1En Argentine, à l’inverse des pays voisins, l’activité minière était consacrée à l’extraction de roches et de pierres de construction. Menée par de petites et moyennes entreprises, elle couvrait la demande nationale et était régulée selon les législations provinciales et fédérale. Cette situation évolue à partir des années 1990. En créant un cadre législatif propice aux investissements directs étrangers (IDE), les plans d’ajustement structurels et les réformes menées par le gouvernement libéral de Carlos Menem motivent le développement de l’exploitation de minerais métallifères, produits fortement demandés sur les marchés internationaux. Les ressources souterraines ne sont plus propriété inaliénable de l’État fédéral, leur gestion revient aux gouvernements provinciaux et elles sont désormais concessibles. De grandes entreprises étrangères s’implantent dans les provinces andines de l’ouest, jusqu’alors peu concernées par l’activité minière mais davantage dotées en ressources métallifères que que les régions de l’est du pays – où continue à être pratiquée l’exploitation des roches pour la construction. Elles relancent ou ouvrent des mégamines grâce aux dernières technologies et selon des projets d’exploitation de courte durée (une ou deux décennies en règle générale).
2En 2003, le gouvernement de Nestor Kirchner réaffirme l’importance de l’activité minière en tant que secteur générateur de devises : transformation du sous-secrétariat à l’activité minière en un ministère, lancement en 2004 du Plan Nacional Minero qui légitime l’exploitation minière comme politique nationale de développement. Dans le même temps, les gouvernements provinciaux acquièrent les compétences nécessaires à la gestion des ressources naturelles présentes sur leur territoire. C’est dans ce contexte que la province de San Juan est désignée « province minière modèle ». Cet idéal de « province modèle » amène à réfléchir sur la co-construction de l’activité, à différents échelons politico-administratifs, par des acteurs tant publics que privés.
3Nous nous intéressons ici aux conséquences de l’installation d’entreprises étrangères aux modes globalisés de production. Leurs capacités d’appropriation de la ressource, de son contrôle et de sa mise à profit, sont mises en regard des modalités de gestion publique et des retombées en termes de développement local. Nous nous appuyons principalement sur le travail doctoral de géographie en cours de finalisation et sur les travaux de terrain réalisés en 2015 et 2016. Les publications auxquelles nous nous référons sont centrées sur la critique des orientations macro-économiques néo-libérales faisant reposer la croissance économique d’un pays sur l’exploitation des ressources naturelles en vue de leur exportation. Identifié comme néo-extractiviste par la littérature en écologie politique latino-américaine (Antonelli, 2016 ; Svampa et al., 2009), l’État sort de son rôle d’observateur mais ne redevient pas pour autant l’État acteur défendu par des approches protectionnistes ou keynésianistes, entre autres. En effet, la complexification du sytème d’acteurs ainsi que les IDE ont freiné le retour d’un État suffisamment fort pour être moins dépendant des mouvements financiers internationaux et des stratégies des entreprises transnationales. C’est donc notamment à travers la négociation des stratégies de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) qu’il cherche à garantir les conditions économiques, légales et sociales favorables à l’activité minière, négociant ainsi entre l’intérêt privé et l’intérêt national. Les frontières entre secteur public et secteur privé sont de plus en plus ténues, et les observations empiriques réalisées permettent d’illustrer les impacts locaux de la RSE, souvent considérée comme un « vernis de légitimation » (Rubbers, 2013).
4Dans un premier point, nous présentons la mise en place dans les années 2000 de grandes mines à ciel ouvert dans la province de San Juan. Ensuite, nous analysons l’évolution du système provincial d’acteurs, en remarquant la diversification des acteurs privés et la restructuration du cadre institutionnel public, du local au national. Nous examinons les relations d’interdépendance qui articulent actions de RSE et politiques de développement des autorités locales. Enfin, nous illustrons la fragilité du modèle en présentant le cas du Département de Calingasta.
5Le territoire de 90 000 km² de la province andine de San Juan est composé à 80 % de montagnes. Au début des années 2010, environ 650 000 habitants y vivent. Les activités économiques prédominantes sont l’exploitation minière, l’agriculture (vitiviniculture, maraîchage, olives) et le tourisme. Les produits miniers dominent la composition des exportations : 70 % du total en 2009 contre 17 % pour les produits viti-vinicoles (Fig. 1).
Figure 1 – Participation en % des produits miniers au total des exportations de matières premières de la province de San Juan en 2009
Source : Denoël, 2017, à partir de Gobierno de San Juan, Ministerio de minería (2017). Proyección del valor de la producción minera-2003-2013 [http://serviciosmineria.sanjuan.gov.ar/estadisticas/docs_pdf/pdf/4-PARTICIP_RELATIVA.pdf (consulté le 11/12/2017)].
6Le gouvernement provincial rappelle souvent le caractère historique de l’activité minière implantée sur son territoire. Le plan développé au xixe siècle par José de San Martín est évoqué dans le musée provincial dédié au « Libérateur » et il est mentionné dans les documents de communication du ministère provincial de l’activité minière. Toutefois, l’exploitation de minerais métallifères a augmenté à partir de la décennie 1990, dans le cadre de l’orientation macro-économique libérale (retrait de l’État, flexibilisation et privatisations) de l’ère Menem. Elle a été consolidée dans les années 2000 par la politique de retour de l’État et de co-gestion interventionniste des gouvernements de Nestor Kirchner (2003-2007) et de Cristina Kirchner (2007-2011). Au niveau provincial, José Luis Gioja, gouverneur durant trois mandats successifs, de 2003 à 2015, a impulsé une série de réformes. Il a appliqué le plan Segunda reconstrucción de San Juan qui contenait un ensemble de dispositions fiscales très favorables à l’activité métallifère, celle-ci devant participer à la diversification productive (Casas et Carelli, 2017).
7Trois mégamines à ciel ouvert sont actuellement exploitées dans la province de San Juan : Veladero (or et argent), Gualcamayo (or) et Mina Casposo (or et argent). Deux des trois mines à ciel ouvert ayant passé avec succès l’étude de faisabilité ou étant en cours de construction en 2016 en Argentine y sont également localisées : le projet binational argentino-chilien de Pascua Lama (or et argent) et celui de El Pachón (cuivre). 34 projets « en prospection ou exploration » sont par ailleurs identifiés (Fig. 2).
Figure 2 – Les sites miniers localisés en 2016 dans la province de San Juan (Argentine)
Source : Denoël, 2017, à partir de Catastro Minero et SIG Geologico Minero, Ministerio de Minería –
Gobierno de San Juan, Argentine, 2017.
8Ainsi, si entre 1995 et 2004, année du lancement du Plan Nacional Minero, aucun minerai métallifère n’était exploité dans la province de San Juan, en 2005, l’or fait son apparition. Dès 2008, la production en valeur des minerais métallifères (or et argent) dépasse celle des autres ressources (Fig. 3). Au milieu des années 2010, San Juan est la principale province productrice d’or de l’Argentine (Álvarez et Acsebrud, 2014).
Figure 3 – Évolution de la participation des minerais métallifères et non-métallifères à la valeur de production minière totale entre 2003 et 2013, en millions de dollars courants
Source : Denoël, 2017, à partir de Gobierno de San Juan, Ministerio de minería (2017). Proyección del valor de la producción minera-2003-2013 [http://serviciosmineria.sanjuan.gov.ar/estadisticas/docs_pdf/pdf/2-PROYECC_VALOR_PRODUCC_MIN.pdf (consulté le 11/12/2017)].
9Miroir de l’orientation macro-économique de mise à profit des ressources naturelles et de leur valorisation à l’exportation, le fort dynamisme de l’exploitation minière dans la province de San Juan repose sur deux évolutions concomittantes : d’une part, l’installation d’entreprises étrangères de niveau mondial qui suscite des activités connexes portées par divers acteurs privés, et, de l’autre, un renforcement, à différents échelons politico-administratifs, des stratégies de contrôle et de gestion de la part des acteurs publics.
10Tout d’abord, l’implication de compagnies globalisées a modifié le profil des autres acteurs de l’activité. Ainsi, les trois mégamines à ciel ouvert en activité dans la province sont exploitées par des entreprises étrangères fraîchement installées en Argentine et qui œuvrent dans le monde entier : la canadienne Barrick Gold pour la mine de Veladero ; la canadienne Yamana Gold pour la mine de Gualcamayo, et deux australiennes, Austral Gold et Troy Resources, pour la mine de Casposo. Ces entreprises canadiennes et australiennes sont membres d’organisations de représentation et de défense de leurs intérêts : par exemple, Barrick Gold et Yamana Gold sont membres affiliés à la Chambre des Entrepreneurs Miniers (CAEM) de la province et à celle de niveau national.
- 1 « en faisant un peu de lobbying et en travaillant un peu […], accélérer les formalités » (traductio (...)
11Par ailleurs, l’arrivée de ces acteurs globalisés a suscité la ré-orientation d’entreprises nationales et provinciales vers des activités connexes comme l’exploration. De plus, des entreprises d’exploration (juniors) sont apparues ; elles identifient des sites miniers qui peuvent être vendus aux acteurs ayant les moyens techniques et financiers de les exploiter. Elles participent pour la plupart au Groupe des Entreprises Minières d’Exploration (GEMERA) qui, selon son Président Ricardo Martinez, s’attache à : « haciendo un poco de lobby y haciendo un poco de trabajo, […] agilizar los trámites »1 (entretien du 25/10/2016).
12Ensuite, il y a eu création de sociétés de prestation de services pour les employés et techniciens vivant sur les sites miniers durant plusieurs semaines (restauration et alimentation, entretien du linge, etc.). Elles sont représentées par la Chambre Argentine des Fournisseurs Miniers (CASEMI), créée en 2005 dans la province.
13Les acteurs privés, plus nombreux et plus divers, se regroupent donc dans des associations, des chambres professionnelles ou des fondations à personnalité juridique et morale. Ces organisations sectorielles, enchevêtrées et difficilement identifiables, prennent en charge une grande partie des négociations avec les pouvoirs publics. Elles sont donc, comme le souligne Susan George (2012, p. 35) :
particulièrement prisées par les industriels, qui s’en servent comme d’une « vitrine » : sachant que toute information, émanant d’une entreprise ou d’une organisation patronale, apparaîtra douteuse à une bonne partie de l’opinion publique, ils ont besoin d’un vernis de respectabilité. Pour les entreprises qui les financent, ces institutions sont un investissement sur le long terme.
14Ces représentations sectorielles sont en effet très actives sur le terrain, et sont le moyen privilégié par les pouvoirs publics et par les entreprises pour véhiculer un discours, des pratiques et un idéal. De plus, elles facilitent les relations institutionnelles des entreprises et prennent en charge, pour certains aspects, leurs services de communication ou des actions de RSE. Elles créent des temps de rencontre qui rendent visible l’activité et offrent des moments d’échanges ou de formulation d’accords tacites. Ainsi, les séminaires et autres évènements miniers sont nombreux dans la province de San Juan : le Seminario de minería y desarrollo sustentable ; la Feria San Juan factor de desarrollo de la minería argentina, etc.
- 2 « pas à n’importe quel prix, harmonieuse avec l’environnement naturel et la société » (traduction d (...)
15Parallèlement, les institutions publiques ont, elles aussi, connu de grands changements, du fait de la politique de décentralisation démarrée au milieu des années 1990. Les ressources passent d’un statut de propriété inaliénable de l’État fédéral à celui de biens concessibles par les gouvernements des provinces. Le ministère fédéral de l’activité minière a désormais un rôle de commandement économique, ainsi que de sensibilisation et de diffusion du modèle minier, mais surtout de médiateur entre les différentes provinces. Concernant la province de San Juan, c’est donc en collaboration avec elle que le gouvernement fédéral a diffusé -activement, à travers les rapports du ministère de l’activité minière par exemple, l’image d’une « province énergétique » devant « servir l’intérêt national » (Forget, 2015). En 2005 a été créé le ministère provincial de l’activité minière. Dans le cas d’autres provinces minières telles que celles de Mendoza ou Jujuy, les pouvoirs publics ont simplement créé un secrétariat, dépendant en général du ministère fédéral de l’Énergie. À San Juan, le ministère provincial prend en charge l’encadrement du secteur minier : législation, fiscalité, établissement du cadastre, attribution de concessions, contrôle des extractions réalisées, négociation des retombées économiques avec les entreprises exploitantes. Initialement composé de deux secrétariats ministériels, il en comprend dix en 2017 ; ils s’occupent de l’action sociale, de développement durable, de la fiscalité, etc. La sous-secrétaire de la planification et de la promotion du développement minier durable soulignait lors d’un entretien (28/10/2016) que le rôle du ministère provincial était de garantir une activité « no a cualquier precio, armónica con el ambiente natural y la sociedad »2, affirmation que l’on peut retrouver à l’identique dans les communiqués des entreprises qui légitiment leurs actions avec la RSE.
- 3 « les personnes interrogées indiquent systématiquement que 40 % de leur décision d’investissement s (...)
16Toutefois, le ministère de l’activité minière n’est pas le seul à interagir avec les acteurs privés. Ainsi, le ministère de l’Environnement est en charge de la Police minière ; le ministère de l’Eau gère et régule sa consommation par les entreprises ; le ministère de la Planification et des Infrastructures s’occupe de l’état des chemins miniers. Cette trame institutionnelle, consolidée et enrichie, est révélatrice de l’articulation entre pouvoirs publics et acteurs privés, à la fois en termes de renforcement du contrôle des pouvoirs provinciaux sur les acteurs privés (pour qu’ils ne l’exercent pas eux-mêmes) et en termes d’intérêts partagés quant au développement de l’activité. Comme le souligne le rapport Fraser (Jackson, 2014), « respondents consistently indicate that 40 percent of their investment decision is determined by policy factors »3. Les entretiens menés sur le terrain viennent confirmer ce constat : si les entreprises interrogées insistent sur le fait que la ressource est au cœur du processus décisionnel, le cadre et la stabilité des institutions publiques sont des facteurs déterminants, facteurs que les autorités provinciales et fédérales mettent en avant. Cependant, le manque de coordination entre les différents ministères ainsi que les écarts de moyens alloués donnent à penser que ce contrôle est peu effectif. En effet, si le ministère de l’Activité minière siège au 4e étage de la Casa de Gobierno récemment rénovée, en plein centre de la ville de San Juan, le ministère de l’Environnement est, lui, relégué en périphérie de la ville, et l’état des camionnettes pour transporter le personnel en charge de la surveillance fait douter de leur fonctionnement. Ainsi, lors d’entretiens, plusieurs personnes ont affirmé que, du fait du manque de moyens, les équipes de contrôle ne peuvent se rendre sur les sites miniers d’altitude (et donc les mégamines) qu’en y allant avec les entreprises. À la dépendance matérielle s’ajoute le manque de garantie de l’impartialité des contrôles effectués en présence de personnes de l’entreprise.
17Le système d’acteurs décrit permet la pérennisation de l’extraction minière, malgré la dénonciation par les populations lésées et par des opposants qui la contestent. Consistant à exploiter les matières premières à des fins exportatrices sans création importante de valeur sur le territoire national et dans les régions d’extraction, étant donné le manque d’investissements dans des unités de transformation et de fabrication de produits finis, le modèle néo-extractiviste, en tant que politique d’État, exacerbe une vision utilitariste des ressources locales sans considération des externalités, qu’elles soient de type social, environnemental ou paysager. Les rapports de pouvoir à l’échelle locale oscillent entre des relations de domination, voire de subordination, et des situations de co-gestion et d’interdépendance. Comme nous l’avons vu, les rapports entre le pouvoir fédéral et le gouvernement provincial de San Juan relèvent d’une collaboration co-construite et co-gérée, mais asymétrique. En revanche, ceux établis entre le gouvernement de la province et les collectivités locales (départements et mairies) semblent moins évidents à qualifier. À l’échelle sub-provinciale, les départements ont, eux aussi, dû adapter leurs stratégies : ceux d’Iglesia et de Jachal ont dû prendre en compte l’ouverture de la mégamine de Veladero, celui de Jachal, celle de Gualcamayo, et celui de Calingasta, celle de Casposo. Le maire du département de Jachal soulignait lors d’un entretien (01/11/2016), que les départements ne peuvent rien décider quant aux concessions attribuées (ou non) sur leur territoire. Le pouvoir du gouvernement provincial prévalant sur celui du département, c’est davantage en termes de fiscalité qu’ils peuvent bénéficier de retombées financières minières. Cependant, ils ont droit à un faible pourcentage (négocié au moment de l’implantation de l’entreprise) sur la valeur annuelle totale de la production (fluctuante). Ce droit prend la forme de fidéicommis (dispositif garantissant la propriété du bien mis en valeur par le partenaire fiduciaire) que les autorités locales ne peuvent gérer directement et qui débouche sur la construction ou la rénovation d’infrastructures. M. Jorge Castañeda, maire du département de Calingasta, explique :
- 4 « Nous définissons quels sont nos besoins, les soumettons lors de la réunion de négociation des fid (...)
Nosotros definimos qué obras necesitamos, lo proponemos en la reunión del fideicomiso, y en ese fideicomiso el estado tiene dos votos. Vota el gobernador o manda el gobernador y el ministro. La empresa tiene un voto, la cámara minera tiene otro voto, esas son las putas. Como la empresa está ubicada en Calingasta, nos ponemos de acuerdo con la empresa, entonces la empresa vota a favor del municipio, y por lo general, en la cámara minera, no sé qué nos va a pasar ahora pero en general el segundo de la Cámara minera de la provincia era el de la empresa Casposo, entonces teníamos dos votos. Una vez que nos poníamos de acuerdo con la empresa, veníamos a hablar con el ministro, con el gobernador, para decirle quiénes nos deberíamos presentar, cuáles eran nuestros problemas y cómo irlos resolviendo de a uno, de acuerdo a los fondos que se juntaran acá4. (entretien 01/11/2016).
- 5 « Une “responsabilité” sociale, économique et environnementale ; et sa maquette de gouvernance : le (...)
18Les entreprises exploitantes de minerais métallifères participent donc activement aux décisions concernant les départements et les communes, notamment dans le cadre des votes d’attribution des fidéicommis. Toutefois, la collaboration repose aussi sur des stratégies propres au secteur privé. Il est fréquent, voire systématique, de retrouver ces investissements en infrastructures (effectués par les provinces) dans les supports de communication des entreprises à propos des actions de RSE. Les investissements étant donc doublement évoqués par les provinces et par les entreprises, la sur-communication est évidente d’autant que la distinction n’est pas faite entre ce qui relève de l’action directe de l’entreprise et ce qui est le fruit d’une action des pouvoirs publics. À ce sujet, Mirta A. Antonelli (2016) parle de la « triple hélice » de la RSE, menée de manière indiférenciée par les acteurs publics et privés : « “Responsabilidad” social, económica y ambiental ; y su maqueta de gobernanza : el “control de riesgo”, y el del rol del Estado contralador como garante, nodo clave entre la explotación y la ciudadanía »5. En outre, la co-construction du modèle minier provincial entre l’État national et le gouvernement de San Juan permet aux entreprises de parler de leur activité comme l’unique option de développement de ces espaces lointains et marginalisés, eu égard à la configuration du territoire argentin centré sur Buenos Aires. L’image du désert (humain, physique, socio-économique) est utilisée et est au service de la légitimation de l’activité (Svampa et al., 2009). Les entreprises étrangères exercent une position de domination sur les entreprises nationales, même si, au même titre qu’avec les pouvoirs publics, elles les assurent de leur collaboration. Du fait du contrôle de la technologie, de leurs fortes dotations en capital et de leur insertion sur les marchés internationaux, elles sont les seules à garantir la réalisation de projets industriels de telle ampleur.
19Au final, les rapports de pouvoir peuvent être abordés à travers le prisme de l’accès et du contrôle des ressources. Ici, il y a transformation de la matière, ou des matières (eau, sol, sous-sol, milieux forestiers et montagnards, biodiversité, etc.) en « ressource » (Raffestin, 1980). Or, le pouvoir, comme élément normatif (Balandier, [1967] 2013) peut adopter différentes formes allant de la coopération à la coercition ou à l’oppression. Il s’exprime ici dans les relations de coopération. Ce sont ses caractéristiques aussi bien endogènes (les relations entre les différents échelons institutionnels par exemple) qu’exogènes (les attendus des entreprises, des marchés, réels ou perçus) qui permettent l’implantation de l’activité minière dans ces territoires andins jusqu’alors peu concernés. Asymétrique, le pouvoir ne vient pas seulement « du haut » mais se déploie de manière multiscalaire, étant donné la re-formulation des échelles dans les divers processus de globalisation (Sassen, 2009). En outre, les pratiques et discours véhiculent une perception hégémonique de ce qu’est la « ressource » : elle est envisagée comme un minerai métallifère, une matière première ou commodity, un actif financier, ce qui annihile ou s’oppose aux perceptions et aux pratiques des populations locales (les matières premières et l’espace local en tant que ressources à la fois foncières, paysagères, agricoles, symboliques, sentimentales, poétiques, etc.). Il découle de ces pratiques d’appropriation et de construction économique et marchande de la ressource minière ce que Maristella Svampa (2013) appelle le « consensus des commodities ». D’une part, à l’échelle internationale, le stock et la circulation des commodities sont garantis. De l’autre, à l’échelle de la province, en l’occurrence celle de San Juan, le gouvernement obtient l’entrée de devises, charge à lui de leur trouver une fonction à travers les fidéicommis, et sachant qu’elles dépendent de l’intensité de l’activité, in fine des marchés. Dans ce sens, Sébastien Velut (2007) souligne qu’une région connaissant une amélioration de ses indicateurs économiques sur la base d’une intensification de l’exploitation de ressources à des fins d’exportation ne peut être considérée comme une :
« région gagnante » […] dans la mesure où il ne s’agit pas d’une dynamique du tissu productif et des acteurs sociaux régionaux, mais de la croissance dans des conditions macro-économiques particulièrement favorables – réglementation permissive, vente des droits d’eau, prix internationaux élevés – de certaines activités. […] Cela signifie également que cette croissance a la fragilité de ces bases, puisque l’épuisement des ressources minières […] ou les changements de la demande mondiale peuvent avoir les effets inverses et entraîner une crise régionale.
20Le repositionnement des acteurs et les rapports de pouvoir qu’ils entretiennent ont des conséquences en matière d’évolution des situations locales. Par exemple, dans le cas de l’exploitation de la mégamine de Casposo (Fig. 4), qui a démarré en 2010 à ciel ouvert et qui propose environ 130 emplois directs (moments de forte production compris), c’est à partir de 2013 que l’évolution du prix de l’or a incité Troy Resources à lancer une exploitation souterraine. Bien que plus onéreuse du fait de la main-d’œuvre supplémentaire nécessaire, cette extraction accélérée, toutes techniques confondues, est déterminée par la logique actionnariale de la maison mère, en contexte de hausse du prix international de l’or et des autres minerais extraits (entretien du 04/11/2016 avec la responsable de la RSE). Le rythme et les modes d’exploitation dépendent donc de la valeur du minerai et non de la quantité extraite qui est en deçà des projections des entreprises concessionnaires.
Figure 4 – La mine à ciel ouvert de Casposo (Département de Calingasta, Province de San Juan, Argentine)
© Denoël, 2016.
21Ces fluctuations de production ont un impact en termes de retombées financières pour le département de Calingasta et ses projets d’infrastructures, négociés avec les entreprises exploitantes de la mine de Casposo. Les travaux réalisés concernent surtout la localité de Barreal, située dans la zone touristique en plein développement du sud du département (le nord étant très peu valorisé) : asphaltage de la route provinciale 412, amélioration ou extension de la distribution d’eau potable dans le bourg de Barreal, construction d’un héliport. En effet, sur le modèle de la province voisine de Mendoza, les autorités locales parlent de financer leurs projets touristiques à l’aide des redevances minières. Seul le département de Calingasta, doté d’un patrimoine naturel important et déjà identifié comme touristique, l’a fait, sachant que les ouvriers vivent plutôt dans sa capitale éponyme, et les élus municipaux ou cadres de l’activité minière à Barreal. En ce sens, l’activité minière, en abondant les budgets provinciaux, et en pesant sur l’affectation de cette manne financière, renforce la fragmentation socio-spatiale du département, les communes ou les villes les plus dynamiques , comme ici celle de Barreal, étant davantage considérées.
22Par ailleurs, l’activité minière tisse des liens entre la commune et les entreprises exploitantes et les collectivités locales. Orchestrées par l’entreprise, les actions de RSE bouleversent les processus locaux de gouvernance. Sur le territoire de la commune de Calingasta, elles sont organisées autour de trois axes : éducation et santé, environnement et développement durable, travaux d’infrastructures. Ainsi, l’entreprise Mina Casposo anime des cours de guitare et de chant, d’anglais et de portugais. Elle prend en charge, dans le cadre d’une convention avec la municipalité, les cours de sport dans les écoles primaires. Elle propose dans les écoles rurales des ateliers de folklore, fournit du matériel scolaire et organise des formations pour les élèves et les enseignants. Dans le domaine de la santé, Mina Casposo est à l’initiative d’ateliers de « bonnes pratiques » (alimentation, hygiène) dans les programmes des radios locales ou dans les écoles (en distribuant des brosses à dents par exemple). Elle met à disposition des médecins dans un cabinet dentaire situé à Puchuzun, au nord de Calingasta, médecins qui interviennent aussi dans les écoles rurales. En outre, l’entreprise subventionne la culture de luzerne (importante dans le département) et l’apiculture. Elle aide à la création de petites entreprises (atelier de tissage de laine par exemple). Toutefois, il s’agit surtout de formaliser administrativement des activités déjà existantes, notamment chez les femmes d’ouvriers qui, bien qu’enregistrées comme entrepreneuses, ne changent pas vraiment leurs activités. Les entreprises réellement créées sont familiales et de petite taille : par exemple, Mina Casposo fait travailler trois personnes (un père et ses fils) dans l’emballage de produits explosifs dans l’arrière-cour de leur maison.
23Globalement, les actions menées au nom de la RSE révèlent une certaine intrusion de l’entreprise dans les choix des collectivités locales. Elle se transforme en un acteur social, incontournable dans le processus de développement local, alors même qu’elle ne sera présente que quelques années (la durée moyenne d’une mégamine est de 15 ans environ). La fragilité du modèle minier est manifeste, son caractère est peu pérenne et assez illusoire quant à un effet à long terme.
24En 2018, sur les trois sites miniers en exploitation ou parmi ceux en cours de construction dans la province de San Juan, deux sont très décriés : celui de Veladero l’est du fait d’accidents techniques et polluants, et du fait de sa proximité avec les glaciers (au même titre que les projets Pascua-Lama et El Pachon) ; celui de Gualcamayo, davantage consensuel et plus petit, est contesté du fait de sa localisation à proximité de la ville de Jachal. Situé dans la vallée et atteint par des rejets contaminants de la mine de Veladero, ce centre urbain accueille une assemblée citoyenne de contestation très active. En revanche, la mine de Calingasta, malgré sa proximité avec des sites protégés (parc national El Leoncito) et touristiques (complexes astronomiques, Pampa del Leoncito, Valle de Uspallata, Cerros Pintados, etc.), connaît peu ou pas d’opposition. Elle est même utilisée par les pouvoirs provinciaux comme une vitrine : cf. les journées portes ouvertes fréquemment organisées y compris en partenariat avec les autres sites miniers.
25Entre situations conflictuelles et cas perçus comme exemplaires, les institutions publiques, qu’elles soient locales, provinciales ou nationales, présentent l’activité minière comme une opportunité pouvant permettre le développement local, par le biais d’une forte participation au financement des politiques publiques. Un dispositif consensuel est construit. Entendu dans un sens foucaldien, il est « un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques ; bref, du dit aussi bien que du non-dit » (Foucault, 2011, p. 299). En l’occurrence, le gouvernement argentin et les autorités provinciales travaillent et négocient avec les grandes entreprises étrangères et l’ensemble des acteurs privés.
26Une conséquence de ces interactions public-privé est la diversification du système d’acteurs : organisations sectorielles, entreprises de services, microentreprises locales, acteurs multiples résistant à l’exploitation minière (non étudiés ici). Autrement dit, s’accompagnant d’innovations institutionnelles, l’activité minière rend plus complexe des rapports de pouvoir qui s’échelonnent du local au mondial et qui pérennisent les capacités d’appropriation, de contrôle et de mise à profit des ressources locales (Ribot et Peluso, 2003). Face à un espace paupérisé et marginalisé, leur exploitation serait la seule option, soit de développement, soit d’investissements dans d’autres secteurs, tels que le tourisme, ce qui participe à la rendre acceptable. Or, les configurations socio-spatiales préexistantes à l’activité ainsi que les choix politiques et les relations d’interdépendance qui en découlent engendrent des situations où public et privé s’entremêlent dans une configuration d’acteurs et de normes difficilement séparables. Ce constat interroge les catégories de public et de privé, le premier se révélant indispensable tout en étant le garde-fou (impuissant) à une activité dont les dimensions financiarisées et globalisées dépassent les enjeux de développement local et d’amélioration du bien être des habitants de ces régions riches en ressources convoitées (Redon et al., 2015).