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1De l’histoire des couleurs il n’est pas inutile de rappeler qu’elle représente un monde à part de l’histoire culturelle, à la fois très ciblé – certains spécialistes du sujet se sont imposés dans le cas français – mais aussi omniprésent et par là-même dispersé dans un très grand nombre d’études, de l’histoire économique (ainsi celle des colorants) à l’histoire sociale et politique, en passant par les représentations et sensibilités. Le monde de la politique s’en voit « inondé », comme le souligne le coordinateur de l’ouvrage, spécialiste reconnu de l’histoire contemporaine de l’Espagne. De l’identification partisane au symbole et à la communication politique, sans compter les émotions et les passions qu’elles suscitent, les couleurs « habillent » la politique et parcourent les imaginaires. L’histoire de l’Espagne contemporaine est riche d’exemples, depuis l’orange de Ciudadanos, le violet de Podemos, en passant par le blanc associé aux contrerévolutionnaires, le noir des libéraux du XIX^e siècle, le vert et orange des affiches de l’UCD pendant la Transition, ou le rouge associé à l’autorité mais aussi à la rédemption et à la révolution, à l’insurrection (voir sur ce point le chapitre d’Eduardo González Calleja), si évocateur depuis la Guerre civile avant de s’inscrire là aussi dans la Transition démocratique avec le PSOE et le PCE. La réflexion inédite menée par les historiens réunis à l’occasion de cet ouvrage collectif, sur un objet qui fait la part belle à l’histoire sociale mais également à l’anthropologie et à la sociologie, aux sciences politiques, à la littérature ou à la psychologie, se veut une « interprétation exhaustive des actions, attitudes, émotions, sentiments ou pensées ».

2Les auteurs proposent ainsi une « reconstruction » de l’histoire politique de l’Espagne, du XIX^e au XXI^e siècles, par le biais de neuf couleurs, particulièrement présentes dans la culture occidentale et la politique dans le monde hispanique : blanc, noir, rouge, jaune, violet (dans ses déclinaisons violeta et morado, étudiés respectivement par Mónica Moreno Seco pour le violeta associé au mouvement féministe, et Tomás Pérez Vejo, en particulier pour l’incorporation du morado aux couleurs de la République via la récupération historique de la mémoire comunera avant sa relative disparition), bleu (de ses antécédents médiévaux à la couleur guerracivilista, franquiste puis européenne, en une approche de Javier Moreno Juliá), vert et orange. Une sélection iconographique complète fort utilement les différents chapitres. Les couleurs sont appréhendées comme une « construction culturelle complexe », soigneusement contextualisée, et un « phénomène social », à même d’expliquer leur rôle clé dans le domaine du politique. Leur existence dépend toutefois du regard qui est porté, ou non, sur elle, de la couleur des nombreux drapeaux et bannières (à l’échelle nationale, ou régionale comme la catalane, à celle des partis, ou des sensibilités revendiquées, comme la républicaine ou l’andalouse) à la peinture de castas, aux bérets et aux foulards, parapluies et pins tout aussi colorés et aux débats sur l’esclavage. L’éventail des interprétations, entre érudition et analyse universitaire, s’avère particulièrement vaste. Anarchiste (noir), anti-maçon (vert, abordé dans son ambivalence, de la transition à la démocratie et à l’identité andalouse ou à l’écologie, par Fernando Martínez López), les syndicats et la presse « jaunes » (couleur abordée par Jaime Moreno Luzón, Xosé Manoel Núñez Seixas) : les couleurs présentent parfois un itinéraire contrasté. Tel est le cas du jaune, de la méfiance et de la discorde qui lui sont associées à la couleur libérale et à la « renaissance » catalane et au jaune d’or (gualda) d’inspiration sacrée, ou encore aux drapeaux et étendards. La couleur est prisée des libéraux et des indépendantistes catalans, même s’il s’agit d’une option récente en Catalogne. Le jaune sera repris plus précisément par le courant nationaliste et dans le cadre du procés à partir de 2017, aux côtés de l’orange, couleur jeune et étrange à la fois, voire exotique (analysée par Alfons Jiménez). Le symbole s’affirme avec plus d’évidence encore dans le cas du noir des capuches des etarras, de la terreur blanche ou de la terreur rouge (un rouge plus clair pour les sociaux-démocrates), du vert écologiste, monarchiste ou de Vox, du violet des féminismes, de la bannière arc-en-ciel, du bleu conservateur ou de l’Union européenne, etc. C’est bien une « chromopolitique » de l’Espagne contemporaine que propose Jordi Canal, en déroulant le fil depuis son chapitre introductif, en un parcours à travers cette communication visuelle passée « au filtre magique, noir et blanc, de l’écriture ».

3Les couleurs étaient en effet synonymes, comme en d’autres lieux et espaces, de factions ou partiss politique. Le Trienio Liberal s’en inspirera amplement. De même, l’opposition blancs/noirs de la longue guerre civile qui parcourt le XIX^e siècle espagnol renvoie à un cortège d’émotions négatives et vengeresses à l’égard des libéraux noirs (une exception ibérique qui remonterait au début de la décennie absolutiste) par opposition à la tradition, aux blancs royalistes (par influence française). Au Portugal en revanche, c’est non le blanc mais le rouge parfois vermillon qui désigne les contrerévolutionnaires. Le catholicisme conservateur, l’anti-jésuitisme, y trouvent tout autant des terreaux de dénonciation que renforce l’association plus ou moins justifiée du noir avec le carlisme. Pendant la II^e République, le noir demeure l’adjectif utilisé pour dénigrer le cléricalisme, pape et compagnie de Jésus compris, avant que l’Espagne blanche n’affronte l’Espagne rouge. La couleur blanche, à la fois expression de neutralité et proclamation de la différence –voire de la paix – de par son exception chromatique, est ainsi l’objet d’un chapitre de Pedro Rújula. La noirceur des âmes est ici le critère essentiel, si l’on considère les précisions apportées sur ce point par Enric Ucelay da Cal sur le « goût pour le noir » prévalant dans la Péninsule et les « hommes en noir », ou encore ses connotations racialisantes ou humoristiques.

4Il est intéressant de souligner que la distinction – et la couleur – s’affirmera par ailleurs par l’intermédiaire d’accessoires, ainsi la cravate, alors que revient le jaune libéral et le rouge socialiste voire des leaders communistes, avant que le sincorbatismo ne s’impose au XXI^e siècle, accompagnant des modalités nouvelles de porter cet accessoire très « parlant ». Sur l’échiquier politique et dans les assemblées partisanes, le masque anti-Covid se réinvente lui-même aux couleurs de la politique et de symbolisme parfois convoité porté par ces dernières.

5Tout au long de ces pages passionnantes, on est donc loin de la futilité que l’on pourrait attribuer au sujet. Les émotions et passions sont en effet toujours présentes tout au long de ces histoires parallèles, parfois convergentes, des couleurs dans la Péninsule. Une absente toutefois : le gris/grís/pardo, parfois évoqué au détour d’une phrase, peut-être en raison de son indéfinition première et du souvenir peu amène des grises de l’Espagne franquiste par ailleurs longuement évoquée à travers d’autres couleurs sans nul doute mieux définies dans l’imaginaire politique et social.