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Les écrits algériens du géographe Armand Frémont : « une blessure fermée qui n’est pas fermée »

Jean-Yves Puyo

Résumés

Grand admirateur des écrits de Flaubert mais aussi de Julien Gracq (Laplace-Treyture, 2014), les ouvrages du géographe Armand Frémont se caractérisent tant par leur côté novateur que pour leur remarquable qualité d’écriture. Tour à tour universitaire puis haut-fonctionnaire auprès du ministère de l’Education nationale, sa vie et ses écrits demeurèrent fortement marqués par un séjour de huit mois en Algérie, réalisé à l’occasion de la guerre du même nom. De cette expérience de terrain, il publia de nombreux textes dont certains publiés alors que le conflit n’était pas terminé. Ils s’avèrent d’autant plus précieux que rares sont les témoignages d’universitaires confrontés directement au conflit comme appelés du contingent. Aussi notre étude se propose-t-elle plus particulièrement de participer à la redécouverte de l’ensemble des écrits « algériens » qu’Armand Frémont a tiré de cet épisode o ! combien singulier de sa vie et qui ne se résument pas au seul Algérie – El Djazaïr. Les carnets de guerre et de terrain d’un géographe publié en 1982.

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Texte intégral

  • 1 Tel l’ouvrage La région, espace vécu (Paris, PUF, 1976), apport majeur d’Armand Frémont à la géogra (...)
  • 2 « Je suis resté sept mois seulement en Algérie, beaucoup moins que la plupart des camarades de ma g (...)

1Le Ier mars 2019 disparaissait à l’âge de 86 ans une figure majeure de la géographie française contemporaine, Armand Frémont, grand admirateur des écrits de Flaubert mais aussi de Julien Gracq (Laplace-Treyture, 2014). Tour à tour universitaire puis haut fonctionnaire auprès du ministère de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, ses ouvrages se caractérisent tant par leur côté « novateur »1 que par la remarquable qualité d’écriture de leur auteur. En parallèle, comme la plupart des jeunes gens de sa génération (nés dans les années 1930), Armand Frémont a séjourné en Algérie durant la guerre du même nom, de juillet 1959 à février 19602. Tenant un journal de cette expérience, il le publia plus de vingt ans plus tard sous une forme remaniée (Algérie – El Djazaïr. Les carnets de guerre et de terrain d’un géographe, 1982), constituant là un ouvrage particulier, précieux et singulier. Particulier et précieux car rares sont les témoignages d’universitaires confrontés directement au conflit comme appelés du contingent ; et singulier, par sa forme qui combine les passages de son journal intime, rédigé au jour le jour, avec des notes de terrain prises au début des années 1970 à l’occasion d’un retour sur ces mêmes lieux dans le cadre de coopérations universitaires, et enfin, avec des synthèses rédigées encore plus tardivement pour l’édition de l’ensemble en 1982. Mais comme nous le verrons par la suite, ce n’est pas le seul écrit que l’auteur consacra à cet épisode, fondateur pour le jeune géographe comme le souligne le géographe Paul Claval (qui a le même âge que ce dernier à huit mois près) : « Armand Frémont n’a jamais oublié l’Algérie. Il y a laissé une partie de lui-même, de ses illusions. Il a achevé de s’y bâtir. » (Claval, 2022 : 341).

2Dans le prolongement de la belle recherche consacrée à ce même ouvrage par Danièle Laplace-Treyture (2014) à Algérie – El Djazaïr. Les carnets de guerre et de terrain d’un géographe, nous proposons plus particulièrement de participer à la redécouverte de l’ensemble des écrits « algériens » qu’Armand Frémont a tiré de cet épisode o ! combien particulier de sa vie et qui ne se résument pas à ce seul dernier ouvrage.

Armand Frémont, une grande figure de la géographie française

  • 3 31 janvier 1933 – 2 mars 2019.

3Originaire du Havre, André Frémont3, après des classes préparatoires au lycée Malherbe de Caen où il prépara aussi en parallèle une licence de géographie, intégrait l’Ecole normale Supérieure de Saint-Cloud en juillet 1953. Reçu trois ans plus tard à l’agrégation de géographie, il passait deux années en lycée (en poste à Dijon) avant d’être appelé à réaliser son service national, dont ce séjour algérien sur lequel nous reviendrons plus qu’amplement.

  • 4 Entre autres, il y fut directeur scientifique du nouveau département des Sciences de l’homme et de (...)

4À son retour, en septembre 1960, il intègrait la faculté des Lettres et Sciences humaines de Caen, comme assistant puis maître assistant (1964) et enfin chargé d’enseignement (1967). L’année suivante, en mars 1968, il soutenait les deux thèses nécessaires alors à obtention du doctorat d’État à savoir L’élevage en Normandie – étude de géographie humaine (sa thèse principale) et La région du Djebel Serdj - étude géomorphologique (sa thèse secondaire). Dans la foulée, il était recruté comme maître de conférences (1969) puis professeur des universités (1970) à Caen, université dont il assura les fonctions de vice-président, entre 1975 et 1979. Par la suite, il embrassait une carrière administrative de très haut niveau, auprès du CNRS4 dans les bagages des socialistes français dont il était proche. Les hautes fonctions pour le ministère de l’Education nationale se succédèrent par la suite : recteur d’Académie (Grenoble, 1985-1989 puis Versailles, 1991-1997), directeur de la programmation et du développement universitaire (1989-1991), président du groupe d’experts des programmes (2000-2002), entre autres. Enfin, il fut aussi un géographe « de l’action », en assurant la présidence du conseil scientifique de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR) entre 1999 et 2002.

5Mais Armand Frémont reste surtout très célèbre au sein de la géographie française mais aussi européenne pour ses travaux portant sur les notions d’espace vécuespace perçu. Dans un article de 1973, il posait la question de la méthodologie à utiliser pour analyser des paysages, ici dans le cas d’une petite « région » normande, Ecouves. L’auteur s’inscrit en fait dans le courant de la géographie de la perception, initié en France par les travaux novateurs de Jean Gallais sur le delta intérieur du Niger ; en 1967, celui-ci avait alors démontré la pluralité de cet objet géographique avec autant de « deltas » que de communautés y habitant (pasteurs, pêcheurs, agriculteurs). L’espace vécu dépassait donc le simple espace de vie, la perception faisant intervenir tout un ensemble de valeurs et symboles propres à la psychologie des hommes et à leur socialisation.

6Dans ce prolongement, le paysage tel que défini par Armand Frémont n’est pas qu’un simple « objet » mais bien le produit d’un ensemble de signes, « [...] modelé par les hommes, ressenti autant qu’observé [évoquant] autant et plus que ce qu’il est » (Frémont, 1995 : 22). Aussi, pour se saisir du paysage, l’auteur propose-t-il une démarche où l’approche « classique » de la morphologie des lieux est complétée par une étude à la fois sémiologique, poétique et esthétique, « en attendant mieux encore » (!) : « [...] pour comprendre les paysages d’Ecouves, il ne suffit pas d’observer Ecouves, mais de considérer tout autant qui voit et qui observe Ecouves, en un double jeu dialectique, du milieu à l’imaginaire, des perceptions aux lieux vécus. » (Frémont, 1995 : 22)

  • 5 « Cette vie en direct où le rêve rejoint le quotidien, c’est celle dont parlent sans littérature le (...)

7Son ouvrage majeur pour les années 1970, La région, espace vécu (1976 et réédité en 1999), fit date dans la discipline géographique, certes nationale mais aussi européenne. La démarche d’Armand Frémont repose sur une étude segmentée en trois domaines d’étude, étroitement imbriqués, telle qu’il la présente dans un article plus tardif publié en 1995, « Les profondeurs des paysages géographiques – autour d’Ecouves, dans le Parc régional Normandie-Maine » : en premier lieu le milieu, décrit par ses principales composantes à savoir le relief, le climat, la végétation et les emprises et déprises locales. La combinaison de ces différents éléments permet ensuite d’identifier des sous-ensembles paysagers « étroitement associés les uns aux autres » (Frémont, 1995 : 26). En second lieu, l’imaginaire constitue le deuxième grand domaine d’étude. Pour ce faire, l’auteur se propose de réunir des productions littéraires de toute nature associées à l’espace considéré (poèmes, ouvrages, contes et légendes) ; par ce biais, il s’agit ensuite d’analyser, classer, interpréter « ce capital d’observation [...] à travers quatre thèmes principaux d’évocations » : la nature5 – le passé « [qui] complète et affermit l’image de la nature » (Frémont, 1995 : 26). – la solitude, exaltée par la nature – et la peur « [prolongeant] les frémissements de la nature, les énigmes obscurcies du passé, les tristesses de la solitude » (ibid. : 31). Enfin, l’étude des perceptions – à travers la question qui voit les paysages ? – constitue le troisième volet conduisant « [...] du paysage-objet au paysage-rêverie et de celui qui voit, qui contemple ou qui rêve » (ibid. : 32).

8La réunion de ces trois domaines, à savoir le milieu, l’imaginaire et la perception conduit à la redécouverte des lieux : « [p]roduit matériel et social d’une combinaison géographique, [le paysage] est aussi œuvre sensible aussi bien aux perceptions de ses créateurs qu’à celles, multiples, des autres habitants ou visiteurs » (ibid. : 36).

  • 6 « Depuis La région, espace vécu (1976) d’Armand Frémont, la géographie « antipositiviste » a mis au (...)

9Plus généralement, les travaux d’Armand Frémont sur le sens des lieux participaient alors d’un mouvement invitant les géographes « [...] à méditer sur les œuvres littéraires pour décloisonner les savoirs sur l’espace » (Brosseau, 2002 : 27), dans la lignée des études anglo-saxonnes de la New cultural Geography, amorcées par David Sopher. En France, pour les années 1970, ses travaux sur l’espace vécu – espace perçu firent peu école. Mais par la suite, ils devinrent rapidement célèbres chez les tenants de la géographie des représentations, de la géographie humaniste ou encore de la géographie culturelle. Le « vécu » et le « perçu » ont alors surtout été utilisés pour comprendre la dimension subjective et immatérielle du paysage. Cet objet géographique a par la suite été couplé à des conceptions théoriques sur le lieu, le sujet et la territorialité, soit une démarche redécouvrant la relation individus / société6.

10Et cet intérêt pour le rapport des sociétés à leur espace, Armand Frémont y aura particulièrement été confronté à l’occasion de son passage « guerrier » en Algérie : « On m’a envoyé sur cette terre pour faire un métier qui n’est pas le mien, au nom de nécessités supérieures qui ne sont pas les miennes. J’ai abdiqué sur beaucoup de points, en toute conscience... De moi-même, j’ai beaucoup abdiqué. Mais je tiens à conserver ceci : je veux comprendre... » (Frémont, 1982 : 5) et pas seulement témoigner, souligne Danièle Laplace-Treyture (2014 : 131).

Quelques éléments de contexte sur la présence française en Algérie

11La guerre d’Indépendance algérienne ne fut pas une guerre « classique », à l’exemple du deuxième temps de la guerre d’Indochine (1949-1954) qui vit s’affronter frontalement des unités militaires. La première phase de conquête militaire par la France du très vaste territoire algérien, débutée en 1830, se terminait en 1848, aboutissant à la création cette même année de trois nouveaux départements considérés comme français (Oran, Alger, Constantine). Mais dans les faits, la conquête finale du grand sud algérien ne fut achevée qu’en 1903, après plusieurs épisodes sanglants, telle la grande insurrection de la Kabylie en 1871-1872 (Ageron, 2005a).

12Si l’on replace la possession algérienne au sein du mouvement colonial français, celle-ci présente une caractéristique unique qui, par elle-seule, expliquera par la suite l’apprêté (et les horreurs) de la phase de décolonisation finale, à savoir que l’Algérie constitue la seule colonie de peuplement de tout l’Empire français (Stora, 1991 ; Yacono, 1993). La population exogène, estimée à 30000 colons en 1830, augmenta par la suite progressivement, passant de 110 000 en 1847 à 831 000 en 1911 dont 492 000 Français, 135 000 Espagnols – plus particulièrement dans la province d’Oran – et 37 000 Italiens, dans les provinces de Constantine et d’Alger. Les gros « bataillons » de colons se concentraient dans les grandes villes, certes à « la capitale » Alger mais aussi à Bône (l’actuel Annaba) ou encore Oran dont près de 50% de la population était d’origine européenne avant l’Indépendance (Domínguez Villaverde, 2023 : 39). En parallèle, le décret Crémieux d’octobre 1870 attribuait la nationalité française aux juifs d’Algérie, présents en Afrique du nord depuis le IIe siècle après JC, à savoir une communauté estimée alors à 35 000 membres. Durant toute la période coloniale, deux sociétés se côtoyaient sans guère se mélanger, avec d’une part les colons d’origine européenne et d’autre part, les indigènes, représentant près de 90% de la population algérienne en 1960 (Julien, 1967 : 436).

  • 7 « L’Algérie, c’est la France, et la France ne reconnaîtra pas chez elle d’autre autorité que la sie (...)

13Le déclanchement de la guerre d’Indépendance algérienne intervenait le 1er novembre 1954 (la Toussaint sanglante). Puis, près d’un an plus tard, à la suite du soulèvement sanglant organisé par le Front de Libération National (FLN) dans le Nord-Constantinois (20 août 1955), le gouvernement français décidait de recourir massivement aux appelés du contingent pour essayer d’éteindre un conflit prenant de l’ampleur, situé sur un territoire considéré comme national7. Depuis novembre 1950, ceux-ci faisaient un service militaire de 18 mois. À partir de l’automne 1955, l’État français rappelait sous les drapeaux des anciens conscrits libérés de leurs obligations militaires depuis moins de trois ans, les rappelés, soit près de 70 000 hommes, et maintenait en service 180 000 autres qui auraient dû être libérés (Button, 2008 : 182)… En effet, sur une décision datant de février 1956 du socialiste Guy Mollet (président du Conseil), appuyé par les communistes, le service national passait à 24 puis 28 voire 30 mois pour certains, désormais nommés les maintenus sous les drapeaux après la durée légale (ADP).

14Près de 1 180 000 jeunes Français, la plupart âgés de 20 ans au début de leur service – et donc même pas majeurs, la majorité étant alors à 21 ans – sont passés en Algérie, auxquels il faut rajouter les membres de l’armée de métier, estimés à un peu plus de 400 000 (Jauffrey, 2003 : 387). En parallèle, il faut souligner que près de 400 000 musulmans algériens combattirent du côté français et « [que] 80 % des soldats du contingent [auront] participé à des opérations » (Bantigny, 2007 : 167).

  • 8 « Les pertes humaines pouvaient être régulières mais étaient rarement nombreuses – en particulier d (...)

15Confrontés à une guerre de type guérilla et non de type conventionnel (contrairement à la guerre d’Indochine qui combinait guérilla et conflit « classique »), les pertes militaires françaises s’avérèrent importantes, à savoir près de 23 200 soldats dont 50% d’appelés du contingent, 1/3 d’entre eux décédant par accident8. À ce chiffre, il faut rajouter les très nombreux blessés auxquels s’ajoutent les soldats revenus par la suite profondément traumatisés par leur expérience, estimés dans certaines études au chiffre considérable de 300 000 ! De même, les troupes indigènes supplétives, réunies par simplification sous le vocable de « harkis », connurent une épuration des plus sanglantes aux lendemains de l’Indépendance, estimée de 60 000 à 80 000 victimes, pertes auxquelles il faut de même ajouter les civils français, soit de près de 4 500 morts ou disparus (Ageron, 2005b : 656). Enfin, en ce qui concerne les pertes indigènes, il n’existe pas de chiffres officiels reconnus par les deux parties en présence ; ceux-ci vont de 250 000 à 300 000 (estimations françaises, dont 140 000 au combat) à 1 million, voire 1,5 millions (chiffres algériens).

  • 9 « Nous avons tous, je crois, passionnément aimé et détesté ce pays. Par l’isolement et le dépayseme (...)

16Et c’est donc au cœur de cet épouvantable conflit et en situation de combat que s’est retrouvé le Armand Frémont, épreuve qui conditionna significativement la suite de sa vie9.

L’intérêt des écrits algériens « de guerre » d’Armand Frémont

  • 10 Les pertes en sous-officiers engagés, dits d’active, ont été particulièrement élevées au cours de l (...)
  • 11 Jusqu’en 1963, le baccalauréat comportait deux parties : une première passée en classe de première (...)

17Normalien et agrégé, Armand Frémont, au moment de son service militaire, relevait par son niveau d’instruction de cette catégorie d’appelés sollicités par l’institution militaire pour devenir officier de réserve. En effet, le déclenchement de la guerre d’Algérie et l’envoi du contingent avaient multiplié les besoins en personnel d’encadrement, tant en officiers qu’en sous-officiers10. Jean-Charles Jauffrey souligne qu’entre le Ier novembre 1954 et le Ier janvier 1960, la part des officiers de réserve dans l’armée française était passée de 2,62% à 39,19% (Jauffrey, 2003 : 398) ! Ils furent ainsi près de 26 000 à faire leur devoir durant ce conflit singulier. Aussi, dès la période dite des classes marquant le début du passage de l’appelé sous les drapeaux, l’institution cherchait-elle à diriger vers les écoles d’officiers de réserve ceux présentant un niveau scolaire correspondant au moins au baccalauréat, puis à partir de 1956, a minima à la première partie de ce même diplôme11. Et si la proportion de bacheliers doublait entre 1950 et 1962, passant de 5,1% d’une classe d’âge à 11,2%, le nombre d’étudiants français demeurait faible, estimé en 1960 à 310 000, dont 20 000 en classe préparatoire (Buton, 2021 : 189). Si certains d’entre eux ont pu échapper à l’expérience du passage sous les drapeaux en Algérie (soutien de famille, affectation en métropole, etc.), nombreux furent les jeunes intellectuels à se retrouver en terre inconnue, dans une situation d’empêchement, pour reprendre les termes de François Buton :

[...] ils ont dû supporter à la fois l’institution militaire, leur position de minoritaire, et les réalités de la guerre, donc subir une modification considérable des cadres sociaux dans lesquels ils avaient été socialisés avant leur appel sous les drapeaux, et a priori peu propice à l’exercice sinon d’un travail intellectuel, du moins des activités et des moments relevant d’une condition lettrée (lire, écrire, pratique de l’examen de soi, etc.) (Ibid. : 190)

18Armand Frémont fait donc partie de ces derniers ; après avoir épuisé tous les sursis possibles (Dietrich, 2012), il incorporait les drapeaux courant 1958, dans sa 25ème année. Et après une formation d’élève officier de réserve (EOR), il rejoignait comme sous-lieutenant son affectation, à savoir la direction civile mais aussi militaire d’un douar (un groupe d’habitations) de près de 2 000 personnes, situé dans les Hautes Plaines constantinoises, entre les villes de Batna et Constantine.

  • 12 Il en fut de même pour les historiens. François Buton, dans son étude consacrée aux témoignages des (...)
  • 13 En poste à Oran au sein du 53° bataillon géographique, comme Pierre Merlin, il laisse deux courts f (...)

19Si Armand Frémont n’est pas le seul géographe universitaire à avoir incorporé les EOR dans le cadre de la Guerre d’Algérie, ils demeurent bien peu à avoir témoigné de leur expérience12. Ainsi, nous avons relevé en plus Michel Sivignon (2022), Jean-François Troin (2014), Pierre Merlin (2014) et Michel Coquery13.

  • 14 Il proposait alors, afin de tourner le dos à cette même guerre des mémoires, la constitution d’une (...)

20Depuis près de quinze ans, les témoignages portant sur la guerre d’Algérie s’avèrent pléthoriques, ce que souligne le grand spécialiste de la guerre d’Algérie, Benjamin Stora. Or, jusqu’au tout début des années 1990, alors qu’il rédigeait La Gangrène et l’oubli, ce dernier racontait avoir été confronté « au problème de l’occultation de cette guerre » (Stora, 2008 : 13) ; désormais, avec les années 2010, cette guerre qui ne portait alors pas encore son nom et qui n’était pas assumée, donne lieu à une surabondance mémorielle de même qu’à une guerre des mémoires, entre la France et l’Algérie « [...] mais aussi au cœur même des sociétés française et algérienne »14.

21Toutefois, par le nombre de témoignages écrits qu’il nous laisse, écrits mais aussi oraux, Armand Frémont se différencie sans mal de ses autres confrères et pour certains, amis. Déjà, il a témoigné de son expérience juste quelques mois après la fin de son passage sous les drapeaux, ce qui constitue une démarche plutôt rare. Ainsi, nous relevons pas moins de trois articles scientifiques pour la période 1961-1962 (le conflit s’interrompant « en théorie » en juillet 1962), dont deux au sein d’une revue de sociologie de l’université du Havre. Le premier, intitulé « Un petit regroupement des Hautes Plaines du Constantinois », s’élève contre les conséquences à venir des regroupements forcés de population mis en œuvre dans les zones rurales algériennes afin d’essayer de couper toutes relations entre les communautés locales et les pôles de résistance regroupés dans des maquis.

Plus d’un million de regroupés sur une population rurale de quelques huit millions : le phénomène est considérable. Mais sera-t-il durable ? Ne durera-t-il que le temps des combats ? La paix revenue, les habitants des douars regroupés ne s’empresseront-ils pas de revenir à leur genre de vie traditionnelle ? [...] Dès maintenant, la réponse à ces questions est évidente : le bled algérien traditionnel ne résistera pas aux regroupements. (Frémont, 1961 : 93).

  • 15 Au nombre de 2300, ces centres de regroupements de la population rassemblèrent près de 2,4 millions (...)

22Selon Armand Frémont, ses effets seront d’autant plus forts qu’ils touchent alors un milieu social depuis longtemps en crise : « Sous-administrée, la société traditionnelle du bled vivait dans le cadre d’une vieille structure familiale, sur une économie d’auto-consommation à peine modifiée. L’édifice ne subsistait qu’à force d’inertie et de misère. Les regroupements le brisent. » (ibid. : 95). Seul effet positif, non prévu par les autorités coloniales, de ces regroupements forcés, marqués par la maladie et la misère, ce brassage énorme des populations rurales algériennes15 aurait conduit au renforcement du sentiment national algérien : « un peuple est né. » (ibid. : 105).

23Dans ce deuxième article intitulé « Géographes en Algérie » (1962) publié alors que la guerre d’Indépendance algérienne vient tout juste de se terminer, Armand Frémont souhaite tracer un premier bilan des regards portés par géographes contemporains français sur ce conflit. Par cette démarche, il s’agit pour l’auteur de compléter les analyses des sociologues (Jacques Berque, Pierre Bourdieu, Germaine Tillon) et des économistes (R. Dumoulin, R. Gendarme) en mobilisant « [les] observations et témoignages de géographes appelés ou rappelés qui ont pu analyser sur place les bouleversements subis par ce pays » (Frémont, 1962 : 383). La conclusion qu’il tire de ses propres travaux mais aussi de ceux de Xavier de Planhol, Michel Coquery, Eric Dalmasso et Anne-Marie Faldutti nous dépeint hélas très justement les multiples difficultés auxquelles sera confrontée dans les décennies suivantes la toute jeune république algérienne, dont la population vient d’être soumise à un « véritable concassage » : « Certes, la disparition des bidonvilles et des plus médiocres regroupements peut-être espérée [...] Mais avant toute chose, c’est la société qui, dans cette guerre révolutionnaire, a été détruite [...] Sa “reconstruction” est inséparable d’un développement économique qui lui soit adapté. » (Frémont, 1962 : 407).

24Enfin, dans « La région d’Ain Mlila dans les Hautes Plaines constantinoises », Armand Frémont propose une longue et fouillée étude de « géographie globale » consacrée à la région qu’il a alors pratiqué « sous les drapeaux », publiée deux ans après son retour en métropole. L’auteur n’y cache d’ailleurs pas au lecteur les conditions très particulières de rédaction de ce travail :

Cette étude [...] ne puise pas aux sources habituelles de la géographie (archives, statistiques, plans) que l’auteur n’a pas eu le loisir de consulter. Il s’excuse auprès des lecteurs des multiples imperfections qui proviennent de ces lacunes. L’essentiel de la documentation est donc constitué d’observations. [...] L’auteur doit une reconnaissance particulière à Monsieur Roux, colon, et à tous les Ouled Zouai. (Frémont, 1962 : 29)

  • 16 « Le système agricole des colons utilise fort peu de main-d’œuvre. Tous sont puissamment mécanisés. (...)

25C’est l’occasion pour Armand Frémont de critiquer sévèrement la mainmise coloniale sur ces espaces ruraux, qui a déstructuré profondément l’organisation spatiale originale des populations locales16. Il y dénonce de même la misère tenace de ces dernières, ainsi que le triste rôle dévolu « traditionnellement » aux femmes : « La misère est le lot commun des habitants des douars [...] Le fellah gratte le sol où il sème. Les rendements sont faibles et irréguliers [...] Les enfants ont souvent faim. Leur mortalité est très élevée [...] Les femmes, enfin, réduites à un niveau intermédiaire entre l’homme et l’animal, font les besognes auxiliaires comme la cueillette de l’alfa dans le djebel [...] » (Frémont, 1962 : 40) 

26Quelque dix-sept ans plus tard paraissait le « Journal de guerre d’un géographe en Algérie ». Comme le souligne l’intitulé, il s’agit de la reproduction a priori à l’identique du journal tenu par Armand Frémont, entre juillet 1959 et février 1960.

Arzew, le 5 juillet 1959
Devant la table d’une salle de lecture au centre d’instruction de contreguérilla d’Arzew. Les premiers mots d’un journal...
[...]
Se réserver quelques moments de solitude... Le besoin supérieur, c’est moi-même, et c’est ma liberté. Pouvoir être seul et moi-même. Faussé ni par les galons, ni par les combats, ni par le soleil. Pouvoir comprendre.
Comprendre les galons, le combat, le soleil. Le besoin supérieur, le voici. Et je l’écris ici. (Frémont, 1979 : 5)

27Ce témoignage, rude par son contenu, est d’autant plus précieux qu’il diffère des travaux de collecte de la mémoire réalisés de nombreuses années après les évènements relatés. En effet, ces derniers se caractérisent par le fait que les témoins ne peuvent s’empêcher de « connaître la fin », éliminant par exemple de leurs récits « les moments d’incertitude, où aucune décision n’était évidente » (Roche & Belgacem, 2017 : 7)… Ce n’est donc pas le cas des écrits d’Armand Frémont, rédigés au jour le jour.

  • 17 « Entre 1970 et 1981, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de faire de brefs séjours dans l’Algérie in (...)

28Les passages de son journal intégrèrent par la suite son ouvrage Algérie – El Djazaïr, les carnets de guerre et de terrain d’un géographe, publié en 1982. Comme le souligne son collègue Marc Cotte, éminent spécialiste de l’Algérie, Armand Frémont, avec cet ouvrage, propose en quelque sorte un écrit de forme très originale, alternant les passages liés à son expérience durant la guerre d’Algérie, issus directement de son journal de guerre, aux notes rédigées par la suite en temps de paix, à l’occasion de missions réalisées en Algérie à la fin des années 1960 et début 197017. Nous y reviendrons plus amplement par la suite.

  • 18 « A dire vrai, ce que j’ai écrit jusqu’à présent concerne assez peu mes camarades du contingent et (...)

29Enfin, la bibliographie de l’auteur présente deux autres écrits en relation directe avec son vécu de la guerre d’Algérie : « Le contingent : témoignage et réflexion ». Dans ce court texte correspondant à la publication de sa communication dans un colloque consacré à La guerre d’Algérie et les Français organisé en 1990 par l’Institut d’histoire du temps présent, Armand Frémont précise vouloir désormais évoquer ses camarades du contingent18. Ces derniers ne se retrouveraient pas dans les ouvrages alors publiés sur cet épisode, faisant la part belle aux épisodes guerriers : « Les appelés en parlent peu. Ils trouvent que l’on en parle mal. Le combat des chefs n’était pas le leur. Ils étouffent maintenant leurs souvenirs comme jadis ils ont étouffé les sentiments de leur jeunesse [...] Ils étaient encore très jeunes en revenant d’Algérie, la vie devant eux, la grande croissance puis la crise [...] Nous avons appris à vingt ans que notre vie ne serait pas un rêve » (Frémont, 1990 : 85).

  • 19 « C’est de sa vie dont parle Armand, de ce qu’il a vu et de ceux qui l’on entouré, mais sous un ang (...)

30Et enfin, dans La mémoire et la guerre, ouvrage tardif publié en 2015, l’auteur expose son ressenti ainsi que celui de ses parents et grands-parents sur les conflits que sa famille a connus (14-18, la Seconde Guerre mondiale et le conflit algérien), en se concentrant plus particulièrement sur la Seconde Guerre mondiale. Comme le souligne Paul Claval, il s’agit en fait d’une autobiographie plus particulièrement rédigée pour ses fils et petits-fils19.

Algérie – El Djazaïr, les carnets de guerre et de terrain d’un géographe, ouvrage hybride

  • 20 Pour cette publication, La Découverte, éditeur de la revue Hérodote, célèbre revue française de géo (...)

31Le moins que l’on puisse dire est que cet ouvrage, publié en 1982, est susceptible de déstabiliser le lecteur20. En premier lieu, le plan de l’ouvrage est « surprenant », même si l’on peut y trouver une certaine logique spatiale, quoique imparfaite. Ainsi, le lecteur balaye la géographie algérienne le long d’un axe grosso-modo Ouest-Est. Comme le relève Danièle Laplace-Treyture, il est inutile de rechercher « [une] unité de l’ouvrage là où Frémont a manifestement voulu délier les choses et proposer une esthétique du fragment » (2014 : 127), un fragment composite dans sa constitution : ses écrits de jeunesse « sur le terrain », combinés à ceux du professeur plus « mature » revenant en Algérie dix ans plus tard ainsi qu’à des réflexions, rédigées par la suite.

32En second lieu, il est bien difficile d’accoler à ce texte un « genre » particulier : déjà ce n’est pas un simple journal de guerre même s’il reproduit de très longs passages de ses écrits de guerre, déjà évoqués précédemment, mais dans une forme qui nous paraît plus conforme par ailleurs à ses écrits originels, non censurée par l’auteur. Tels ces extraits du chapitre IV, « Les Ouled Y., août 1959, janvier 1960 – les fellahs, la terre, la guerre » : si l’on compare la page de son journal consacrée à la journée du 5 août 1959, telle que publiée en 1979, avec celle reproduite dans Algérie – El Djazaïr, on se rend compte que l’auteur avait fait des coupes plus que conséquentes dans la première édition. Ainsi par exemple, ce long passage consacré à une description « clinique » de la torture telle qu’elle était pratiquée au moment de sa prise de fonction est absent de la première édition du journal :

  • 21 Les coupes dans le texte original ont été réalisées par nous-même.
  • 22 Le « téléphone » fait référence au passage des prisonniers à la « gégène », argot militaire désigna (...)

Une lutte sans pitié est engagée. Il faut chasser, traquer, tuer. Un prisonnier est plus précieux qu’un cadavre. On en titre le maximum de renseignements afin de pouvoir monter de nouvelles opérations [...]21 On torture. C’est une pratique courante [...] Il faut casser des gourdins sur les épaules. Il faut “le téléphone”22. Il faut “le tuyau”. Je n’ai encore rien vu. Mais ces procédés sont inventoriés devant moi, peut-être avec quelque provocation, comme des consignes que l’on passe, en routine.
Un bref exemple, cependant [trois jours avant son arrivée, un suspect est arrêté après des échanges de coups de feu] Pendant deux jours, il tient, il nie. Puis en vingt-quatre heures, il donne deux versions différentes des faits. Les soupçons se précisent. Depuis son arrestation, il est enfermé, sans nourriture, dans un cahot où il ne peut se tenir allongé. Le soir de mon arrivée, on me montre “le vieux”. L’homme git ensanglanté. Il s’est tailladé la gorge avec un couvercle d’une boîte de conserve. La coupure est longue de plusieurs centimètres. Par la plaie, on voit la trachée artère. Rien de vital n’est atteint. L’homme reste parfaitement lucide. Un brigadier lui fait un pansement sommaire. Le lendemain il est interrogé, à coups de point et à coups de baguettes sur le visage. La plaie est épargnée. Il maintient qu’il ne sait rien. Deux jours plus tard, le toubib de passage désinfecte la plaie et pose des agrafes. L’homme bronche à peine sous la douleur. On le met dans un réduit un peu plus vaste où il peut s’étendre, sous un escalier. On lui donne du pain.
On renonce à l’interroger.
Un “accident” d’interrogatoire est sans conséquence. Tu mets le cadavre dans un camion et tu le portes au djebel. Tu fais ensuite un compte-rendu de disparition. Tout est en règle. (Frémont, 1982 : 136)

33Dans son dernier ouvrage, publié quatre ans avant son décès, Armand Frémont précisa son rapport à la torture, découverte au moment de sa prise de fonction : « Le sous-lieutenant F. mit fin à la torture dès les premiers jours de son arrivée… Les hommes du poste ne comprirent pas et ne lui pardonnèrent que lorsqu’il partit. Le Commandement, qui savait, ne dit mot. » (Frémont, 2015 : 352)

34Et toujours pour ce même jour de prise de poste, l’auteur avait initialement coupé un second long paragraphe consacré aux exactions des soldats français commises lors des opérations de ratissage :

Auprès de la population, la terreur, c’est le pillage. La fouille des mechtas fait partie de nos obligations quotidiennes. Les hommes en profitent pour améliorer l’ordinaire. Les poules, les œufs, les légumes, parfois une lampe-tempête, parfois un tapis sont versés à la collectivité militaire. [...] À la base de la guerre, comme dans cette ferme R. où je me trouve, le bilan me semble très lourd, pour les populations comme pour les milliers de jeunes Français engagés dans “l’expérience” ? Il est des poisons qui donnent d’abord l’illusion d’un regain de vie. (Frémont, 1982 : 137)

  • 23 « Je crois pouvoir affirmer que l’attitude des appelés fut globalement profondément raciste… [...]  (...)
  • 24 Il faut souligner qu’en mars 1962, Guy Pervillé n’avait pas encore 14 ans ; et que s’il devint par (...)

35À noter que ces témoignages d’Armand Frémont ne furent pas remis en cause, seul l’historien Guy Pervillé s’élevant en faux contre la dénonciation du racisme régnant alors dans la colonie23: « On ne peut [...] accepter ce qu’a écrit le géographe Armand Frémont [dans « Le contingent : témoignage et réflexion », page 83], évoquant son expérience d’appelé : “En Algérie, le racisme était la loi”. À partir de 1958 au moins, il n’y avait plus de discriminations légales en Algérie, à l’exception de discriminations positives destinées à favoriser la promotion des “Français musulmans” » (Pervillé, 2000 : 124)24.

36En troisième lieu, il ne s’agit pas non plus d’un manuel de géographie même si l’ouvrage s’avère riche en notes découlant donc d’observations réalisées dans les années 1970. On y découvre par moments un auteur profondément déstabilisé, à l’exemple de la relation de son retour dans le douar où il était jadis en poste :

Mérouana, 17 août 1970
[...] Aïn Mlila m’a saisi sans que j’y prenne garde. À peine le temps de noter quelques constructions de belle allure à l’entrée du village, de regarder l’école où j’ai habité, de parcourir l’enfilade de la rue unique qui se confond avec la route, et je me retrouve assis à une table de café. On me parle, mais je n’entends guère. Aïn Mlila, sa misère, ses mendiants, ses fellahs aux barbes noires et aux regards farouches. Ses gosses déguenillés, ses caïds qui travaillent maintenant avec le FLN, son quincailler, ses cafés, Aïn Mlila a à peine changé. (Frémont, 1982 : 181)

  • 25 « Nous avons découvert le tiers monde à nos portes. » (Frémont, 1990 : 83)

37Pour conclure, nous souhaitons insister sur trois points particuliers. Premièrement, pour Armand Frémont, cette expérience algérienne constitua « un triple choc » pour reprendre les propres termes de Judicaëlle Dietrich (2012 : 8), que l’on retrouve par ailleurs exposé dans la quasi-totalité des témoignages des appelés, du simple soldat à l’officier :

- « un profond dépaysement » (ibid.) et ce, même pour un géographe de formation !

- une situation de guerre qui, en France, ne disait alors pas son nom ; d’ailleurs, longtemps, on ne parlera que d’opérations de maintien de l’ordre jusqu’à ce qu’une loi d’initiative parlementaire, votée à l’unanimité le 18 octobre 1999, n’introduise le vocable Guerre d’Algérie…

- enfin, la confrontation à la très grande pauvreté des Français musulmans, nommés à partir de 1958 Français de souche nord-africaine (FSNA), notamment dans les campagnes algériennes, à mettre en parallèle avec la situation de la population dite européenne25.

  • 26 Célèbre slogan du FLN tapissant les murs d’Alger dans les derniers temps du conflit. Se reporter pa (...)

38Deuxièmement, plus que son ouvrage le plus célèbre sur son expérience algérienne Algérie – El Djazaïr, nous insisterons sur la grande qualité de son article « La région d’Aïn Mlila dans les Hautes Plaines constantinoises », publié en 1962. D’une part, il s’avère d’un contenu alors totalement novateur ; en effet, ce type de recherche géographique en milieu rural algérien était alors rarissime, les travaux en la matière publiés se résumant jusque-là à quelques monographies datant d’avant la Première Guerre mondiale, comme le souligne Claude Bataillon en 2006 : « Il est clair que la géographie humaine de l’Algérie se [heurtait alors] à une situation coloniale particulièrement inextricable, où l’imbrication des populations locales et immigrées [rendait] toute enquête de terrain suspecte aux autorités administrative. » (Bataillon, 2006 : 18) ! Et d’autre part, cet article a été rédigé alors que la fin du conflit n’était pas encore connue. Dans sa conclusion, Armand Frémont s’y interrogeait ouvertement sur le futur « post guerre d’Indépendance » de l’Algérie, dont le devenir des colons français : « L’implantation des colons fut un des éléments décisifs de la transformation de la région. Qu’en sera-t-il de leur départ ou de leur intégration ? » (Frémont, 1962 : 64). Dans les faits, 600 000 pieds-noirs (sur 800 000) quittèrent précipitamment l’Algérie entre mars et juillet 1962 : « la valise ou le cercueil »26.

  • 27 « Les géographes français et la guerre d’Algérie », Café de Flore, Paris, 18 décembre 2012. En lign (...)

39Indubitablement, ce passage algérien alimenta son amour pour les gens et le paysage (Laplace-Treuture, 2014). Mais cet épisode le hanta de même toute sa vie, Armand Frémont, près de trente ans après ces évènements, parlant à propos de cette « expérience assez dramatique de [sa] vie [une] blessure fermée [qui] n’est pas fermée » : « Cette guerre n’est pas la nôtre [...] nous la rejetons intellectuellement. Nous tentons d’éviter qu’elle affecte notre vie. Nous nous considérons tous comme trompés, pour la première fois et très vivement [par le gouvernement de Guy Mollet] Cette brisure, sans aucun doute, marquera une génération » (Frémont, 1990 : 83). Aussi n’aura-t-il cesse d’évoquer cet épisode algérien de sa vie, à l’exemple de ce long témoignage recueilli par Judicaëlle Dietrich à l’occasion d’un café-géographique intitulé « Les géographes et la guerre d’Algérie »27.

40Au final, Armand Frémont aura su parfaitement « [...] troquer une culture de guerre contre une culture de paix », pour reprendre une expression de Raphaëlle Branche (2007 : 8).
J’aime l’Algérie.

Depuis 1830 pour le moins, nous sommes quelques millions de Français à avoir éprouvé pour ce pays et pour les hommes qui y vivent la soudaineté d’un coup de foudre ou la lente et étrange flamme d’une passion. Nous sommes restés quelques jours, quelques années, quelques générations. Nous sommes passés [...] Nous n’oublions pas, même lorsque nous restons muets. (Frémont, 1982 : 5).

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Notes

1 Tel l’ouvrage La région, espace vécu (Paris, PUF, 1976), apport majeur d’Armand Frémont à la géographie culturelle française.

2 « Je suis resté sept mois seulement en Algérie, beaucoup moins que la plupart des camarades de ma génération. » (Frémont, 1990 : 83).

3 31 janvier 1933 – 2 mars 2019.

4 Entre autres, il y fut directeur scientifique du nouveau département des Sciences de l’homme et de la société.

5 « Cette vie en direct où le rêve rejoint le quotidien, c’est celle dont parlent sans littérature les paysans ou les propriétaires. Sans doute est-ce celle à laquelle aspirent aussi les urbains égarés à la recherche d’une nature perdue ». (Frémont, 1995 : 30)

6 « Depuis La région, espace vécu (1976) d’Armand Frémont, la géographie « antipositiviste » a mis au centre de ses préoccupations la question des représentations, qu’elles soient collectives ou individuelles, en essayant de dégager ce qu’elles pouvaient avoir de « géographique ». Il en est résulté chez certains un travail proprement « ontologique » sur la géographicité ou la territorialité (C. Raffestin, J.-P. Ferrier, J.-L. Piveteau, Augustin Berque), nourrie de la redécouverte de L’homme et la terre d’Éric Dardel (1952). Mais d’autres voies, davantage descriptives ou débarrassées du préalable ontologique, ont été explorées, mettant à jour des identités « géographiques », urbaines, territoriales, etc. Des méthodologies empruntées aux sciences sociales (observation participante, enquêtes ethnologiques) se sont pour partie substituées aux pratiques antérieures. » (Orain, 2006)

7 « L’Algérie, c’est la France, et la France ne reconnaîtra pas chez elle d’autre autorité que la sienne ». Allocution radiophonique de François Mitterrand, ministre de l’Intérieur, 7 novembre 1954. En ligne, https://fresques.ina.fr/mitterrand/fiche-media/Mitter00086/allocution-de-francois-mitterrand-sur-la-toussaint-sanglante.html [consulté le 05 mai 2023].

8 « Les pertes humaines pouvaient être régulières mais étaient rarement nombreuses – en particulier du côté français, suréquipé en comparaison de son adversaire susceptible d’essuyer des attaques plus massivement meurtrières notamment par les airs. De fait, même les affrontements très durs qui eurent lieu à la frontière tunisienne ne firent pas plus de soixante morts mensuels en moyenne parmi les militaires français. » (Raphaëlle Branche, 2007 : 3).

9 « Nous avons tous, je crois, passionnément aimé et détesté ce pays. Par l’isolement et le dépaysement, par la rudesse des reliefs et des climats, par la beauté des sites et de la lumière, par la violence des situations, par l’hostilité latente des populations, par l’alternance syncopée de longues attentes et de brèves actions, par l’indolence de certains instants, par le contraste entre la frugalité et le déferlement impudique de notre propre consommation. » (Frémont, 1995 : 83).

10 Les pertes en sous-officiers engagés, dits d’active, ont été particulièrement élevées au cours de la guerre d’Indochine qui venait de se terminer avec la signature des accords de Genève en juillet 1954.

11 Jusqu’en 1963, le baccalauréat comportait deux parties : une première passée en classe de première qu’il fallait absolument obtenir pour pouvoir aller en classe terminale et par la suite, se présenter à la seconde partie.

12 Il en fut de même pour les historiens. François Buton, dans son étude consacrée aux témoignages des historiens Antoine Prost et Paul-Albert Février cite aussi leurs collègues Robert Bonnaud, Alain Corbin, Jacques Julliard et Lucien Bianco, de même que les philosophes Pierre Bourdieu et Jacques Derrida (Buton, 2021).

13 En poste à Oran au sein du 53° bataillon géographique, comme Pierre Merlin, il laisse deux courts films tournés en septembre 1959 (« les rues d’Oran », 2’27 / « Le quartier des planteurs », 4’30) qui furent intégrés par Jean-Pierre Sertin-Maghit dans son film documentaire Lettres filmées d’Algérie, des soldats à la caméra (1954-1962), Ministère de la Défense- Nouveau Monde édition, 2015. Il publia aussi de cette expérience un écrit scientifique consacré à l’urbanisme d’Oran au moment de l’Indépendance algérienne (1965).

14 Il proposait alors, afin de tourner le dos à cette même guerre des mémoires, la constitution d’une commission mixte d’historiens franco-algériens « [...] à qui on confierait le soin d’abord de faire un inventaire, une sorte d’état des lieux des divergences, des oppositions et des problèmes qui touchent à la question coloniale et à la guerre [...] » (Stora, 2008 : 16). Cette proposition réaffirmée en 2021 dans le Rapport Stora, fut remise à l’ordre du jour à l’occasion du voyage officiel à Alger et Oran en août 2022 du président français Emmanuel Macron.

15 Au nombre de 2300, ces centres de regroupements de la population rassemblèrent près de 2,4 millions de ruraux. (Sacriste, 2022)

16 « Le système agricole des colons utilise fort peu de main-d’œuvre. Tous sont puissamment mécanisés. Aux Ouled Zouai, les possibilités de travail auprès des colons se limitent à une dizaine d’individus pendant toute l’année, à une centaine au maximum pendant les grands travaux. Ces chiffres sont sans rapport avec la masse des adultes indigènes (plus de cinq cents pour ce douar). Les bénéfices réalisés par les agriculteurs européens peuvent être considérables. Mais ils ne profitent nullement à la région. [...] Ils améliorent leurs domaines, ils les agrandissent, ils en achètent d’autres. De ce fait, ils diminuent d’autant les terres restées à la disposition des indigènes. » (Frémont, 1962 : 40).

17 « Entre 1970 et 1981, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de faire de brefs séjours dans l’Algérie indépendante, comme professeur cette fois. La nouvelle université de Constantine m’a accueilli pour quelques conférences à des étudiants qui ressemblent encore à des fellahs des Hautes Plaines, ou pour conseiller de jeunes assistants qui seront les professeurs de demain, non loin de ces djebels et de ces steppes où je m’étais retrouvé il y a vingt ans, jeune comme eux, malgré moi, les armes à la main contre leurs pères. » (Frémont, 1982 : 6)

18 « A dire vrai, ce que j’ai écrit jusqu’à présent concerne assez peu mes camarades du contingent et plutôt l’Algérie et les Algériens. Ce livre me donne l’occasion d’un nouveau retour en arrière, trente ans plus tard. » (Frémont, 1990 : 79).

19 « C’est de sa vie dont parle Armand, de ce qu’il a vu et de ceux qui l’on entouré, mais sous un angle volontairement limité ; celui de la guerre telle que lui et ses proches l’ont vécue et que ses enfants n’ont pas connue et sur laquelle ils l’ont sans doute questionné ». (Claval, 2022 : 334).

20 Pour cette publication, La Découverte, éditeur de la revue Hérodote, célèbre revue française de géopolitique créée en 1976 par Yves Lacoste, reprend fidèlement la maquette de cette dernière.

21 Les coupes dans le texte original ont été réalisées par nous-même.

22 Le « téléphone » fait référence au passage des prisonniers à la « gégène », argot militaire désignant une dynamo électrique utilisée pour la torture.

23 « Je crois pouvoir affirmer que l’attitude des appelés fut globalement profondément raciste… [...] le racisme était la loi. Une génération en fit l’apprentissage. L’encadrement subalterne l’encourageait, malgré la doctrine officielle, et sous le silence contraint du commandement. Les actions et parfois les exactions ou les atrocités commises par l’adversaire le stimulaient [...] La guerre d’Algérie nous a laissés les plaisirs du racisme ordinaire. » (Frémont, 1990 : 83, 85).

24 Il faut souligner qu’en mars 1962, Guy Pervillé n’avait pas encore 14 ans ; et que s’il devint par la suite un spécialiste reconnu – mais aussi controversé – de la guerre d’Algérie, il n’a pas eu d’expérience directe du conflit, contrairement à Armand Frémont.

25 « Nous avons découvert le tiers monde à nos portes. » (Frémont, 1990 : 83)

26 Célèbre slogan du FLN tapissant les murs d’Alger dans les derniers temps du conflit. Se reporter par exemple à l’ouvrage de Pierre Daum, Ni valise, ni cercueil (2012).

27 « Les géographes français et la guerre d’Algérie », Café de Flore, Paris, 18 décembre 2012. En ligne, http://cafe-geo.net/les-geographes-et-la-guerre-dalgerie/ [consulté le 05 mai 2023].

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Yves Puyo, « Les écrits algériens du géographe Armand Frémont : « une blessure fermée qui n’est pas fermée » »Carnets [En ligne], Deuxième série - 26 | 2023, mis en ligne le 28 novembre 2023, consulté le 10 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/carnets/15143 ; DOI : https://doi.org/10.4000/carnets.15143

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Auteur

Jean-Yves Puyo

Université de Pau et des Pays de l’Adour- Laboratoire TREE (UMR 6031)
jean-yves.puyo[at]univ-pau.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-4.0

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