• 1 https://books.openedition.org/efa/304.

1Ce volume constitue la publication d’une thèse de doctorat, soutenue à l’université d’Aix‑Marseille en 2017 ; il intègre la collection de la BEFAR (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome), lieu privilégié de publication pour les membres et anciens membres de l’EFA, au nombre desquels figure Anaïs Michel. Les volumes de la BEFAR publiés depuis 2016 sont désormais librement accessibles en ligne sur la plateforme OpenEdition1.

• 2 M. Kantirea, D. Summa, Inscriptiones Cypri alphabeticae, fasc. 1: Inscriptiones Cypri orientalis: C (...)
• 3 J.‑B. Cayla, Les inscriptions de Paphos : la cité chypriote sous la domination lagide et à l’époque (...)

2L’auteure évoque dans l’introduction (p. 1‑13) le renouveau d’intérêt pour l’époque hellénistique à Chypre, en rappelant les références principales et les travaux récents. Elle constate l’absence d’études sur les institutions et la société chypriotes à l’époque lagide, manque qu’elle se propose de combler par une étude historique fondée sur l’analyse de la documentation épigraphique. Si le premier volume du corpus des inscriptions alphabétiques de Chypre dans la série des Inscriptiones Graecae (publié sous l’égide de l’Académie de Berlin) a paru trop tard pour que l’auteure puisse en prendre connaissance2, elle a pu bénéficier, pour son étude, de l’excellent travail de Jean‑Baptiste Cayla sur les inscriptions de Paphos3.

• 4 Le commentaire, qui suit la transcription et la traduction, s’articule en sections à l’intitulé var (...)

4Après les conclusions (p. 149‑152), un « choix d’inscriptions » (p. 153‑229) comporte 114 documents transcrits, traduits et brièvement commentés4. Il ne s’agit pas de nouvelles éditions, comme l’auteure le précise en introduction, mais d’un choix représentatif constitué à partir des éditions publiées, et destiné à illustrer et documenter les questions principales abordées dans la synthèse. En conclusion, la liste des abréviations (p. 233‑234) et la bibliographie (p. 235‑275) sont suivies par trois annexes : une « chronologie sélective » (p. 279‑281), portant à la fois sur l’histoire de l’île et sur celle plus générale du monde hellénistique, un « stemma simplifié de la dynastie lagide » (p. 284), et la « liste des prêtresses du culte royal lagide dans l’entourage des stratèges de Chypre » (p. 285). Les tables et index sont consacrés aux inscriptions et aux autres sources étudiées ou citées et n’incluent pas d’index général ou thématique, qui aurait été fort utile ; la version en ligne de l’ouvrage permet néanmoins d’effectuer des recherches par mot‑clé.

• 5 Cf. G. Papantoniou, Religion and social transformations in Cyprus: from the Cypriot basileis to the (...)

5L’auteure pose d’emblée la question de l’existence d’une rupture historique nette entre l’époque des royaumes et la période hellénistique, et elle arrive rapidement à nier la pertinence de cette notion, en rejoignant les tendances de l’historiographie récente5. Malgré des changements politiques et institutionnels certains, une forme de continuité, surtout au niveau de la structuration de la société locale et des cultes, permet d’envisager l’intégration dans le monde lagide plus comme un processus de longue haleine que comme un événement abrupt et définitif. L’étude de la hiérarchie militaire lagide ne laisse aucun doute sur l’installation d’une superstructure administrative essentiellement étrangère à l’île, à la fois dans l’origine de ses représentants principaux, qui ne sont jamais chypriotes, et dans les fonctions exercées. Il s’agit là d’un point qui a été maintes fois étudié et souligné, au détriment d’autres, sur lesquels l’auteure s’arrête plus longuement : les institutions civiques, et l’emprise de ce qui relève du domaine des cultes sur celles‑ci ; la structure sociale, et notamment les élites locales ; les honneurs et les cultes rendus aux Lagides, et plus particulièrement à Arsinoé.

• 6 Voir à ce sujet S. Fourrier, « Chypre, des royaumes à la province lagide : la documentation phénici (...)
• 7 Cf. C. Apicella, Fr. Briquel-Chatonnet, « La transition institutionnelle dans les cités phénicienne (...)
• 8 M. G. Amadasi Guzzo, J. Á. Zamora, « The Phoenician name of Cyprus: new evidence from early Helleni (...)

6La définition du sujet et de la méthodologie laisse entendre, dès l’introduction, que l’archéologie constitue le grand exclu de l’ouvrage, ce que confirme l’absence totale d’illustrations (à l’exception de deux cartes, p. 14‑15), malgré l’évocation par endroits de certains des sites principaux fouillés (Kition-Bamboula, Amathonte, Soloi-Cholades, Geronisos). Si cela s’explique (mais ne se justifie guère) par l’approche disciplinaire centrée sur les sources épigraphiques, la place très minoritaire qu’occupe la documentation phénicienne dans le développement est plus difficile à entendre : peu nombreuses, les inscriptions phéniciennes du début de l’hellénisme demeurent cruciales pour étudier nombre de questions (l’hellénisation promue par les Lagides, la résilience des cultures locales, la participation des élites civiques, les cultes royaux) qui sont au cœur de la problématique de l’ouvrage. L’auteure en est consciente, et elle mobilise ces documents fondamentaux par endroits (par ex., p. 109‑110, pour le dossier de Larnaka‑tis-Lapithou, ou p. 77, p. 108, p. 132 et inscription n^o 106, pour la dédicace phénicienne de Batshalom à Rashap Mikal), mais leur apport demeure sous‑estimé. Il est décevant, par exemple, que l’analyse des fonctions des officiers ἐπὶ τῆς πόλεως (p. 48‑49) et surtout du πολιτικὸς στρατηγός (p. 78‑79) ne fasse aucune mention des titres HṢWY ’Š ‘L LPŠ, « commandant préposé à Lapéthos » et RB ’RṢ, «chef du territoire», attestés respectivement dans les inscriptions phéniciennes de Larnaka‑tis Lapithou III (seconde moitié du iv^e siècle) et Larnaka‑tis Lapithou II (274 av. J.‑C.)6. L’étude des systèmes de datation (p. 77‑78) ne s’arrête que très peu sur le témoignage de la documentation phénicienne, où des ères civiques sont attestées pour Kition et Lapéthos : le modèle étant celui des ères civiques des cités de Phénicie7, il n’est pas surprenant qu’« il n’est jamais fait mention de l’ère civique des autres cités chypriotes dans le corpus » (p. 78) ; au contraire, on a là une particularité des anciens royaumes de culture phénicienne qui montre la mise en œuvre d’un processus d’hellénisation spécifique sous certains aspects. L’ostracon d’Idalion faisant mention de « l’an 1 d’Antigone et Démétrios sur Alashiya »8 n’est mentionné qu’en note pour confirmer « selon toute vraisemblance l’identification, dans la documentation phénicienne, de l’île à l’Alashiya que l’on rencontre dans les sources dès le II^e millénaire » (p. 19 n. 1) : or, ce document de publication récente illustre de façon remarquable comment les successeurs d’Alexandre s’inscrivent dans la continuité de la tradition insulaire au moment même où ils en ébranlent les bases ; il aurait par conséquent mérité une discussion plus approfondie, en particulier là où l’auteure insiste, à juste titre, sur l’importance que revêt Chypre dans la formation de l’idéologie royale hellénistique (p. 36‑37 ; voir également ci‑dessous). Comme le dit très bien A. Michel, « pour comprendre les particularités de la situation de Chypre à l’époque hellénistique, il faut [...] prendre en compte ces deux dynamiques [...] : d’une part l’insertion de l’époque hellénistique dans le temps long de l’histoire locale, et d’autre part l’intégration de Chypre dans un système régional fonctionnant apparemment à rebours des pratiques administratives et politiques antérieures » (p. 19). La documentation phénicienne apporte en ce sens un éclairage fondamental, qu’il est regrettable de laisser inexploité.

• 9 E. Markou, « Between Alexander III and Ptolemy I: production and circulation of posthumous Alexande (...)
• 10 M. G. Amadasi Guzzo, J. Á. Zamora López, « L’archivio fenicio di Idalion: stato delle ricerche ». S (...)
• 11 Cl. Baurain, « La contribution des Teucrides aux cultes royaux de l’époque hellénistique ». P. P. I (...)
• 12 Y. Kalliontzis, N. Papazarkadas, « The contributions to the refoundation of Thebes: a new epigraphi (...)
• 13 IG XV 2,1, p. 147.
• 14 E. Scarpanti, L’identità linguistica nell’antica Cipro e il caso del sistema antroponomastico local (...)
• 15 M. Egetmeyer, Le dialecte grec ancien de Chypre. Berlin, 2010, p. 317‑385.
• 16 A. Panagiotou-Triantaphyllopoulou, « Η φοινικική ανθρωπωνυμία της αρχαίας Κύπρου ». D. Michaelides (...)
• 17 Il faut également remarquer que le contexte de fouille est loin d’être « exceptionnel » : l’autel a (...)
• 18 M. G. Amadasi Guzzo, « Encore CIS I 95 et les divinités guerrières à Chypre ». Orientalia, n.s. 84, (...)
• 19 P. Christofi, M. Kantirea, « Anax Nicocles of Salamis in a new inscription ». CCEC 50, 2020, p. 217 (...)
• 20 D. Summa, « Il primo volume delle iscrizioni alfabetiche cipriote IG XV 2,1 » cité n. 31, p. 200‑20 (...)
• 21 M. G. Amadasi Guzzo, « The kingdom of Idalion according to the epigraphic sources ». A. J. Koller, (...)

7Quelques points de détail et compléments peuvent être signalés. P. 20, s’il est correct de rappeler que la soumission de Chypre à Alexandre ne relevait pas de la conquête militaire, il ne faut toutefois pas omettre la question de l’interruption des émissions royales locales pendant les années de contrôle macédonien : il s’agit pour les royaumes locaux d’un signe fort de leur perte d’indépendance9. P. 23, notre source principale sur le sort de Marion n’est pas Strabon, XIV 6, 3, mais Diodore, XIX 79, 4‑5. P. 35 n. 127 : si les archives phéniciennes sur ostraca (et non pas sur tablettes en argile) du palais d’Idalion pendant le contrôle kitien demeurent inédites, des études préliminaires permettent désormais d’en avoir un premier aperçu10. P. 36‑37 : au sujet du rôle précurseur que joue Chypre dans la course au titre royal et dans la formation du modèle monarchique hellénistique, il faut citer, en plus de l’article de K. Buraselis, les travaux de Cl. Baurain11. P. 68 et inscription n^o 41 : sur la liste des donations pour la reconstruction de Thèbes, l’édition de référence est désormais celle de Y. Kalliontzis et N. Papazarkadas12. Pour le dossier de Kafizin (p. 61, p. 88, inscription n^o 59), l’auteure renvoie à l’étude fondamentale de S. Lejeune publiée en 2014, mais il faut désormais prendre en compte la nouvelle édition des IG XV 2, où l’on revient à la chronologie haute proposée initialement par T. B. Mitford (225/4‑218/7 av. J.‑C.)13. Sur l’onomastique chypriote (p. 90‑92), en plus des travaux fondateurs d’O. Masson, on peut citer l’ouvrage d. E. Scarpanti14 et l’étude de M. Egetmeyer15, sans oublier de mentionner l’apport de l’onomastique phénicienne, qui n’est pas sans conséquence sur l’anthroponymie kitienne d’époque hellénistique16. Sur l’inscription honorifique bilingue d’Amathonte pour Ariston fils d’Aristowanax (p. 107 et inscription n^o 64), la référence à Woudhuizen 2012 aurait pu être omise. Sur l’autel inscrit mis au jour dans la ville basse d’Amathonte (p. 128‑129 et inscription n^o 113), il faut citer, en plus de l’editio princeps par L. Thély, la note de J.‑B. Cayla (BE 2017, n^o 618), avec une proposition d’interprétation et de datation différente17. Pour la bilingue rupestre de Larnaka‑tis-Lapithou (dite Larnaka‑tis-Lapithou I : p. 129 et inscription n^o 101) plusieurs autres références pourraient être citées, dont une étude importante de M. G. Amadasi Guzzo18. Sur Aphrodite Akraia (p. 140), on peut ajouter le témoignage de la nouvelle inscription de Protaras, consécration de l’anax Nicoclès19. Au sujet du travail de la pourpre à Chypre (inscription n^o 56), voir plusieurs articles rassemblés dans le dossier « Textiles » (CCEC 49, 2019). Sur l’inscription n^o 95 (base de Kition pour Bérénice II) on peut consulter, en plus du corpus des IG XV 2, l’article récent de D. Summa dans les CCEC 5020. Au sujet de l’inscription n^o 106 (la dédicace de Batshalom déjà mentionnée), on rappelle un article récent de M. G. Amadasi Guzzo21.

• 22 Formulation de S. Fourrier, « Compte rendu de G apantoniou, Religion and Social Transformations in (...)
• 23 Le rapport entre cette césure, qui découle avant tout de l’histoire propre du royaume lagide et de (...)

8En dehors de ces quelques remarques de détail, une observation plus générale s’impose. La période hellénistique (cadre historique de l’ouvrage, illustrée par de nombreux documents et sources), ressort de l’étude étonnamment privée de sa profondeur temporelle. Après avoir insisté (à juste titre) sur le besoin de respecter « la respiration propre de l’histoire de l’île »22, en gommant la rigidité des frontières chronologiques, et après avoir identifié une évolution dans la nature des relations entre l’île et les Lagides à la fin du iii^e siècle (p. 26)23, l’auteure n’introduit qu’épisodiquement la notion d’évolution diachronique des institutions et des réalités sociales et civiques étudiées pendant les presque trois siècles de domination lagide (un exemple réussi est la discussion sur la fonction de strategos politikos, p. 78‑79). Ainsi, cette césure de la fin du iii^e siècle n’est ni discutée en détail, ni contextualisée, et elle demeure pour cela peu concrète : de quelle façon le changement de relation entre les Lagides et Chypre après 217 affecte‑t‑il le fonctionnement des institutions civiques ? Détecte‑t‑on un changement qualitatif dans la présence de fonctionnaires et dignitaires lagides au sein du corpus ? L’impression est que le iii^e siècle serait bien plus proche du iv^e, dans le maintien en place de pratiques cultuelles et civiques bien rodées (à la seule exception remarquable de l’institution royale), que des siècles suivants, lorsque les cités chypriotes adoptent des modes de fonctionnement partagés à l’échelle de la Méditerranée orientale. Cette impression demeure toutefois à étayer par une étude circonstanciée.

• 24 On a toutefois repéré quelques références manquantes dans la liste des abréviations bibliographique (...)

9La qualité formelle du livre est remarquable : les coquilles sont très peu nombreuses, le style soigné et élégant (presque trop, pour les lecteurs moins à l’aise avec le français), l’impression et le travail d’édition de très bonne qualité24. L’auteure maîtrise très bien ses sources et la bibliographie, riche et complexe. Elle situe très bien Chypre au sein du monde hellénistique : rouage fondamental du royaume lagide, dotée de spécificités longtemps sous‑estimées par les spécialistes de la période, l’île ne demeure pas moins ancrée dans un univers méditerranéen plus large, dont elle accompagne, intègre et parfois oriente les transformations. A. Michel échappe à la tendance, propre à l’historiographie plus récente, de faire du « chypro-centrisme » l’unique clé de lecture, en oubliant la pertinence de modèles et parallèles extérieurs : son excellente connaissance de l’épigraphie grecque lui permet de souligner les particularismes de la documentation chypriote et d’en proposer des interprétations.

• 25 Les observations de M. Iacovou (« Advocating cyprocentrism: an indigenous model for the emergence o (...)

10Malgré les réserves exprimées plus haut, relevant à la fois de choix méthodologiques et de limites disciplinaires25, cet ouvrage s’impose désormais comme une référence incontournable pour les études à venir sur les institutions et la société hellénistiques de Chypre.