Un exil, des combats : Les anarchistes espagnols parisiens dans la lutte antifranquiste (1945-1952)
Résumés
À la Libération de la France, la priorité des anarchistes est de reconstituer le Mouvement libertaire espagnol en exil (MLE) avant de poursuivre le combat pour la liberté dans le but de faire tomber la dictature. Entre 1945 et le début des années 1950, les anarchistes espagnols participent activement à la lutte antifranquiste et des groupes armés franchissent régulièrement les Pyrénées. Afin de financer l'action en direction de l'Espagne, certains militants décident de relancer les groupes de la Específica (FAI). En France, les expropriations se multiplient, elles finissent par déclencher une investigation nationale dans laquelle plusieurs services de police collaborent. L'enquête s'interroge sur l'implication des membres du Comité national du MLE, mettant en péril la survie sur le territoire français. Cet article montre le rôle central joué par les militants libertaires espagnols exilés à Paris dans la reprise de la lutte antifranquiste.
Entrées d’index
Haut de pagePlan
Haut de pageTexte intégral
Introduction
- 1 Josep Sanchez Cevervello, « El contexto nacional et internacional de la resistencia (1939-1952) », (...)
1La fin de la Seconde Guerre mondiale ne signifie pas la fin du combat pour la liberté. Les exilés espagnols ont participé à la Résistance pour libérer la France, mais le retour en Espagne leur est toujours interdit. Le régime franquiste est condamné en avril 1945, à la conférence de San Francisco. Après la conférence de Postdam en juillet-août de la même année, l’exclusion des États fascistes de la nouvelle charte des Nations-Unies avait redonné espoir aux exilés espagnols. Ils seront vite déçus. Contrairement aux annonces de la Confédération nationale du Travail (CNT), le retour en Espagne devra attendre. La formation du gouvernement républicain de José Giral, en exil, marque la fin de tout espoir d’intervention militaire, décision confirmée par la note tripartite signée par les Français, les Américains et les Britanniques, condamnant la guérilla et privilégiant des méthodes pacifistes comme l’isolement du régime franquiste. Dans le contexte géopolitique de la guerre froide, les grandes puissances n’ont plus aucun intérêt à soutenir la chute de la dictature et, le 4 décembre 1950, l’assemblée générale de l’ONU annule la résolution de décembre 1946 condamnant Franco et demandant le retrait des ambassadeurs qui font leur retour entre le 2 et le 17 mars 1951, marquant la reprise des relations internationales avec le régime franquiste1. Une fois de plus, les guérilleros espagnols sont seuls, abandonnés à leur sort, une déception de plus pour ceux qui ont tout perdu, famille, terre natale et espoir de liberté.
- 2 Geneviève Dreyfus Armand, L’Exil des républicains espagnols en France. De la guerre civile à la mo (...)
2Parmi les réfugiés espagnols entrés en France à partir de février 1939, les anarchistes sont majoritaires. Leur action est soutenue par les anarchistes français, moins bien implantés que les communistes. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, ils s’engagent très tôt dans la Résistance au sein d’organisations françaises ou espagnoles. A partir de 1944, avec la Libération progressive de la France, leur action se tourne de nouveau vers l’Espagne, l’objectif étant désormais de libérer leur pays de la dictature franquiste. Les anarchistes espagnols se réorganisent dans l’exil afin de poursuivre le combat, avec une force vive de 20 à 40 000 militants à la fin des années 1940, des chiffres que le gouvernement français n’hésite pas à gonfler pour souligner le danger d’une « possible subversion interne »2 représentée par ces exilés politiques qu’il maintient sous surveillance.
3Entre 1945 et le début des années 1950, la volonté des libertaires espagnols est claire, libérer l’Espagne. Cette période est celle où l’action directe est la plus importante. Paris joue un rôle particulier dans l’exil pour ceux qui veulent continuer le combat. En marge de leur action politique, les libertaires espagnols participent à la lutte et la financent eux-mêmes. Nous avons choisi de confronter la bibliographie, composée de travaux scientifiques et de témoignages variés, à l’étude des sources policières françaises, afin de mettre en relief le combat de ces militants et d’enrichir le questionnement sur les liens entre les institutions en s’interrogeant sur le discours policier et les accusations envers la Fédération anarchiste ibérique (FAI), perçue à travers le prisme de Madrid. La France et l’Espagne se rapprochent et collaborent afin de renouer des relations cordiales. Le « problème espagnol » doit être résolu, les organisations politiques de l’exil sont surveillées, tout comme leurs militants. De Paris à l’Espagne, quelle place pour les libertaires espagnols dans la lutte antifranquiste ?
La réorganisation politique des anarchistes espagnols à partir du congrès de Paris (1945)
Une réorganisation politique tolérée mais surveillée
4Dès la fin de Seconde Guerre mondiale, la réorganisation politique devient la priorité. Pour la seconde fois depuis la retirada, les anarchistes sont confrontés à cette question organisationnelle. Désormais, l’exil s’inscrit dans la durée pour les Espagnols, qui doivent renoncer à rentrer en libérateurs dans leur pays. L’importance des choix qui vont être faits est capitale, d’autant que l’espoir du retour s’amenuise. Le rôle joué par les résistants espagnols dans la Libération de la France devient un problème à l’heure de resserrer les liens à l’Ouest de l’Europe. En contrepartie de ce qui est ressenti comme un abandon par les Espagnols, la France tolère leur réorganisation politique. Le journal libertaire Solidaridad Obrera évoque, en avril 1945, la sympathie du gouvernement français à l’égard des anarchistes espagnols qui tentent de retrouver une espérance politique, une voie à suivre dans l’exil.
- 3 AN F7 15589, Paris 1946, Le mouvement libertaire espagnol, Direction des RG.
- 4 Miguel Iñiguez, Esbozo de una Enciclopedia histórica del anarquismo español, Madrid, Fundación de E (...)
- 5 Ibid., p. 141-142.
- 6 Décision politique prise en congrès, elle s’applique à l’ensemble des militants.
- 7 Abel Paz, CNT 1939-1951 : CNT, Barcelona, Hacer, 1982. p. 133.
5Entre le 1er et le 13 mai 1945, les membres de la CNT investissent le Palais de la Chimie pour un congrès crucial et animé en plein Paris. Doublement symbolique, il a lieu dans la ville Lumière, celle des libertés, et démarre le jour de la fête du Travail. La salle est pleine, deux cents représentants issus de plus de cinquante comités anarchistes en exil ont fait le déplacement. Ils doivent surmonter les « rancunes personnelles »3 qui les divisent depuis 1939. Deux raisons principales expliquent ces conflits : la mauvaise gestion des fonds du Mouvement libertaire espagnol (MLE) et l’action désordonnée au sein de la Résistance. Laureano Cerrada Santos, membre de la FAI et secrétaire parisien de la CNT, participe à l’organisation de ce congrès, il finance toute l’activité des libertaires de la capitale entre 1944 et 1948 et subvient aux besoins de l’organisation à l’échelle nationale. Né à Miedes (Guadalajara) en 1902, il a appartenu à la branche ferroviaire de la CNT de Barcelone où il a participé aux combats lors de la guerre civile. A Paris pendant l’occupation, il lutte contre les nazis, organise la propagande, échange avec de nombreux guérilleros, fabrique de faux papiers et entre en contact avec des trafiquants d’armes4. Le personnage est controversé, pour les uns c’est « un mafieux sans plus, pour les autres, l’âme de la CNT entre 1944 et 1948 »5 au cœur de la capitale française. Un élément capital échappe à la surveillance policière, au cours d'une session du congrès, les délégués se réunissent pour établir un dictamen6 secret, non publié, il autorise tout type d’action visant directement le dictateur7.
- 8 François Guinchard, « De Charybde en Scylla. La réunification manquée de la cnt espagnole en exil d (...)
- 9 AN F715589, Paris 1946, Le mouvement libertaire espagnol, Direction des RG.
6Le congrès de Paris est aussi l’occasion de parler du soutien aux antifranquistes en Espagne et de l’activité du MLE depuis la France. La question de la participation gouvernementale pendant la guerre civile espagnole ressurgit et la région XI, celle de Paris, est surreprésentée dans les débats. Les Renseignements Généraux (RG) surveillent de près ces échanges, ils notent que la volonté générale est de ne pas intervenir dans le gouvernement en exil. Pour favoriser l’unité d’action, un conseil national du MLE est élu le 12 mai, il est dominé par Germinal Esgleas Jaume et Federica Montseny Mañé. Cette élection ne met pas fin aux conflits et n’apaise pas les tensions au sein de l’exil. Les anarchistes de la tendance « apolitique » ou maximaliste ne souhaitent pas collaborer mais ils se plient à la volonté du courant « politique » ou possibiliste8, pourtant minoritaire mais soutenu par la CNT clandestine de Barcelone. Au nom de l’unité, la tendance majoritaire, accepte une participation gouvernementale que la base militante rejette. La police française fait de la minorité « franchement anarchiste », rattachée à la FAI, un danger, mettant volontairement l’accent sur ses groupes d’action qui financent l’activité du mouvement par le biais d’expropriations. La surveillance reprend, sa justification est toute trouvée. Toutefois, en raison de leur participation à la Résistance, les libertaires bénéficient d’une certaine tolérance de la part des autorités françaises en 19459.
La scission du mouvement libertaire espagnol en exil
- 10 AN F716077, Décembre 1962, Les organisations anarcho-syndicalistes espagnoles dans la Ve région, RG
- 11 AN F715589, 31 décembre 1946, Note au Directeur des RG sur le problème espagnol.
- 12 Dolors Marín Silvestre, Clandestinos. El maquis contra El franquismo (1939-1975), Barcelone, Plaza (...)
- 13 Geneviève Dreyfus Armand, L’Exil…, op. cit., p. 232. « C.N.T. » n° 39 du 29 décembre 1945 et n° 45 (...)
- 14 Anne Dulphy, « La politique espagnole de la france (1945-1955) », Vingtième Siècle, revue d'histoir (...)
7En novembre 1945, après un nouveau congrès à Toulouse, la scission du mouvement anarchiste en exil est entérinée. Désormais la CNT et la Fédération ibérique des Jeunesses libertaires (FIJL) sont divisées en deux tendances. Sans existence légale, elles bénéficient d’une simple « tolérance administrative »10. La CNT-MLE possibiliste emmenée par José Leiva, ministre du gouvernement Giral, s’oppose au MLE maximaliste dirigé par Federica Montseny , ancienne ministre de la Santé et des Affaires sociales, à la FAI depuis 1936, et Germinal Esgleas11, tous deux sous la coupe de Cerrada qui exerce des pressions sur Toulouse à travers son influence sur le mouvement en exil12. Si le chemin emprunté est différent, les deux tendances ont le même objectif, libérer l’Espagne de la dictature. Dès 1946, la tendance maximaliste insiste sur le « double jeu des démocraties »13 : les intérêts économiques primant sur les volontés politiques, aucune opposition à la dictature franquiste ne viendra des démocraties occidentales. A partir de 1947, la France et l’Espagne se rapprochent et collaborent afin de renouer des relations cordiales, la frontière est rouverte en février 194814. Les intérêts internationaux dépassent alors l’enjeu espagnol, dans un monde qui se fractionne entre capitalisme et communisme, le fascisme n’est plus l’ennemi premier.
- 15 AN F715589, Paris, 1946, DGSN, Direction des RG.
8Dès 1946, les comptes de la CNT en exil intéressent la police française. Les trois principales sources de financement sont : les cotisations, les soirées artistiques et les dons. Les 24 850 adhérents du mouvement en exil cotisent à hauteur de 25 francs par mois auxquels il faut ajouter les bénéfices recueillis au cours des soirées artistiques. Si ces deux premières formes de financement sont classiques pour un mouvement politique, la troisième fait l’objet de suspicions de la part de la police française. Il s’agit de la souscription Pro-España qui regroupe les dons faits par les adhérents à titre individuel, dont l’origine difficile à établir pose problème. Cet argent pourrait servir à financer l’« action directe révolutionnaire, anticapitaliste et anti-étatiste »15, c’est pourquoi la police s’intéresse à ceux dont l’activité, plus ou moins légale, crée des tensions entre les militants. Laureano Cerrada incarne la capacité des libertaires espagnols à se réorganiser pour financer la lutte par des moyens plus ou moins légaux, mais son activité commence à déranger au sein de l’organisation en exil qui ne souhaite pas attirer l’attention des autorités françaises. Sanctionné en interne pour son activité subversive, il est remplacé par José Blanco en septembre 1945. Mais avec les moyens dont il dispose, rien ne l’empêche de poursuivre la lutte contre Franco.
- 16 AN F716077, Décembre 1962, Les organisations anarcho-syndicalistes espagnoles dans la Ve région, RG
- 17 AN F7 15589, Mouvements, organisations et partis politiques espagnols.
- 18 César Lorenzo, Les anarchistes espagnols et le pouvoir (1868-1969), Paris, Seuil, 1969, p. 362.
- 19 AN F715589, Mouvements, organisations et partis politiques espagnols.
9Cette décision ne suffit pas non plus à convaincre les autorités françaises. En effet, à partir du 18 juillet 1947, la CNT-MLE, possibiliste, est autorisée par décret, alors que la CNT d’Espagne en exil (CNT-E), maximaliste, est « simplement tolérée »16. Si la première ne pose aucun problème, en revanche, la seconde poursuit avec véhémence son combat, affirmant au congrès d’octobre 1947 vouloir « continuer la lutte jusqu’à l’élimination définitive du régime franquiste sans accepter de compromis »17. La France souhaite rétablir des relations étroites avec l’Espagne et ne peut donc autoriser la tendance maximaliste dont le discours dérange mais ne l’interdit pas. Les deux tendances restent divisées malgré les tentatives de membres historiques de la CNT-FAI, comme l’ancien ministre Juan García Oliver, qui défend la réunification et se rapproche des possibilistes, tout en considérant que le gouvernement Giral commet une erreur en « négligeant la lutte armée en Espagne au profit d’une activité diplomatique illusoire »18. La réconciliation est impossible, l’exil libertaire se rapproche de la tendance maximaliste que la police désigne comme appartenant à la FAI19 pour mieux stigmatiser son action. Les deux tendances anarchistes installent leur siège dans la ville de Toulouse, le gouvernement en exil choisit Paris. Dans la capitale, on retrouve aussi la frange la plus radicale de la CNT-E, celle de la région XI, majoritairement favorable à l’action directe en direction de l’Espagne.
- 20 Ángel Herrerín López, La CNT durante el franquismo. Clandestinidad y exilio (1939-1975), Madrid, Si (...)
10En 1947, les accords du congrès de Paris ne tiennent plus et le comité national implanté en Espagne perd sa prééminence. La CNT-E s’isole et en profite pour réaffirmer son idéologie a travers la « trilogie sacrée » - principes (syndicalisme révolutionnaire), tactiques (action directe) et finalités (communisme libertaire) - mise en avant lors du congrès des fédérations locales de 1947, à Toulouse. Ce retour à l’orthodoxie, affirmé au congrès d’octobre 1947, permet de relancer la lutte avec une nouvelle organisation, la commission de Défense, qui se compose de cinq membres : le secrétaire de coordination de la CNT-E, un délégué de l’intérieur, un représentant de la Específica (FAI), un des Jeunesses libertaires et un de la commission internationale. Il ne s’agit pas d’une superstructure, au contraire, elle doit agir en fonction des accords organiques et les respecter. Financée par le fond Pro-España, son objectif est d’en finir avec le régime franquiste20.
- 21 AN F715589, 1945, RG, Mouvements, Organisations, Partis politiques espagnols. https://maitron.fr/sp (...)
- 22 Geneviève Dreyfus Armand, L’Exil…, op. cit., p231-242.
- 23 Ángel Herrerín López, La CNT…, op. cit., p. 96-97.
11Les libertaires en exil participent à des organisations comme la Junta española de liberación (JEL) ou l’Alliance nationale des forces démocratiques (ANFD) espagnoles, dont seuls sont exclus les communistes. La JEL aurait dû être dissoute avec l’arrivée du gouvernement en exil à Paris mais elle est restée « en sommeil », sous la direction de Josep Peiró, ancien résistant devenu secrétaire des Jeunesses libertaire de la fédération de Paris entre 1945 et 194921. Elle avait pour but d’« abattre le franquisme », mais son influence diminue entre 1945 et 194722. Néanmoins sa survie permet aux libertaires du courant maximaliste de conserver un semblant de représentation collective avec les autres mouvements de l’exil, c’est le seul organisme républicain auquel ils continuent de participer en 194723.
Paris, capitale de la propagande anarchiste espagnole en exil
- 24 AN 457AP100, 23 mai 1945, ministère des Affaires étrangères.
- 25 APP BA1900, 20 novembre 1945, Directeur Général de la Police Mobile.
12Les services de police parisiens surveillent de près la propagande des libertaires. Afin de normaliser les relations avec Franco, les ressortissants espagnols de passage en France doivent « s’abstenir de toute activité politique »24. A l’image de Federica Montseny, les maximalistes sont surveillés à chacune de leurs prises de paroles publiques à Paris en 1945 et en 1946. Pour les orateurs, c’est l’occasion de dénoncer la dictature espagnole et « la complaisance des démocraties ». Quant aux affiches placardées sur les murs de la capitale, elles sont claires, en Espagne « Franco assassine », en France il est dénoncé par les libertaires de la CNT-E25.
- 26 AN F714722, 26 novembre 1946, Activité du Mouvement Anarchiste International.
- 27 Geneviève Dreyfus Armand, L’Exil…, op. cit., p. 244.
- 28 APP BA 2333, 1er octobre 1948, CRIA.
- 29 AN 457AP100 et F715589.
- 30 Geneviève Dreyfus Armand, L’Exil…, op. Cit., p. 231, Solidaridad Obrera n° 172, 12 juin 1948.
- 31 Joan Oliver, Joan Pages, Pelai Pages, La Prensa…, op. cit., p. 111. RUTA n° 24, mars 1947.
- 32 AN F715589, Paris 1946, Direction des RG, rapport sur le MLE.
- 33 APP BA1681, 26 mars 1948, RG, cabinet du préfet, demande du ministère de l’Intérieur.
- 34 Natacha Lillo, « L’histoire mouvementée du PCE en France 1945-1975 », in Roger Bourderon (dir.), La (...)
- 35 F7 16076, Note du 2 septembre 1952, ministère de l’intérieur.
13La police française s’inquiète de la formation d’une « future internationale anarchiste »26 pour coordonner la propagande à Paris, capitale de la presse en exil entre 1944 et 194727. Ils tentent de coordonner leurs efforts à travers la Commission des Relations internationales anarchistes (CRIA), installée à Paris28. La police surveille les organes de presse libertaires : ceux des possibilistes comme Solidarité Internationale Antifasciste (SIA)29 et España Libre ; ceux des maximalistes comme CNT et Solidaridad Obrera ou « Soli » qui décrit les actions de guérilla et la répression en Espagne30 ; ceux de la FIJL : Juventud Libre, Crisol, ou RUTA31 ; et celui des Catalans Terra Lliure32. La colonie espagnole parisienne, forte de 32 537 individus en 1948 selon la préfecture de police, est en partie politisée. A la demande du ministère de l’Intérieur, ses organes de presse sont surveillés. 18 500 exemplaires de CNT et RUTA sont édités de façon hebdomadaire au 1, rue de la Fontaine-au-Roi (XIe)33. Une partie de ces publications entrent en territoire espagnol, ce que dénonce le régime franquiste34, qui ne peut tolérer leur parution et les critiques régulières de son régime. D’anciens membres de la FAI, installés à Paris, contrôlent la presse en exil. Mariano Aguayo Moran, membre du groupe Los Maños, resté à Paris en 1949, fait partie de la direction de Solidaridad Obrera et Antonio García Birlan est à la tête de CNT, deux journaux financés en partie par Laureano Cerrada35. Comme la presse est un moyen de lutter contre le franquisme, la FAI tient à y jouer un rôle de premier plan pour donner sa lecture des évènements qui se déroulent en Espagne.
Lutter contre le franquisme, l’obsession sans fin
Armes et contrefaçons, les moyens de la lutte
- 36 Eduardo Pons Prades, Republicanos españoles en la Segunda Guerra mundial, Madrid, La esfera de los (...)
- 37 Evelyne Mesquida, La Nueve, 24 août 1944. Ces républicains espagnols qui ont libéré Paris, Cherche- (...)
14Les anarchistes espagnols exilés à Paris rassemblent des armes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Avec le soutien possible de Laureano Cerrada, une équipe de guérilleros intègre la Nueve après la Libération de Paris et ils participent à l’offensive militaire vers l’Est afin de rassembler des armes. Manuel Bullosa et l’adjudant-chef Miguel Campos, membres de la deuxième division blindée qui libère Paris, accueillent clandestinement un groupe de six militants de la CNT parisienne : Joaquín Blesa, Liberto Ros et « Mariño », trois anciens de la colonne Durruti ; Manuel Huet, du réseau Ponzán ; deux camarades, García et Rosalench36. A bord d’un half-track américain, El Canguro, ils récupèrent des armes qu’ils envoient vers l’arrière, afin de constituer des caches qui serviront par la suite à la lutte en Espagne. Pendant deux mois, ils poursuivent leur action avant que Campos ne décide de retourner sur Paris avec son petit groupe. Il disparait mystérieusement à la mi-décembre 194437.
- 38 Antonio Tellez Sola, Historia de un atentado aéreo contra el General Franco, Bilbao, Virus, 1993, p (...)
15Depuis 1945, les anarchistes espagnols se sont réorganisés politiquement et syndicalement au sein de la capitale française mais leurs préoccupations demeurent ailleurs, en Espagne. Afin de poursuivre leur combat contre la dictature, les libertaires espagnols du département de la Seine récoltent des fonds. Si l’argent des adhésions et des collectes ne suffit pas, il existe d’autres moyens pour financer la lutte, quitte à outrepasser le cadre de la loi. La plupart des militants de la CNT ou de la FAI s’y opposent, pas les illégalistes. Certains d’entre eux vont faire ce choix, poussés par les problèmes financiers du mouvement. Lorsque les militants arrivent d’Espagne, pour s’approvisionner en « armes et équipements »38, comme le font en mai 1948, José Lluís Facerías, Enrique Martínez Marín et Celedonio García Casino, ils se rendent compte de la situation désastreuse dans laquelle se trouvent les comptes de la CNT-E et de la FIJL en exil. Ces trois hommes sont membres du Mouvement libertaire de résistance (MLR), dont l’idée est de renforcer les liens entre l’organisation légale en France et les groupes armés de l’intérieur, ce que refuse la CNT-E qui cherche à protéger son existence légale en France et craint de perdre le contrôle sur les militants avec ce type d’initiatives qui s’opposent à son immobilisme en exil.
- 39 Le Parisien libéré, 11 mai 1949.
16Le 12 mai 1949, la presse française se fait l’écho de l’arrestation de six libertaires, Diego Fornis, Pedro Abella, José Ballus, José Calpe, Vicente Gallego et Eduardo Rey, poursuivis pour avoir constitué un dépôt d’armes passage Goix à Paris (XIXe). Dans cet arsenal constitué depuis 1945 par les équipes de Cerrada, on trouve vingt kilos d’explosifs, plusieurs mines, des dizaines de grenades, des revolvers, des fusils mitrailleurs, une mitrailleuse, des fusils de guerre et des milliers de cartouches. Une petite imprimerie clandestine était également installée dans le passage Goix, en bas de l’hôtel des Vosges où résidaient trois des Espagnols arrêtés. Après avoir servi à imprimer de faux tickets de pain jusqu’au début 1949, elle était désormais utilisée pour éditer de faux billets de la loterie nationale et le journal Solidaridad Obrera. Les activités illégales permettent de financer celles au caractère politique, sous le contrôle de Cerrada. Diego Fornis et Pedro Abella sont condamnés à neuf et six mois de prison ferme, les autres écopent de quelques mois de sursis39.
- 40 Miguel Iniguez, Esbozo de… op. cit., p. 142.
- 41 APP Le Figaro, 11 août 1949.
- 42 AN F716076, 4 novembre 1949, note verbale du ministère des Affaires Extérieures espagnoles.
- 43 César Mariano Galiano Royo, Laureano Cerrada, el empresario anarquista, Logroño, Pepitas de Calabaz (...)
17En août 1949, les agents de la Police judiciaire (PJ) parisienne découvrent une « nouvelle équipe de faussaires » établie au 92, rue de la Folie-Méricourt (XIe). Deux libertaires sont arrêtés, Antonio Verardini et Oriolès Fajardo. La perquisition de leur domicile, rue de la Grange-aux-Belles (Xe), permet de découvrir des moules du sceau de la République française ainsi que des visas des douanes de Cerbère et Port-Bou, postes frontières catalans. Ils possédaient tout le matériel nécessaire pour fabriquer de la fausse monnaie et la faire entrer sur le territoire espagnol afin de déstabiliser le régime franquiste en utilisant cette arme politico-économique. Eux aussi agissaient pour le compte de Cerrada40. Les visas des douanes en possession de Verardini permettaient de faire passer les armes et le matériel militaire indispensable pour la lutte en Espagne41. La question du transport des armes depuis la France préoccupe le gouvernement franquiste et le 9 novembre 1949, la note verbale du ministre des Affaires extérieures espagnol dénonce l’utilisation du Mas Tartas comme cache d’armes pour les anarchistes42. Situé à la frontière, près d’Osseja, ce mas acheté par le MLE, avec le financement de Cerrada, sert aussi de base arrière et de lieu de repli pour les groupes d’action de Marcelino Massana, Francisco Sabaté, José Luis Facerías et Los Maños43, le groupe aragonais de Paris. La police française y intervient et arrête ses occupants, Justo Domingo, « el Maño », et Ramon Vila Capdevila qui sont condamnés à deux mois de prison.
Illustration.

Arrestation et matériel découvert passage Goix (XIXe) : Presse à imprimer et arsenal saisis à Cerrada.
Le Parisien Libéré, 5 novembre 1949.
La collaboration des polices françaises et espagnoles
- 44 AN F1a3346, 5 juin 1945, du ministre de l’Intérieur au ministre de la Guerre, État-Major de l’Armée (...)
- 45 Antonio Tellez Sola, Sabaté: guerrilla urbana en España (1945-1960), Barcelona, Virus, 1992, p. 147
- 46 Julian Vadillo Muñoz, Historia de la FAI, el anarquismo organizado, Madrid, Catarata, 2021, p. 232.
- 47 CAC 19890158, 1950, RG, Synthèse sur le PCE en France et en Haute-Garonne.
- 48 Anne Dulphy, La politique de la France à l’égard de l’Espagne de 1945 à 1955. Entre idéologie et ré (...)
- 49 Ibid. p. 398. Dossier 64, du ministre des Affaires Etrangères au ministre de l’Intérieur, 21 avril (...)
18Les services de police français et espagnols coopèrent depuis 1945, à travers de « fréquentes visites de courtoisie »44 et le « deuxième bis »45, service d’espionnage de Franco, en profite pour obtenir des informations. Entre 1947 et 1949, au cours du « triennio del terror »46, la répression contre les libertaires atteint son paroxysme47 et de nombreux militants sont arrêtés, certains sont exécutés. Au printemps 1949, les autorités espagnoles accentuent la pression sur leurs homologues françaises, qu’elles accusent de passivité envers les groupes armés. Robert Schuman, nouveau ministre des Affaires étrangères, renoue le contact avec une « vigueur inattendue »48 afin de finaliser de nouveaux accords économiques. Il propose « d’offrir très discrètement, sur le plan local, aux autorités espagnoles des échanges d’information sur les passages clandestins des hommes de la FAI », leur organisation et leurs lieux de refuge49. Le ministre français propose une collaboration étroite, discrète et efficace, qui s’établirait directement entre les polices françaises et espagnoles. Il veut également démanteler les dépôts d’armes et d’argent des exilés espagnols en territoire français.
- 50 Antonio Tellez Sola, Sabaté…, op. cit.,p. 123.
- 51 AN F716076, 4 novembre 1949, note verbale, ministre des Affaires Extérieures.
- 52 AN F716076, 2 décembre 1949, du ministère des Affaires Etrangères au ministre de l’Intérieur.
- 53 AN F7 16076, 27 décembre 1949, note pour les RG, 6e section.
19Le nombre de combattants désirant se rendre en Espagne augmente, souvent bloqués a Barcelone faute de moyens et d’infrastructures, les groupes d’actions sont réorganisés avec la commission de Défense du MLE en août 194950. En 1949, les communications du ministre des Affaires extérieures de Madrid se multiplient, dénonçant l’existence d’une organisation « criminelle » anarchiste en territoire français et le laxisme autour de la surveillance frontalière51. La France répond aux « insinuations » de Madrid tout en renforçant la surveillance des libertaires en exil pour mettre fin à leurs « illusions »52. La sixième section des RG est chargée d’enquêter sur les actions en direction de l’Espagne53.
Los Maños, un groupe armé parisien
- 54 AN F716076, 22 novembre 1950, du ministre des Affaires Extérieures.
- 55 Antonio Tellez Sola, Facerías. Guerrilla urbana (1939-1957). La lucha antifranquista del Movimiento (...)
- 56 AN F716076, 22 novembre 1950, du ministère des Affaires Extérieures.
- 57 APP Le Figaro, 20 avril 1950.
- 58 Abel Paz, CNT…, op. cit., p. 356.
- 59 AN F716076, 1951-1952, « Activités criminelles en France des espagnols et plus particulièrement de (...)
20Au début de l’année 1950, le groupe armé Los Maños est au cœur des communications franco-espagnoles, accusé d’attaques à main armée à Barcelone et d’un sabotage à Manresa. Le procès du groupe est instruit par l’autorité militaire de Barcelone en 1950 qui affirme qu’il suivait les ordres de la CNT-FAI en exil. Le chef, Wenceslao Jiménez Orive, résidait à Paris, 125 boulevard du Temple (XIe), à l’hôtel « Jean » avec son camarade Daniel González Marín54. Après avoir été emprisonné, Wenceslao Jiménez a quitté l’Espagne en 1946, il est passé par Lyon, puis s’est installé dans la capitale la même année, travaillant comme ouvrier ajusteur. Favorable à une refonte structurelle de l’organisation en exil, pour mieux coordonner l’action, il est désavoué par celle-ci. A Paris, il prend contact avec José Luis Facerías, qui travaille dans une imprimerie anarchiste et intègre son groupe de guérilla urbaine55. Après avoir passé la frontière avec Facerías, il prend la tête de Los Maños et, le 2 mars 1949, il participe à l’attaque ratée contre le chef de la brigade politico-sociale, le commissaire Quintela, responsable de la répression des libertaires à Barcelone. De retour en France, il est accusé avec Angel Soto Ortíz de l’assassinat de l’agent Albert Neufcourt, le 31 août 194956, lors du vol d’une voiture, utilisée au cours de l’attaque de Charenton, en septembre, pour laquelle José Villagrasa est arrêté en novembre 1949 et Vincent Sorvatón, ancien des Brigades internationales, est arrêté en avril 195057. L’exemple de ce groupe armé, intégré aux actions de Cerrada en région parisienne montre toute l’importance de la région XI dans le financement et l’action antifranquiste. Aniceto Pardillo Manzanero, un ancien camarade exclu, prévient la police de Barcelone que le groupe Los Maños vient de quitter Paris pour retourner en Catalogne en décembre 194958. Ils sont arrêtés le 9 janvier 1950. Wenceslao Jiménez Orive, blessé par les tirs, meurt après avoir ingéré du cyanure. Les autres membres du groupe, Placido Ortíz Gratal, Simón Gracia Fleringán et Victoriano Muñoz Treserras sont arrêtés, leur matériel est découvert à Matadepera (Barcelone) ils sont jugés et fusillés le 24 décembre 195059.
- 60 AN F716076, 4 mars 1950, du ministre des Affaires Etrangères au ministre de l’Intérieur.
- 61 AN F716075, 6 février 1950, du Préfet de police au vice président du conseil, ministre de l’Intérie (...)
- 62 APP, Le Figaro », 28 mars 1950.
21L’Espagne utilise ce procès pour faire pression sur la France et souligner sa « bienveillance » à l’égard des exilés. La presse internationale, dont le New York Times, relaie les actions des groupes armés, ce que Madrid ne peut accepter. Côté français, le ton change : François Seydoux, directeur des Affaires d’Europe, demande une enquête contre les Espagnols « abusant de notre hospitalité ». Le développement de bonnes relations, politiques et économiques, entre les deux pays est la nouvelle priorité du gouvernement60. Dès février 1950, le préfet de Police de Paris, Roger Léonard se dit favorable à des mesures d’assignation à résidence avec interdiction du département de la Seine et de ceux de la frontière pyrénéenne, voire au retrait du statut de réfugié pour ceux qui se permettent de « violer les lois du pays où ils ont trouvé asile » et commettent crimes et délits en France61. La police française poursuit ses recherches dans les milieux anarchistes de la capitale et retrouve José Soto Suárez et Angel Soto Ortíz, condamnés respectivement à dix ans de travaux forcés et cinq ans de prison62.
L’affaire de Lyon relance le débat autour de la répression des anarchistes espagnols en France
- 63 APP, Le Figaro, 6 avril 1950.
- 64 Son siège est situé rue de Belfort à Toulouse, ses membres participent aux réunions et congrès orga (...)
- 65 F7 16076, Note du 2 septembre 1952. Ministère de l’Intérieur, Direction des RG.
22A la fin des années 1940, le gouvernement français demande un rapport d’ensemble sur les exilés espagnols. L’objectif est double : répondre aux doléances de Madrid et mettre fin à l’activité des groupes de la FAI en France. Le déclenchement de l’affaire dite du « Gang des Espagnols »63 relance l’enquête sur les anarchistes en exil. Selon la presse il s’agirait de groupes formés en Espagne afin de faire des coups de main en France. Il n’en est rien, la plupart résident en France depuis la fin de la guerre civile. Les actions armées qu’ils mènent dans l’hexagone leur permettent de financer la lutte en Espagne. Le Parti communiste d’Espagne est le premier visé, à travers l’opération Boléro-Paprika qui démarre le 7 septembre 1950. Un mois plus tard, les 7-8 octobre 1950, le secrétariat intercontinental64 avertit les militants que, pour éviter des mesures de contrôle plus rigoureuses, il ne faut pas troubler l’ordre public. Depuis Toulouse, la CNT-E met en garde les fédérations régionales et s’adresse, sans les citer, aux fédérations lyonnaise et parisienne65.
L’affaire du « Gang des Espagnols » démarre à Lyon
- 66 Miguel Iniguez, Esbozo de…, op. cit., p. 138.
- 67 Témoignage d’Elsa Osaba, nièce des frères Bailo Mata. https://www.24-aout-1944.org/felisa-bailo-mat (...)
- 68 Le Figaro, 2 février 1951.
23Le 18 janvier 1951, au cours de l’attaque d’un fourgon postal à Lyon, deux agents de police français meurent, il s’agit du moment parfait pour déclencher une campagne de discrédit relayée par la presse nationale et réprimer le mouvement libertaire en exil. Il faut une dizaine de jours aux policiers pour retrouver la traction avant utilisée pour l’attaque et orienter l’enquête vers les milieux anarchistes espagnols. Sont arrêtés Juan Sánchez, ayant appartenu aux Forces Françaises libres (FFL) avant de résister à Lyon et Paris, trois anciens de la colonne Durruti entrés dans la Résistance, Antonio Guardia Socada, Juan Catalá Balaña, ancien des groupes d’action en Espagne66 et Francisco Bailo Mata, déporté à Mauthausen. Ensuite, la police retrouve José Bailo Mata, ancien agent de liaison pour la Résistance, qui semble s’être suicidé67, version qui n’est même pas contestée par la CNT-E, tant elle cherche à se couvrir dans cette affaire. Les policiers, dont la presse relaie les propos, accusent la FAI qui, pour eux, est le bras armé des libertaires espagnols68. L’enquête qui s’étend sur l’ensemble du territoire doit permettre de déterminer l’implication de l’organisation en exil. Combattre le franquisme coûte cher et la guérilla a besoin d’armes et de matériel, la police française suit donc la piste d’agissements criminels à des fins politiques. Elle se lance dans une enquête sans précédent contre l’exil libertaire, accusé d’avoir « organisé le pillage de la France » au moment où Franco exige de réprimer les menées anarchistes.
Quelle place pour Paris dans « l’affaire du « Gang des Espagnols » ?
- 69 AN F716076, 1951-1952, « Activités criminelles en France des Espagnols et plus particulièrement de (...)
- 70 Il s’agit d’une forme de collaboration et d’interprétation au sein des organisations anarchistes, e (...)
- 71 Julián vadillo muñoz, Historia de la FAI…, op. cit., p. 108 et p. 231.
- 72 AN F716076, 24 janvier 1952, du procureur de la République à Lyon à Monsieur le procureur général à (...)
24Depuis la Libération, les affaires impliquant des Espagnols sont nombreuses : attaques à main armée, cambriolages ou vols de titres d’alimentation. La police reprend les dossiers et fait le lien avec les libertaires en exil. Le fichier spécial du banditisme mentionne « l’équipe anarchiste de Cerrada » que la PJ parisienne désigne comme l’une des plus influentes de France. Il est question de « plusieurs bandes organisées dont le siège serait vraisemblablement à Paris »69, sous la direction d’un chef, Laureano Cerrada. Sous le nom de Fomento, il aurait constitué « deux équipes spécialisées » afin de récolter les fonds nécessaires à la lutte antifranquiste. Proches de la CNT et de la FAI sans forcément y appartenir, cette dernière n’ayant pas été reconstituée officiellement en France, les Espagnols arrêtés font partie de la sphère anarchiste. Les doubles affiliations, syndicale et dans les « específicas », sont courantes, mais la question du contrôle de la FAI sur la CNT est un mythe né avec les accords passés en 1927 sous le nom de trabazón70, repris par la police française. Après 1945, l’organisation est basée sur les groupes d’affinités71. Le rôle de Paris pour organiser la lutte et la financer devient essentiel alors que la CNT toulousaine se détache peu à peu de l’action armée pour préserver son existence légale, c’est pourquoi les relations se tendent entre les anarchistes opérant en France et la direction du mouvement72.
- 73 AN F716076, 1951-1952, « Activités criminelles en France des Espagnols et plus particulièrement de (...)
- 74 AN F716076, 24 janvier 1952, du procureur de la République à Lyon à Monsieur le procureur général à (...)
25La première équipe de Fomento s’occupe de la fabrication de fausse monnaie, elle opère de 1945 à 1947 à Bagnolet, puis au passage Goix où elle est découverte en 1949, avant de reprendre ses activités à Gaillon, dans l’Eure, où José Ballus et José Calpe sont de nouveau arrêtés par la PJ parisienne, le 21 janvier 1951, trois jours après l’attaque de Lyon. A Aubervilliers, la police retrouve des planches de billets de banque espagnols et allemands au domicile de Cerrada, lui aussi détenu. La seconde équipe de Fomento, chargée des agressions à main armée, est constituée d’Espagnols plus ou moins proches du mouvement libertaire en exil, comme José Villagrasa ; Joaquín Blesa, ancien de la « Nueve » ; José Vidal ; Felipe Gil ; Juan Santaella « Santos Lopez Moreno » ; José Moreno Ropose ; Luís Llanos ; Manuel Rubio ; José García ; et José Bañon. Ce dernier est arrêté au 24 de la rue Sainte-Marthe (Xe), où il recevait son courrier par l’intermédiaire de José Sánchez, directeur de Solidaridad Obrera. Cette adresse correspond au siège de l’organisation locale de la CNT parisienne, où José Soto Suarez, en lien avec Los Maños et impliqué dans la mort de l’agent Neufcourt en 1949, sert d’agent de liaison entre les anarchistes espagnols qui opèrent en France pour le compte de Cerrada. La plupart sont fichés au grand banditisme dans la capitale et agissent sur l’ensemble du territoire pour financer leurs projets. Arrêtés à la suite de l’affaire de Lyon, Antonio Puncel, secrétaire de la FAI lyonnaise, et Francisco Sabaté, impliqués dans les affaires de la Séchilienne, le 1er octobre 1947, et du Péage-de-Roussillon, le 6 mai 1948, sont interrogés et passent aux aveux face à la violence des enquêteurs. Ils affirment vouloir « alimenter les caisses de la FAI » en exil73. Sabaté explique que ceux qui ne prennent pas « une part active à la lutte » en Espagne fournissent de l’argent et des armes en agissant depuis la France. La CNT-E ne s’est pas opposée à la formation de ces groupes qui soutiennent le financement de la lutte antifranquiste74.
- 75 AN F716076, rapport du 13 mai 1952, du procureur de la République au procureur général de la cour d (...)
- 76 F7 16076, 2 septembre 1952. Ministère de l’intérieur-DGSN-Direction des RG.
26Au domicile de Cerrada, la police découvre des documents essentiels pour son enquête, notamment la « comptabilité », 76 pièces dont quelques documents de comptabilité et des procès-verbaux de délibérations de comité. La police les utilise pour affirmer que Fomento a permis à Cerrada de financer l’activité de la CNT-E à hauteur de 34 millions de francs, auxquels il faut ajouter 30 millions d’investissements divers : une imprimerie, un hôtel, une société d’électricité, et une fabrique de chaussures. Sa société de transport lui permettait de faire passer des armes en Espagne, à bord de ses camions. Il utilisait aussi une vedette automobile dont le port d’attache était à Sète75, qui effectuait des voyages entre Argelès-sur-Mer et le port de Rosas (Gérone), transportant chaque mois deux tonnes de matériel issu des parachutages alliés et rachetés par des libertaires espagnols à Marseille. La vedette, payée par Cerrada, est prise en chasse plusieurs fois par les gardes-côtes espagnols, ce qui pousse les anarchistes à passer par les Pyrénées, chaque homme transportant 33 kilos de matériel. Accompagnés par des guides expérimentés, ils empruntent alors trois points de passage : Banyuls, l’Andorre et Osseja76.
- 77 Dolors Marín Silvestre, Clandestinos…, op. cit., pp.144-145 et p. 248.
- 78 F7 16076, 2 septembre 1952. Ministère de l’intérieur-DGSN-Direction des RG.
- 79 Le Libertaire, 2 Mars 1951.
27Les dirigeants de la CNT-E comme Federica Montseny font souvent référence à la guérilla dans leurs discours, pourtant l’organisation en exil n’a bien souvent ni argent ni armes pour les combattants qui doivent se les procurer eux-mêmes. C’est pourquoi un militant très actif comme Marcelino Massana s’écarte de l’organisation en exil77. Lors du meeting toulousain du 23 juillet 1950, cette activité est encore une fois « vivement exaltée » dans le discours de José Peirats, secrétaire général de l’organisation en exil. Il déclare que : « La CNT sait trouver la fissure, le passage par où se glissent hommes et armes qui entrent en Espagne pour intensifier la lutte armée contre le tyran de notre peuple. »78. Et ce malgré la surveillance policière organisée des deux côtés de la frontière pyrénéenne. Ce discours de propagande, éloigné de la réalité vécue par les libertaires en 1950 après trois ans de féroce répression en Catalogne, est repris par la police qui mène l’enquête en 1951 pour montrer les liens entre dirigeants en exil et action armée. Or, José Peirats est l’un de ceux qui s’opposent aux actions menées en France. L’objectif est ailleurs, « décapiter »79 le MLE-CNT en exil afin d’affaiblir son activité aussi bien en France qu’en Espagne.
- 80 F7 16076, 2 septembre 1952. Ministère de l’intérieur-DGSN-Direction des RG.
- 81 Dolors Marín Silvestre, Clandestinos…, op. cit., p. 257.
- 82 Ángel Herrerín López, La CNT…, op. cit., p. 107-110.
- 83 AN F7 16076, 28 août 1952.
28Les libertaires espagnols développent un militantisme classique, fait de congrès et de réunions, de manifestations et de propagande à travers la diffusion de tracts, de brochures et de journaux. En parallèle, ils poursuivent leurs actions de solidarité et continuent la lutte contre Franco, « ces deux buts impliquent la recherche systématique de moyens financiers importants » afin de se procurer les armes et le matériel nécessaires à la réalisation de sabotages et de coups de main en Espagne80. L’organisation manque de moyens matériels et financiers, c’est pourquoi les « expropriations » sont si nombreuses81. Entre désillusion et perte de confiance dans l’organisation en exil, l’argent regroupé est insuffisant, la souscription « Pro España » ne suffit pas82. Le contrôle des fonds, « rapide et souvent illusoire »83 montre les faiblesses du comité central de Toulouse et l’autonomie dont dispose le comité parisien.
- 84 Miguel Iniguez, Esbozo de…, op. cit., p. 142.
- 85 Julian Vadillo Muñoz, Historia de la CNT, utopía, pragmatismo y revolución, Madrid, Catarata, 2019,(...)
- 86 Antonio Téllez Solà, Attentat…, op. cit., p. 19.
- 87 Ibid. p. 35-36.
- 88 Secrétaire général de la Fédération anarchiste française.
29Les affaires de Cerrada, membre du comité de relation de la FAI en 194884, lui permettent d’acheter, avec José Villanueva Lecumberri, son trésorier, un avion Norecrin FBEQB pour 1 600 000 francs. Basé à Guyancourt, il est équipé d’une trappe afin de pouvoir jeter des bombes, volées à Orléans pendant l’Occupation, lors de l’attentat aérien que prépare Cerrada contre Franco. La tentative du 12 septembre 1948, lors des régates de Saint-Sébastien est la plus aboutie85. Cerrada prépare cet attentat avec Pedro Mateu, secrétaire de coordination de la CNT-E. Trois militants sont choisis : l’ancien pilote de l’armée républicaine Primitivo Pérez, Antonio Ortíz et José Pérez Ibáñez. Pour changer « le sens de l’histoire d’Espagne », ils veulent s’attaquer au dictateur86. Depuis l’Espagne, Luis Robla, qui a effectué les repérages, est en contact téléphonique avec Cerrada, il donne le feu vert pour lancer l’opération. Logé à Dax, le groupe décolle après avoir camouflé l’immatriculation de l’appareil87. Alors qu’ils survolent la zone des régates, ils sont interceptés par quatre avions de chasse de l’armée espagnole. En se faisant passer pour un avion de tourisme, le Norecrin parvient à quitter les lieux sans être abattu, les bombes sont larguées en mer. Après un échange diplomatique entre la France et l’Espagne, le pilote et le propriétaire officiel de l’avion, Georges Fontenis88, sont interrogés par la police. Toutefois, cette tentative ratée reste ignorée des services français jusqu’au déclenchement de l’affaire de Lyon. Les craintes de la PP au sujet de la réorganisation de la FAI et de ses groupes d’action en exil semblent confirmées par l’enquête en cours.
La CNT en exil a-t-elle été associée à l’activité criminelle en France ?
- 89 AN F7 16076, 5 février 1951, document du Secrétariat Intercontinental fait à Paris.
- 90 AN F7 16076, 2 mars 1951, du ministre de l’Intérieur au ministre des Affaires Etrangères.
30La police parisienne estime que Cerrada et les groupes d’action de la FAI sont contrôlés par la CNT-E. Cette dernière s’inquiète et dès le 5 février 1951, le Secrétariat intercontinental, reprenant le langage de la police, condamne les violences et qualifie de « criminels » les anarchistes espagnols arrêtés à Lyon. Son objectif est clair, dégager l’organisation de toute responsabilité89. Dès le mois de mars suivant, la France rassure l’Espagne : les « agissements criminels »90 seront punis, mais pour cela il faut des preuves.
- 91 AN F7 16076, 13 mai 1952, du procureur de la République au Procureur Général de la Cour d’Appel de (...)
- 92 AN. F7 16076, 1951-1952, « Activités criminelles en France des Espagnols et plus particulièrement d (...)
- 93 José Peirats, Les anarchistes espagnols. Révolution de 1936 et luttes de toujours, Toulouse, Repère (...)
- 94 Le Libertaire, 27 avril 1951. La violence des enquêteurs de Lyon est dénoncée par la justice elle-m (...)
- 95 Le Libertaire, 9 et 23 février 1951.
31Depuis 1948, la CNT s’est détachée des groupes d’action, excluant les affiliés commettant des délits en France. Cerrada a été contraint de détruire son matériel de faussaire, il s’agit du « fait de Toulouse »91 qui a précédé son exclusion. Il semble donc difficile d’accuser la CNT et de faire des liens entre elle et les groupes d’action qui continuent d’agir de façon clandestine. La police tente de mettre en cause des responsables de la CNT-E, comme José Pascual Palacios, secrétaire de coordination du Secrétariat intercontinental, Pedro Mateu, secrétaire de coordination et José Peirats, secrétaire du Comité national. Comme la police ne retrouve pas de sommes importantes lors des perquisitions, elle suppose que l’argent a été remis à la CNT-E, sous forme de dons d’une « provenance criminelle » que ses dirigeants ne pouvaient ignorer. Soupçonnés de recel, ils sont interpellés. Afin de prouver « l’immixtion directe de la CNT et de la FAI » dans l’accomplissement d’actes criminels à des fins politiques92, ils sont « barbarement maltraités sous une accusation absurde »93 qui tombe lors du procès, ce que la presse libertaire française dénonce94. Elle affirme que la « machination policière » n’a qu’un seul but, couvrir les exactions commises lors des arrestations, pour la plupart arbitraires95.
- 96 AN F7 16076, 13 mai 1952, du procureur de la République au Procureur Général de la Cour d’Appel de (...)
32José Pascual Palacios est accusé d’avoir voulu monter une commission de Défense secrète. Toulouse dément les affirmations parisiennes, le nom des deux hommes en charge du « matériel organique », armes, explosifs et faux papiers, destiné aux militants envoyés en Espagne, paraît dans CNT. Rien ne prouve que cette commission soit responsable de l’activité subversive en France. Dans la « comptabilité » de Cerrada, il manque des décharges du MLE-CNT pour affirmer que les remises ont bien été faites à la commission de Défense96.
- 97 Ibid.
33En mai 1952, l’argumentaire du procureur de la Seine pose problème. A plusieurs reprises, il fait le lien entre anarchistes de la FAI et communistes espagnols, accusations sans fondement qui servent seulement à discréditer le mouvement libertaire dans le but de l’interdire, soulignant au passage la « grande tolérance » des autorités françaises à l’égard des activités subversives alors que plusieurs anarchistes ont déjà été incarcérés par la justice française à la fin des années 1940. L’étude de la CNT et de ses satellites, avec lesquels elle a « été confondue avec trop de rapidité » par les procureurs de Lyon et Paris, pose problème. Le procureur de Toulouse s’appuie sur le travail des RG de sa ville pour démonter cet argumentaire fallacieux : en dehors du rejet commun de la dictature franquiste, les groupes qui se sont formés n’ont qu’un « lien d’obédience plus ou moins lâche » avec l’organisation en exil. Si certaines sections locales sont autonomes, c’est encore plus vrai pour les « groupes satellites » qui mènent leur activité de façon indépendante97.
- 98 Miguel Iniguez, Esbozo de..., op. cit., p. 212.
- 99 Eduardo Romanos Fraile, Ideología libertaria y mobilización clandestina. El anarquismo español dura (...)
34Avec moins de 5 % des effectifs du MLE-CNT, la FAI ne représente qu’une minorité des libertaires et seule une partie d’entre eux sont favorables à l’action violente pour financer et organiser la lutte antifranquiste. Ceux de Paris et Lyon qui acceptent ces méthodes « illégalistes » se réunissent en marge de la CNT et sont « autonomes » dans leurs décisions. Selon la police parisienne, si Cerrada a été exclu c’est qu’il voulait « s’emparer de la direction de la CNT » et critiquait l’incapacité de la commission de Défense dirigée par José Pascual Palacios. La position toulousaine, pour qui il s’agit d’un « vulgaire malfaiteur, chef de groupe, se colorant d’une vague appartenance politique » pour déployer ses activités en France, s’éloigne elle aussi de la réalité. Son influence ne diminue qu’avec l’arrivée de José Peirats, qui devient secrétaire général du MLE-CNT en 195098. Les Espagnols arrêtés à Lyon sont eux aussi des anciens de la FAI, expulsés comme Cerrada. Leur arrestation fait peur au MLE-CNT qui craint des représailles et son interdiction. Cette affaire marque un tournant décisif, le MLE-CNT s’éloigne de la voie insurrectionnelle, même si, dans le discours, il continue de s’opposer à la violence d’un régime illégitime et répressif en Espagne99.
- 100 AN F716076, 13 mai 1952, du procureur de la République au procureur général de la cour d’appel de T (...)
35Le procureur de Toulouse s’oppose à un procès déplacé dans sa juridiction sous le prétexte que le MLE-CNT y a son siège. Pour justifier sa décision, il donne des justifications d’ordre matériel et dit n’avoir aucune assurance de réussite judiciaire. En évitant de se mêler aux grèves de 1947 et 1948, la CNT-E, première organisation de l’exil espagnol, a montré sa volonté de respecter le principe de non-ingérence dans la vie politique intérieure française, or une interdiction pourrait tout changer. Viser la direction de la CNT-E serait perçu comme un « changement radical » de la politique française, un revirement en faveur de la répression voulue par l’Espagne franquiste depuis 1939 et l’opinion publique des Espagnols en France pourrait s’y opposer, nuisant au passage à l’image de la France sur le plan international100.
- 101 AN F716076, 9 juin 1952, du ministre de l’Intérieur au ministre des Affaires Etrangères.
- 102 AN F716076, 4 janvier 1952, du ministre de l’Intérieur au préfet de Haute-Garonne.
- 103 AN F7 16076, 12 mai 1952, rapport du commissaire de PJ Jean G., au Commissaire Divisionnaire Chef d (...)
- 104 AN F716076, 1952, Direction de la Règlementation, sous-direction des Etrangers et des Passeports, b (...)
- 105 Ángel Herrerín López, La CNT…, op. cit., p. 189. Note d’information du Ministère de l’Intérieur, 3 (...)
- 106 AN F716076, 6 août 1952, note pour les chefs de la DST, des RG, et de la PJ.
- 107 AN F716076, 2 septembre 1952. Ministère de l’intérieur-DGSN-Direction des RG. Note pour le directeu (...)
- 108 AN F7 16076, 1952, Direction de la Règlementation, sous-direction des Etrangers et des Passeports, (...)
36En France, de l’avis des RG, ce n’est pas la CNT-E qui pose problème, mais deux groupes parisiens, Innovacion-Los Maños et Fomento. Ils accusent la FAI, de façon imprécise, ce qui dégage la CNT-E de toute accusation. Finalement, seul RUTA, l’organe de la FIJL est suspendu pour trois mois, et la menace plane pour les autres titres de presse en exil, afin de faciliter les relations avec Madrid101. Si certains militants échappent au contrôle de l’organisation, celle-ci ne peut en être tenue responsable. Dès le mois de janvier 1952, l’idée d’une « opération d’envergure du style « Boléro-Paprika » »102 est écartée. La PJ a beau affirmer que « la route de leurs « exploits » est jalonnée de cadavres » suite à des coups de main organisés au cours de réunions politico-syndicales, les preuves manquent103. Accuser la CNT représente désormais « pratiquement plus d’inconvénients que d’avantages »104 selon les représentants de l’État. Le gouvernement français aurait même donné des instructions aux magistrats pour camoufler la participation de la CNT dans les évènements de Lyon105. Bien qu’aucune autre association étrangère ne présente un « tel bilan criminel » en parallèle de son activité politique106 et même s’il peut exister une « responsabilité morale »107 de la CNT-E, la décision finale est de tolérer son existence tout en ayant « une attitude moins favorable »108 envers elle. Ses membres devront faire l’objet de surveillances et, si besoin est, de sanctions individuelles.
Conclusion
37En France, la police, la presse et même la CNT-E font de Paris le centre de l’activité illégale, qui permet de financer l’action antifranquiste. Loin de Toulouse et de la direction en exil, les anarchistes ont une plus grande liberté d’action. Dès sa réorganisation en 1945, dans la capitale, le mouvement libertaire parisien est surveillé. La FAI et le fonds « Pro España » sont au cœur des recherches, guidées par Madrid à travers les injonctions de son ministre des Affaires extérieures. Pour lutter contre la CNT, la police cible la FAI, quitte à accentuer son importance dans la reprise de l’action directe, un bon moyen de cacher ses propres échecs à interrompre l’action qui se développe depuis la France. En réalité, ce n’est pas la FAI, groupe très hétérogène, qui est responsable de l’action armée mais les illégalistes comme Laureano Cerrada et les groupes d’affinités de la « Específica » qui agissent en France, notamment à Paris. Ils permettent au combat antifranquiste de se poursuivre depuis l’exil. La tentative d’attentat aérien ou la volonté d’affaiblir le régime franquiste en faisant circuler de la fausse monnaie font le lien entre activité illégale et politique de Cerrada. Toutes les preuves ne sont pas réunies pour affirmer qu’il contrôle l’ensemble des activités en territoire français mais son rôle dans la capitale est central de 1944 à 1948, avant de décliner jusqu’à son exclusion en 1951.
38Entre fait divers et « grande » histoire politique, l'affaire de Lyon est l’évènement déclencheur d'une répression qui vise les dirigeants en exil, arrêtés, torturés, et finalement relâchés faute de preuves. Ils prennent officiellement la décision de s’éloigner de la lutte armée, désorganisée et privée de financement, elle est ralentie, freinée par ceux qui devraient en être les instigateurs. Le contexte général permet de situer cet abandon de la lutte armée dans un choix fait par les différentes tendances de l’exil qui jusqu’ici la soutenaient. En dehors de quelques guérilleros anarchistes comme Sabaté, Facerías ou Ramón Vila, héros de la lutte, celle-ci prend fin pour une décennie. Finalement, la CNT-E reprend le contrôle depuis Toulouse et réaffirme son autorité à travers le couple Esgleas-Montseny qui domine l’exil dans les années 1950. Après l’exclusion des « illégalistes » ils sont débarrassés du contrôle de Cerrada et de l’influence de Paris sur l’anarchisme espagnol. Les condamnations individuelles sont assez nombreuses mais la justice française, divisée sur la question et sujette aux pressions des autres ministères, n’interdit pas la CNT-E, un choix fort qui déplaît à Madrid mais permet à la France de conserver sa posture face aux exilés espagnols tout en réprimant fermement ces derniers.
Notes
1 Josep Sanchez Cevervello, « El contexto nacional et internacional de la resistencia (1939-1952) », in Julio Aróstegui y Jorge Marco (eds.), El último frente. La resistencia armada antifranquista en España, 1939-1952, Madrid, Catarata, 2008, p. 28-30.
2 Geneviève Dreyfus Armand, L’Exil des républicains espagnols en France. De la guerre civile à la mort de Franco, Paris, Albin Michel, 1999, p. 237.
3 AN F7 15589, Paris 1946, Le mouvement libertaire espagnol, Direction des RG.
4 Miguel Iñiguez, Esbozo de una Enciclopedia histórica del anarquismo español, Madrid, Fundación de Estudios Libertarios Anselmo Lorenzo, 2001, p. 142.
5 Ibid., p. 141-142.
6 Décision politique prise en congrès, elle s’applique à l’ensemble des militants.
7 Abel Paz, CNT 1939-1951 : CNT, Barcelona, Hacer, 1982. p. 133.
8 François Guinchard, « De Charybde en Scylla. La réunification manquée de la cnt espagnole en exil dans les années 1960 », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], 19 | 2017, mis en ligne le 28 décembre 2017, consulté le 11 mars 2024, [http://journals.openedition.org/ccec/6774] ; DOI : https://doi.org/10.4000/ccec.6774
9 AN F715589, Paris 1946, Le mouvement libertaire espagnol, Direction des RG.
10 AN F716077, Décembre 1962, Les organisations anarcho-syndicalistes espagnoles dans la Ve région, RG.
11 AN F715589, 31 décembre 1946, Note au Directeur des RG sur le problème espagnol.
12 Dolors Marín Silvestre, Clandestinos. El maquis contra El franquismo (1939-1975), Barcelone, Plaza & Janés, 2002, p. 142-143.
13 Geneviève Dreyfus Armand, L’Exil…, op. cit., p. 232. « C.N.T. » n° 39 du 29 décembre 1945 et n° 45 du 14 février 1946.
14 Anne Dulphy, « La politique espagnole de la france (1945-1955) », Vingtième Siècle, revue d'histoire, n° 68, octobre-décembre 2000, p. 29-42.
15 AN F715589, Paris, 1946, DGSN, Direction des RG.
16 AN F716077, Décembre 1962, Les organisations anarcho-syndicalistes espagnoles dans la Ve région, RG.
17 AN F7 15589, Mouvements, organisations et partis politiques espagnols.
18 César Lorenzo, Les anarchistes espagnols et le pouvoir (1868-1969), Paris, Seuil, 1969, p. 362.
19 AN F715589, Mouvements, organisations et partis politiques espagnols.
20 Ángel Herrerín López, La CNT durante el franquismo. Clandestinidad y exilio (1939-1975), Madrid, Siglo Veintiuno, 2004, p. 97-99. Actes du IIe congrès des fédérations locales à Toulouse en avril 1947, fonds Gómez Peláez, International Institute of Social History, Amsterdam.
21 AN F715589, 1945, RG, Mouvements, Organisations, Partis politiques espagnols. https://maitron.fr/spip.php?article147961, notice de Josep Peiró par André Balent. Il s’agit du fils de Juan Peiró, ancien ministre de l’Industrie, exilé à Paris en 1939, arrêté par la Gestapo puis remis aux autorités franquistes et fusillé le 24 juillet 1942.
22 Geneviève Dreyfus Armand, L’Exil…, op. cit., p231-242.
23 Ángel Herrerín López, La CNT…, op. cit., p. 96-97.
24 AN 457AP100, 23 mai 1945, ministère des Affaires étrangères.
25 APP BA1900, 20 novembre 1945, Directeur Général de la Police Mobile.
26 AN F714722, 26 novembre 1946, Activité du Mouvement Anarchiste International.
27 Geneviève Dreyfus Armand, L’Exil…, op. cit., p. 244.
28 APP BA 2333, 1er octobre 1948, CRIA.
29 AN 457AP100 et F715589.
30 Geneviève Dreyfus Armand, L’Exil…, op. Cit., p. 231, Solidaridad Obrera n° 172, 12 juin 1948.
31 Joan Oliver, Joan Pages, Pelai Pages, La Prensa…, op. cit., p. 111. RUTA n° 24, mars 1947.
32 AN F715589, Paris 1946, Direction des RG, rapport sur le MLE.
33 APP BA1681, 26 mars 1948, RG, cabinet du préfet, demande du ministère de l’Intérieur.
34 Natacha Lillo, « L’histoire mouvementée du PCE en France 1945-1975 », in Roger Bourderon (dir.), La Guerre d’Espagne. L’histoire, les lendemains, la mémoire, Paris, Tallandier, 2007.
35 F7 16076, Note du 2 septembre 1952, ministère de l’intérieur.
36 Eduardo Pons Prades, Republicanos españoles en la Segunda Guerra mundial, Madrid, La esfera de los libros, 2003, p. 431-433. Témoignage de Joaquín Blesa, « Soldat clandestin » de la 2e Division Blindée.
37 Evelyne Mesquida, La Nueve, 24 août 1944. Ces républicains espagnols qui ont libéré Paris, Cherche-Midi, Paris, 2011, p. 114-121.
38 Antonio Tellez Sola, Historia de un atentado aéreo contra el General Franco, Bilbao, Virus, 1993, p. 85.
39 Le Parisien libéré, 11 mai 1949.
40 Miguel Iniguez, Esbozo de… op. cit., p. 142.
41 APP Le Figaro, 11 août 1949.
42 AN F716076, 4 novembre 1949, note verbale du ministère des Affaires Extérieures espagnoles.
43 César Mariano Galiano Royo, Laureano Cerrada, el empresario anarquista, Logroño, Pepitas de Calabaza, 2009.
44 AN F1a3346, 5 juin 1945, du ministre de l’Intérieur au ministre de la Guerre, État-Major de l’Armée, 5ᵉ bureau.
45 Antonio Tellez Sola, Sabaté: guerrilla urbana en España (1945-1960), Barcelona, Virus, 1992, p. 147.
46 Julian Vadillo Muñoz, Historia de la FAI, el anarquismo organizado, Madrid, Catarata, 2021, p. 232.
47 CAC 19890158, 1950, RG, Synthèse sur le PCE en France et en Haute-Garonne.
48 Anne Dulphy, La politique de la France à l’égard de l’Espagne de 1945 à 1955. Entre idéologie et réalisme, La documentation française, 2002, p. 398.
49 Ibid. p. 398. Dossier 64, du ministre des Affaires Etrangères au ministre de l’Intérieur, 21 avril 1949. PSUC : Parti Socialiste Unifié de Catalogne.
50 Antonio Tellez Sola, Sabaté…, op. cit.,p. 123.
51 AN F716076, 4 novembre 1949, note verbale, ministre des Affaires Extérieures.
52 AN F716076, 2 décembre 1949, du ministère des Affaires Etrangères au ministre de l’Intérieur.
53 AN F7 16076, 27 décembre 1949, note pour les RG, 6e section.
54 AN F716076, 22 novembre 1950, du ministre des Affaires Extérieures.
55 Antonio Tellez Sola, Facerías. Guerrilla urbana (1939-1957). La lucha antifranquista del Movimiento Libertario en España y en el exilio, Barcelona, Virus, 2004 p. 213.
56 AN F716076, 22 novembre 1950, du ministère des Affaires Extérieures.
57 APP Le Figaro, 20 avril 1950.
58 Abel Paz, CNT…, op. cit., p. 356.
59 AN F716076, 1951-1952, « Activités criminelles en France des espagnols et plus particulièrement de ceux affiliés à des organisations anarchistes ».
60 AN F716076, 4 mars 1950, du ministre des Affaires Etrangères au ministre de l’Intérieur.
61 AN F716075, 6 février 1950, du Préfet de police au vice président du conseil, ministre de l’Intérieur.
62 APP, Le Figaro », 28 mars 1950.
63 APP, Le Figaro, 6 avril 1950.
64 Son siège est situé rue de Belfort à Toulouse, ses membres participent aux réunions et congrès organisés en exil et font des choix, en terme de propagande ou d’activité, à la tête du mouvement.
65 F7 16076, Note du 2 septembre 1952. Ministère de l’Intérieur, Direction des RG.
66 Miguel Iniguez, Esbozo de…, op. cit., p. 138.
67 Témoignage d’Elsa Osaba, nièce des frères Bailo Mata. https://www.24-aout-1944.org/felisa-bailo-mata-una-companera-de/ Selon cette famille, cette mort est suspecte. Le Progrès parle d’une blessure mortelle dans le dos, contrairement à la police qui évoque une blessure à la tête. La famille a « beaucoup d’interrogations à ce sujet » et n’a pas eu le droit de voir le corps qui a été jeté dans une fosse commune inconnue.
68 Le Figaro, 2 février 1951.
69 AN F716076, 1951-1952, « Activités criminelles en France des Espagnols et plus particulièrement de ceux affiliés à des organisations anarchistes ».
70 Il s’agit d’une forme de collaboration et d’interprétation au sein des organisations anarchistes, elle permet aux « militants de la FAI d’entrer dans certains comités de la CNT et inversement » : Joël Delhom, « Les anarchistes espagnols dans les conspirations contre la Dictature et la Monarchie (1923-1930) », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], 1 | 2012, mis en ligne le 25 octobre 2012, consulté le 11 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/ccec/3938 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ccec.3938
71 Julián vadillo muñoz, Historia de la FAI…, op. cit., p. 108 et p. 231.
72 AN F716076, 24 janvier 1952, du procureur de la République à Lyon à Monsieur le procureur général à Lyon.
73 AN F716076, 1951-1952, « Activités criminelles en France des Espagnols et plus particulièrement de ceux affiliés à des organisations anarchistes ».
74 AN F716076, 24 janvier 1952, du procureur de la République à Lyon à Monsieur le procureur général à Lyon.
75 AN F716076, rapport du 13 mai 1952, du procureur de la République au procureur général de la cour d’appel de Toulouse.
76 F7 16076, 2 septembre 1952. Ministère de l’intérieur-DGSN-Direction des RG.
77 Dolors Marín Silvestre, Clandestinos…, op. cit., pp.144-145 et p. 248.
78 F7 16076, 2 septembre 1952. Ministère de l’intérieur-DGSN-Direction des RG.
79 Le Libertaire, 2 Mars 1951.
80 F7 16076, 2 septembre 1952. Ministère de l’intérieur-DGSN-Direction des RG.
81 Dolors Marín Silvestre, Clandestinos…, op. cit., p. 257.
82 Ángel Herrerín López, La CNT…, op. cit., p. 107-110.
83 AN F7 16076, 28 août 1952.
84 Miguel Iniguez, Esbozo de…, op. cit., p. 142.
85 Julian Vadillo Muñoz, Historia de la CNT, utopía, pragmatismo y revolución, Madrid, Catarata, 2019, p. 8
86 Antonio Téllez Solà, Attentat…, op. cit., p. 19.
87 Ibid. p. 35-36.
88 Secrétaire général de la Fédération anarchiste française.
89 AN F7 16076, 5 février 1951, document du Secrétariat Intercontinental fait à Paris.
90 AN F7 16076, 2 mars 1951, du ministre de l’Intérieur au ministre des Affaires Etrangères.
91 AN F7 16076, 13 mai 1952, du procureur de la République au Procureur Général de la Cour d’Appel de Toulouse.
92 AN. F7 16076, 1951-1952, « Activités criminelles en France des Espagnols et plus particulièrement de ceux affiliés à des organisations anarchistes ».
93 José Peirats, Les anarchistes espagnols. Révolution de 1936 et luttes de toujours, Toulouse, Repères-Silena, 1989, p. 320-321.
94 Le Libertaire, 27 avril 1951. La violence des enquêteurs de Lyon est dénoncée par la justice elle-même, le barreau français proteste contre les violences et les tortures des dirigeants en exil. Les policiers ont utilisé le « Supplice de la baignoire. Genuflexion forcée sur une barre de fer durant des heures. Interrogatoires au fouet. Flagellation de la plante des pieds ! ». La contre enquête pourrait se transformer en scandale public.
95 Le Libertaire, 9 et 23 février 1951.
96 AN F7 16076, 13 mai 1952, du procureur de la République au Procureur Général de la Cour d’Appel de Toulouse.
97 Ibid.
98 Miguel Iniguez, Esbozo de..., op. cit., p. 212.
99 Eduardo Romanos Fraile, Ideología libertaria y mobilización clandestina. El anarquismo español durante el franquismo (1939-1975), Thèse de Doctorat de science politique, European University Institute, 2007, p. 117-118.
100 AN F716076, 13 mai 1952, du procureur de la République au procureur général de la cour d’appel de Toulouse.
101 AN F716076, 9 juin 1952, du ministre de l’Intérieur au ministre des Affaires Etrangères.
102 AN F716076, 4 janvier 1952, du ministre de l’Intérieur au préfet de Haute-Garonne.
103 AN F7 16076, 12 mai 1952, rapport du commissaire de PJ Jean G., au Commissaire Divisionnaire Chef du Service Régional de PJ de Lyon, transmis le 24 juin 1952 du Directeur des Services de PJ au Directeur de la règlementation.
104 AN F716076, 1952, Direction de la Règlementation, sous-direction des Etrangers et des Passeports, bureau des Etrangers, « Le problème des réfugiés espagnols ».
105 Ángel Herrerín López, La CNT…, op. cit., p. 189. Note d’information du Ministère de l’Intérieur, 3 novembre 1952, fond José Ester Borras, IIHS, Amsterdam.
106 AN F716076, 6 août 1952, note pour les chefs de la DST, des RG, et de la PJ.
107 AN F716076, 2 septembre 1952. Ministère de l’intérieur-DGSN-Direction des RG. Note pour le directeur de la règlementation-sous direction des étrangers et des passeports - 2e bureau. Objet : Poursuites éventuelles contre les dirigeants de la CNT.
108 AN F7 16076, 1952, Direction de la Règlementation, sous-direction des Etrangers et des Passeports, bureau des Etrangers, « Le problème des réfugiés espagnols ».
Haut de pageTable des illustrations
![]() |
|
---|---|
Titre | Illustration. |
Légende | Arrestation et matériel découvert passage Goix (XIXe) : Presse à imprimer et arsenal saisis à Cerrada. |
Crédits | Le Parisien Libéré, 5 novembre 1949. |
URL | http://journals.openedition.org/ccec/docannexe/image/20977/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 465k |
Pour citer cet article
Référence électronique
Antoni Rossi Trafach, « Un exil, des combats : Les anarchistes espagnols parisiens dans la lutte antifranquiste (1945-1952) », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], 33 | 2024, mis en ligne le 28 avril 2025, consulté le 17 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/ccec/20977 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13txo
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page