Que reste-t-il de « l’esprit 15-M » ? L’engagement politique et citoyen des jeunes dans les universités publiques madrilènes
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Thèse de doctorat réalisée sous la direction de Madame la Professeur Isabelle Prat (CY Cergy Paris Université), soutenue le 09 décembre 2022 devant un jury composé des professeurs Jaime Céspedes (Université d’Artois), Pierre-Paul Gregorio (Université de Bourgogne), Manuelle Peloille (Université d’Angers) et Carole Viñals (Université de Lille).
Texte intégral
1Notre thèse souhaite faire connaître le milieu associatif universitaire, sujet encore trop peu étudié, tout en l’inscrivant dans une dimension politique et sociétale. Pour cela, nous avons choisi de centrer notre travail sur la ville de Madrid et d’analyser un ensemble d’actions collectives et de transformations de la société espagnole, occasionnées principalement par les différentes crises traversées par le pays depuis 2008, à travers le regard d’étudiants des générations Y et Z, interrogés en 2019 au sein d’universités publiques de la capitale.
2En Espagne comme dans d’autres pays du Sud de l’Europe, la crise économique de 2008 a eu des conséquences dévastatrices sur la conjoncture économique et sociale, car le pays avait misé sur le secteur immobilier comme tremplin vers une économie prospère. Les gouvernements successifs de José Luis Zapatero et de Mariano Rajoy ont dû adapter leurs politiques et faire face à de nombreuses difficultés conjoncturelles (chômage de masse, faillite de banques, etc.), ce qui a engendré de nombreuses coupes budgétaires et des mesures d’austérité de grande ampleur. En réaction à cela, le mouvement social du 15-M a servi de catalyseur du mécontentement populaire face aux conséquences de la crise et de point de départ à un renouveau démocratique important en Espagne. Ce dernier a permis à de nombreux jeunes de prendre part à des activités politiques et sociales et a contribué à forger leur identité politique tout en les rendant plus méfiants à l’égard de leurs dirigeants.
3Dans le même temps, la démocratisation des études universitaires et le développement d’Internet ont fait de ces jeunes des générations Y et Z des citoyens plus informés et plus connectés. De par ce développement accru de la participation des jeunes dans les rues comme en ligne, il nous a semblé intéressant de poursuivre notre réflexion au-delà du mouvement social du 15-M, d’étudier un ensemble plus large d’actions collectives ainsi que d’analyser les différentes transformations du panorama politique espagnol, occasionnées principalement par une multiplication du nombre de partis politiques présents dans les institutions. Au vu de cette concurrence accrue au sein de la classe politique, entretenue par une guerre de popularité sur les réseaux sociaux, il semblait donc inévitable d’aborder la période électorale de l’année 2019 et d’aborder l’ensemble des partis politiques, toujours dans une volonté d’analyser les éventuels liens entre la diversification du choix politique et l’évolution de l’activisme étudiant. La crise sanitaire liée à la pandémie de COVID-19 a ensuite projeté une nouvelle fois la jeunesse au cœur d’incertitudes et de difficultés conjoncturelles et généré de nouvelles manières de prendre part aux activités militantes, en particulier grâce aux associations universitaires.
4En prenant en compte l’ensemble de ces paramètres, nous avons choisi de nous demander dans quelle mesure les revendications portées par les différentes formes d’action collective issues du milieu étudiant contribuent à modeler le panorama politique et social espagnol.
Crise, austérité et mouvements sociaux : l’éveil politique des générations Y et Z
- 1 «Democracia Real Ya», Manifiesto común, 16 mars 2011. Voir le texte sur : [https://revistaseug.ugr. (...)
- 2 Santiago Alba Rico, Juventud sin futuro, Madrid, Icaria, 2011.
5Avant la crise économique, tout portait à croire que les jeunes nés entre la fin des années 1980 et au milieu des années 1990 allaient bénéficier d’emplois plus qualifiés et mieux rémunérés que ceux de leurs parents. Cette jeunesse se retrouve confrontée à la triste réalité d’un marché du travail saturé et d’une conjoncture économique qui ne leur permet pas de s’émanciper, malgré leur accès à des études supérieures et à des formations qualifiantes. La frustration et la colère accumulées par ces jeunes depuis le début de la crise économique va peu à peu envahir les rues et se transformer en force vive du militantisme espagnol en contribuant à la naissance de mouvements de contestation massifs et inédits en Espagne. La création d’initiatives de démocratie participative telles que Democracia Real Ya1 ou Juventud sin Futuro2 démontre que le peuple ne considère plus la classe politique comme une solution face aux crises, mais bel et bien comme une partie du problème, au même titre que les banques ou les grandes entreprises cotées en bourse.
6De même, les Espagnols nés au début des années 2000 perçoivent la crise et les politiques d’austérité menées jusqu’en 2016 comme les bases de leurs incertitudes. Riches de leurs expériences respectives, de celles vécues par leur entourage ainsi que d’une culture de l’information facilitée par Internet, ces jeunes dont l’identité politique est en cours d’affirmation tend à se détacher de la classe politique et à préférer des formes de participation politique alternatives, bien loin de l’affiliation à un parti, mais au-delà du simple vote.
7Peu entendus jusque-là, les jeunes se mobilisent et parviennent donc à rendre visibles leurs frustrations en contournant l’omniprésence des partis dans les médias et le monopole des activités politiques traditionnelles dans l’espace public, telles que le vote ou le militantisme partisan.
Une jeunesse universitaire en mouvement : le rôle de l’action collective dans les transformations du panorama politique
8Les réformes du système éducatif et universitaire laissent un goût amer aux étudiants et les affaires de corruption impliquant des personnalités politiques issues directement des deux partis majoritaires ne font qu’inciter la jeunesse à s’impliquer davantage, tout en se détournant de l’élite. De nombreuses organisations militantes issues des universités, des associations et des communautés de voisinage voient le jour ce qui permet à la jeunesse étudiante de s’insérer dans une dynamique citoyenne transversale, animée par un mécontentement général à l’égard de la classe politique et des institutions.
- 3 Joan Subirats, «¿Desbordar el "dentro"-"fuera"?», Revista Teknokultura, n° 12/1, 2015, p. 161-168, (...)
- 4 Germán Cano Cuenca, Fuerzas de flaqueza: nuevas gramáticas políticas, del 15M a Podemos, Madrid, Ca (...)
9Bien que de nombreuses villes aient été le théâtre de ces élans de militantisme citoyen, Madrid est restée l’exemple le plus visible, à la fois en raison de sa forte médiatisation et de son rôle de laboratoire d’initiatives démocratiques. Très vite, les regards se tournent vers le mouvement du 15-M et la nécessité de projeter ses idées et son fonctionnement au-delà de la rue et des réseaux sociaux. Le politologue Joan Subirats soutient que, grâce à la mobilisation collective, le 15-M a remis en question le modèle politique tel que représenté par l’élite en démontrant à l’ensemble des citoyens que le système établi pouvait changer. Cette période de critiques et de protestations, appelée par l’auteur « proceso destituyente », laisse place à un « proceso constituyente », moins homogène car elle offre plusieurs alternatives de changement3. Apparu en 2014, Podemos souhaite entretenir une forme de rupture avec le système politique établi, en reprenant notamment l’opposition eux vs nous ou le slogan « no nos representan », cher aux indignés de la Puerta del Sol. Podemos est un parti antisystème assumé qui ne se cache pas d’être hostile à l’égard de la monarchie et du bipartisme, ni de revendiquer le populisme comme une alternative politique nécessaire au changement4. Cette nouvelle formation politique parvient à fédérer de nombreux étudiants et jeunes diplômés dès ses débuts.
- 5 Delia Rodríguez, Memecracia: los virales que nos gobiernan, Barcelone, Gestión 2000, 2013.
- 6 Les mèmes Internet sont des « courts messages comiques faits de texte, image, vidéo ou de son gagna (...)
10En réaction à cela, l’ensemble des partis politiques a dû entreprendre une démarche de revalorisation de la jeunesse pour pouvoir rester compétitifs et maintenir leurs bases militantes actives. Les périodes électorales intenses, notamment en 2019, vont donc inciter les partis à « séduire » les primo-votants, principalement à travers les réseaux sociaux. Néanmoins, cette expansion de la politique au-delà des médias traditionnels occasionne une multiplication de fausses informations et une course à la notoriété de la part des candidats aux élections, au détriment des idées des partis et de leurs programmes. Chez les jeunes, l’ultra-connectivité des débats sert alors de divertissement, ce que Delia Rodriguez appelle d’ailleurs la memecracia5 : la classe politique, tournée en dérision, devient l’objet de mèmes Internet6. L’humour et la résignation deviennent alors des remparts face à un contexte d’absence de perspectives.
- 7 Manuel Castells, Comunicación y poder, Madrid, Alianza Editorial, 2009, p. 388-389.
11Malgré cela ainsi qu’une certaine distance à l’égard des discours politiques et des promesses électorales, la frustration occasionnée par le « plafond de verre », à la fois politique, social et professionnel, n’empêche pas la jeunesse étudiante de s’impliquer dans des activités militantes et associatives. Ceci rejoint les idées Manuel Castells dans Comunicacion y poder, qui affirme que lorsque les citoyens perdent confiance en leurs institutions tout en restant déterminés à affirmer leurs droits et à faire valoir leurs revendications, ils trouvent toujours des manières de faire de la politique dans et hors le système politique7. Les associations universitaires en sont des illustrations.
D’une action collective de rue à un militantisme individuel en ligne : l’exemple des associations universitaires
12En raison de données difficilement accessibles et quantifiables, les associations universitaires ne sont pas un objet d’études à part entière en Espagne et elles sont souvent incluses dans une typologie plus large d’organisations créées par et pour la jeunesse. Pourtant, ces structures font partie intégrante de la vie étudiante et sont souvent au cœur de nombreuses interactions sociales, politiques et intellectuelles. Étant donné qu’aucune étude récente ne porte sur le rôle des associations universitaires dans les interactions entre les étudiants et les différentes formes d’activisme politique, nous avons dû créer un corpus à partir d’entretiens réalisés auprès de jeunes des générations choisies. Notre choix de terrain s’est vite porté sur les universités publiques de Madrid, dans des campus de la capitale intramuros et de sa proche banlieue : la Universidad Complutense (UCM), la Universidad Autónoma (UAM), la Universidad Rey Juan Carlos (URJC), la Universidad Carlos III (UC3M) et la Universidad Politécnica (UPM).
13Il nous a semblé intéressant d’aborder des thématiques politiques en lien avec la gestion de la crise au sein d’établissements publics, car ces derniers dépendent en grande partie de fonds et de décisions statuées par le gouvernement. Notre travail de terrain s’est composé de trois périodes d’entretiens semi-directifs. La première s’est déroulée entre avril et mai 2019, soit peu de temps après les élections Générales organisées suite à la motion de censure adoptée le 1er juin 2018. Cette première vague d’entretiens a été rythmée par les campagnes électorales des élections municipales et européennes du 26 mai. La deuxième série d’entretiens s’est déroulée entre novembre et décembre 2019, dans une période post-électorale qui faisait suite à de nouvelles élections générales. Enfin, la dernière vague d’entretiens a eu lieu à distance, par téléphone, au cours du mois de juin 2020. Suite à la pandémie de COVID-19, nous avons souhaité reprendre contact avec des étudiants déjà interrogés pour échanger autour de cette nouvelle crise frappant directement leur quotidien.
14Les associations universitaires sont des foyers d’interactions sociales qui permettent à chacun de leurs membres de partager leur expérience ou leur vision sur un sujet donné, et de se confronter à d’autres points de vue, en accord ou non avec leurs positions. À terme, les activités au sein d’associations universitaires contribuent de façon directe ou indirecte à dessiner les lignes d’une identité politique, caractérisée par un sentiment d’appartenance à un ou plusieurs groupes d’identification. Pour les primo-votants, la participation à des associations universitaires en lien avec la politique leur permet de s’informer et d’échanger des idées, ce qui est d’autant plus utile lors de campagnes électorales denses telles que celles de 2019. En parallèle de cela, le renforcement de nouveaux mouvements sociaux contribue à la politisation de la jeunesse et accroit la visibilité de causes sociétales dans les campus, telles que le féminisme ou l’écologie.
15Notre travail se termine sur le rapport des associations universitaires avec leurs membres et avec le reste de la communauté étudiante en plein confinement lié à la pandémie de COVID-19. Cette nouvelle crise présente à la fois des caractéristiques identiques à la crise économique de 2008 mais également des aspects qui lui sont propres, comme la mise sous cloche de toute une partie de la population mondiale et la nécessité de digitaliser le quotidien tout en limitant les contacts directs avec ses pairs. Ce nouveau mode de vie a duré plusieurs mois et laisse entrevoir une évolution de l’action collective vers un format exclusivement en ligne, ainsi qu’un renforcement de solidarité en pleine crise, ce qui ne va pas sans faire écho aux élans de solidarité dont ces jeunes ont été les témoins pendant leur enfance pendant la crise économique et la période d’austérité qui s’en est suivi.
La virtualisation du militantisme : opportunité ou menace ?
16À travers l’étude de différentes associations universitaires, nous avons pu constater que des questions d’ordre sociétal sont abordées de façon transversale dans ces organisations. Celles-ci servent de prolongement aux mouvements sociaux actuels au sein des universités car elles permettent à de nombreux étudiants de développer leur identité politique, de partager des valeurs communes et de s’insérer dans une démarche d’action collective. Bien que les causes sociétales et les idées politiques des étudiants tissent la toile de fond d’une grande partie des associations universitaires, l’engagement des jeunes reste participatif et relativement important, mais il devient de plus en plus virtuel et individuel.
17Depuis l’organisation des rassemblements en marge du 15-M, les réseaux sociaux sont devenus des espaces d’interaction et de revendication indispensables dans le débat politique, tout comme dans l’organisation de mobilisations ou d’activités en lien avec des collectifs nationaux, internationaux, ou encore des associations étudiantes. Les dernières générations, beaucoup plus connectées, tendent donc à se détacher de l’action collective « présentielle » au profit d’un militantisme individuel et à distance, caractérisé par une consommation excessive et immédiate de contenus (avec le risque de désinformation que cela implique) ainsi qu’une forme de « postureo militant », ou militantisme d’apparence.
18Ce phénomène s’est largement accentué avec le confinement occasionné par la crise sanitaire de 2020, durant lequel la mobilisation collective a dû se réinventer en organisant des activités et des rassemblements virtuels au moyen de différentes plateformes en ligne. Les associations universitaires ont suivi cette forme d’e-activisme durant la pandémie, et certaines d’entre elles sont parvenues à démontrer leur importance dans la représentation et le soutien de la communauté étudiante, y compris lorsque les portes de l’université sont restées closes.
Notes
1 «Democracia Real Ya», Manifiesto común, 16 mars 2011. Voir le texte sur : [https://revistaseug.ugr.es/index.php/revpaz/article/view/786/877] (Consulté le 29/12/2022).
2 Santiago Alba Rico, Juventud sin futuro, Madrid, Icaria, 2011.
3 Joan Subirats, «¿Desbordar el "dentro"-"fuera"?», Revista Teknokultura, n° 12/1, 2015, p. 161-168, p. 166.
4 Germán Cano Cuenca, Fuerzas de flaqueza: nuevas gramáticas políticas, del 15M a Podemos, Madrid, Catarata, 2015.
5 Delia Rodríguez, Memecracia: los virales que nos gobiernan, Barcelone, Gestión 2000, 2013.
6 Les mèmes Internet sont des « courts messages comiques faits de texte, image, vidéo ou de son gagnant rapidement une forte popularité sur Internet en étant partagés, commentés puis transformés lors de leur diffusion ». Définition de Renaud Clement, Conception d'un outil d'analyse et de visualisation des mèmes internet : le cas du réseau social chinois Sina Weibo, thèse de doctorat réalisée sous la direction de Gilles Puel et Valérie Fernandez, Paris, ENST, 2014, p. 49.
7 Manuel Castells, Comunicación y poder, Madrid, Alianza Editorial, 2009, p. 388-389.
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Référence électronique
Wendy Devilliers, « Que reste-t-il de « l’esprit 15-M » ? L’engagement politique et citoyen des jeunes dans les universités publiques madrilènes », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], 29 | 2022, mis en ligne le 06 mars 2023, consulté le 30 mai 2023. URL : http://journals.openedition.org/ccec/14274 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ccec.14274
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