1Cet ouvrage est la version abrégée et remaniée d’une thèse de doctorat soutenue en 2001 à l’université de Bordeaux III, qui avait immédiatement attiré l’attention des spécialistes. J’avais pu, fort heureusement, en prendre connaissance avant la parution de ce livre. Le nouveau titre me plaît davantage que celui du texte dactylographié, trop inspiré de celui qu’avait choisi à dessein le regretté André Debord pour les pays de la Charente. Comme l’a bien dit le directeur de la thèse, Jean-Bernard Marquette, dans la courte préface qu’il a donnée à cet ouvrage, ce n’est pas un « concentré » de la thèse, mais « le fruit d’une maturation et de choix qui l’ont conduit » à resserrer quelque peu son étude dans le temps – la thèse mordait assez largement sur le xiii^e siècle – et, comme l’indique le nouveau titre, à mettre encore plus en avant le rôle du prince, qu’il s’agisse des comtes-ducs de la famille de Poitiers qui ont mis la main sur le Bazadais vers 1070, ou surtout des rois-ducs de la dynastie des Plantagenêts, qui, en une cinquantaine d’années seulement, ont commencé à transformer une société aristocratique en société féodale.

2En raison de la pauvreté des recherches archéologiques, l’étude s’appuie essentiellement sur les sources écrites. Les actes diplomatiques (1 781 au total) – notices plus que chartes – proviennent de trente-sept établissements religieux régionaux ou extérieurs à la région, mais la grande majorité (85%) est issue des cartulaires de quatre grands fonds abbatiaux (La Sauve-Majeure [59%], Saint-Seurin de Bordeaux, la Réole, Sainte-Croix de Bordeaux) et de deux commanderies (Cours et Romestaing). Il nous plaît de relever ici que ces actes ont été versés « dans une base de données informatisée, afin d’éviter l’importante déperdition d’information qu’entraînerait une lecture cursive ou un grapillage aléatoire ». On peut regretter que des thèses récentes n’aient pas cru devoir utiliser les ressources de l’informatique qui ont manqué si cruellement aux historiens des générations précédentes. Les sources narratives se limitent à peu de choses : deux vitae, une historia fortement remaniée et deux chroniques tardives.

3L’étude ne couvre pas un comté comme le Mâconnais ou le Poitou, mais les deux diocèses voisins de Bordeaux et de Bazas qui ont été réunis à la Révolution dans le département de la Gironde. Cette « Gascogne bordelaise » n’a rien pourtant d’artificiel. Distincte de la Gascogne comtale et de la Gascogne auscitaine, elle tire son unité de la langue, de l’influence de Bordeaux et de la similarité des paysages où se mêlent côtes ensablées, vastes landes, vallées de la Garonne, de la Dordogne et de leurs affluents, les plateaux calcaires vers l’est.

4L’ouvrage est divisé en deux parties inégales : la première de 1075 au milieu du xii^e siècle étudie la puissance ducale sous les derniers Guillelmides, mais surtout la mise en place d’un groupe aristocratique diversifié imposant son dominium à la paysannerie. La seconde partie, 1154-1200, a le grand mérite de faire connaître le temps des premiers Plantagenêts, une période historique fort négligée par la recherche historique.

5Un des principaux apports de cette thèse est d’avoir remis en question les idées reçues sur la faiblesse du pouvoir ducal dans la Gascogne bordelaise. F. Boutoulle s’est attaché à montrer que, malgré la faible présence du duc d’Aquitaine ou du roi de France sur ces terres, surtout après la mort de Gui-Geoffroy-Guillaume en 1086 – ce dernier avait su profiter de la réforme grégorienne pour s’emparer du pays –, le pouvoir ducal ne s’est pas effondré. Au terme d’une enquête minutieuse, dont les résultats sont réunis sur des cartes et des tableaux, l’A. montre qu’on a sous-estimé l’étendue du domaine ducal, défini comme le « territoire soumis directement à l’autorité ducale, sans interposition seigneuriale ». Le duc est présent à Bordeaux, il y a son palais urbain, La Salle, remplacé après 1079 par une tour située en dehors de la ville. Il est aussi présent dans les campagnes, moins par ses châteaux – le duc d’Aquitaine n’est pas le comte de Barcelone – que par ses terres, ses droits de tonlieu sur la Garonne et la Gironde, ainsi que les agents, viguiers et surtout prévôts qui assurent le lien entre la cour ducale et le terrain. La puissance du prince fait de celui-ci le protecteur des monastères, le defensor ecclesiarum, pour reprendre l’expression d’un acte de La Sauve-Majeure, dans les plaids et les conciles.

6Le duc « partageait l’avant-scène avec plusieurs groupes de seigneurs qu’il rencontrait à l’occasion de ses descentes et avec lesquels étaient noués des liens féodaux ». L’étude de l’aristocratie bénéficie des recherches antérieures de Ch. Higounet, J.-B. Marquette et S. Faravel, mais aussi de modèles théoriques empruntés à des travaux contemporains. Même s’il remet en question les distinctions traditionnelles du banal et du foncier pour mieux cerner le dominium exercé par les dominants sur les dominés, jamais il n’agresse les tenants de la vieille école.

7L’étude des seigneurs laïques analyse les diverses couches de l’aristocratie présentes dans l’acte de confirmation par Guillaume IX de la sauveté de La Sauve-Majeure : les principes castella tenentes, les nobiles puis les milites – à quoi s’ajoutent les nobiles, principes, optimates, proceres, barones, mentionnés dans d’autres textes.

8Dans ces régions de villae et d’habitat dilué avant la multiplication des castelnaux et des bastides, l’enquête dans les textes ne dénombre qu’un nombre relativement restreint de castra et castella – une trentaine contre plus du double dans les pays de la Charente –, le plus souvent d’origine publique, alors que l’enquête sur le terrain découvre davantage de mottes. Mais, au total, l’enchâtellement de l’espace bordelais avant 1150 présente le même retard que celui qui a été observé plus au sud.

9La seigneurie ne se limite pas au château. Comme dans d’autres régions de l’Ouest de la France et sur le Piémont pyrénéen étudié par B. Cursente, il y a des « seigneuries locales », dépourvues de châteaux, fondées sur la possession de vastes alleux, de moulins, d’eaux et de forêts et « dotées de larges attributs de la puissance publique », droits d’usage et de juridiction ainsi qu’églises et dîmes. Leurs détenteurs, appelés nobiles, potentes, ont eux-mêmes des vassaux. C’était le cas de l’alleu du Haut-Villars, possession des seigneurs de Rions sur laquelle Gérard de Corbie fonda l’abbaye de La Sauve-Majeure à la fin du xi^e siècle. Le droit de punir et de contraindre – ne parlons pas de ban dans ces régions – ne se limite pas aux châtelains, même si certaines prérogatives militaires et le droit de fonder des marchés ou de gérer des monopoles seigneuriaux semblent plus spécialement réservés au prince et à quelques grandes familles de domini, vicomtes, membres de la curia ducale et châtelains, dont il est difficile de connaître les origines et l’ancienneté ; seuls les seigneurs de Fronsac, si on en croit l’Historia de Guîtres du xv^e s., pourraient avoir, comme les comtes d’Angoulême, une ascendance carolingienne.

10Dans ce monde aristocratique, il n’existe pas encore de système patrilinéaire « dominant ». Les filles transmettent leur noblesse et, même dotées, elles ne sont pas encore exclues des successions. La primogéniture n’étouffe pas complètement les puînés, même si se développent, ici comme ailleurs, toutes sortes de stratégies complexes pour protéger le patrimoine : célibat prolongé, oblations aux églises, chasement sur quelque parcelle marginale du domaine, etc.

11Les premières occurrences du mot miles datent du début du xie siècle, comme dans la Grande Gascogne où miles apparaît en septembre 988 dans le premier acte connu de l’abbaye de Saint-Sever. Ces milites ne sont pas forcément des nobiles et leur nombre varie selon les cartulaires, comme si les scribes au xi^e s. ou au début du xii^e s. hésitaient à employer un mot impliquant une sorte de dépendance ou de subordination (milites castri, milites ecclesie, feudataires de nobles) – les châtelains eux-mêmes n’ont guère envie de se parer d’un titre chevaleresque qui ne leur apporterait aucun prestige. Il n’y a pas, à vrai dire, de militia mais seulement des milites. Ceux-ci ont essentiellement des fonctions militaires et judiciaires. Certains servent leur seigneur au château tandis que d’autres habitent des sauvetés ou vivent à l’écart sur des mottes dans des manoirs (domus, mansio estagia), doublées de grosses fermes comprenant terres, moulins, granges et celliers, exploitées directement par des famuli ou confiées à des métayers. Les fouilles du site de la Mothe à Pineuilh aux limites du Bordelais et de l’Agenais ont révélé la même association qu’à Charavines ou qu’à Andone d’un mobilier aristocratique et d’outils paysans.

12Que la paysannerie soit diverse ne surprendra pas le médiéviste. Depuis les travaux de R. Boutruche, on connaît l’importance des alleux et des alleutiers en Bordelais, d’autant que leur nombre est constamment renouvelé par les défrichements. Comme le Bas-Maine, la Gascogne est terre de liberté. Les servi sont presque absents de la documentation. Mais parmi les rustici, villani, cultores, coloni, il existe de nombreux dépendants libres (homines), possesseurs héréditaires d’une tenure, qui doivent à leurs seigneurs cens et agrières.

13Certains descendent sans doute de colons de l’Antiquité tardive, mais d’autres ont cherché dans la tenure un complément de ressources et la protection d’un seigneur laïc ou ecclésiastique, moyennant le versement d’une taxe en argent, qualifiée de servitium ou de queste, annonciatrice d’un nouveau servage qui ne paraît pas encore très menaçant. Il y a aussi une élite paysanne en formation d’entrepreneurs au service des seigneurs mais rien qui soit comparable au casal du piémont pyrénéen. Malgré toutes ces nuances, la paysannerie bordelaise se trouve rassemblée dans des communautés villageoises, où les alleutiers et les vicini jouent le principal rôle. Elles sont chargées d’appréhender les délinquants, de défendre les lieux à l’appel de la biahora, et de répondre aux convocations militaires.

14La première partie du livre se termine par un chapitre consacré aux liens sociaux. Ici encore, on peut regretter que l’étude se limite à la société des laïcs. Sans doute l’A. n’avait-il pas à étudier « la nature des liens entre l’Église et les laïcs ». Mais comment peut-il espérer contourner une institution dont les membres et les idées sont si présents dans le tissu social ? La Paix de Dieu est à peine évoquée pour cette période (voir cependant p. 254). On se consolera néanmoins en lisant des pages d’une admirable précision sur une féodalité sans vassalité et sans hommage, une féodalité de feudataires fondée parfois sur la fidélité – mais les serments de fidélité sont infiniment plus rares que dans le monde catalan –, surtout sur le service dû au seigneur. Le fevum, le feodum est une terra censualis qui doit un cens, des droits de mutation (esporle), des services judiciaires – le plège – et militaires. Mais dans cette société en cours de féodalisation, il existe d’autres moyens que le fief pour s’attirer l’aide d’un inférieur et pour le récompenser : on peut tout aussi bien lui concéder un alleu.

15Les pages concernant la résolution des conflits n’apportent pas des conclusions aussi neuves. On savait bien que l’accord à l’amiable, l’arrangement, l’emportait sur le jugement, que le jugement lui-même, lorsqu’il était prononcé (dans 21,6% des cas seulement), tentait moins de condamner ou d’infliger des amendes que de rétablir la paix entre les parties, moyennant des compromis et des compensations monétaires. Du moins l’A. démontre-t-il très clairement qu’il existe une justice et même des spécialistes du droit qualifiés de causidici ou de sapientes.

16Mais pourquoi critiquer les tenants de la thèse d’une « société sans État » ? Ce n’est pas parce qu’une société a des codes et des procédures judiciaires qu’un État existe. La spécificité des structures sociales et politiques à cette époque est justement d’avoir évité l’anarchie – la trop fameuse « anarchie féodale » – sans recourir aux mécanismes, aux organes et aux contraintes de l’État. N’est-ce pas d’ailleurs ce que F. Boutoulle démontre fort bien dans sa seconde partie consacrée à la mise en place d’un proto-État par la dynastie Plantagenêt à partir de 1154 ?

17Cette période a été fort peu étudiée par les historiens du Bordelais. Même l’équipe de M. Aurell sur les « espaces Plantagenêts » n’y a pas porté beaucoup d’attention. C’est dire avec quel intérêt on aborde la deuxième partie de l’ouvrage consacrée aux transformations de la Gascogne bordelaise sous les premiers Plantegenêts. Elle est beaucoup plus courte, peut-être trop courte, l’A. se contentant de marquer des évolutions ou de mentionner des nouveautés par rapport à la période précédente : une présence plus fréquente d’Henri II, d’Aliénor, de Richard, peut-être rendue nécessaire par les révoltes baroniales, des moyens plus affirmés, quoique beaucoup moins importants qu’au xiii^e s. si l’on considère la documentation et les agents de l’administration.

18La paix du Bordelais de 1198 demeure certainement pour la région le geste le plus important du règne de Richard. Parce qu’elle constitue le premier acte de portée générale que nous ayons conservé ; parce qu’à l’instar des autres paix royales ou princières de la même époque étudiées par Thomas Bisson, elle renforçait de manière indiscutable l’autorité et la fiscalité royale. On constate en effet un alourdissement de la fiscalité et des exigences ducales. Le recrutement de mercenaires a accru les besoins du prince : il s’agit de consuetudines, de droits sur le sel, sur l’avoine, le millet, le vin, et surtout du commun du roi, véritable impôt public. Les rois ou ducs ont aussi tenté d’étendre les exigences militaires sur les populations, ce qui contribue à renforcer la militarisation de la société, comme le montrent la multiplication des châteaux et la diffusion de la militia et de l’hommage. Les feudataires deviennent des vassaux.

19Ce renforcement de la féodalité s’accompagne de l’appesantissement du dominium seigneurial sur la paysannerie, marqué par de nouvelles taxes (civada, albergamentum) et par le glissement des questiaux vers la servitude. En même temps, une élite rurale se dégage avec l’individualisation des « prud’hommes ».

20Ce processus est encore plus net dans les villes et les bourgs. On en compte une bonne dizaine dans le Bordelais et le Bazadais (voir fig. 23). La Gascogne bordelaise n’est pas privée de bourgs, de marchés ni de foires. Les textes révèlent la présence de marchands faisant commerce du vin et du blé dans l’Empire. Mais ces bourgeois ont aussi des biens fonciers importants et même des fiefs. Bien que les chartes franchises se limitent aux Anciennes coutumes de La Réole, les Plantagenêts reconnaissent la force des bourgeoisies et des villes, si bien que Jean sans Terre n’a guère opposé de résistance aux coups de force bordelais et réolais de 1205-1206.

21L’ouvrage, enrichi de nombreuses cartes, plans, tableaux et photographies, s’achève sur de copieuses annexes, en particulier un catalogue des mentions de castra dans la documentation écrite. Il comporte des indices locorum et personarum et un précieux index des matières.

22Cette thèse fait honneur à l’école historique bordelaise des Boutruche, Higounet et Marquette.

23F. Boutoulle est aussi à l’aise dans l’érudition que dans la synthèse. Il est au courant de tous les travaux anciens et récents. Il les utilise avec discernement, non pour suivre des modes historiographiques éphémères, mais pour mieux saisir les particularités de la région qu’il étudie. Sans doute pourrait-on discuter certaines de ses conclusions, notamment l’importance de la présence ducale fondée sur des preuves documentaires qui restent assez fragiles, même au xii^e s. Mais l’ouvrage séduit le lecteur par la maîtrise des données informatisées, l’intelligence de l’historien, et, last but not least, la finesse de la pensée et l’élégance de la langue.