La grève de La Canadiense et la place de l’idéologie anarchiste dans le mouvement ouvrier catalan (Barcelone, 1919)
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Mémoire de Master LLCER spécialité Espagne et Amérique latine, de l’université Aix-Marseille, sous la direction de Severiano Rojo.
Texte intégral
1En 2019, La Vanguardia, dans un article commémoratif des cent ans de la grève de La Canadenca (La Canadiense, ou Barcelona Traction), qualifiait celle-ci de « grève qui donna le jour à la journée de huit heures ». L’historiographie plus récente sur le sujet met elle aussi en avant cette concession arrachée au gouvernement du comte de Romanones avec la publication du « Décret de la journée de huit heures » le 3 avril 1919. Que cette « victoire » ouvrière soit au centre de la mémoire historique relative aux événements est compréhensible. La journée de huit heures est l’héritage actuel le plus sensible de cette lutte. De plus, même si la Première Guerre mondiale et la Révolution russe amènent les gouvernements de tous les pays d’Europe à essayer de contenir les velléités révolutionnaires ouvrières en leur accordant cette législation sociale si convoitée, il faut souligner que l’Espagne est alors le second pays d’Europe à accéder à cette revendication ouvrière.
2Toutefois, cette grève nous offre de nombreux autres enseignements tout autant significatifs historiquement parlant, tant pour le mouvement ouvrier catalan que pour l’Espagne dans son entier. Sa durée et son intensité couplée à cette impression de première victoire significative du mouvement ouvrier espagnol et plus particulièrement de la Confédération Nationale du Travail (CNT) sont des éléments qui viennent justifier le choix de ce conflit comme objet d’étude. Ce travail propose de l’analyser sous le prisme de l’engagement anarchiste. Nous essayons ainsi d’apporter un éclairage, si mince soit-il, à l’éternelle question historiographique de l’enracinement de l’idéologie anarchiste en Espagne. Nous ne tentons pas d’en donner une explication globale mais essayons de comprendre ce qu’un événement particulier peut nous en apprendre. Effectivement, les travailleurs et leur implication ainsi que les sacrifices que celle-ci représente sont des éléments centraux dans le déroulement d’une grève. Comment cette participation est-elle encouragée, organisée par la CNT mais aussi par les groupes anarchistes ? Quelles sont les significations de ce combat pour les ouvriers eux-mêmes ? L’engagement syndicaliste que révèle et promeut à la fois ce conflit est-il synonyme d’adhésion aux valeurs anarchistes ? Comment les différents acteurs de ce conflit agissent-ils volontairement ou à leur dépends en faveur de la consolidation de cet engagement ? En un seul mot, que nous apprend cet évènement de l’idéologie du mouvement ouvrier catalan et de son attachement aux valeurs anarchistes ? Dans cette optique, ce mémoire de Master s’articule en trois parties : l’inscription de cette grève dans contexte, notamment celui du cheminement de l’organisation ouvrière catalane vers la maturité ; l’analyse des motivations diverses des protagonistes du côté des travailleurs ; et enfin, celle des attitudes du camps adverse – bourgeoisie, autorités civiles centrales et régionales ainsi que militaires – afin d’en déterminer l’influence sur la radicalité révolutionnaire du mouvement ouvrier.
La grève de la Canadenca comme aboutissement d’un processus de maturation du mouvement ouvrier révolutionnaire en Catalogne
3La première partie de ce travail s’attache à retracer l’émergence d’une force ouvrière organisée et révolutionnaire dans le contexte catalan. Force qui sera, en 1919, capable de tenir tête à un puissant patronat, lui-même organisé et soutenu, entre autres, par l’armée.
4Pour ce faire, sont brièvement évoquées les relations entre l’organisation ouvrière naissante de la seconde moitié du XIXe siècle et l’idéologie anarchiste. De fait, ces relations sont particulièrement importantes à considérer afin de comprendre les tensions persistantes et les apports mutuels entre ces deux mouvements au cours de la grève comme tout au long de leur existence. Le rôle unificateur du syndicalisme révolutionnaire et de la constitution de la CNT en 1910 sont des moments clés sur lesquels ce travail s’arrête particulièrement rappelant les analyses d’Antonio Bar et s’appuyant sur les sources primaires que sont le journal Solidaridad Obrera et les mémoires du congrès de Sants.
5Le rappel de ces positionnements théoriques et pratiques permet de comprendre la portée des premières mesures prises, au sortir du congrès, par la CNT contre l’entreprise Riegos y Fuerzas del Ebro S.A. Plusieurs caractéristiques de cette entreprise en font un adversaire de choix : il s’agit notamment de la première multinationale catalane et elle est chargée de la plus grande partie de l’approvisionnement électrique de la région. Les actions d’organisation de la CNT dans la province des pré-Pyrénées catalanes nommée Camarasa ont pour conséquences l’avènement d’un conflit social important dès décembre. Celui-ci se déroule du 2 décembre 1918 au 14 janvier 1919 autour de la construction d’un barrage hydraulique. Les travailleurs, récemment organisés en syndicat, réclament des améliorations salariales et la journée de huit heures. La durée de la grève est exceptionnelle. En effet, depuis 1912 date à laquelle l’entreprise susnommée commence la construction des barrages et infrastructures nécessaires à l’électrification de la région de Barcelone, les conditions de vie et de travail sur ces chantiers engendrent de nombreuses protestations de la part des travailleurs. Cependant, celles-ci sont jusque-là facilement et rapidement réprimées et la situation, dénoncée par Solidaridad Obrera comme par la presse locale perdure. Lors de la grève de Camarasa, le développement de l’organisation ouvrière dans la région permet à la solidarité organisée avec les travailleurs de la ville de Lérida et de ceux de Barcelone de donner une tout autre ampleur à ces protestations. Toutefois, l’intransigeance des dirigeants de l’entreprise appuyés par les autorités civiles qui organisent la répression violente des travailleurs scelle une nouvelle fois l’échec du mouvement ouvrier. Pour un temps seulement, car, et c’est là ce qui nous intéresse particulièrement dans ces événements, il semblerait que les syndicalistes à l’initiative du mouvement, tel Ramón Brualla, tentent d’exporter la lutte contre l’entreprise à Barcelone dès janvier 1919. Cela nous permet de faire remonter avec Dolors Domingo le début de la grève de la Canadenca à ce premier conflit.
6Seule la particulière situation de la Catalogne au sortir de la Première Guerre mondiale viendra temporiser ces velléités de la CNT de démontrer sa force nouvelle. En effet, au même moment c’est-à-dire en décembre 1918, les revendications autonomistes prennent de l’ampleur à la suite des déclarations du président Wilson concernant le droit à l’autodétermination des peuples. La campagne des députés en faveur d’un statut d’autonomie et les affrontements entre ses partisans et l’armée fournissent à Romanones l’occasion idéale de freiner l’expansion syndicale révolutionnaire. Le 16 janvier 1919, il déclare la suspension des garanties constitutionnelles et enferme la plupart des dirigeants syndicalistes, notamment, Salvador Seguí, Manuel Buenacasa et Ramón Brualla. La libération de ces prisonniers sera une revendication (presque) constante de la grève de La Canadenca. L’irruption de la question catalane nous permet de conclure la première partie de ce travail en analysant les relations déterminantes entre le catalanisme, dans sa version encore principalement autonomiste, les anarchistes et le mouvement ouvrier catalan.
La grève de La Canadenca et ses significations pour les travailleurs catalans
7Si factuellement le déclenchement de la grève, le 5 février 1919, est une réponse des employés du service de facturation de La Canadenca au licenciement de huit d’entre eux, il semble évident que les motifs et les attentes des différents acteurs du monde ouvrier vont au-delà de la réadmission de ces travailleurs. Cette seconde partie du mémoire s’attache à définir ce qui motive chez les syndicalistes, les groupes d’action anarchistes et les travailleurs, l’engagement total dans ce conflit de longue haleine.
8La première partie concluait sur la répression du mouvement catalaniste qui permet au gouvernement central d’enfermer les principaux dirigeants syndicalistes et retarde de ce fait de quelques semaines l’importation à Barcelone du conflit entre la CNT et la Canadenca initié à Camarasa. Cependant, la CNT, est une organisation qui est à la fois habituée à la répression et en recherche de verticalité. Les dirigeants emprisonnés sont donc remplacés par d’autres militants, souvent plus radicaux que leurs prédécesseurs. Ángel Pestaña, qui pour sa part échappe à ce coup de filet policier, nous livrera en 1924, un récit détaillé de la grève et de ses objectifs du point de vue syndicaliste dans La huelga de « La Canadiense ». Notas para una historia del movimiento obrero. Ce témoignage n’est pas la seule source sur laquelle nous nous appuyons pour tenter de définir les objectifs que se fixent les syndicalistes de la CNT lors de cette grève. De nombreux discours et témoignages syndicalistes adressés en particulier au reste du mouvement ouvrier espagnol viendront démontrer combien le côté spectaculaire et organisé de cette grève s’inscrit dans une volonté de la CNT d’affirmer la force révolutionnaire du syndicalisme avant toute chose. Comme le souligne Adolfo Bueso, cénétiste opposé aux anarchistes, cette grève a pour principal objectif la reconnaissance du syndicat :
Las reivindicaciones eran modestas : unos ligeros aumentos de salario, ciertas mejoras de carácter más moral que material, pero sobre todo el reconocimiento del sindicato. Y a eso era precisamente a lo que se negaban rotundamente los empresarios.
9Nous pouvons extrapoler de cette citation que cette volonté d’imposer la reconnaissance du syndicat ne s’adresse pas seulement à la multinationale Riegos y fuerzas del Ebro S.A. mais à tous les acteurs de la société : travailleurs, bourgeoisie et autorités civiles. Comme l’affirme maintes fois Salvador Seguí, la révolution n’est pas l’objectif immédiat des syndicalistes, car les travailleurs n’y sont pas prêts. Seule, selon lui, leur formation par l’action syndicale les rendra aptes à mener à bien une révolution, dont l’exemple russe vient confirmer l’imminence. Les syndicalistes, s’ils cherchent à montrer la puissance de leur organisation, veulent néanmoins par tous les moyens empêcher la grève générale qui est synonyme de moment révolutionnaire par excellence. Le meeting des Arènes de Barcelone, tenu le 19 mars 1919 est révélateur de cette ambiguïté syndicaliste : promouvoir le syndicalisme révolutionnaire mais non la révolution, du moins pour le moment.
10Les groupes d’actions anarchistes, dont il est bien plus difficile de saisir les nuances leurs positionnements faute de documents, ont, quant à eux, précisément rejoint le syndicalisme révolutionnaire et appuyé cette grève pour faire la révolution. Ils adhèrent, depuis longtemps déjà, au concept de la grève générale révolutionnaire remis au goût du jour par la CNT. En l’absence de sources première émanant de ces mêmes groupes d’action cette volonté se déduit notamment des témoignages des syndicalistes qui leurs sont opposés comme celui d’Adolfo Bueso. D’autres témoignages qui nous confirment ce positionnement résolument révolutionnaire sont ceux de l’anarchiste Federico Urales ou encore celui du alors très jeune Juan García Oliver, qui dans ses mémoires évoque cette période durant laquelle il se trouve lui-même à Barcelone. La grève de La Canadenca le poussera la même année, à rejoindre le tout nouveau syndicat de l’hôtellerie. Ce témoignage est intéressant en ce qu’il illustre l’impact de la grève de La Canadenca sur la formation de syndicats uniques et qu’il donne une vision plus unitaire de la réalité syndicaliste et anarchiste. En effet, c’est avec ses camarades syndicalistes, qu’il fonde alors un groupe d’action anarchiste. Cela sera le cas pour de nombreux militants comme le souligne l’historien León Ignacio . L’influence de ces groupes d’action sur l’ensemble des travailleurs se lit en creux dans tous les témoignages qui relatent les difficultés que rencontrèrent les syndicalistes lors du meeting des Arènes pour imposer aux grévistes la reprise du travail. Ce meeting à lieu alors que les syndicalistes ont finalement réussi à négocier la réintégration de tous les travailleurs licenciés, des augmentations de salaires et la limitation de la journée de travail à huit heures pour les travailleurs de l’entreprise mais non pas la libération des prisonniers faits depuis la déclaration de la suspension des garanties constitutionnelles et pendant le conflit proprement dit. Cette dernière revendication, posée comme condition préalable à toute négociations tout au long du conflit est étonnamment absente des accords. C’est sur cette absence que les groupes anarchistes font campagne pour prolonger la grève dans l’espoir de la transformer en grève générale révolutionnaire. Les travailleurs sont sensibles à cet argument, car les Arènes, pleines à craquer l’oppose aux syndicalistes pour refuser de reprendre le travail. Il faut préciser que le nombre des prisonniers fait durant le conflit est important et que la question de la solidarité est au cœur de l’engagement de ces ouvriers, entrés dans la lutte en soutien aux employés de La Canadenca.
11Au cours de cette grève, donc, grâce à l’organisation efficace en syndicats uniques d’industrie, les travailleurs de différents secteurs et différentes industries entrent méthodiquement en grève à chaque fois que le comité de grève, formé principalement de cénétistes, le leur demande. Ainsi le comité peut intensifier progressivement la pression pour forcer l’entreprise et/ou le gouvernement-réquisitionneur, à entamer des négociations et à reconnaître de ce fait le syndicat comme interlocuteur. C’est donc sur la base de la solidarité pure avec les travailleurs de l’entreprise de capitaux canadiens que les grévistes se joignent au mouvement. C’est aussi par solidarité que ces mêmes travailleurs refusent la militarisation décrétée par le gouvernement et se retrouvent prisonniers à Montjuic. Sur l’importance de cette valeur de solidarité dans les quartiers ouvriers de la ville l’ouvrage de Chris Ealham nous éclaire particulièrement et nous permet de comprendre l’interpénétrations des valeurs populaires et anarchistes au sein de la population ouvrière de Barcelone. Il est difficile de déterminer à quel point la perspective révolutionnaire de cette solidarité influence la décision de ces travailleurs de prendre part au conflit. Nous pouvonc cependant affirmer que la Révolution russe, est dans tous les esprits et que les tracts que l’on a pu consulter mettent en avant la portée révolutionnaire de ce soutien. Quoi qu’il en soit celui-ci est réel et couteux pour ces travailleurs qu’il consiste en un arrêt de travail ou en un soutien financier, le prix à payer est souvent ce que Pestaña lui-même nomme la « peseta del hambre » sans compter les arrestations et la répression qui s’en suit. Bien sûr, à ce sujet, est évoquée la question des coercitions exercées sur les briseurs de grève et l’organisation de la solidarité par la CNT, notamment avec les familles de prisonniers. Il ressort cependant des témoignages comme celui du médecin socialiste Pla y Armengol , que le soutien à la grève générale déclarée quelques jours après le non-respect de ces accords traduit en grande partie une exaspération des travailleurs face à un patronat et un gouvernement incapables de respecter la parole donnée.
La grève de La Canadenca et l’impossibilité de toutes conciliations entre travail et capital
12Cette grève générale, voulue par les anarchistes, crainte par les syndicalistes et à laquelle semblent se résoudre une partie des travailleurs, c’est aussi l’intransigeance patronale, l’appui de l’armée à cette dernière et la faiblesse des autorités civiles qui vont participer à la provoquer. Cette troisième partie conclut sur les effets qu’auront ces positionnements sur la radicalisation du mouvement ouvrier, notamment la remise en question de tout syndicalisme qui ne soit pas au service d’un projet de société anarchiste. Autrement dit, elle s’intéresse à l’influence de ces postures dans l’affirmation de l’anarchosyndicalisme de la CNT.
13L’union de l’armée et de la bourgeoisie catalane, acteurs qui quelques semaines à peine avant le début du conflit s’affrontaient sur les Ramblas de Barcelone autour du projet d’autonomie catalane, peut paraître à première vue incongrue. C’est pourtant un élément central de cette grève. La troisième partie de ce travail s’attache tout d’abord à expliquer les ressorts de cette entente. Les travaux de Soledad Bengoechea et Antoni Jutglar sur la haute bourgeoisie catalane permettent de retracer le parcours d’association de la classe patronale et de comprendre son évolution vers une idéologie corporatiste et en faveur d’un régime dictatorial qui est clairement affirmée lors du Deuxième Congrès de la Fédération Patronale. Ce congrès qui se tient en octobre 1919 à Barcelone est une réponse directe à la grève de La Canadenca. Les mémoires de ce Congrès contiennent des discours affirmant la nécessité de détruire la CNT par tous les moyens. Parmi ces moyens, la syndication obligatoire au sein de syndicats mixtes figure en bonne place mais aussi l’alliance avec l’armée et le Somaten. Plus encore, le recours à des forces de police parallèle et à des méthodes tenues secrètes est clairement prescrit par Felipe Pons Solanas.
14Les militaires juntistes de Barcelone, de leur côté, à travers la figure du Capitaine Général, Joaquin Milans del Bosch, s’ils craignent pour l’intégrité de la nation face à la menace catalane, rejoignent la bourgeoisie dans le refus de tout compromis social avec l’élément ouvrier. La défiance clairement affichée envers un gouvernement qui pourrait considérer le dialogue avec les syndicalistes comme possible s’illustre tant dans les communications avec celui-ci que dans les actes. Dans ces conditions toute volonté d’arbitrage des conflits sociaux par les autorités civiles est vouée à l’échec d’autant plus que ces autorités sont particulièrement frileuses à l’heure de promouvoir un réformisme social dont elles pressentent pourtant la nécessité.
15Tout au long de ce conflit, pourtant, les syndicalistes n’ont de cesse, malgré l’affirmation de l’action directe comme moyen privilégié du syndicalisme révolutionnaire de chercher un interlocuteur avec qui négocier la sortie du conflit, que celui-ci soit la direction de l’entreprise, représentée par Fraser Lawton, le maire républicain de la ville de Barcelone, Manuel Pareja, ou un représentant du gouvernement central. Initialement, le souci du gouvernement, qui transparait dans des échanges de télégrammes, des conférences téléphoniques et télégraphiques entre Madrid et Barcelone , est le maintien d’un fonctionnement normal de l’économie de la ville et de l’ordre. Il refuse, dans un premier temps, de s’impliquer personnellement dans un rôle d’arbitrage des conflits qui risque de lui attirer l’inimitié de la puissante bourgeoisie catalane. Lorsqu’il se décide à jouer ce rôle, pressé en ce sens par les républicains et certains de ses membres, conscients de la nécessité de canaliser les conflits sociaux au moyen d’une législation sociale, c’est l’armée qui vient appuyer la bourgeoisie catalane dans sa posture de refus catégorique de tout dialogue.
16La « Mancommunauté », quant à elle, dans une posture ambigüe, cherche clairement à se positionner en arbitre des conflit sociaux. En effet, être l’artisan d’une sortie pacifiée de ce conflit, promouvoir la coexistence pacifique du Travail et du Capital, est l’objectif affiché de son président Josep Puig i Cadafalch, qui espère par-là démontrer que la gestion de la région doit être confiée à cette institution. Cependant ce positionnement interclassiste et régionaliste provoque la défiance de tous les acteurs. Défiance justifiée de la part des syndicalistes car ce même Puig i Cadafalch, quelques années plus tard, saluera le départ de Primo de Rivera de Catalogne en lui enjoignant : «Sea usted un Milans del Bosch para todo el país».
17C’est durant cette grève générale qu’il n’a pu empêcher que, Romanones, démissionnaire, publiera le décret de la journée de huit heures qui doit s’appliquer dès octobre de la même année pour tous les travailleurs espagnols mais auquel la bourgeoisie s’opposera. Cette concession semble venir confirmer le sentiment de victoire des grévistes qui pourtant perdent la grève générale. Au lendemain de cette grève, la situation générale des travailleurs ne s’est donc pas améliorée. Au contraire, les patrons en profitent pour revenir sur certains acquis. De nombreux travailleurs se retrouvent exclus de l’emploi par représailles et sans ressources. De ce fait les conflits sociaux perdurent à plus petite échelle. La violence fera place irrémédiablement à toute tentative de dialogue : les assassinats de dirigeants syndicalistes par la police parallèle de Bravo Portillo déchaineront les attentats contre les patrons, les briseurs de grève, tout comme les affrontements entre cénétistes et les ouvriers carlistes du nouveau Syndicat Libre… La CNT aura prouvé avoir la force pour faire trembler le patronat et l’affiliation explosera au niveau national. Mais la réponse de la bourgeoisie sera tout aussi radicale dans son refus de reconnaitre à un syndicat révolutionnaire toute existence. Pour autant, la dégradation de la situation en catalogne et les échecs de toutes les tentatives qui suivront pour trouver une sortie négociée aux conflits sociaux qui perdurent et s’enveniment va amener cette organisation syndicale en expansion à radicaliser sa posture révolutionnaire en affirmant lors du congrès de la Comédie à Madrid en décembre 1919, la poursuite du communisme libertaire comme objectif principal de l’organisation. Cela signe la transition idéologique de la CNT du syndicalisme révolutionnaire qui laissait en suspens la définition du projet de société postrévolutionnaire à un anarchosyndicalisme qui fait du syndicat, un outil subordonné à l’idéologie anarchiste.
18Lorsque nous nous sommes intéressés à cette grève ce fut principalement pour la raison pour laquelle on la commémore aujourd’hui : la concession, arrachée par le syndicalisme, de la journée de huit heures. Au cours de nos recherches, il nous est apparu que la signification première de ce conflit était toute autre, notamment car la journée de huit heures ne sera en général pas appliquée par les patrons et que cette revendication n’était finalement qu’un prétexte pour garantir l’unité des travailleurs durant le conflit. Cette grève a pour la CNT une portée bien plus importante et bien plus proche de notre sujet que nous l’imaginions. Elle est un tournant idéologique tant pour les syndicalistes que pour les militants anarchistes. La grève de La Canadenca est finalement une grande victoire en même temps qu’une grande défaite. Elle consacre la CNT comme première force syndicale du pays unissant en son sein anarchistes et syndicalistes. Toutefois, cette union et cette expansion numérique ne suffisent pas à remporter la victoire et l’enlisement dans une violence systémique, sans portée révolutionnaire, favorisera l’établissement de la dictature et la mise entre parenthèse de l’expérience syndicaliste.
19En conclusion, ce que nous apprend cette grève ce n’est pas pourquoi le mouvement ouvrier catalan devient anarchiste, l’influence de l’anarchisme dans cette population est bien plus ancienne, mais bien pourquoi il maintient cette posture révolutionnaire libertaire après cette période de l’immédiate après-guerre à contre-courant de la tendance européenne. Cette grève aurait pu signer l’évolution du syndicalisme révolutionnaire d’action directe vers un syndicalisme plus réformiste acceptant le dialogue avec l’État. Les différentes tentatives des syndicalistes – participation à la commission paritaire mixte, lettre aux députés etc. – le laisse entrevoir. Au lieu de cela, elle convainc définitivement les anarchistes de reprendre à leur compte le syndicat comme outil de lutte contre le capitalisme en affirmant l’anarchosyndicalisme de la CNT. Plus encore cette expérience plante les graines de la future Fédération Anarchiste Ibérique, organisation des groupes anarchistes dont une des fonctions sera de veiller au maintien de la posture révolutionnaire du syndicat.
Pour citer cet article
Référence électronique
Marie Caron, « La grève de La Canadiense et la place de l’idéologie anarchiste dans le mouvement ouvrier catalan (Barcelone, 1919) », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], 33 | 2024, mis en ligne le 28 avril 2025, consulté le 21 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/ccec/21131 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13txn
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