1Né à Anvers en 1928, David Jacoby s’est éteint en 2018. Issu de parents d’origine polonaise et russe, il fuit en Suisse les persécutions nazies en 1942. Arrivé en Palestine en 1947, son engagement dans la guerre de 1948 le laisse blessé. Appuyé par un séjour de deux ans à Paris, son doctorat sous la direction de Paul Lemerle porte sur « la démographie de la paysannerie dans l’empire byzantin tardif » (1958) et lance sa carrière aux côtés de Joshua Prawer à l’université hébraïque de Jérusalem.

2Durant plus de soixante années, il a écrit plus de 200 articles très denses, dont la plupart sont réédités : il s’agit ici du 9^e volume de Variorum Reprints, qui aborde la période allant du viii^e au xv^e s. Sa production scientifique a fait de lui un véritable « passeur entre Orient et Occident », traitant tour à tour de « Byzance, [de] l’islam, [des] Juifs, [des] marchands occidentaux, [des] pèlerins, [des] Latins installés en Terre sainte, [des] réseaux commerciaux, [des] échanges culturels », selon les mots d’introduction de Michel Balard au beau volume d’hommage (Crusading and Trading in the Middle Ages between West and East. Studies in honour of David Jacoby, Sophia Menache, Benjamin K. Kedar, Michel Balard [dir.], Londres/New York, Routledge [Crusades – Subsidia, 12], 2019, p. XI). Les lecteurs de l’Hébreu ou les curieux familiers des logiciels de traduction liront aussi avec plaisir l’entretien dans lequel D. Jacoby revient sur sa vie et sa carrière : Benjamin Arbel et David Jacoby, « An Interview with Professor David Jacoby », dans Zmanim: A Historical Quarterly, 120, 2012, p. 4-15 [original en hébreu : http://www.jstor.org/​stable/​23449216].

3D. Jacoby est un passeur, car il n’a cessé de décloisonner les historiographies des mondes byzantin, latin et musulman afin d’équilibrer l’interprétation des échanges et des conflits en Méditerranée orientale et en Mer Noire. En effet, la clé de compréhension des dix articles ici rassemblés est donnée p. 105-109. Il s’agit de corriger l’image trop réductrice du commerce dans l’Orient méditerranéen qu’en ont donnée Wilhelm Heyd (Histoire du commerce du Levant au Moyen Âge, Leipzig, 1885-1886) et Adolf Schaube (Handelsgeschichte der romanischen Völker des Mittelmeergebiets bis zum Ende der Kreuzzüge, Müchen, R. Oldenbourg, 1906) : leur vision coloniale de l’histoire met en exergue l’expansion maritime de l’Occident, le commerce à longue distance et les marchands mobiles qui exploiteraient les ressources d’un Orient méditerranéen, présenté comme passif et sous-développé. Ils n’envisagent alors que des échanges bilatéraux et fragmentés entre les « colonies » et chacune des « métropoles » occidentales. À l’inverse, D. Jacoby connecte les historiographies dans toutes les langues de l’empire byzantin, des États francs et des États musulmans, en s’appuyant sur les sources écrites et matérielles.

4Pour autant, les sources byzantines et musulmanes sont fragmentaires et renseignent surtout sur les préoccupations fiscales des États, alors que les registres notariés, les chartes et les manuels marchands occidentaux donnent le contrepoint des sources publiques. À l’opposé, la mobilisation de ces sources sur un même espace permet de formuler de convaincantes hypothèses sur la continuité des structures avant 1204 : par ex., les intermédiaires des grands domaines du Péloponnèse devaient déjà commercialiser les surplus (article 9).

5L’auteur montre d’abord que les succès durables de Venise contrastent avec ceux, plus circonscrit, d’Amalfi. L’expansion de la Sérénissime en Méditerranée orientale (article 1) a souvent été présentée comme basée sur l’importation, dès le viii^e s., d’épices, de soieries et de fourrures, mais les raisons de ce succès et les produits exportés sont moins connus. Pour D. Jacoby, la maîtrise du commerce du bois est cruciale, car indispensable pour une flotte assurant la domination maritime. Si les traités signés avec les puissances lombardes, carolingiennes et ottoniennes réaffirment l’indépendance de la lagune, ils sanctuarisent aussi son accès au bois alpin ; ensuite, son expansion en Adriatique lui permet de s’approvisionner en bois et en fer, d’éliminer ses concurrents et de sécuriser les côtes dalmates. Au x^e s., Venise peut alors exporter du bois en Tunisie et en Égypte, lorsque les Fatimides ne peuvent plus en razzier sur les côtes de l’Asie mineure, reconquises par Byzance.

6L’importance du cabotage, combinant transports de personnes et échange de marchandises, a également été négligée alors qu’il permet de financer les achats sur place. Les Vénitiens renforcent leur statut de principaux transporteurs au xi^e s., suite à la réorientation des routes commerciales (voir ci-dessous) : les élites byzantines en pleine croissance leur achètent du fromage de Crète, de l’huile d’olive du Péloponnèse, de la soie de Thèbes et de Corinthe, du coton d’Antioche et de Tripoli.

7Les Vénitiens sont présents à Chypre avant 1191 (article 2). Après l’avancée mongole (années 1240-1260) et la chute d’Acre (1291), l’île dominée par les Lusignan devient une véritable plaque tournante pour les Latins. Ils s’en servent comme centre de consommation, abri, tête de pont militaire et commerciale, notamment pour contourner l’embargo du pape sur le commerce avec les infidèles. Les Vénitiens obtiennent à Nicosie, Limassol et Famagouste la concession d’un quartier avec une église, une loggia, une maison avec des officiers propres, une place ouverte, et des privilèges commerciaux. Ils jouent un rôle grandissant dans l’économie insulaire spécialisée dans l’exportation de produits à forte valeur ajoutée : sucre de canne, cotons et camelots. Durant l’occupation génoise de l’île (1374-1464), concurrencée par la Crète et Rhodes, l’activité vénitienne fléchit (de 1380 à 1430 environ). Ensuite, ils renforcent leur position dominante dans le commerce du sel et du sucre, objets d’innovations et de transferts technologiques pour répondre à une demande occidentale croissante, avant d’hériter de l’île en 1489.

8Dès le x^e s., Amalfi est présente en Méditerranée orientale de façon différente (article 3). Les propriétés et le quartier concédé à Constantinople sont plus petits que ceux de Venise. Surtout, les Amalfitains ne bénéficient pas d’appui institutionnel : ils n’obtiennent ni quartier dans les États latins du Levant, ni fondaco en Égypte, ni administration propre, ni tribunal autonome, et ne disposent pas de privilèges commerciaux (sauf à Acre après 1190). Ils sont donc plus souvent marchands de passage et transporteurs que résidents. Ils ne bénéficient pas davantage du soutien de la monarchie normande en Égypte après 1073 et la suppression d’une marine indépendante bride leur expansion. Enfin, l’exposition du port aux vents et l’absence de quais empêchent l’implantation d’un arsenal permettant d’accroître le tonnage des navires pour exporter le bois et le fer, et Amalfi, trop éloignée des centres textiles d’Italie du nord, offre un piètre débouché pour l’alun égyptien.

9Dans deux contributions fort éclairantes, D. Jacoby démontre que l’axe commercial nord-sud, entre Constantinople, les États francs et Alexandrie complète l’axe ouest-est pour former une relation triangulaire (articles 4 et 5).

10En effet, la conquête fatimide de l’Égypte (969) et le fait que les flux d’Asie et d’Arabie ne débouchent plus dans le Golfe Persique mais en Mer Rouge, font d’Alexandrie le principal pôle économique : l’Anatolie n’est plus le terminus des « routes de la soie », tandis que Trézibonde périclite. Au xi^e s., la prospérité byzantine se nourrit paradoxalement de l’importation de produits égyptiens, transportés par des Vénitiens déjà forts actifs dans la région avant même l’obtention du chrysobulle de 1082.

11Dans la seconde partie du siècle, les relations bilatérales des villes italiennes avec Byzance, d’une part, et l’Égypte, d’autre part, se transforment en un véritable commerce triangulaire, producteur de nouvelles polarités. En une génération, Tyr décline au profit d’Acre, qui devient un carrefour majeur entre Alexandrie et Constantinople, et entre l’Europe et les États Francs, en tant que port le plus sûr de la région, mais aussi lieu de rupture de charge des caravanes syriennes et des marchandises alexandrines. Les pèlerins et les marchands peuvent donc s’y approvisionner directement en produits orientaux. Acre, qui doit sa fortune à sa position dans un contexte géopolitique particulier, sort renforcée des évolutions du xiii^e siècle (chute de Constantinople, hégémonie des Vénitiens, recul des États croisés, avancées mongoles en Mer Noire et au Levant) car elles y concentrent les activités jusqu'à sa chute finale (1291).

12Le rayon d’action des Italiens s’élargit considérablement au xiii^e s. La Mer Noire présente un intérêt mineur avant 1204, car ils se fournissent plus facilement ailleurs (article 7). Mais comme les Génois sont désavantagés, ils se tournent vers cette périphérie avant d’être frappés de mesures restrictives (1169) : il ne s’agit ni d’une interdiction totale de commercer (le faire à bord d’autres navires reste possible) ni de naviguer, mais de l’interdiction pour leurs navires de (dé)charger des biens sur les rives nord et ouest (p. 187). Byzance cherche à éviter que les Génois n’achètent directement les céréales aux producteurs et ne repartent sans faire étape à Constantinople, l’empêchant de contrôler le commerce stratégique des grains et la stabilité de leurs prix, d’assurer son approvisionnement, et de prélever des taxes lors du transbordement (p. 204).

13Par ailleurs, rien n’indique que les Polo n’exercent d’activité en Mer Noire ou dans les territoires mongols avant les années 1260 (article 6). Leur fraterna compagnia joue un rôle central dans l’enrichissement fulgurant de Marco Polo à son retour d’Asie, puisqu’il hérite avec son frère Maffeo (1295), avant de devenir le seul héritier des deux générations (1301). À sa mort (1324), il possède un patrimoine immobilier de 4 500 ducats, plus de 3 790 ducats de biens meubles et, en prenant en compte ses créances sur des particuliers, sur l’État vénitien et ses participations commerciales, il devait posséder plus de 10 000 ducats (p. 170). Son activité lucrative dans le commerce du musc et dans les colleganze, ainsi que le mariage de ses filles aux plus grandes familles prouvent qu’il n’est nullement éloigné des affaires vénitiennes à son retour d’Asie.

14Deux articles sont consacrés au commerce de nourriture et de vin avec Constantinople (article 8) et à l’économie rurale du Péloponnèse (article 9), que complète celui sur les États francs (article 4). D. Jacoby y dresse l’image d’une agriculture à la base de la richesse locale, dynamique, ouverte aux innovations et aux investissements, tournée vers l’exportation face à la demande croissante des Occidentaux.

15L’analyse de l’économie rurale des États francs (article 4), longtemps négligée, infirme l’idée d’une économie coloniale dépendante de l’extérieur. Si les Francs développent les productions, les producteurs locaux restent actifs dans la raffinerie du sucre, la production de céramiques, de textiles (camelots) et la production de verre. Loin d’être des rentiers passifs, les propriétaires investissent dans leurs propriétés et favorisent les transferts technologiques. Ainsi, la culture de la canne à sucre est renforcée par l’immigration des spécialistes syriens et francs du Levant au xiii^e s. Dans le Péloponnèse fractionné entre dominations byzantine, franque et vénitienne, les foires et les casaux de parçons (villages dont les revenus sont partagés entre propriétaires byzantins et francs) catalysent ces dynamiques : exploitation sélective des sols après les années 1340, concentration sur la céréaliculture, introduction de nouvelles techniques (soc en fer, buffles plus puissants pour labourer, engrais, irrigation, culture du coton), mais aussi optimisation du recours aux corvées par des propriétaires collectant les taxes en nature et rationalisant le transport vers les marchés.

16En outre, l’irruption dans le Péloponnèse des Vénitiens et des Angevins au xiii^e s. accélère la monétarisation, la commercialisation et l’urbanisation de l’économie grecque. Avec la contraction de l’économie byzantine, les produits sont davantage exportés depuis Modon et Coron. Les Italiens acquièrent aussi une place grandissante dans l’approvisionnement de Constantinople en nourriture et en vin (article 8). Dès le début du xi^e s., ils fournissent les élites en fromage (Crète), en huile (Apulie, Péloponnèse), en fruits secs (amandes et noix importées d’Italie du Sud), en raisins, en figues, en miel et en cire (Bulgarie), en sucre (Égypte et Chypre), en vins (mer de Marmara, Crète, Thessalie, Syrie, Liban), notamment en vernaccia (Ligurie), en « vins grecs » (Basilicate et Calabre), puis en malvoisie (Crète). À partir des années 1260, selon D. Jacoby, ce ne sont pas les raisons militaires, mais la demande croissante de l’Occident en grains, en matières premières et en produits finis qui dynamisent le commerce des Italiens vers Constantinople et la Mer Noire et qui provoquent l’augmentation des capacités des navires : par ex., au milieu du xv^e s., les vaisseaux transportent entre 120 et 150 barils de 540 litres, soit 891 000 litres de vin. Les Italiens parviennent même à susciter une nouvelle demande. En effet, les paysans byzantins fabriquent un vin fort et de mauvaise qualité, tandis que les élites n’aiment pas les vins résineux, qui voyageaient mieux. Les vins importés séduisent donc les élites constantinopolitaines, avant que les vins crétois – notamment celui de Monemvasie après les années 1340 – n’acquièrent une large part de marché. Leur succès est tel que Venise interdit l’exportation du bois destiné à la fabrication des barils, échangés dans des volumes considérables.

17D. Jacoby analyse enfin les interactions entre les communautés juives et chrétiennes (Latins et Orthodoxes) de Crète du xiii^e au xv^e s. (article 10). Les populations juives sont surtout implantées dans les villes du littoral nord (Candie, Retimo, Canea), même si elles sont aussi présentes en milieu rural pour assurer l’approvisionnement en produits casher. Se regroupant volontairement dans les mêmes quartiers, elles y sont ensuite contraintes à la fin du xiv^e s. par Venise, dont les politiques – restrictives ou protectives – sont cruciales dans la construction d’une altérité culturelle et juridique des Juifs, bien que les lois, les tribunaux communautaires et les documents rédigés en hébreu soient reconnus comme légitimes. De la sorte, la communauté juive ne s’acculture pas, alors que les Latins et les Grecs réalisent une symbiose partielle aux xiii-xiv^e s. La fréquentation des Chrétiens reste toutefois possible dans un cadre utilitaire, qui n’atténue pas l’image négative des Juifs. L’antisémitisme latent des Grecs et des Latins se décline selon différents modèles : en tant que peuple déicide, les Juifs sont accusés de polluer la nourriture et l’eau mais, contrairement à la situation occidentale, aucune accusation de meurtre rituel n’est attestée et le stéréotype des Juifs usuriers est absent, puisque le prêt à intérêt est toléré dans la théologie byzantine (p. 322-325).