1Cet ouvrage est une analyse, remarquable de précision et de finesse, de la manière dont deux œuvres rendent compte des douze années quasi-révolutionnaires qui ont bouleversé l’Italie méridionale, de la mort du duc de Pouille Guillaume, en 1127, à la fin des luttes en 1139 par le traité de Mignano entre le roi Roger II et le pape Innocent II. Les conflits multiples de ces douze années étaient passés par des phases répétées d’intenses combats, sur plusieurs fronts – parfois simultanément – pour Roger II, ce furent des luttes contre les seigneurs, contre l’empereur Lothaire III, contre le pape Innocent II, contre certaines villes. La carte politique du Mezzogiorno retrouva par la suite une unité qu’elle avait perdue depuis le vi^e siècle, alors que naît un nouveau royaume – un événement rare, puisque ce xii^e siècle ne vit la naissance que deux autres royaumes, celui de Jérusalem et celui du Portugal – mais au prix fort : en particulier, les aristocrates révoltés sont éliminés, ce qui entraîne automatiquement l’émergence d’une structuration sociale renouvelée de l’autorité politique dans les régions apuliennes du royaume. Comme le suggère l’article d’Annliese Nef et Guilhem Dorandeu dans la revue Tabularia (« Le passage à la royauté de Roger II de Sicile en 1130 : propositions pour l’analyse d’une révolution symbolique », 2023, en ligne [journals.openedition.org/tabularia/6540]), la période détermine une « révolution symbolique » au sens où Pierre Bourdieu emploie cette expression, c’est-à-dire que le changement de paradigme et de domination politiques instaure aussi un monde social modifié, et muni d’un langage politique propre, non sans tensions et tiraillements : la mise par écrit de ces derniers constitue, au fond, l’objet principal de cette étude.

2Sur cette période déterminante, on possède en effet deux sources historiographiques majeures et fort différentes : l’Ystoria d’Alexandre de Telese et le Chronicon de Falcon de Bénévent. L’abbé Alexandre de Telese écrit une histoire largement à la gloire de Roger II, et qui déroule un peu plus de huit années d’événements seulement, de la mort du duc Guillaume de Pouille jusqu’au tournant de 1135-1136, tandis que le notaire Falcon de Bénévent raconte quatre décennies de l’histoire de sa ville de Bénévent, dont le seigneur est le pape, et qui constitue une enclave pontificale dans des terres méridionales pour la plupart conquises, à l’époque précédente, par les seigneurs normands. Forcément, les conceptions et les vues d’Alexandre et de Falcon sont opposées, en particulier sur la personne de Roger II, glaive du Christ ou tyran sans Dieu. Cette opposition recoupe aussi celle qui sépare le « point de vue royal » (königstreue Sicht) de la perspective urbaine (städliche Perspektive). Mais – ce qui a été nettement moins étudié et notamment dans une perspective comparative – les deux auteurs écrivent en réaction au bouleversement politique de ces années et à ses conséquences, notamment régionales. Les deux œuvres doivent dont être comprises, et analysées, comme des instruments actifs de gestion de crise à l’échelle locale : c’est la perspective de cette étude que de lire, dans l’histoire du temps présent, une écriture gouvernée par une scripturalité (schriftlichkeit) pragmatique propre.

3Le propos introductif établit d’abord un bilan historiographique critique sur ces deux textes – peu diffusés malgré leurs mérites, il convient de le souligner –, leur point de vue, leur genre, le contexte, l’histoire urbaine méridionale, celle de Bénévent en particulier, les sources annexes, pour en arriver à l’opposition des points de vue traditionnellement invoquée. L’auteur souligne toutefois le fait que les études antérieures sont marquées par une indifférence structurelle aux contextes locaux de production de ces textes, et identifient ainsi, un peu vite, Alexandre de Telese à un quasi-historiographe officiel du roi, tandis que chez Falcon, l’intérêt pour sa ville l’emporterait sur ses appréciations et partis pris personnels, ce qui peut paraître douteux, tant le milieu des notaires intègre naturellement une fonction de chroniqueur urbain. Bref, jamais les études n’ont tenté d’interpréter ces deux textes dans le cadre de la révolution politique de l’époque et de ses conséquences sur les lieux et individus de production. Cet aveuglement relatif est également lié à l’interprétation clef des deux Italies : celle qui oppose l’Italie des communes à celle du royaume de Sicile et à laquelle s’ajoute le mythe de la modernité de Roger II. Les deux théories ont rang de mythes politiques dépassés aujourd’hui, puisque le royaume de Sicile n’apparaît plus comme un État centralisé moderne – même si ses capacités administratives dépassaient de loin celles des autres royaumes contemporains d’Occident, comme l’ont notamment démontré Jean-Marie Martin, Hiroshi Takayama et de nombreux autres historiens. Par ailleurs, la vision de la chape de plomb du pouvoir royal Hauteville sur le mouvement communal, édifiée par projection des régimes communaux du royaume d’Italie sur le reste de la Péninsule, ne fait désormais plus recette : royaume et villes ne sont pas des ennemis jurés, ainsi que l’a montré une brillante étude de Paul Oldfield (City and Community in Norman Italy, Cambridge, Cambridge University Press, 2009). Toutefois, ces théories binaires marquent encore la recherche récente sur Alexandre de Telese et Falcon de Bénévent et le contexte de naissance de leurs œuvres, vues à l’aulne des grandes catégories du royaume centralisé et de l’émergence des communes.

4L’étude se lance ensuite dans un ample panorama et une dense réflexion sur l’écriture de l’histoire du temps présent qui dispose d’une scripturalité pragmatique propre. C’est l’occasion pour l’auteur de développer une vaste réflexion conceptuelle sur les catégories d’énonciation, l’écriture de l’histoire présente versus l’histoire écrite au Moyen Âge, les outils d’analyse des textes médiévaux en phase « post-linguistic turn », pour conclure sur l’idée que les textes historiographiques médiévaux doivent être étudiés avec des outils d’analyse d’histoire sociale aussi bien que d’analyse littéraire, et que restituer au texte son contexte social et politique est un préalable nécessaire à l’analyse de son contenu, ce qui est juste, mais peu original. Les propos suivants le sont tout aussi peu, sur le rapport nuancé entre l’écriture et la communication orale qu’a modifié substantiellement le tournant anthropologique sur l’oralité dans les sociétés du haut Moyen Âge, l’écriture n’étant pas une alternative à l’oral, mais une pratique associée. Le propos conduit au débat actuel bien connu sur la notion de « propagande » appliquée au Moyen Âge, puis à la conception médiévale de l’histoire, visant à expliquer l’action de Dieu dans le monde, avec comme prototype Orose, modèle pour les auteurs successifs et contre-modèle : « l’histoire du temps présent » se déploie, à partir de là, depuis Grégoire de Tours jusqu’à Geoffroy Malaterra, pour les Hauteville. L’ensemble des parties de cette introduction, on l’aura compris, repose sur une mise au point utile, sérieuse, claire, argumentée, mais sans grande nouveauté pour qui s’intéresse à ces sujets.

5Cette copieuse introduction débouche sur deux parties, chacune consacrée successivement à un auteur et son œuvre : Alexandre de Telese et son Ystoria, et Falcon de Bénévent et son Chronicon. L’analyse de chaque œuvre et de leur contexte politique d’écriture est très serrée et précise ; elle tend même à l’exhaustivité des approches, des références, des sources et constitue un modèle de méthode. L’étude de l’Ystoria comme du Chronicon repose sur les modalités de la crise : dans l’œuvre d’Alexandre de Telese, la structure du texte reflète les potentialités de crise du présent, dans lequel fait éruption l’ordre souverain ; se définit ensuite la crise que vit l’abbaye de Telese, tiraillée entre son seigneur le comte de Caiazzo – accompagné des grands opposants à Roger II – et ce dernier ; puis se dessine la crise du pouvoir royal, que reflète une appréhension ambiguë, par Alexandre, des menaces potentielles de ses excès, que seule la conscience humble de la délégation du pouvoir reçu de Dieu peut faire éviter. Dans le Chronicon de Falcon, c’est la situation de Bénévent, entre pape et roi, qui crée une concurrence dangereuse dans les années les plus fébriles (1128-1139). La scripturalité particulière de ce récit reflète une crise des élites savantes locales d’abord ; une crise de l’autorité pontificale sur la ville, déployée dans la compétition des investitures entre Roger II, investi du titre ducal par le pape Honorius II, et Rainulf de Caiazzo, investi du titre comtal par l’empereur ; ce qui est aussi une crise de la confiance de la ville de Bénévent en son seigneur pontifical.

6On soulignera que l’auteur a mis autant de soin à son propos qu’aux annexes, très utiles, dont il fait suivre son discours : des corrigenda à l’édition de l’Ystoria par Ludovica De Navas ; la liste des actes que Falcon a souscrits comme notaire et scriba sacri palatii, et des deperdita qu’il a selon toutes probabilités rédigés lui-même ; la liste des iudices bénéventains connus pour la première moitié du xii^e siècle et les documents qui les attestent ; enfin un excursus bref sur l’Istoria d’Allifo, un texte hagiographique attribué à Alexandre de Telese.

7Ainsi cette étude, à force d’analyses précises et détallées, fait la part belle aux potentialités heuristiques de la contextualisation rigoureuse. Elle démontre que le contexte de crise qui entoure l’écriture par Alexandre de Telese de son Ystoria, à dater de la fin de l’année 1135 et du début de 1136, permet d’affirmer que l’auteur ne fut pas cet historiographe soumis à l’éloge comme aux ordres du nouveau souverain qu’on a trop longtemps vu en lui, mais l’abbé d’un monastère en fâcheuse posture dans la perspective d’une prévisible victoire de Roger II sur ses adversaires : l’abbaye de Telese était restée sous le contrôle du comte Rainulf de Caiazzo, soit un des principaux opposants de Roger II – avec les princes de Capoue –, et elle risquait de payer cher la rébellion du comte, auquel le récit n’oppose pas une entière contestation, bien au contraire. La critique des excès du pouvoir, dans la lignée des chroniques-miroirs aux princes, perce derrière les événements oniriques qui lient le pouvoir au péché, et les appels à l’humilité du roi qui tient tout de Dieu. Le récit de Falcon est, quant à lui, celui d’un agent local du pouvoir pontifical dans l’enclave de Bénévent, un membre de l’élite laïque de la ville en contact avec les représentants du pape. Le contexte d’écriture est donc celui de la résolution du schisme d’Anaclet, période conflictuelle durant laquelle Bénévent avait pris le parti de celui qu’on déclara antipape, contre Innocent II, ce qui fait qu’au moment de la résolution du conflit, à la mort d’Anaclet II, l’entourage pontifical avait peu de connaissance du milieu local – Jean-Marie Martin avait démontré, en son temps, dans son maître-ouvrage (La Pouille du vi^e au xii^e siècle, Rome, École française de Rome, 1993), que la connaissance pontificale des diocèses apuliens a longtemps été confuse et approximative – si bien que le Chronicon de Falcon a pu viser essentiellement à établir les bases de cette histoire événementielle à destination des milieux pontificaux. Et comme dans tous les cas historiques de sortie de conflit interne et de guerre intestine, l’autorité pontificale devait porter une attention étroite tant aux élites urbaines anciennement partisanes d’Anaclet – qu’elle pouvait estimer, a priori, peu fiables – qu’aux puissances externes tentées de mettre la main sur la ville, en premier chef Roger II, que la paix de Mignano de 1139 avait laissé en position de force pour affronter ce qui devait devenir une période de « guerre froide » entre le pape et le roi de Sicile. Falcon, en dénonçant tant les potentiels traîtres que le roi tyrannus, se plaçait en seul ressort de confiance de l’autorité pontificale dans son enclave bénéventaine.

8On l’aura compris, cette étude, nourrie d’une bibliographie parfaitement maîtrisée, tout comme le sont les enjeux historiographiques et les questions de Schriftlichkeit à l’époque médiévale, pourra intéresser non seulement les historiens de l’Italie méridionale médiévale, mais aussi tous ceux qui s’intéressent à l’historiographie des moments de rupture, des « révolutions symboliques », et à l’écriture contemporaine des faits qui révèle, si on prend la peine de les analyser avec précision, des schémas et des intentions bien plus nuancés que ce que les qualifications rapides entretenues par l’habitude peuvent laisser croire. On entre ainsi dans une compréhension fine des enjeux locaux de l’écriture de la rupture politique.