L’argumentaire politique du Bunker : les "discours de la tension’’ sous le premier gouvernement d’Adolfo Suárez (Espagne 1976-1977)
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Thèse de doctorat réalisée sous la direction de Madame Florence Belmonte (Université Paul Valéry, Montpellier) et soutenue le 20 novembre 2020 devant un jury composé de MM. Les Professeurs Mario Pedro Díaz Barrado (Université d'Estrémadure, Espagne) ; Pilar Martínez-Vasseur (Université de Nantes), Manuelle Peloille (Université d'Angers) et Bruno Vargas (Université de Toulouse-Jean Jaurès)
Texte intégral
1Mon intérêt pour l’extrême droite espagnole, outre les lectures historiques auxquelles j’ai la chance d’avoir accès dans mon cercle familial, est né d’une impression d’incohérence, d’un paradoxe historique en relation avec l’évolution du pays pendant le XXe siècle : l’absence, à première vue, d’un parti d’extrême droite d’ampleur dans l’Espagne démocratique de la fin du XXe siècle, comparable aux grands partis tels que le MSI en Italie ou le FN en France, alors même que le pays avait subi le joug de la dictature d’extrême droite franquiste pendant près de quarante années. La mise en évidence indéniable de ce secteur politique est très récente, suite à la création et à l’émergence de Vox sur l’échiquier politique de la dernière décennie.
Le Bunker. Justification du corpus
2À mes yeux cette « anomalie », ou du moins ce paradoxe en Espagne, semblait d’autant plus flagrant de 1975 à 1982, pendant la Transition démocratique, que la mort de Franco n’avait pas impliqué une rupture avec les institutions de la dictature, dans lesquelles l’extrême droite du franquisme était bien présente. La formule de l’universitaire et consejero nacional del Movimiento, Jesús Fueyo, « Después de Franco, las instituciones », mettait en évidence l’espoir que fondaient les partisans du franquisme sur la structure du régime pour garantir son maintien une fois le caudillo disparu. Parmi eux, on distingue la frange ultra-réactionnaire, appelée le Bunker dans le franquisme tardif, groupe autour duquel j’ai construit mes recherches, et qui disposait encore de zones d’influence considérables. On en trouvait des représentants au cœur des lieux de pouvoir de la dictature : aux Cortes, au Consejo Nacional del Movimiento, au Consejo del Reino, et ils avaient des soutiens importants au sein des derniers gouvernements du régime, en particulier celui de Luis Carrero Blanco.
3Le profil de ces fidèles étant varié, il importait de les définir, ainsi que la place et l’influence politique et sociale de ce groupe. Le champ de l’extrême droite politique s’avérait trop large pour constituer une réponse satisfaisante, et trop réducteur s’il se limitait, dans le cas du Bunker, au seul champ politique, sans prendre en compte d’autres acteurs institutionnels et sociaux. Dès 1976, un trait d’humour d’Antonio Álvarez Solís avait synthétisé un aspect essentiel du Bunker : « Al revés que ocurre con las madres, búnker hay más de uno. » Finalement, j’ai retenu Fuerza Nueva, le parti le plus important de la mouvance ultra-réactionnaire, et les secteurs du Bunker de l’Armée, et de l’Église, institutions piliers de la dictature dès son instauration. Ils ont constitué le cœur de mon étude en prenant pour laboratoire d’observation trois revues représentatives de ces trois secteurs : Reconquista, dirigée par José Luis Tafur, publication mensuelle diffusée dans les casernes depuis 1950, avec 3 000 puis 10 000 souscriptions pendant la Transition. Revue rédigée et lue, majoritairement, par des militaires, elle était destinée aux officiers et à l’État-Major, dont la composition sociologique expliquait leur appartenance importante au Bunker. Iglesia-Mundo, revue bi-mensuelle dirigée par Jaime Caldevilla puis Pedro Rodrigo, qui tirait à près de 20 000 exemplaires, était diffusée majoritairement dans les milieux ecclésiastiques depuis 1971. Elle affirmait être lue par plus de 60 000 personnes, bien qu’on ne puisse exclure une part d’exagération destinée à attirer des annonceurs et leurs investissements. Ses orientations idéologiques ne faisaient pas de doute : sa défense acharnée de l’intégrisme de la dictature fut suffisante pour que son nom soit cité dans un rapport de 1972 de la DGP, comme l’une des publications aux « effets anti-subversifs ». Le cardinal Tarancón lui-même la considérait un défenseur du « national-catholicisme polémique et intransigeant ». Enfin, Fuerza Nueva, revue hebdomadaire éditée à près de 30 000 exemplaires, était l’organe de presse du parti du même nom, qui constituait, malgré les déboires qu’il vécut pendant la Transition, l’organisation politique la plus importante du Bunker. La particularité de ces revues, à la différence de la presse quotidienne, est de proposer principalement des articles d’opinion et leur fréquence de parution inférieure ainsi que leur spécialisation éditoriale plus prononcée que la presse quotidienne leur impose d’effectuer un travail de sélection idéologique plus approfondi de l’actualité. Leur spécialisation éditoriale fait des revues retenues un corpus représentatif du Bunker car leurs discours servaient de relais à l’argumentaire politique du groupe, leur rôle étant de consolider l’influence politique et sociale que les trois secteurs concernés voulaient voir s’étendre ou, pour le moins, maintenir.
Influence des revues du Bunker
4À partir de l’étude de ces divers secteurs du Bunker, j’ai fait le constat de la perte d’influence relative du Bunker ecclésiastique et politique au sein de leur champ respectif dès le franquisme tardif, à la différence de ce qu’il s’était produit pour le secteur ultra de l’Armée. J’ai pu, cependant, observer qu’elle ne remettait pas en cause l’influence dont les trois secteurs du Bunker disposaient toujours et voulaient toujours disposer au-delà de leurs zones d’expression respectives. Pris en compte par le pouvoir politique, connu de l’opinion publique, le Bunker était bien présent pendant la Transition. En ce domaine, la notion de « pouvoir de fait » a été utile pour appréhender le degré d’influence de l’argumentaire politique ultra, car, comme l’explique l’historien István Szilágyi : « La mayor parte de las veces no es necesario que (los poderes fácticos) se impongan por la fuerza: les basta con explicitar, o incluso con sugerir sus deseos para que se conviertan en realidad. » En outre, la notion de « pouvoir de fait », qui implique que des institutions disposent d’une influence étendue au-delà du champ que leur reconnaît le cadre légal, semblait d’autant plus pertinente qu’elle était courante à l’époque ; l’expression de « poderes fácticos » renvoyait alors, pour l’opinion publique, la presse et le monde politique, aux institutions et secteurs sociaux qui pouvaient peser sur l’évolution démocratique du pays dans le but défendre leurs intérêts et leurs convictions. Le Bunker apparaissait donc comme l’un des obstacles, et non des moindres, à la démocratisation de l’Espagne, en particulier parce qu’il était lié aux attentats terroristes d’extrême droite qui secouaient le pays, et à la menace d’une intervention militaire contre le régime en construction. Celle-ci se matérialisa d’ailleurs violemment en février 1981 avec le soutien d’une trame civile ultra. Pourtant, à cette date, au terme donc de sept années, l’Espagne était bien devenue une démocratie parlementaire, en adéquation avec les autres régimes européens.
Bornes chronologiques
- 1 Coalición Democrática obtint en 1982 26% des voix, 5,5 millions de voix et 107 députés (alors qu’el (...)
5Le pays connut des changements majeurs dès 1977, à tel point qu’il n’est pas exagéré de parler de bouleversement du panorama politique. Les années 1976 et 1977 constituèrent en effet un moment de bascule à l’issue duquel le Bunker fut relégué aux marges de la politique nationale. En effet, sous le premier mandat d’Adolfo Suárez, nommé par le roi le 3 juillet 1976, les Cortes franquistes actèrent leur propre dissolution par l’adoption de la loi pour la Réforme Politique, ratifiée par référendum en décembre 1976 et, le 15 juin 1977, l’UCD, parti de centre-droit regroupé autour d’Adolfo Suárez avait obtenu la majorité des voix au Congreso de los diputados. Ce dernier était également composé de représentants d’une importante opposition de gauche, désormais légale, et outre des députés socialistes et communistes, des représentants des nationalités catalanes et basques faisaient leur entrée au Parlement. Comme un symbole visible d’un changement d’époque, il n’y avait plus de députés identifiés avec le Bunker aux Congreso de 1977. Même si l’on ne peut omettre la présence d’Alianza Popular en 1976, dirigée par Manuel Fraga Iribarne, ce parti de droite radicale néofranquiste est, lui aussi, allé d’échec électoral en échec électoral jusqu’en 19821. C’était cependant sans commune mesure avec la déroute sans cesse reconfirmée du Bunker. Seul Blas Piñar fut élu en 1979, en quelque sorte le premier et dernier maigre trophée électoral de l’extrême droite ultra-réactionnaire jusqu’en 2018, lors des élections aux Parlement andalou.
Objectifs
6Le constat du rôle essentiel des évènements de ces douze mois dans le devenir politique du pays explique mon souhait d’apporter un éclairage sur le sort de ce groupe aux profils sociologiques divers qu’était le Bunker à un moment charnière, de juillet 1976 à août 1977, de la désignation de Suárez jusqu’à la rentrée politique du troisième gouvernement de la Monarchie. Je m’interrogeais sur l’expression et l’évolution de la culture politique ultra-réactionnaire du Bunker, sur le maintien de son attachement à l’héritage idéologique des premières heures d’instauration de la dictature, sur sa possible adaptation au contexte en mutation, et sur les logiques institutionnelles et corporatistes qui pouvaient conditionner l’argumentaire politique des trois secteurs retenus. Le découpage chronologique retenu me donnait ainsi l’opportunité de mettre en regard l’évolution de cet argumentaire politique à travers trois revues représentatives du Bunker, depuis les premiers balbutiements de la démocratisation, soutenue par l’exécutif, jusqu’à l’aube de la période constitutionnelle.
Méthodologie
7Face à cette ambition, et après délimitation de la périodisation d’étude, j’ai vu se dessiner un corpus de 13 numéros de Reconquista, 28 numéros d’Iglesia-Mundo et de 62 numéros de Fuerza Nueva, que j’ai constitué dans divers centres d’archives, comme le Cuartel General del Ejército, l’Hémerotèque et la Bibliothèque Nationale et le siège de la maison d’édition de Fuerza Nueva editorial. Ce corpus, bien que conséquent, présentait deux limites que j’ai tentées de corriger.
8La première concernait l’appréhension des sources et leur mise en perspective, à travers l’analyse des « caractéristique externes de production des discours ». J’espérai fournir des précisions sur le fonctionnement interne des rédactions et sur la genèse pratique des choix éditoriaux, en échangeant avec des journalistes, des rédacteurs ou des collaborateurs des revues encore vivants. Cependant, j’ai dû m’en tenir aux apports de l’Archivo Central de Administración, et aux biographies de certains rédacteurs (Blas Piñar, Fernando Alcázar Sotoca, Eduardo Fuentes Gómez de Salazar, Ricardo Pardo Zancada…). Je n’ai trouvé non plus aucun fichier ou archive sur les revues à la Oficina de la Justificación de la Difusión (OJD) pour me mettre sur leur piste. J’ai bien contacté Luis Fernandez Villamea, via la secrétaire du siège de Fuerza Nueva Editorial pour fixer plusieurs rendez-vous, mais s’il a bien voulu répondre à certaines questions par mail, tous les rendez-vous successifs ont été annulés, du fait de son état de santé et d’une récente opération. Pour ce qui est d’Iglesia-Mundo, je n’ai, malheureusement, pas pu établir de contacts avec des ex collaborateurs. La seule perspective m’avait été offerte, précisément, par Luis Fernandez Villamea, qui connaissait l’une des dernières directrices de la revue, Rosa Menéndez, épouse de l’ex directeur Jaime Caldevilla et membre de la Junta de Fundadores. Hasard sanitaire, ils étaient tous les deux patients du même chirurgien. Mais l’absence de réponse de Villamea a coupé court à cette perspective. En outre l’Arzobispado castrense n’avait aucune archive sur Reconquista, et si le commandant Luis Hornos Conde a eu la gentillesse de rechercher un contact avec celui qui était, selon ses dires, le dernier directeur de Reconquista, la femme de ce dernier, au téléphone, m’a informé qu’il était indisponible car à la messe de l’après-midi, et que de toute façon il ne s’était jamais occupé de Reconquista.
9Par ailleurs, l’autre limite rencontrée à concerné les caractéristiques internes. Comme tout média, et la remarque est encore plus justifiée pour celles-ci, les revues fournissaient une version orientée de l’actualité. J’ai alors eu recours à d’autres sources, car l’approche diachronique que j’ai retenue a nécessité de replacer le contenu des revues dans l’actualité de l’époque, et donc d’avoir accès au discours qu’en donnaient les médias dominants. J’ai donc pris en compte ce que publiaient également d’autres organes de presse sur des sujets d’actualité précis, parmi lesquels des publications d’extrême droite, en particulier le quotidien de référence El Alcázar. Il s’agissait de replacer les revues dans le panorama de la presse d’extrême droite, mais aussi l’offre médiatique plus général. Ainsi, les quotidiens de référence comme La Vanguardia, Abc, Ya, Diario 16 et, surtout, El País ont permis de mettre en regard les informations et les opinions publiées, passées au filtre des revues du Bunker, avec des lignes éditoriales qui s’en écartent. En outre, en tant que quotidiens les plus lus d’Espagne, ils pouvaient m’aider à saisir l’état de l’opinion publique, et évaluer ainsi les affirmations et les prétentions des revues. J’ai, dans cette même perspective, intégré les données des biographies, autobiographies, ouvrages politiques, témoignages d’acteurs de l’époque, que j’ai jugées susceptibles d’apporter d’autres points de vue, d’autres éclairages sur le moment observé.
10Il a ensuite fallu définir une méthode d’étude rigoureuse et uniforme. Ainsi, celle du discours de presse a imposé de se référer à l’important répertoire de méthodes d’analyses hémérocritiques, aux apports de la sociologie des médias et à la discipline de l’histoire de la presse, en particulier celle du franquisme et de la Transition pour, en premier lieu, replacer les revues dans le contexte médiatique en effervescence de l’époque. J’ai ensuite opté pour une analyse chronologique et thématique, comme le proposent les travaux de Jean Michel Desvois. Afin de saisir l’évolution diachronique des discours, et d’établir l’état d’esprit du Bunker, et l’influence qu’il voulait mobiliser, j’ai considéré pertinent de mener une analyse discursive totale, de prendre en compte l’ensemble du contenu publié, sans établir de sélection préalable des rubriques. Cela a permis d’établir l’importance accordée à un thème ou à une idée, et de replacer dans une continuité de publication, concrètement et de manière exhaustive, les moments d’accentuation ou de diminution de la « mise à l’agenda ». J’ai retenu, pour l’analyse globale, le nombre d’articles mentionnant au moins une fois chaque thème dans chaque numéro, et, du fait de la masse de sources, j’ai travaillé à partir d’occurrences thématiques dans chaque article. Il m’a semblé utile de représenter les données chiffrées obtenues sous la forme de graphiques, afin de comparer de manière synthétique l’évolution des discours des trois revues sur un thème étudié dans le temps.
Quelques conclusions
11De ce choix de traitement des sources ressortent quelques conclusions parmi lesquelles je voudrais mettre ici tout d’abord en évidence la diffusion en faisceau des discours du Bunker. La prise en compte de l’instance émettrice et de réception dans l’analyse du message publié, des rédacteurs aux lecteurs, fait émerger un circuit de communication, dont les différents acteurs appartenaient à une communauté de pensée, d’intérêts et de valeurs réactionnaires, et qui fonctionnaient, comme dans le cas des casernes, quasiment en vase clos. Les publications partageaient un public déjà convaincu, dans l’attente des mêmes discours repris chaque mois, ce qui était confirmé par la stabilité des abonnements ; des casernes où Reconquista côtoyait Fuerza Nueva, aux milieux civils et ecclésiastiques de l’intégrisme catholique où celle-ci était lue avec Iglesia-Mundo… les revues circulaient au sein des mêmes milieux. De surcroît, les rédactions de Fuerza Nueva et d’Iglesia-Mundo étaient traversées de relations interpersonnelles entre journalistes, rédacteurs, collaborateurs et directeurs, qui témoignaient de la proximité du Bunker politique et ecclésiastique. Ainsi, les mêmes plumes revenaient d’une publication à l’autre. L’exemple par excellence est, bien entendu, la direction commune d’Iglesia-Mundo et de Fuerza Nueva par Pedro Rodrigo. Ces noms composaient le panorama plus large de la presse d’extrême droite, des pages d’El Imparcial, El Heraldo Español à celles du quotidien le plus important : El Alcázar. Nul besoin donc, de concertation, de fonctionnement en réseau ou de coordination préalable entre les rédactions, bien que ceux-ci ne sont pas à exclure dans certains cas ; la composition sociologique comparable des rédacteurs et des lecteurs, les convictions et les intérêts partagés orientaient le faisceau de discours dans une direction la plupart du temps concordante. Pourtant, cette homogénéité n’empêchait pas la pluralité des discours du Bunker, ce qui plaide en faveur de la notion de « faisceau ». Les revues avaient leur « style » propre, leurs modes d’expression liés aux convictions personnelles des rédacteurs et aux logiques institutionnelles et sectorielles de chacun des représentants ultras. Le « style » de Fuerza Nueva et Iglesia-Mundo, plus radical et outrancier, traçaient une ligne de partage au sein du Bunker car Reconquista développait son argumentaire politique de manière plus allusive et détournée.
- 2 Patrick Charaudeau, « Il n’y a pas de société sans discours propagandiste », dans Caroline Ollivier (...)
- 3 José Luis Rodríguez Jiménez, Reaccionarios y golpistas, Madrid, csic, 1994, p. 273.
12Malgré ces différences, les revues se rejoignaient dans la construction d’un argumentaire politique qui relevait des thèmes et des mécanismes d’un discours propagandiste, sans surprise, exploités à divers degrés, et qui structuraient déjà les discours du camp franquiste pendant la guerre civile. On y repère l’importance du recours continu au langage de l’émotion. On y retrouve des stratégies discursives détaillées par Patrick Charaudeau ou Remy Reiffel car les revues présentaient des approches « floues », vides de connaissances objectives, avaient recours à la « simplification […] de manière à essentialiser les jugements »2. Elles cherchaient à manipuler les affects, et la répétition inlassable des mêmes arguments visait moins à convaincre qu’à maintenir des convictions et à mobiliser par l’incantation un lectorat coutumier des thèmes abordés. L’étude de ces stratégies a fait émerger les repères idéologiques et stéréotypiques qui structurent la pensée et la culture politique du Bunker, intrinsèquement nationale-catholiques et farouchement complotistes. Les « rouges », les Francs-maçons, les séparatistes, les libéraux, les protestants, les Juifs surgissaient comme des diables de leur boîtes dans toutes les interprétations des revues qui, pendant douze mois, interprétèrent l’actualité politique, sociale, économique, religieuse, internationale comme la preuve sans cesse apportée de la décadence et du chaos démocratique qui entraînaient irrémédiablement l’Espagne catholique à sa perte, ce que José Luis Rodríguez Jiménez appelle, au sujet de la Semaine Noire de janvier 1977, la « dramatización tenebrista de los acontecimientos »3. Ignorant la nuance, ces « discours de la tension » traduisaient un refus de toute remise en cause, car ils alliaient jusqu’au-boutisme idéologique et désinformation systématique, mis au service du déni du changement politique en marche. Pétries de repères nostalgiques du franquisme, les revues s’évertuaient à faire revivre la Seconde République et la guerre civile pendant la Transition, à voir dans l’actualité tous les signes avant-coureurs d’une réédition du drame, et de la reddition du camp auquel elles s’identifiaient. L’approbation de la loi pour la Réforme Politique aurait signifié, quarante années plus tard, la défaite du camp dit « national », et la légalisation du parti communiste, en avril 1977, aurait incarné le retour de l’« ennemi » républicain d’antan. Au fond, l’actualité n’était qu’un prétexte destiné à démontrer le bien-fondé des thèses et objectifs politiques réactionnaires : le maintien de la « démocratie organique », proposé en remède unique contre la décadence du pays que ce secteur était le seul à prédire.
- 4 J. de Irazola, « Delenda est democratia », Iglesia-Mundo, n.º129, 15/02/77, p. 16.
- 5 « Pinochet, un ejemplo », Fuerza Nueva, n.º542, 28/05/77, p. 1.
13Cela permet, finalement, de comprendre plus finement le caractère crucial des réformes menées lors des commencements démocratiques, depuis un triple point de vue d’extrême droite, et ainsi de prendre la mesure de la dangerosité que le processus de marginalisation politique et sociale du Bunker impliquait pour la Transition. Numéro après numéro, les revues montrent la configuration de cette extrême droite « résiduelle », de plus en plus virulente et violente. La perte de ses espaces de pouvoir politique va de pair l’officialisation de son décalage avec l’évolution des mœurs et des aspirations politiques des Espagnols, au point de ne récolter que 0,37% des voix aux élections. Le maintien de la rhétorique du vide et le choix de la rhétorique du pire contribuent à expliquer l’impuissance du Bunker, via Fuerza Nueva, à constituer une option politique viable, en dépit d’une capacité avérée de mobilisation d’une frange de l’opinion, que ce soit dans la rue ou dans les casernes, à défaut des urnes. Là résidait sa possible capacité de nuisance : la faiblesse manifeste du Bunker sur le plan politique alimentait sa justification de la violence politique et son incitation constante. À la vieille question cicéronienne du « Jusqu’où abuseras-tu…? », adressée au gouvernement, le Bunker politique et ecclésiastique poussait les lecteurs concernés à réagir au mot d’ordre de de Irazola dans Iglesia-Mundo en février 1977 : « Delenda est Democratia »4. C’était toujours l’Armée qui était visée, souvent avec l’explicite arrogance de Fuerza Nueva qui n’avait pas d’état d’âme à donner Augusto Pinochet en « exemple »5 en mai 1977. Un « golpismo de papel », dans les termes de Xavier Casals qui, même s’il échouait encore, en 1977, à faire basculer l’Armée dans l’action, visait plus généralement à convaincre l’opinion publique que l’intervention était souhaitable et, surtout, possible. Il contribua d’ailleurs certainement au net infléchissement du discours de Reconquista dans le sens des menaces proférées par les autres revues à l’issue du premier gouvernement Suárez. Les secteurs du Bunker partageaient donc, dès le début, la conviction, latente ou revendiquée, qu’ils pouvaient et même devaient s’en remettre à l’Armée pour inverser un processus qui les marginalisait politiquement et socialement, et leurs voix plurielles contribuaient en ce but à exacerber la tension militaire sur le long terme.
Quelques perspectives
- 6 Reconquista atteignit les 10 000 abonnements et Fuerza Nueva se diffusait alors à 45 000 exemplaire (...)
14Ce travail ouvre des perspectives dans plusieurs directions. Dans le prolongement de l’idée précédente, dans le domaine de l’histoire politique, il serait intéressant d’approfondir l’influence grandissante du Bunker dans la suite de la Transition, en particulier dans un second moment charnière : l’approbation de la Constitution. Par ailleurs, la croissance des médias d’extrême droite à partir de 1978 – en particulier El Alcázar, mais aussi, Reconquista, et Fuerza Nueva6, – invite à s’interroger sur une potentielle adaptation stratégique des discours de la tension, sur une éventuelle montée en puissance des angoisses d’une partie plus large du public espagnol et donc de leurs correspondances avec lesdits discours.
15Une piste de travail pourrait aussi, plus largement, prendre en compte les modes d’expression, différenciés mais parfois concordants, des discours d’opposition politique depuis les extrêmes. Quels thèmes, quels ressorts rhétoriques sont identiques, comment sont-ils adaptés, et en quoi leur traitement permet de construire des discours que tout oppose idéologiquement. Par exemple, accuser le gouvernement d’autoritarisme devient un thème partagé par les médias d’extrême gauche et d’extrême droite de l’époque. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de travailler sur Mundo Obrero, à l’opposé des revues du Bunker dans le spectre politique.
16 Enfin, l’analyse du recours aux émotions semble être une voie prometteuse dans le traitement des discours médiatiques de la Transition, y compris ceux qui se distinguent de la propagande. Le conditionnement de l’information, toujours inévitable, mobilise aussi des mythes historiques et nationalistes, tels ceux qui occupent les recherches de José Alvárez Junco ou Ángel Viñas, ainsi que nombre de clichés et des stéréotypes. À ce titre, je m’intéresse actuellement au sentiment anti-français en 1980, lorsque des clichés ont contribué à consolider l’analyse politique des tensions avec la France, fournie par la presse quotidienne de droite espagnole.
Notes
1 Coalición Democrática obtint en 1982 26% des voix, 5,5 millions de voix et 107 députés (alors qu’elle se contenta de 16 et 9 députés aux élections précédentes).
2 Patrick Charaudeau, « Il n’y a pas de société sans discours propagandiste », dans Caroline Ollivier-Yanivet et Michael Rinn (dir.), Communication de l’État et gouvernement social, Presses Universitaires de Grenoble, 2009.
3 José Luis Rodríguez Jiménez, Reaccionarios y golpistas, Madrid, csic, 1994, p. 273.
4 J. de Irazola, « Delenda est democratia », Iglesia-Mundo, n.º129, 15/02/77, p. 16.
5 « Pinochet, un ejemplo », Fuerza Nueva, n.º542, 28/05/77, p. 1.
6 Reconquista atteignit les 10 000 abonnements et Fuerza Nueva se diffusait alors à 45 000 exemplaires.
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Référence électronique
David Grégorio, « L’argumentaire politique du Bunker : les "discours de la tension’’ sous le premier gouvernement d’Adolfo Suárez (Espagne 1976-1977) », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], 25 | 2020, mis en ligne le 14 février 2021, consulté le 16 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/ccec/11406 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ccec.11406
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