- 1 Anna Cannavò et Ludovic Thély (dir.), Les royaumes de Chypre à l’épreuve de l’histoire. Transition (...)
1Le présent volume1 devrait se distinguer dans l’abondante production scientifique consacrée à la Chypre antique au cours des dernières décennies. Il réunit les Actes d’une rencontre scientifique de 2015, un projet initié par deux membres scientifiques de l’École française d’Athènes, Anna Cannavò et Ludovic Thély, axé sur une problématique claire et ambitieuse. L’objectif était de replacer Amathonte dans le cadre général du développement de l’île depuis le Bronze récent jusqu’à l’époque hellénistique, de mieux cerner l’identité mouvante de ce que les sources grecques qualifient de « royaumes », des entités politiques qui se sont partagé/disputé l’île au cours de ces siècles. Quant à la démarche, elle se veut inscrite dans une perspective historienne : comprendre « à l’épreuve du temps » le devenir de ces entités. Est ainsi posée la question des transitions et des ruptures qui ont accompagné à Chypre, d’abord le passage de l’âge du Bronze à l’âge du Fer, puis celle de la suppression des « royaumes » du Ier millénaire à l’ère lagide.
2Pour y parvenir s’imposait le choix d’une grille de lecture judicieuse dévoilant un fil conducteur : il s’inspire du « régionalisme insulaire » aux racines profondes, une dimension davantage explorée depuis ces dernières décennies et que suggéraient les Anciens évoquant une île partagée entre une dizaine de « royaumes ». Ici, cette multiplicité des terroirs est escomptée agir comme un révélateur du long vécu et du rôle complexe d’une île qui serait encore trop souvent appréhendée comme un espace unique, impliqué dans le concert historique polyphonique de la Méditerranée antique. Il est vrai qu’il est tentant de prendre Chypre, ceinturée par la mer, comme une entité homogène. À ce propos, on conviendra aussi que pas mal de sources littéraires grecques classiques sont issues d’auteurs extérieurs à l’île, qui ont adopté, pour des motifs variés, une perception globale en désignant « les Chypriotes » sans (être en mesure ou vouloir) faire le détail.
3En assumant l’existence d’une mosaïque d’entités interconnectées (les polities de M. Iacovou dont on verra que les thèmes favoris insufflent au recueil son ton dominant) et présentant des profils non interchangeables, le tableau de l’île qui se dégage gagne en contraste et, plus encore, en complexité, avec des terroirs ayant accumulé des expériences communes liées pour partie à leur insularité partagée mais dévoilant peu à peu aussi chacun des départs et des parcours singuliers. Ainsi en va‑t‑il de Palaepaphos, Amathonte, Salamine, Idalion, Marion : chaque polity a eu son histoire qui croise plus ou moins celle des autres, ce que donnent à voir les seize contributions réunies dans ce volume où elles sont regroupées en quatre ensembles.
4Quatre premiers papiers sont regroupés sous ce titre et présentent une réelle unité de vue. Ils sont tous écrits par des chercheurs chypriotes rattachés à l’University of Cyprus ou au Department of Antiquities, Cyprus.
5Dans le premier (p. 7‑28), M. Iacovou expose les tenants et aboutissants de la problématique à l’origine du projet en la confrontant pour l’occasion à la grille de lecture qu’elle a conçue et plusieurs fois déjà exposée : une compréhension du paysage politique de Chypre depuis le Chypriote récent jusqu’aux « royaumes » from within. Il faudra y revenir, fût‑ce brièvement, en terminant, dans la mesure où son propos trouve une forte résonnance dans plusieurs contributions du volume.
6A. Georgiou aborde à sa suite (p. 29‑48) les grandes mutations dont témoigne l’artisanat de la céramique lors du passage du Bronze au Fer dans l’île en soulignant la disparité régionale. Elle entend opérer en usant de ce qu’elle nomme une méthodologie macro-historique et holistique. Dans le domaine de la céramique, les mutations de la transition Bronze‑Fer sont dominées par l’abandon de séries séculaires (la Base Ring et la White Slip, très prisées aussi hors de l’île et volontairement réalisées sans tour) et l’introduction d’une nouvelle vaisselle fine, faite au tour, le plus souvent à nette connotation égéenne : la Myc.IIIC:1b d’A. Furumark, distinguée avec peine de la Myc.IIIB tardive, que le défenseur d’une chronologie « basse », le regretté P. Åström, regroupait toutes les deux sous l’appellation unique de White Painted Wheelmade III ware. Le problème – comme l’exposé que lui consacre A. Georgiou – est ardu, mais on lui saura gré d’avoir pris à bras le corps un matériel qui occupe une place de choix dans le complexe passage Bronze‑Fer dans l’île. On n’a ni la place ni l’expertise pour entrer ici dans le détail mais l’examen est documenté, précis et éclairant. On comprend cependant mal pourquoi n’admettre qu’un simple transfert technologique et artistique venu d’Égée au CR IIC et non une lente installation de minorités mycéniennes discrètes. Les soubresauts violents de la seconde moitié du xiiie et du xiie siècle à Chypre n’ont‑ils pas été, pour tous les acteurs déjà présents, l’occasion de « rebattre les cartes » et de donner à l’île, au seuil de l’âge du Fer, un profil en phase de recomposition, ne reniant pas son passé et acceptant comme avant des variations régionales ?
7A. Georgiadou aborde aussi cette question (p. 49‑65) dans une perspective régionale, mais en se concentrant sur les relations entre Chypre et le Levant entre le xie et le viiie siècle. L’analyse entend reposer sur une typo-chronologie de la Swedish Cyprus Expedition renouvelée, mais elle n’est pas exposée ici, pas plus que la redéfinition en termes céramiques des trois phases de cette époque (CG I‑III). Sans s’appesantir, on notera qu’à ce jour, la chronologie relative ainsi revue (la chronologie absolue restant hors de portée) privilégierait une chronologie basse pour l’archéologie levantine et qu’elle ne recouperait pas celle proposée pour les céramiques phéniciennes par Patricia Bikai. En résumé, l’auteure observe des différences sensibles entre les quelques sites analysés, mais faut‑il pour autant les expliquer par une fragmentation politique de l’île au CG ? Non seulement des découvertes peuvent bouleverser le paysage documentaire, mais, à toute époque, des centres portuaires relevant d’une même autorité politique montrent des profils différents (seuls certains pratiquent le commerce, alliant alors import et export) et les différences observées entre Palaepaphos et Kourion, par exemple, ne peuvent à elles seules exclure, à certains moments, un destin politique commun avant la « soumission » chypriote sans doute générale aux Assyriens (comparer la T.144 de Palaepaphos-Plakes et la T.40 de Kourion-Kaloriziki).
8Quant à l’exposé d’E. Stefani et Y. Violaris (p. 67‑85), il aiguise la curiosité en apportant de nombreuses informations sur la nécropole d’Amathonte-Loures (en bord de mer, juste à l’est de l’acropole) qui fournit des informations inédites sur les tombes bâties de ce centre à l’époque géométrique et les premiers âges d’Amathonte. On estime souvent que, depuis l’âge du Fer I, Amathonte était un des établissements les plus ouverts sur l’extérieur, tant vers l’est que vers l’ouest. Or, si les T.965 et T.967 monumentales de Loures, assurément destinées à des individus en vue (avec des armes pliées rituellement), ont livré des productions levantines, étrangement, elles ne contenaient aucune céramique égéenne. Par ailleurs, on pensait que les grandes tombes bâties de l’époque archaïque étaient une (trop) lointaine résurgence apparue seulement à la fin du CG III de constructions monumentales d’un type illustré au Chypriote récent (à Enkomi, proches de celles de Ras Shamra). Ces deux exemplaires, les plus anciens connus de l’âge du Fer, offrent un premier intermédiaire mais rien ne permet (encore) de combler le vide documentaire entre les spécimens d’Enkomi et ceux de Loures. Enfin, on notera que ces tombes ont été distinguées bien après leur usage par les diverses constructions qui les surmontaient, destinées à attirer l’attention des passants et à « raviver la mémoire » sans doute dans des rituels impliquant des liquides.
9Cinq autres textes sont consacrés chacun à un grand centre régional. Ils apportent à chaque fois quantité de données sur leur parcours singulier au travers des découvertes récentes.
10De ce point de vue, les pages d’E. Raptou (p. 89‑110) sont très stimulantes, regorgeant d’informations intrigantes et confirmant la place de premier plan occupée par ce terroir dès le CR II, puis tout au long du Ier millénaire. C’est une introduction précise à la topographie de l’habitat des vivants et des morts, illustrant une occupation aussi ancienne que dotée d’un profil distinctif. L’exposé invite aussi, sans trop le dire, à envisager des perspectives inédites sur les modalités marquant la transition Bronze‑Fer, du moins dans cette partie de l’île. On serait tenté, au vu du tableau dressé par E. Raptou, de s’interroger sur l’existence d’une seule et unique communauté (polity) regroupant tout ce monde mais réparti dans un habitat éclaté. Le tableau dressé pour le CR IIC ne se modifie pas du tout au tout à l’époque géométrique – dont la prospérité est évidente, voire même encore au début de l’époque archaïque, sans jamais qu’un hiatus puisse être envisagé. À partir de ces observations, est‑il vraiment exclu d’imaginer, dans ce décor accidenté, la partie émergeante d’une « complicité » paphienne ondulante, partagée par des groupes pas forcément de même origine mais creuset de la future (Palae)Paphos archaïque et classique, une synergie d’intérêts partagés autour d’un sanctuaire propice à des échanges variés, patronnés par une divinité médiatrice ? L’hypothèse est hardie mais d’autres cas sont connus et le tableau d’E. Raptou convie à revoir ensemble le paysage paphien et divers fonds légendaires chypriotes jusqu’ici contradictoires (et pas forcément si anciens) pour reprendre la « cristallisation » des Kinyrades à Paphos.
11Abordant la date de fondation du palais d’Amathonte à travers un dépôt de fondation découvert dans les « magasins du palais » (p. 111‑128), la contribution d’I. Tassignon est tout aussi suggestive. Son examen invite clairement à mettre en doute une fondation de cet ensemble architectural avant le milieu du viie siècle, ce qui doit conduire à rouvrir le débat sur le statut politique du centre amathousien avant la fin de l’époque géométrique où il se place sous la protection d’Hathor. Elle propose de voir dans les objets enterrés le témoignage d’un riche banquet royal de fondation, mais on hésitera à user du terme connoté de symposium en regard des nombreux parallèles proches-orientaux. Pour le reste, à partir de ce que livre le bothros du sanctuaire d’Aphrodite voisin, l’auteur propose un réaménagement très sensible de l’acropole d’Amathonte sur la fin du viie siècle, initié par un souverain anonyme porteur d’ambitions nouvelles, un individu profitant de la dégradation de l’emprise assyrienne pour remodeler le sanctuaire et fonder un palais, les deux institutions allant de pair.
12S. Fourrier, dans un exposé très clair (p. 129‑145), ne peut qu’acter les préjudices engendrés par la fin brutale imposée à l’exploration du site de Salamine, au nord de Famagouste, en territoire occupé, et le retard dès lors pris par rapport aux sites « concurrents ». Sa contribution passe en revue les grands ensembles topographiques explorés par la mission française de l’Université de Lyon avant 1974 et les met ensuite en regard de ce que l’on sait aujourd’hui d’autres villes de l’île. Pour sa part, en l’état, ce que l’on sait du site ne militerait pas pour une fondation nouvelle faite ex nihilo. Par ailleurs, elle rechigne à expliquer Salamine et Palaepaphos par « les modèles (explicatifs) importés » au profit d’un développement « plus complexe et plus original ». La proposition est à explorer concrètement, mais elle devrait cependant pouvoir s’enrichir d’éclairages venus d’ailleurs, l’analyse from within ayant, elle aussi, ses limites. L’auteure observe des micro-déplacements d’un secteur à l’autre sans quitter vraiment le voisinage. De fait. Et on ajoutera qu’ils sont parfois juste liés à une source qui se tarit ou au débit trop maigre pour une population en développement, loin de la « grande Histoire ». Bref, dans plus d’un cas, « Il serait prématuré, en l’état d’avancement des recherches, de tenter de lier ces transformations à des événements historiques ». Le survol du travail effectué sur le terrain durant une décennie conduit à concéder que si les découvertes furent nombreuses, le projet initial, qui visait à découvrir la capitale d’Évagoras, demeure inabouti : cette ville fondée selon la légende par Teucros nous reste inconnue. C’est une situation scientifique d’autant plus attristante que l’exploration menée pendant les années 1964-1974, même cantonnée à un seul secteur de la Salamine antique, permettait d’espérer une collecte d’informations susceptibles d’éclairer l’histoire de l’île dans son ensemble. Mais ces pages témoignent aussi de l’acharnement des chercheurs de la mission lyonnaise à poursuivre, de loin et autrement, en particulier par l’exploitation des données encore inédites, l’exploration du passé de Salamine dont même la countryside n’est plus accessible à l’exploration.
- 2 Pour ces dernières, on renverra à Steele 2019.
13A. Satraki consacre sa riche contribution (p. 147‑165) qui inclut l’époque classique, à Idalion dont la vision a été sensiblement modifiée grâce aux fouilles de ces dernières années. Pour le coup, ses ramifications régionales sont à revoir à la hausse dès avant la fin du Bronze récent : cet établissement, par sa localisation à l’intérieur des terres et à proximité immédiate de riches dépôts cuprifères, constitue une exception notable au schéma convenu voulant que les centres côtiers finissent par l’emporter sur ceux de l’intérieur. En fait, il est des établissements de l’intérieur des terres qui parvinrent aussi à se muer en mini-États dont ils étaient le centre et le siège de basileis (ainsi Idalion, Chytroi, Tamassos et Lédra) : ces entités, « intronisées » au viie siècle, semblent, non pas comme on le lit souvent, avoir été absorbées et rétrogradées par des centres côtiers plus puissants mais plutôt avoir connu une mutation salvatrice. Son exposé met en lumière ce destin singulier d’Idalion, qui se dessine dès le CR IIC, combinant sans interruption, sous la protection d’une Anat-Athéna, une vaste implantation géographique offrant un terroir agricole et un contrôle direct sans doute de plus en plus prégnant sur les gisements miniers. Est aussi abordée la question toujours débattue des relations, encore obscures mais d’évidence complexes, liant, durant une bonne partie du Ier millénaire, Idalion au centre portuaire de Kition qui semble finir par s’imposer dans un « Royaume-Uni » à l’étendue respectable mais malaisée à évaluer. Dans cette perspective, ne pourrait‑on rappeler la thèse souvent défendue de l’union un temps opérée entre Tyr et Sidon à date plus ancienne ? Enfin, on est surpris du silence de l’auteure sur les abondantes archives épigraphiques d’Idalion2, d’autant qu’on y trouve la validation ultime de l’équation de Chypre avec Alashiya, un excellent témoignage de continuité.
14Le dernier exposé de cette section (p. 167‑186) est de J.S. Smith et traite du cas de Marion, enfouie sous la moderne Polis Chrysochous, proche du gisement cuprifère de Limni. L’auteure la reconnaît dans la Nuria du cylindre d’Esarhaddon de 673/2), un choix un peu hâtif emprunté à E. Lipinski3, mais qui autorise le centre (refondé en Arsinoè en 312 av. J.‑C.) à jouer dans la cour des grands – à moins que la ville moderne cache l’essentiel d’un habitat qui semble connaître son Âge d’Or au vie siècle. L’exposé présente utilement un inventaire de l’occupation de Marion à travers les époques et les formes souvent imprécises prises par celle‑ci jusqu’aux derniers temps du ive siècle qui la voit enfin mentionnée dans la littérature antique (Pseudo-Scylax).
15Sont considérés ici quatre aspects notables de l’île aux siècles classiques.
16Dans le premier essai (p. 189‑200), A. Zournatzi examine la nature des rapports qui s’établirent entre l’empire achéménide et Chypre en se focalisant sur les inscriptions monumentales perses reprenant des listes inventoriant les peuples et les terres. La question est délicate dans la mesure où, jusqu’à nouvel ordre, le nom de Chypre – qu’on sait tributaire depuis Cyrus le Grand par Xénophon – n’y figure pas. Au mieux est‑elle évoquée par les rois perses comme leur possession maritime (donc occidentale) par excellence et peut‑on la déduire de l’expression « ceux qui sont de la mer » – à moins que la formule ne renvoie à la province de Dascylium ! Quoi qu’il en ait été, ces pages éclairent avec profit les questions qui tournent autour de la perception de l’Ouest que pouvaient avoir des Perses héritiers par ailleurs des campagnes assyriennes antérieures.
- 4 Masson 1961/1983, p. 17‑29.
17Dans l’essai suivant (p. 201‑212), A. Karnava se penche sur les quelque 50 inscriptions syllabiques provenant d’Amathonte, des textes dont on note la variété des supports et l’usage tantôt de la gravure, tantôt de l’incision, tantôt encore de la peinture, ce qui invite à convenir là d’un usage plutôt banal de l’écriture. L’autre trait frappant de ces textes, datés pour l’essentiel des époques archaïque et classique, est le caractère non grec de la langue utilisée dans quelques cas, ces derniers étant qualifiés d’« étéochypriotes ». On rappellera à ce propos que si la lecture par le grec des textes transcrivant cette langue en syllabaire s’imposa dès les années 1870, ces quelques textes « étéochypriotes » demeurent sans traduction assurée jusqu’à ce jour. En fait, il s’agit surtout ici pour l’auteure d’annoncer la concrétisation prochaine d’un projet international visant la parution en fascicules d’un Corpus dans les vénérables Inscriptiones Graecae : le IG XV.1 réunira les inscriptions chypriotes syllabiques du Ier millénaire et son premier fascicule regroupera les textes d’Amathonte, Kourion et Marion : Inscriptiones Graecae, Cypri Insulae. Pars I. Inscriptiones Cypri Syllabicae. Fasciculus I. Inscriptiones Amathuntis, Curii et Marii. Est ainsi abordé l’historique de la recherche pour Amathonte entre 1862 (date des premières découvertes épigraphiques à Agios Tychonas) et 1914 (inscription bilingue et digraphe à Limassol, perdue), en soulignant à juste titre l’étape fondamentale franchie dès 1961 avec O. Masson4. Viennent ensuite les textes découverts à Amathonte depuis l’indépendance de l’île. Le vol. IG XV.1 réunira ainsi une cinquantaine d’inscriptions syllabiques amathousiennes (contre c. 500 pour Paphos, c. 300 pour Marion et c. 140 pour l’Égypte), ce faible nombre étant compensé par la longueur des textes. Diverses observations annoncent ce corpus plus que bienvenu, surtout s’il s’avérait un jour prochain accessible en ligne.
- 5 Masson 1961/1983, p. 204‑206 nos 194‑195.
- 6 Meister 1911, p. 166‑169.
- 7 Friedrich 1932, p. 49 ; Given 1998, p. 18‑19.
- 8 Masson 1961/1983, p. 204‑205 n° 194.
- 9 Ibid., p. 205‑206 n° 195.
18L’article qui suit (p. 213‑220), tout en s’inscrivant dans la ligne directe du précédent, n’est pas loin d’ouvrir un nouveau chapitre dans l’épigraphie chypriote. M. Perna s’y attaque avec brio à la « grande inscription » d’Amathonte5 trouvée en 1896 sur deux pierres non jointives utilisées en remploi dans une tombe construite qui n’est désormais plus localisée. Elle est conservée au Louvre et son texte syllabique est identifié depuis R. Meister en 19116 comme transcrivant une langue non grecque, qualifiée depuis J. Friedrich d’« étéochypriote »7. Laissant sagement de côté un examen linguistique qu’il estime prématuré, M. Perna propose ici, après son autopsie rigoureuse, une approche matérielle du document et une identification des signes qui amende sensiblement celles d’O. Masson8 : une lecture nouvelle est proposée pour 48 des 216 signes, affectant la translittération de 24 mots ! Ainsi l’idée d’un seul texte gravé sur un linteau unique coupé résiste mal à l’examen et divers constats inédits invitent plutôt à y voir deux inscriptions différentes avec la présence d’anthroponymes grecs (dont un probable Androklès) dans Masson 1961/1983 n° 1959, ce que ne livre pas le n° 194. L’essai devrait donc aiguiser l’intérêt de tous ceux qui sont tentés de percer le contenu de ces textes inintelligibles.
19La dernière étude (p. 221‑235) du troisième ensemble est consacrée par E. Markou au monnayage en argent des rois d’Amathonte de l’époque classique (au moins huit rois à distinguer entre c. 460 et 350). La contribution est précieuse et s’inscrit dans le sillage des travaux zélés de M. Amandry et A. Destrooper-Georgiadès, auxquels il faut ajouter l’examen des lots de monnaies confisqués à San Marino en 2002. Après avoir rappelé d’abord les traits principaux du monnayage royal amathousien (qui ne semble pas débuter avant c. 460), l’auteure revient opportunément sur l’attribution des émissions dites « d’Evagoras Ier » (celles avec à l’exergue la lettre grecque « E ») et sur la date de la série dite « de Rhoïkos » (celles portant au revers le syllabogramme ro). Pour la numismate, après réexamen de l’ensemble des données, l’idée récurrente qui veut que ces frappes illustreraient une période de domination du roi de Salamine sur Amathonte n’est pas à privilégier et mieux vaudrait voir dans le « E » l’initiative d’un roi d’Amathonte sur une émission limitée. Quant à Rhoïkos, plutôt que d’y retrouver un roi d’Amathonte du milieu du ive siècle à l’aide de sources tardives qui se révèlent peu fiables, l’auteure avance divers indices rapprochant ce Rhoïkos au signe ro du roi au signe « E » en les plaçant l’un à la suite de l’autre sur le trône d’Amathonte au début du ive siècle av. J.‑C., du temps de l’agression d’Évagoras Ier qui engendra la réaction perse (« guerre de Chypre »). L’exposé se termine sur un inventaire provisoire des monnaies d’Amathonte apparues dans les ventes 2009-2015.
20Ce dernier volet est abordé à travers trois articles.
21Dans le premier (p. 239‑250), D. Pilidès examine le site d’Agios Georgios, une hauteur de Nicosie, au passage de l’époque classique à l’ère hellénistique. L’idée est d’observer comment s’est opérée concrètement cette transition dans un établissement situé au cœur de l’île, à mi‑chemin entre Salamine et Soli, et d’évaluer ce que cette place, à identifier avec la Lidir (Lédra) d’Onasagoras nommée sur le prisme d’Esarhaddon, pouvait représenter aux yeux des Lagides. De l’abondante information rassemblée, il ressort qu’à la différence de plusieurs autres centres historiques de l’île, l’établissement de Lédra, qui était bien situé au cœur de l’île, était cependant en mesure d’accéder à plusieurs habitats côtiers. De plus, il disposait d’un réel terroir agricole et de bonnes ressources en eau, des atouts qui lui permirent de se remettre des luttes opposant les diadoques et de poursuivre son existence prospère sous les Lagides, puis sous l’autorité de Rome. Ce sont ces mêmes atouts qui s’imposèrent lors du choix d’une capitale pour l’île à l’époque contemporaine.
22P. Aupert et Cl. Balandier abordent (p. 251‑265), pour leur part, Amathonte à la fin du long règne d’Androklès, son dernier roi (av. 332 - av. 306), confronté aux Antigonides et aux premiers Lagides (défaite de Ménélaos retranché à Salamine de Chypre en 306). Sa disparition marque la fin des tout derniers royaumes de l’île, la destruction du palais d’Amathonte (peut‑être en deux temps avec d’abord les magasins en c. 306 ?, puis le palais en c. 296/4 ?) et douze ans de domination antigonide (306‑294). À Amathonte, c’est alors qu’est construit (c. 300), en adoptant une technique peut‑être mise au point en Macédoine (pourrait‑on alors songer à une expérience acquise sur les bords marécageux peu stables de Pella ?), le grand port externe et que des réfections semblent faites aux remparts conçus pour y intégrer ce port en eau profonde, lui aussi resté inachevé après les revers antigonides. Les auteurs pensent que face aux prétentions lagides, ces derniers projetaient la création d’une base navale : ils s’appuient sur divers éléments suggérant de la part de ces souverains une démarche thalassocratique. Seule réserve, la création dans ce cadre d’un sanctuaire de « Bès » paraît à écarter au vu des dates plus anciennes désormais attribuées aux multiples statues de « Bès » provenant de la ville basse10. Pour ce qui est des deux premiers Lagides qui contrôlent Chypre à partie de 294, on retiendra que le premier semble s’être contenté d’installer des garnisons destinées à faire de l’île un poste avancé pour la défense des intérêts égyptiens en Syro-Palestine tandis que l’abandon du projet d’un arsenal, privant la ville d’un accès direct par la mer, a entraîné une stagnation économique. Sous le second Lagide, il s’agit surtout de la construction, à la porte nord, d’un complexe cultuel consacré à une Aphrodite à distinguer de celle honorée au sommet du plateau, ce qui autorise de nouvelles lectures bienvenues de plusieurs sources écrites. La chose est d’autant plus à considérer que nombre de témoignages antiques sur la ville appartiennent à cette époque. Il faudra attendre le milieu du iie siècle et l’effacement des Lagides pour assister à un retour relatif de la prospérité. Dans la dernière contribution (p. 267‑290), D. Michaelidès et G. Papantoniou examinent le devenir d’une île privée de ses basileis locaux au profit d’un stratègos ptolémaïque. Ils entendent dépasser la vision convenue d’une île qui aurait délayé sa personnalité dans une vaste koinè hellénistique bientôt entérinée par les Romains. À travers des exemples variés et précis issus de la culture matérielle, les auteurs observent un processus historique à coup sûr plus complexe, affectant une île remaniée politiquement en profondeur, un domaine un peu en marge du royaume lagide, avec à sa tête un stratègos prenant bientôt ses quartiers à Nea Paphos qui affirme une nouvelle fois sa place de choix dans le concert des centres chypriotes. L’influence de la culture gréco-macédonienne pénètre assurément l’île et s’y exprime à travers divers canaux, mais ce processus est loin d’être uniforme dans toutes les régions de l’île et ne se révèle pas assez puissant pour bâillonner les traditions pluriséculaires héritées du « temps des royaumes ». Il est ainsi délicat d’évaluer la place exacte qu’il convient de reconnaître à ces manifestations artistiques dans la « Chypre profonde ». Ces pages insistent aussi à juste titre sur la distinction à opérer entre la koinè hellénistique générale, la culture alexandrine (dont son volet littéraire exceptionnel) et la koinè spécifique développée par l’île.
- 11 Frankel 1974.
- 12 Masson 1961/1983.
- 13 Par exemple, Iacovou 2007, p. 461‑475, et Fourrier 2007.
23La vision renouvelée et inscrite dans la « longue durée » est‑elle à l’abri de tout écueil ? On notera d’abord que le régionalisme insulaire n’est pas une découverte si récente : la nouveauté surgit davantage de cette « longue durée » désormais prise en considération. Depuis déjà un demi-siècle ont été mises en lumière à Chypre des singularités régionales, parfois très anciennes et, à travers elles, des échanges interrégionaux : ainsi, pour le Chypriote moyen, l’étude de D. Frankel sur la céramique White Painted11 et, pour le Ier millénaire, la coexistence de syllabaires régionaux12. Reste que c’est autour de 2006-2007, avec plusieurs publications de M. Iacovou et de S. Fourrier13, que le régionalisme insulaire, dévoilé par la multiplication des sanctuaires extra-urbains, s’impose comme sujet d’étude en qualité de facteur structurant de la culture chypriote.
24Sans rien nier des apports plus récents – et d’autres encore à venir – nés de cette approche qui s’appuie surtout sur l’archéologie, mieux vaut cependant garder à l’esprit que le recours au fait régional dans la Chypre antique comme outil d’analyse de l’histoire interne de l’île n’est pas sans risque, car il tient en particulier à la documentation disponible et aux buts poursuivis.
25Comme le rappellent les deux initiateurs du projet, ce recueil est issu d’une réunion internationale organisée en 2015 par l’École française d’Athènes pour célébrer le quarantième anniversaire de la fondation de la mission archéologique d’Amathonte, une de ces « capitales royales », peut‑être celle dont la singularité reste la plus controversée. L’initiative répondait à une conquête militaire suivie de déplacements de populations et d’une occupation permanente de 38% du territoire chypriote. Mais du seul point de vue archéologique retenu ici, la réalité n’est pas moins sombre : déjà entre 1955 et 1959, puis de nouveau entre 1963 et 1974, l’exploration archéologique avait été suspendue dans la majeure partie de cette région nord de l’île comme en témoignait chaque année la Chronique des fouilles à Chypre du BCH. En réalité, cela fait donc plus de 60 ans – pour l’archéologie méditerranéenne partout les plus féconds – qu’un déséquilibre documentaire se creuse entre un vaste secteur nord de l’île, inaccessible aux chercheurs, sinon par d’anciennes découvertes, et un autre au Sud qui voit chaque année exploser la documentation. Il importe donc de ne jamais oublier les grands déséquilibres régionaux nord‑sud que présente chaque année davantage notre information sur l’île. Cette observation ne disqualifie pas le recours au régionalisme comme outil d’analyse mais mieux vaut ne jamais oublier les limites (vite atteintes) de sa pertinence, rien n’invitant à imaginer un secteur nord constitué de terroirs moins productifs à leur manière que le sud au cours de cette période. Comme l’a écrit l’éminente et très prolifique érudite chypriote, M. Iacovou, depuis longtemps, l’archéologie chypriote « marche sur une jambe » ! Et la prudence s’impose d’autant plus que par la seule géographie physique, les secteurs nord et sud se différencient sur plus d’un point.
26D’autre part, il faut revenir sur le thème « rupture-continuité » qui traverse le recueil et sur lequel aucun historien ne peut faire l’impasse dès lors qu’est abordée la « longue durée ». En effet, dans sa lecture inaugurale où M. Iacovou entend quitter les sentiers battus et promouvoir une approche historique nouvelle de l’île, la question est abordée dans une optique singulière, reprise par plusieurs participants comme une donnée acquise dont il faudrait désormais s’accommoder. Qu’en est‑il au juste ?
- 14 Iacovou, Hatzopoulos 2014, p. 93‑94.
- 15 Given 1998 ; Kiely 2005.
27Déjà en 2012, dans un précédent colloque, « Basileis et poleis sur l’île de Chypre »14, ses initiateurs, M. Iacovou et M. Hatzopoulos, estimaient que les cités-royaumes de Chypre n’avaient pas été jusqu’ici reconnues comme les égales des cités-États qui avaient surgi sur le pourtour de la Méditerranée dans l’Antiquité. Ce « rejet » serait le fait de chercheurs encore marqués par une vision coloniale qui continue à considérer les royaumes chypriotes comme des sous-produits de la colonisation « mycénienne » ou « phénicienne ». Ici, il est précisé que, de ce fait, ces érudits dénient à Chypre son identité propre, un propos récurrent depuis plusieurs années. La contribution prône une rupture épistémologique indispensable au profit d’une perspective « chyprocentrique » (from within), militant pour un abandon de l’histoire bataille et son cortège de catastrophes dont toutes ces invasions et colonisations de l’île qui ont enflammé l’imaginaire de certains savants marqués du sceau de l’imperial archaeology and its manipulation of the Cypriot identity, invoquant en ce sens des publications de M. Given et Th. Kiely15. Un franc aggiornamento s’impose donc, à ancrer dans la longue durée : la taille modeste de l’île ne peut masquer les dimensions régionales prises par les phénomènes extérieurs qui la touchent et il faut cesser de segmenter son histoire en une série d’épisodes temporels distincts, chacun d’eux se voyant privatisé par des groupes de « spécialistes » en archéologie préhistorique ou classique.
- 16 Cannavò 2012, p. 423‑457.
28Le recenseur ne peut s’empêcher de trouve là un exposé nourri et stimulant mais plutôt réducteur, très critique, partiel voire injuste, sur la production scientifique des décennies antérieures consacrée à l’île. De ce point de vue, en historiographie, faire pareil procès à charge de nos prédécesseurs équivaut à une « sortie de route » par anachronisme et on préfèrera se reporter à l’exposé documenté plus circonspect d’A. Cannavò16. Il paraît néanmoins utile de revenir en quelques paragraphes sur les propos tenus afin d’éclairer en quoi et pour qui la nouvelle perspective serait refondatrice et quelles sont ses implications. L’exposé de l’auteure, qui invoque Georges Séféris, souligne d’abord le tournant pris par l’archéologie nationale chypriote : délaissant désormais l’exploitation de sites spécifiques, elle embrasse des espaces plus étendus dans des études régionales pluridisciplinaires, où s’imposent les liens qui unissent des paysages épichoriques et les habitats où se regroupent depuis des siècles des populations locales. De ce point de vue, toute approche régionale sur la longue durée apporte(ra) assurément des éclairages inédits sur le mode de fonctionnement au niveau local de l’île dès sa protohistoire, mais on rappellera aussi les réserves déjà émises sur le déséquilibre flagrant qui entache la documentation disponible, freinant toute généralisation.
29D’autre part, on est appelé à considérer la géographie et la toponymie. En fait, depuis longtemps sont exploités les apports irremplaçables des géographie et cartographie historiques ; et ceux issus des toponymies antique, médiévale et moderne ne sont plus davantage à démontrer. Ces informations, sans trop les solliciter et les soumettre à des préjugés ou canevas péremptoires, peuvent instruire, chacune à sa façon, sur la pérennité matérielle de nombreux sites comme sièges d’installations humaines, au moins à partir du Chypriote moyen III, une implantation contrainte par les offres de la nature, à commencer par l’eau qui force au bon voisinage. Tous ces sites répertoriés éclairent aussi une ventilation régionale, qui montre des habitats articulés d’une façon ou d’une autre entre l’intérieur de l’île et ses côtes, les premiers assurant l’extraction de la chalcopyrite du Troodos et du bois issu des forêts le ceinturant, les seconds la mise en œuvre et la « diffusion » dans et hors de l’île de ces deux produits phares dans la métallurgie du cuivre et la construction navale.
30Mais la prudence doit, ici aussi, rester de mise. Qui sont ces habitants au fil des siècles ? Toujours exactement les mêmes ? Doit‑on entendre que l’on peut projeter quelque mille ans plus tôt (jusqu’au cœur du xvie siècle av. J.‑C., sinon plus haut encore) une toponymie resilient et grecque souvent, transmise localement de génération en génération, les terroirs faisant office de lieux de mémoire ? C’est là une prise de position hardie, pas forcément à exclure mais qui réclame des indices plus probants, que ne peut d’évidence pas apporter la reprise du stock de ces noms « classiques/antiques » au xixe siècle par des autorités britanniques d’abord pragmatiques.
- 17 Given 1998, p. 18‑25.
- 18 Iacovou 2006, p. 28, et dans le volume commenté ici, p. 7‑9.
31Si l’on veut projeter la toponymie chypriote du Ier millénaire jusqu’à ces temps plus anciens et tenir compte de ses implications, il ne suffit pas de « ressentir » une profonde continuité régionale « rétrospective » pour passer discrètement sur les modalités historiques de la pénétration grecque dans l’île, pour refuser l’existence des Peuples de la mer (« mycénisés »), bref pour dénier tout rôle perturbateur possible à des individus extérieurs à l’île. De même, comment minorer, voire refuser l’historicité d’anciennes populations insulaires initialement non grécophones ? Ne constituent‑elles pas le plus puissant lien de continuité à travers les siècles ? Suffit‑il que étéochypriote soit un vocable philologique forgé en 1932, au temps d’une tutelle britannique mal vécue dans l’île, pour que son emploi de nos jours permette de nier l’existence même d’une population insulaire de l’âge du Bronze et risque de saper l’ancienneté de l’hellénisation de l’île ? Imaginer ces locuteurs étéochypriotes plus anciens comme les indigènes de l’île serait, pour certains comme M. Given17, se prêter à une instrumentalisation ne visant qu’à contester l’antériorité de l’élément grec dans l’île, un refus aussi de l’évidente complexité de l’identité chypriote, victime de la pauvreté documentaire pour M. Iacovou18. Pareille exégèse est trop restrictive et n’épuise pas le sujet, d’autant que l’étéochypriote ne peut être traité comme l’indo-européen, pour le coup pure construction intellectuelle moderne. D’ailleurs, au fil des pages de ses contributions, les positions de M. Iacovou sont parfois contradictoires sur ces points cruciaux du phénomène « colonial » ou du substrat ancien de l’île : sur une même interrogation, l’archéologie est parfois efficiente, parfois impuissante. Ces questions, très complexes, doivent rester ouvertes à la saine controverse scientifique. En l’occurrence, ne pourrait‑on envisager la mise en place, dès le Bronze récent, d’une toponymie double dans l’île, des groupes linguistiques distincts désignant chacun à sa façon un même endroit, le groupe dominant du moment imposant son stock ?
32En ajoutant à la négation d’une ancienne population étéochypriotela thèse de l’évanescence à Chypre de la Great Divide(« grande fracture ») Bronze/Fer générale, se dévoile une construction intellectuelle audacieuse, où le general collapsesouvent envisagé en Égée et dans l’Est méditerranéen comme point final de l’âge du Bronze est caricaturé sans bonnes raisons.
- 19 Dans le volume commenté, p. 18.
33Ainsi, le désastre aurait épargné Chypre qui pour sa part n’aurait connu à la fin du CR IIC et au CR IIIA qu’un profond redéploiement humain traduit par des déplacements régionaux de convenance économique. Est ainsi exclue toute idée d’une « grande catastrophe » que chacun convient multiforme, issue de causes variées, cumulées, et surtout est bannie toute mega-narrative impliquant des « intrus » (des « personnes déplacées »). Dans la foulée, les fondateurs légendaires venus d’Égée, si longtemps historicisés (pour étayer une Cyprus’s eventual Hellenization)19, désormais tombés en disgrâce, sont évacués. Doit‑on conclure à une île depuis toujours organisée en Polities, en clair en Poleis (Cités-États) plutôt qu’en kingdoms, donc des entités peuplées de Grecs (dont la politeia est, jusqu’à nouvel ordre, le trait distinctif) ? Pourtant, au vu de la culture matérielle de l’âge du Bronze, chacun convient que les habitants de l’île au Bronze récent, très ouverte sur l’extérieur, n’affichent pas un profil politique hellénique évident ! Dès lors, qu’on nomme tout ou partie de ces « anciens Chypriotes », les « Étéochypriotes » ou d’une autre manière, en tout cas, ces groupes (déjà mêlés, élaborant pour un vaste marché une koinè artistique est-méditerranéenne) ne pouvaient seulement être constitués de Grecs privés d’un profil égéen.
- 20 Baurain 1997, p. 138‑146.
- 21 Baurain 1997, p. 248‑261.
34En réalité, cela fait plus de trente ans qu’il a été proposé de substituer au concept rudimentaire de la « colonisation mycénienne », qu’étayeraient des légendes grecques de fondation, celui plus souple d’une « hellénisation » de Chypre20. Le phénomène est assurément ancien, prenant racine dès le CR II sinon plus tôt, avec, dans un probable royaume d’Alashiya fait d’un agencement régional étéochypriote peut‑être chapeauté par une royauté itinérante, accueillant des groupes de Levantins (les Phéniciens du Ier millénaire)21 et de Grecs arcado-mycéniens (les Greek-speaking newcomers) venus bien avant les « chutes » de Mycènes et Ugarit pour tenter leur chance, et déjà en voie d’agrégation dans des communautés de natives alors prééminents. Le secteur de Palaepaphos, présenté par E. Raptou dans ce volume, nourrit grandement ce dossier. Le passage du Bronze au Fer dans l’île, très déstabilisant, en plusieurs étapes accompagnées de dépeuplements et de redéploiements communautaires, a dû y confirmer une hellénisation longue et complexe, un processus délicat à saisir sans doute mais indéniable, trahissant d’évidence des scénarios régionaux.
- 22 Iacovou 2006, p. 27‑59.
- 23 Iacovou 2006, p. 37.
35M. Iacovou a le grand mérite de souligner avec conviction combien c’est à l’intérieur d’un cadre régional défini avec soin que sont à traiter les grandes questions posées par la Chypre antique, la problématique du vécu de l’île au fil du Ier millénaire (the day after) dans les continuités et les ruptures marquant son organisation régionale, dans ses modes d’existence communautaire, leurs évolutions, les modifications d’équilibre perceptibles au sein des collectivités insulaires, les agrégations et rejets – l’hybridation pour reprendre ce terme désormais à la mode, mais cachant des propositions bien plus anciennes – marquant l’histoire de ces groupes humains plus ou moins hétérogènes et en recomposition au gré de divers facteurs régionaux (dont les mutations dans le paysage). Mais l’abandon de toute approche événementielle et la promotion d’une perception globale et modélisée, ayant établi a set of prerequisites du lointain passé chypriote et des polities – forme revisitée de la belle expérience braudélienne – ne devraient pas conduire à escamoter de « vieilles » questions, telles celles de l’hellénisation et de la pénétration syro-palestinienne (phénicienne) sur la longue durée, ni maintenir le long silence fait sur des approches quasi identiques, mais anticipant de dix ans sa propre formulation22. Quoi qu’il en soit, although we fail to identify them in the material culture or in culturally distinct settlements, people of an early Greek tongue had infiltrated the Late Cypriote settlements when the indigenous society was still making use of the Cypro-Minoan script23, ces processus s’imposent aux chercheurs et restent des problématiques délicates à traiter (non réductibles à des considérations ethniques, géographiques, économiques ou politiques), que rien ne permet d’évacuer, tout comme reste nébuleuse la véritable émergence de la singulière Amathonte étéochypriote bientôt indissociable comme Paphos de la figure de Kinyras.
36La matière réunie dans ces quelque trois cents pages riches en informations invite à transcender, sans vraiment les gommer, des débats anciens trop souvent passionnés. Ces questions qui fâchent, parfois nées d’incompréhensions, restent autant de passages obligés sur les étapes et le modus operandi qui ont marqué l’hellénisation de l’île ou la présence phénicienne, des processus à inscrire à Chypre dans un indiscutable continuum historique régional. Le volume est en tout cas plus qu’une simple invitation à mieux refonder encore, sur des bases toujours plus élaborées, les questionnements sur l’histoire politique, économique, culturelle et religieuse de ce qui fut longtemps aussi le grand carrefour de l’Est méditerranéen, un monde à plusieurs facettes, très ouvert sur l’extérieur mais présentant un caractère pleinement original.