1Présentée dans la presse comme un succès éditorial – les 3 000 premiers exemplaires auraient été écoulés dans les semaines qui ont suivi sa sortie en librairie en octobre 2019, cette biographie du plus sinistre personnage de l’histoire chilienne contemporaine est signée de la plume de l’historien et journaliste espagnol Mario Amorós. Après s’être intéressé à la vie du leader socialiste Salvador Allende (2013) et à celle du poète Pablo Neruda (2015), l’universitaire valencien propose, chez le même éditeur, un nouvel ouvrage retraçant dans le menu détail le parcours scolaire, militaire, politique et criminel du dictateur Augusto Pinochet. Publiée treize ans après la mort de son protagoniste et, qui plus est, dans un contexte de grave convulsion sociale dont la responsabilité lui est grandement imputable, la biographie de ce « soldat sans honneur » (p. 761) marque, à nos yeux, un tournant historiographique sinon majeur du moins significatif.

2Deux arguments nous permettent de soutenir cette appréciation : sur la forme comme sur le fond, l’ouvrage de M. Amorós est inédit. D’une part, cette biographie monumentale repose sur un travail archivistique de très longue haleine, auquel on ne saurait méconnaître le mérite. Avant de se lancer dans la rédaction de ces quelque 800 pages, l’historien a ainsi consulté une grande quantité de sources qui n’a d’égal que leur diversité. Outre les centaines de discours publics, coupons de presse et entretiens journalistiques passés au crible, il a entre autres travaillé sur les fameuses « Archives de la terreur » découvertes au Paraguay, a épluché les câbles diplomatiques nord-américains déclassifiés et a eu accès, parfois en exclusivité, aux archives générales de l’Armée, à celles personnelles du président Eduardo Frei ou à celles de l’archevêque et opposant déclaré au régime Raúl Silva Henríquez. De même et pour la première fois, il a pu mettre la main sur les bulletins scolaires du médiocre élève Pinochet Ugarte conservés par le ministère de l’Éducation et a été autorisé à se pencher, avec l’aval de la Fondation nationale Francisco Franco, sur les échanges épistolaires entre les deux autocrates. Sur le fond, d’autre part, cette biographie est la première du genre. Elle rompt non seulement avec les récits hagiographiques publiés jusque-là par des maisons d’édition d’extrême droite, mais traite également sans complaisance certains épisodes les plus douloureux, polémiques, voire ignominieux de l’histoire chilienne récente. Incisive, la posture de l’auteur devient alors celle du journaliste d’investigation. Revenant en dernière partie de l’ouvrage sur les tractations diplomatiques du gouvernement de la Concertation, en vue d’éviter un procès international à l’ancien dictateur, alors sous le coup d’un mandat d’arrêt à Londres, Mario Amorós rend compte de faits objectifs, présente les arguments des uns et des autres et laisse in fine son lecteur maître de juger de la raison d’État, de l’irresponsabilité ou de la lâcheté dont a fait preuve la classe politique chilienne dans cette affaire. La lecture dépassionnée qu’il nous propose de ces évènements n’en reste pas moins acerbe pour les protagonistes. À l’instar du ministre des Affaires étrangères de l’époque, José Miguel Insulza, sénateur socialiste et futur secrétaire général de l’Organisation des États américains (OEA), beaucoup doivent aujourd’hui regretter, à droite comme à gauche, l’indignité de leur soutien au despote déchu et se lamenter que l’Histoire en conserve désormais la mémoire… L’appui politique et diplomatique qu’a reçu Pinochet à la fin de sa vie était à la hauteur de la crainte qu’il a inspirée lorsque l’ensemble de l’appareil d’État et notamment la très redoutée Direction nationale du renseignement (DINA) était sous sa férule. Pinochet aimait ainsi répéter à qui aurait eu tort de ne pas le croire qu’il « ne bouge pas une feuille au Chili sans qu’[il] ne le sache » (p. 15) et que « la DINA, c’est [lui] » (p. 331).

3Mais qui était vraiment Pinochet ? À la lumière de cette biographie magistrale divisée en trois parties de cinq chapitres chacune, on peut répondre : un cancre ambitieux, un général félon, un caudillo sanguinaire et un satrape corrompu, bref – n’ayons pas peur des mots – un irrécupérable salaud.

4Dans la première partie, M. Amorós s’intéresse à l’enfance, à la formation et à l’ascension irrésistible de cet obscur officier d’infanterie sorti du rang. On y apprend que le futur commandant en chef de l’armée naît en 1915, à Valparaiso, dans une famille de lointaine ascendance malouine par son père, fonctionnaire des douanes. Ainé d’une fratrie de six, il a grandi sous l’influence d’une mère autoritaire et colérique. Jeune adolescent, il se prend de passion pour les épopées militaires d’Alexandre, de César, de Napoléon ou encore de Rommel et rêve de devenir cadet. Mais médiocre et turbulent, l’élève Pinochet qui a été formé, entre autres, auprès des frères maristes, doit néanmoins s’y reprendre à trois fois avant d’être accepté en 1933 à l’école militaire. Si son père l’aurait préféré médecin, sa mère le soutient dans ses aspirations martiales. Nommé sous-lieutenant le 1^er janvier 1937, il débute ainsi sa longue carrière d’officier au pied de l’échelle, dont il va gravir un à un tous les échelons, au gré de ses différentes promotions et nombreuses affectations (dans le Nord du pays et en Équateur notamment), jusqu’à éteindre le sommet de la hiérarchie militaire en août 1973. Ayant quelques mois fréquenté une loge maçonnique dans les années 1940 – ce que les panégyriques omettront, il se forge au cours des quatre décennies de sa longue et patiente ascension militaire une vision manichéenne du monde qu’il expose dans des cours, articles et autres livres de géopolitique de piètre facture. Désigné le 23 août 1973 commandant en chef des forces armées par Salvador Allende suite à la démission du général légaliste et ministre de la Défense, Carlos Prats – à qui il doit sa promotion et qu’il récompensera en le faisant assassiner moins d’un an plus tard, Pinochet est tenu, selon les dispositions en vigueur, de prendre sa retraite en décembre 1974. Mais c’était sans compter la planification du coup d’État ourdi avec l’appui de la CIA par les généraux en chef des deux armées (Leigh pour les forces aériennes, Merino pour la Marine) et le directeur des Carabiniers (Mendoza). Trente-six heures avant le bombardement du Palais de la Moneda, Pinochet se détourne du gouvernement démocratique et se rallie aux factieux. Si sa traîtrise s’avère opportuniste, il réécrira l’histoire pour s’attribuer un rôle d’instigateur qu’il n’a jamais joué.

5Dans la deuxième partie, le biographe se consacre à la période dictatoriale, au cours de laquelle Pinochet a mené une « guerre contre son peuple désarmé » (p. 259). La répression s’abat sur toute personne accusée de « subversion marxiste », y compris sur l’un des propres neveux du dictateur, George Munro Pinochet, qui sera incarcéré et torturé pendant quatre mois dans une prison de Valparaiso. Le commandement militaire est également purgé de quelque 200 officiers, soit environ 10 % de ses effectifs. Par ailleurs, le général fait assassiner plusieurs anciens ministres d’Allende, dont José Toha à Santiago (1974), Carlos Prats à Buenos Aires (1974) et Orlando Letelier à Washington (1976). Quant au leader démocrate-chrétien Bernardo Leighton et son épouse, ils sortiront grièvement blessés d’un attentat perpétré à Rome en octobre 1975. La plupart de ces opérations extraterritoriales s’inscrivent dans le fameux plan Condor qui a été fomenté à Santiago, avec l’aval des États-Unis, entre plusieurs cadres des régimes dictatoriaux de la région. M. Amorós nous apprend que la session inaugurale a été présidée par Pinochet en personne depuis l’Académie de guerre et que c’est sur proposition de la délégation uruguayenne que le nom de Condor a été choisi, en hommage précisément à l’un des symboles nationaux chiliens. Au total, la lutte « antisubversive » a fait plusieurs milliers de disparus, pour lesquels les familles, appuyées par l’Église et les réseaux de solidarité internationaux, n’ont cessé de demander des comptes à la junte. Orchestrateur des plus ignobles opérations secrètes de la DINA (Caravana de la Muerte, Retiro de Televisores), Pinochet s’est toujours moqué de telles réclamations, mais n’en assurait pas moins, avec l’indécent culot qui le caractérisait, que « le cri de douleur de nos êtres si chers bouscule nos consciences et nous oblige à ne jamais cesser les recherches pour les retrouver » (p. 477). En outre, la junte a méthodiquement planifié le démantèlement de l’État chilien. Tout un chapitre est ainsi consacré au « programme économique de choc » (p. 357) que le dictateur a mis en place avec l’appui des fameux Chicago boys, formés sous la houlette de Milton Friedman. En mars 1975, le chef de file des monétaristes est d’ailleurs venu saluer le despote, alors en passe de convertir le Chili en laboratoire du néolibéralisme international, puis une seconde fois, en 1981, après avoir été auréolé cinq ans plus tôt de son prix Nobel d’économie. Entre temps, Pinochet a lancé le plan des « 7 modernisations » (p. 498-503) qui a privatisé les services publics (marchandisation de la santé, municipalisation de l’éducation, instauration de la retraite par capitalisation – à l’exception de celle des militaires !), sapé les protections sociales (dérégulation du marché du travail) et institué la contre-réforme agraire. En bref, terrorisme d’État et néolibéralisme échevelé constituent les deux piliers du pinochétisme.

6Intitulée « l’ombre du dictateur », la troisième partie porte sur la fin du gouvernement d’exception, revient sur la transition « ordonnée » à la démocratie (p. 628) et, plus largement, détaille le quart de siècle d’impunité dont Pinochet a joui. À la lecture, la seconde moitié du régime autoritaire semble plus crépusculaire que jamais. En dépit (ou à cause) du programme de choc, la crise économique frappe le pays à partir de 1982. Alors que la pression internationale redouble à la faveur des démocratisations régionales, l’isolement diplomatique de la junte est d’autant plus grand, qu’après avoir subi une énorme humiliation lors d’une escale technique dans les Fidji (1980), le despote se refuse désormais à quitter le pays. Il ne se l’autorisera qu’une fois assuré de son immunité diplomatique que lui octroient son poste recouvré de commandant en chef de l’armée (1990), puis celui taillé sur mesure de sénateur à vie (1998). Quant à la répression, elle ne s’atténue pas, comme en attestent le massacre de Corpus Cristi ou encore l’exaction perpétrée contre deux étudiants, Rodrigo Rojas et Carmen Gloria, brûlés vifs et laissés pour mort en marge d’une manifestation d’opposition en 1986. Cette même année, notre triste sire échappe de justesse à un attentat. Deux ans plus tard, il concède l’organisation d’un référendum sur la continuité du régime, qui s’avère en bonne et due forme si on le compare au plébiscite constitutionnel de 1980. Car, bien que certain de l’importer, le clan ultra-conservateur doit pourtant se résoudre à admettre sa cinglante défaite. Comme l’écrit un éditorialiste, non sans humour, « Pinochet a fait la course seul et il est arrivé second » (p. 615). La transition qui s’ouvre n’en reste pas moins dominée par sa figure tutélaire. De dictateur, il devient le « patriarche » d’une démocratie sous contrôle (p. 641). En l’occurrence, il n’hésitera pas à intimider, avec le soutien de plusieurs garnisons, les premiers gouvernements de la Concertation, dès lors qu’ils exprimeront des velléités d’investigation, par exemple, sur les actes de concussion imputés à son fils (cas des pinocheques) ou encore à l’ouverture des premiers procès de la dictature. Après l’épisode de Londres (1998-2000), le faux sénile s’est révélé un vrai prévaricateur. Suite à la révélation dans la presse du scandale de la Banque Riggs (2002-2004), celui qui s’était toujours présenté comme un homme autoritaire mais intègre a alors perdu le peu de crédibilité qu’il conservait encore dans l’opinion : la révélation de sa fortune personnelle s’élevant à plusieurs millions de dollars dissimulés dans une centaine de comptes à l’étranger et accumulée des années durant au détriment du trésor public a ravivé l’écœurement à son égard. Mis en cause mais jamais jugé pour l’ensemble de ses crimes, Pinochet s’éteint entouré de sa famille, à 91 ans, à l’hôpital militaire. Environ 4 000 de ses plus irréductibles thuriféraires assistent à ses funérailles. Conformément à ce qu’il avait réclamé, son corps est incinéré et ses cendres dispersées à Concón sur la côte pacifique. Si personne ne pourra se recueillir sur sa tombe, l’odieux stratège s’est assuré, à travers cette dernière volonté, qu’elle ne sera non plus jamais profanée.

7In fine, l’un des principaux enseignements qui peut être tiré du travail de M. Amorós réside dans la déconstruction de certains mythes pinochétistes tenaces. Sur le plan institutionnel en particulier, on aurait tendance à assimiler la junte chilienne à un système « bureaucratico-autoritaire » (dans le sens théorisé par Guillermo O’Donnell). Or, il s’agit là d’une pure façade cosmétique qu’ont notamment tâché de faire reluire les chargés d’affaires diplomatiques au lendemain du coup d’État. Car, au regard d’une part, des multiples scandales de corruption dans lesquels se sont fourvoyés les élites dirigeantes (à commencer par la propre famille du patriarche) et surtout, d’autre part, du niveau de répression (généralisé), des formes qu’elle a prises (emprisonnements arbitraires, tortures systématiques, viols) et des caractéristiques de son organisation (confiée à une structure parallèle directement inféodée au chef et s’exerçant y compris contre les autres organes de coercition : trois armées, gendarmerie), il serait plutôt question d’un régime « néo-sultaniste », de l’acabit de ceux mis en place par Somoza au Nicaragua ou Stroessner au ­Paraguay. Au-delà de la vie de Pinochet, M. Amorós nous propose ainsi d’appréhender à nouveau frais le système dictatorial qu’il a instauré sans vergogne. En clair, la dictature pinochetiste n’était pas une simple technocratie autoritaire, servie par une jeune garde d’économistes rompus aux théories monétaristes. Il s’agissait d’abord et avant tout d’un régime patrimonialiste « milicisé », qui a démantelé les institutions publiques au bénéfice de ses affidés et a mené une guerre sale contre son propre peuple.

8Bref, même si la lecture est parfois éprouvante (car nauséeuse), cette biographie de Pinochet est amenée à devenir d’autant plus incontournable qu’elle apporte une très grande contribution à l’histoire politique chilienne. Afin d’en favoriser sa diffusion au-delà du monde ibéro-américain, on ne peut que souhaiter sa traduction dans d’autres langues, à commencer par le français.