1Amaury Chauou livre aujourd’hui une nouvelle étude sur la dynastie Plantagenêt, continuant à creuser un champ de recherches commencé il y a près de vingt ans par la publication de sa thèse (L’idéologie Plantagenêt. Royauté arthurienne et monarchie politique dans l'espace Plantagenêt, xii^e-xiii^e siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes [Histoire], 2001). Il s’intéresse cette fois à la cour plantagenêt, afin de saisir l’environnement du pouvoir politique mais également les mécanismes de sa mise en œuvre au sein de cet espace curial : il s’agit pour l’a. de pénétrer à l’intérieur de la cour, afin d’étudier son fonctionnement. À première vue, l’existence d’une cour ne va pas vraiment de soi : si elle peut répondre à une logique féodale, construite à partir des liens de fidélité, elle est plus difficile à mettre en œuvre quand on songe à la pratique du gouvernement pour un espace aussi grand que sont les territoires dominés par les Plantagenêts. À ce titre, l’a. s’attache avec justesse à définir l’expression admise pour qualifier cet espace de domination politique qu’est l’empire plantagenêt. Il montre bien, dans le chapitre introductif, comment cette dénomination naît au moment où le Royaume-Uni étend son influence grâce au Commonwealth, au cours du xix^e siècle. Cette mise en perspective d’un concept historique lié à des revendications politiques au moment où les nations européennes affirment leur puissance fait écho au travail de Patrick Geary, mené pour la France et l’Allemagne et leurs racines européennes (Patrick Geary, Quand les nations refont l’histoire. L’invention des origines médiévales de l’Europe, Jean-Pierre Ricard [trad.], Paris, Aubier [Collection historique], 2004).

2Dans cette introduction, A. Chauou identifie trois fonctions de la cour plantagenêt : c’est un lieu de résidence, un centre de pouvoir et une instance d’autorité avec un rôle diplomatique avec l’étranger. Confronté à un territoire immense à gouverner et à administrer, l’a. s’interroge sur la capacité de cette cour à remplir ses missions et sur l’efficience de son activité.

3L’ouvrage est ainsi organisé en sept chapitres auxquels il faut ajouter deux annexes. Celles-ci – consacrées aux sources textuelles plantagenêts, à la création de l’Échiquier et à la constitution des Pipe Rolls – composent des résumés rapides et commodes pour approcher la matière historique utile à l’étude de la cour plantagenêt. Une bibliographie (sources et études) vient compléter le volume.

4L’ouvrage s’ouvre par un chapitre qui narre l’ascension politique plantagenêt à partir de la maison d’Anjou et décrit la situation du royaume d’Angleterre et des territoires périphériques (Bretagne, Galles, Écosse, Irlande). L’aspect composite de cette construction politique ressort très clairement : les populations sont hétérogènes, ne pratiquent pas les mêmes langues et ne vivent pas sous les mêmes lois. Le caractère transnational est donc particulièrement affirmé et le ciment de cet ensemble ne peut venir que de la cour elle-même (p. 58). L’hétérogénéité implique donc un mode de gouvernement spécifique, marqué par une itinérance accrue par rapport, par exemple, au royaume de France.

5Cette itinérance est analysée au fil du second chapitre. Bien que critiquée par les lettrés (l’exemple de Gautier Map comparant la cour à la mesnie Hellequin est particulièrement frappant), la cour plantagenêt n’a d’autre choix que de se déplacer en permanence (cf. par exemple les itinéraires d’Henri II, Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre, p. 71-73). Ces voyages permettent au roi d’incarner physiquement et matériellement le pouvoir dans les différents territoires, mais accélèrent également le maillage politique par la construction de châteaux et leur modernisation afin d’accueillir la cour (p. 77). Comme le souligne l’a., les itinéraires qui répondent évidemment à des contingences politiques permettent aussi d’assouvir la passion cynégétique des rois plantagenêts. Si l’itinérance peut apparaître comme une faiblesse au premier abord, l’a. souligne surtout les bénéfices à en retirer. Les Plantangenêts, en dépit d’une capitale bien identifiée, s’appuient en effet sur des régions plus importantes, telles la Basse Seine ou le Val de Loire (avec la forteresse de Chinon et l’abbaye de Fontevraud) tout en conférant à Londres un rôle économique central. Par ailleurs, l’itinérance implique et conditionne la constitution de réseaux importants d’agents royaux fidèles : les rois plantagenêts peuvent s’appuyer sur des institutions anciennes (sheriffs en Angleterre, vicomtes en Normandie) et choisissent avec grand soin les gardiens des forteresses susceptibles de les accueillir.

6Cette cour itinérante est aussi une cour évolutive dans sa fonction. Elle compose une société politique, organisée autour de la personne du roi, où se rencontrent les intimes. Réunissant plusieurs centaines de personnes en raison de l’importante domesticité nécessaire à ses déplacements, le noyau dur se limite à une centaine d’individus qui essayent d’être les plus proches du roi (p. 121). Si la haute aristocratie est majoritaire au sein du conseil royal, la cour s’ouvre également au milieu urbain et bourgeois dont l’exemple le plus illustre est celui de Thomas Becket (p. 138). La composition de la cour ne fait que répondre à l’espace politique plantagenêt : elle est donc ouverte à un multiculturalisme, où des hommes de territoires et d’horizons différents se retrouvent. Il ne faut pas ici se méprendre : si la cour est composite dans ses origines, elle est aussi marquée par un déséquilibre dans le recrutement des élites, privilégiant progressivement une origine normande des hommes de la cour (p. 139). L’a. insiste ainsi sur l’intégration des élites laïques, qui privilégie en premier lieu les origines normandes avant d’intégrer les individus d’origine celtique. Il y a donc une tendance à l’« anglo-normannisme » (p. 144) au sein de la cour, ce qui conduit l’a. à conclure à une homogénéité géographique de la classe dirigeante (p. 145). La cour n’opère donc pas d’assimilation complète des élites et fonde encore ses rapports sur les liens d’homme à homme.

7Ce trait féodal se retrouve bien évidemment dans la manière de gouverner des Plantagenêts. La pratique du pouvoir est ainsi différente selon la France ou l’Angleterre. Pour les territoires situés en France, le Plantagenêt domine des principautés dont le roi de France est suzerain. Il est donc avant tout comte en Anjou ou duc en Aquitaine. Si le Plantagenêt bénéficie d’une cérémonie spéciale – sans être un sacre pour la Normandie ou l’Aquitaine – et qui le place théoriquement au-dessus des seigneurs, son pouvoir est avant tout d’essence seigneuriale et se doit de respecter les obligations féodales. Dans ces territoires, le Plantagenêt est donc obligé de rappeler son autorité par des expéditions et, plus souvent, par la transaction avec des vassaux qui sont aussi ses adversaires locaux. En Angleterre, au contraire, la logique féodale joue pleinement en faveur du Plantagenêt qui domine les barons, notamment grâce à la pratique du serment généralisé. De plus, le Plantagenêt développe des fidélités en distribuant des honneurs sous la forme de responsabilités (par exemple, sur le continent où Maurice de Craon devient connétable d’Anjou et du Maine, ou outre-Manche avec l’institution d’Hugues de Lacy comme justicier d’Irlande en 1176), de cadeaux et de gratifications, ou des fiefs-rentes pratiqués par Jean sans Terre. Mais cette cour est aussi un lieu de violence que le roi doit contenir et contrôler : il suffit de penser à la révolte de 1173-1174 ou aux actions de Jean sans Terre contre ses vassaux (p. 175-178).

8La dernière facette de cette cour plantagenêt s’inscrit dans une dimension culturelle et d’éducation. Cette dynamique s’inscrit dans un contexte de développement du savoir, qualifié de « Renaissance du xii^e siècle » par Charles Homer Haskins. Le Prince doit être éduqué afin de bien gouverner : il bénéficie ainsi d’un enseignement savant, comme cela a été le cas pour Henri II ou pour Henri le Jeune avec Thomas Becket. L’éducation du prince déborde évidemment vers le domaine politique avec la présence de mentors (Thomas Becket, Ranulf de Glanville pour Jean sans Terre) et vers le domaine militaire avec la pratique des tournois dont témoigne l’Histoire de Guillaume le Maréchal (p. 218-222). De cette éducation, les parents sont relativement absents en raison encore une fois de l’itinérance de la cour : Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre sont ainsi élevés à Fontevraud et, de manière générale, les enfants royaux sont confiés à des nourrices (p. 230-234).

9La culture littéraire et son développement font enfin partie intégrante de la cour plantagenêt. La littérature doit servir à la propagande politique et à asseoir la légitimité du pouvoir plantagenêt. Le point de départ du développement des œuvres littéraires et historiques au service du pouvoir est à placer sous le règne d’Henri II. Si Geoffroy de Monmouth a rédigé une Histoire des rois de Bretagne en 1136, l’œuvre reste toutefois isolée. En revanche, le dernier quart du xii^e siècle marque l’apogée des chroniqueurs, représentés par Robert Wace et Benoît de Sainte-Maure.

10Robert Wace, par son Roman de Brut et par son Roman de Rou, relie le pouvoir plantagenêt au mythe troyen, en passant par la figure du roi Arthur. Si l’origine troyenne des pouvoirs est un lieu commun, elle assure un prestige immense à la dynastie plantagenêt. Quant à Benoît de Sainte-Maure, auteur d’une Chronique des ducs de Normandie, il valorise « les passés normands et bretons » (p. 246) en donnant au pouvoir anglo-normand un caractère spécifique d’opposant à la domination capétienne. Si ces deux premiers auteurs inaugurent le mouvement littéraire à la cour, celui-ci prospère grâce à un vivier de clercs. Il suffit de citer Robert de Thorigny, Raoul de Diceto, Roger de Howden ou encore Guillaume de Newburgh. De manière générale, ces auteurs décrivent avec précision les règnes et manifestent globalement de la bienveillance à l’égard de l’action politique, qui s’explique en partie par les liens qui peuvent unir le pouvoir à certains établissements monastiques. L’autre grand développement littéraire à la cour plantagenêt concerne la relation avec le mythe arthurien. Bien que déprécié car Breton, le roi Arthur va peu à peu subir une « angevinisation » (p. 259) pour être mis au service de la royauté plantagenêt. Giraud de Barri (p. 268) puis Chrétien de Troyes (p. 273) vont faire d’Arthur la « figure totémique de la monarchie d’Angleterre » (p. 294) et même comparer, pour Chrétien de Troyes, Henri II à un « Nouvel Arthur ». Si la littérature de cour célèbre le pouvoir, celui-ci doit aussi se mettre en scène en pratique : les couronnements (p. 282-287), les ambassades et les banquets sont autant d’occasions pour le pouvoir de manifester son faste et sa puissance.

11Enfin, dans un dernier chapitre, l’a. s’interroge sur la relation personnelle et institutionnelle que le souverain plantagenêt entretient avec la religion et avec l’Église. Replacée dans le cadre de la lutte des deux glaives et de la réforme grégorienne, la relation entre la monarchie et l’Église reste ambiguë, entre la volonté d’indépendance de l’Église et le besoin de la royauté de contrôler cet acteur institutionnel, qui lui confère le sacre (p. 296-308). Si le meurtre de Thomas Becket marque un point culminant dans cet antagonisme, il reste que, d’un point de vue privé, les rois plantagenêts ont une pratique conforme aux idéaux du temps, que ce soit à travers le soutien aux abbayes (Fontevraud notamment) ou par la relation aux reliques et aux saints.

12De cet essai, à suivre l’a., il ressort que la cour plantagenêt est une cour puissante et d’un rayonnement important. Elle est toutefois déséquilibrée en raison de la fragmentation de son espace politique et de la nature du pouvoir politique, partagé entre dépendance sur le continent et indépendance en Angleterre. Bien que disposant d’agents royaux, elle ne profite pas toutefois de fidélités durables et reste à la merci de ses vassaux. Elle ne peut pas non plus s’appuyer efficacement sur l’Église et n’arrive pas à imposer une « hégémonie culturelle » (p. 336).

13L’ouvrage d’A. Chauou, d’une lecture plaisante et au contenu dense, permet de pénétrer la cour plantagenêt et ses arcanes dans toutes ses dimensions. C’est une belle contribution à la connaissance du monde plantagenêt.