traduction et de circulation mais aussi d’éducation, en lien avec le visiteur lui-même, grâce à la mémoire des désastres naturels et une appréhension éducative du risque que les expositions immersives restituent fréquemment. Toujours à Quito, les cyber musées – appréhendés dans plusieurs contributions comme des catégories d’analyse reliant sociétés contemporaines et avancées technologiques, « dépassant » par conséquent le seul propos muséologique – confortent à cet égard le rôle dévolu aux musées comme « espaces médiatiques » et sociaux. Il s’agit même, dans ce cas précis, de la conservation d’une mémoire urbaine (problématique développée par Pablo Escandón).

3Un deuxième ensemble est consacré à l’histoire publique, ses modalités beaucoup plus participatives, inclusives et politiquement engagées. Il est insisté sur le fait que cette histoire publique se démarquerait des pratiques enregistrées aux États-Unis ou en Europe par cette implication des musées et de leurs pratiques digitales, initiatives familiales comprises (journaux, photographies, généalogies et objets, etc.). Les exemples de musées nationaux du Mexique, de l’Argentine et du Chili sont, en effet, le point de départ de récits voire de « performances » autour de la figure de l’« indien », à la fois partie intégrante des politiques de mémoire sur le continent, et relevant de l’incontournable catégorie de l’« altérité ». Le propos se veut par conséquent une critique implicite du colonialisme, en d’autres termes, d’éléments supports de politiques de racialisation (assimilation et exclusion). Les auteurs reviennent à cet égard sur l’histoire même des musées de ces trois pays, à savoir le schéma binaire de leur création impulsée par les élites nationales (civilisation et barbarie), et questionnent de ce fait les formes de représentations traditionnellement dominantes.

4La troisième partie est centrée sur les bouleversements de l’espace public survenus lors de la pandémie du Covid-19, mettant en évidence les tensions entre communautés digitales, musées et histoire publique, et ce, « depuis le présent ». Sont ainsi abordés les nouveaux espaces des musées, ce qui est qualifié de « registro de pandemia » (sonore, audiovisuel, textuel), d’un point de vue éthique et artistique, l’exemple choisi étant celui de la ville de Rosario (Argentine). La mémoire est ici appréhendée comme recours politique dans un contexte fortement territorialisé, en un « lieu social », reprenant des considérations formulées en d’autres temps par Walter Mignolo. Est ainsi mise en exergue la notion d’« expérience coloniale », ou celle, revendiquée, d’identités à la fois collectives et citoyennes, appréhendées par le biais d’une « muséologie critique ». Le deuil collectif, tel qu’il s’est manifesté en ligne par la constitution de communautés précisément, dans un contexte prolongé de distanciation sociale, est ici dans une perspective historique et anthropologique en liaison avec la dimension patrimoniale et l’assignation de valeurs voire l’invention de communautés. Ces communautés seraient en effet présentes dans les rituels observés dans la sphère publique reconfigurée autour de cette histoire vivante (histoire viva) marquée par la peur. Les temporalités sont par conséquent abordées en lien avec la « théâtralisation du deuil » depuis la « sphère digitale » dans laquelle la mémoire devient une « construction active ».

5Enfin, une quatrième partie réunit l’ensemble de ces problématiques, dans une perspective que ne rejetterait guère l’histoire du temps présent, ou plutôt l’histoire « récente » s’agissant de l’Argentine, celle de la production de mémoires historiques par le biais de témoignages et de récits autour d’un passé violent et de ses lieux de mémoire, et de la quête de justice et réparation. Après la référence obligée à un « Memory Turn » et aux travaux d’Elizabeth Jelin, une chronologie est proposée, à travers des « rencontres virtuelles » avec des survivants de l’ESMA. L’insistance est mise à cet égard sur l’histoire orale et une « parole menacée », notamment celle des trajectoires militantes. Est ainsi examiné le rôle dévolu à un « « musée site » objet de maintes controverses, à la mémoire portée par ce lieu clandestin de rétention et de terreur (une approche de Marcos Tolentino). Dans une perspective comparable, la question des disparus est mise en parallèle avec la remise en question de certains héritages perçus comme patrimoine culturel (Niños Héroes) dans le cas du Mexique, ceci depuis le concept de contested heritage. Ainsi présentée, l’histoire publique se fait le vecteur de revendications de justice sociale et de droits humains. Elle permet de revisiter par la même occasion des « mémoires historiques », conférant aux travaux réunis dans cet ensemble le statut de manifeste interdisciplinaire nécessairement inachevé et à vocation indéniablement pédagogique, illustré par des études en cours plus que par des livraisons définitives sur les thèmes sélectionnés dans cet ouvrage.