1Disons-le d’emblée : ce livre est indispensable à tout chercheur, débutant ou confirmé, qu’il travaille spécialement sur Gilbert de la Porrée, ses disciples, ou tout aussi bien sur le xii^e s. en général, vu l’importance de l’école porrétaine en cette période charnière (voir le titre, et p. 227). Un simple parcours de la table des matières donnera quelque consistance à cette appréciation.

2L’ouvrage compte huit chapitres organisés selon deux parties principales ; en voici le contenu selon leurs titres mêmes. Première partie : « La critique, l’histoire, les sources », p. 19-156 ; seconde partie : « Parcours doctrinaux », p. 159-323 ; Conclusion, p. 325-327. La numérotation des chapitres est continue entre les parties. Le chap. i, « Le problème historiographique » (p. 19-46), montre, selon une recension bibliographique allant de 1515 à 2007, comment une juste appréciation de l’école porrétaine se dégage progressivement du « jugement négatif » porté sur Gilbert par Bernard de Clairvaux (bien entendu…) à partir du xvi^e s. quelque peu, mais surtout du xix^e (ainsi, B. Hauréau, 1872) et du xx^e s. (M. Grabmann, 1909). Le chap. ii, « Les témoignages » (p. 47-88), évoque des documents divers (y compris des miniatures) datant principalement du xii^e s., avec quelques références et appréciations du xiii^e s. (Albert, Thomas…). Le chapitre iii, « Les auteurs et les œuvres » (p. 89-156), plonge le lecteur dans le siècle même de l’activité porrétaine (« Œuvres de l’école », p. 89-102), avec deux sous-chapitres sur les héritiers de Gilbert (p. 102-123), notamment Alain de Lille, et sur ses défenseurs (p. 123-152). Une « chronologie des auteurs et des œuvres » clôt ce troisième chapitre.

3Le titre de la seconde partie (« Parcours doctrinaux », on l’a vu) évoque la ligne suivie par l’A. dans son exposé de l’œuvre de Gilbert et de son école – ligne didactique en somme plutôt qu’analytique ; en effet, il ne procède pas selon une analyse des thèmes théoriques comme font généralement les historiens de la philosophie et de la théologie, mais expose les principes et les démarches selon lesquels se sont élaborées les œuvres dont l’ensemble constitue l’héritage porrétain. Soit : chap. iv, « Le fondement ontologique » (« composition de l’être », « formalisme ontologique », etc.) ; chap. v, « Le laboratoire logico-grammatical » (le sous-chapitre 3 ouvre sur « Les porrétains et le débat dans les écoles du xii^e s. ») ; chap. vi, « Science et connaissance » (qui commence par un retour sur l’ontologie boécienne et s’achève par une longue analyse de « l’épistémologie et la théologie chez les Porrétains ») ; chap. vii, Les formes du savoir théologique, notons-y ce point : « les porrétains ne se réfèrent pas à une œuvre systématique de leur chef d’école », car celui-ci leur a transmis non pas « un modèle formel d’organisation, une grille générale où placer le contenu de la foi », mais « une méthodologie organisée selon un ensemble de lois formelles opérant au niveau épistémologique, linguistique, sémantique » (p. 256) ; chap. viii, « Le discours théologique » tel que le construisent divers représentants de la lignée porrétaine : Gilbert lui-même, Alain de Lille, Gilbert de Tournai…

4La conclusion générale est brève (p. 325-327). Notons-en ce rappel d’une singularité de l’école porrétaine où se manifeste la fécondité de ses options fondamentales : « Gilbert a été pour ses élèves un maître de méthode logique et théologique […]. Leurs œuvres ne peuvent se définir comme des œuvres d’“école” […]. L’une des raisons pour lesquelles cette école de pensée se dérobe à un traitement unitaire réside dans la remarquable richesse des contributions personnelles qui la distinguent » (p. 325). Ont en effet comparu au chap.  iii (sous-chapitres 2 et 3), des « héritiers », puis des « défenseurs », de Gilbert ; soit d’une part Alain de Lille, Simon de Tournai, Guillaume de Lucques, Nicolas d’Amiens, Raoul Ardent, « et autres » ; et d’autre part Adémar de Saint-Ruf, Hugues de Honau, Pierre de Vienne, Hugues Etherien, « et autres ». À travers ce réseau le xii^e s. apparaît comme un siècle porrétain.

5L’un des traits les plus stimulants de cette étude, on l’aura vu, est la plongée dans le platonisme au xii^e s. à laquelle invite l’analyse des diverses doctrines porrétaines. À ce propos, notons le passage (p. 160) où l’A. évoque la différence entre le platonisme de la célèbre école de Chartres et celui de Gilbert, « qui fut l’un des premiers à reconnaître l’irréductible singularité, individualité, concrétude, autonomie ontologique de chaque réalité intramondaine » ; signalons aussi les lignes (p. 189) sur la doctrine « typiquement porrétaine, avec des nuances diverses dans les diverses œuvres de l’école, qui greffe sur la théorie typiquement platonicienne du formalisme ontologique, la reconnaissance aristotélicienne de la singularité des substances ».

6Au long de l’ouvrage on pourrait noter la perspicacité et la clarté avec lesquelles l’A. analyse la structure – et aussi bien la « manière » – de la pensée porrétaine. À titre d’exemple, on citerait les pages 211 à 226 (début de v, 4) : « Traits de logique et de grammaire porrétaine : un “réalisme progressiste” ». Il y a là l’essai de fixer la « remarquable fluidité doctrinale qui sourd de la même inspiration, la variété des contextes et des approches, etc. », avec pour premier point d’appui le Compendium logicae porretanum (voir p. 96-99 et trente autres références). En effet, « les porrétains ont établi une relation forte entre la sphère logico-sémantique et la sphère ontologique » (p. 212). Le passage se résumerait ainsi : « ils ont élaboré à neuf, de la façon qui leur est propre, les relations entre sermo, res et intellectus ; distingué modi significandi et praedicandi, et « anticipé des théories qui seront développées dans les décennies suivantes – ainsi, celles de la supposition et de la logique propositionnelle » (p. 226).

7La tentation est forte de signaler encore tel ou tel thème d’analyse doctrinale et/ou historique. Bornons-nous à un simple coup d’œil sur la bibliographie. Elle comprend deux parties. Dans la première, « Sources » (p. 329-336), les titres sont rangés, selon l’ordre alphabétique des noms d’auteurs, d’Adhemarus de Sancto Rufo à Wilhelmus Lucensis (Adhémar de Saint-Ruf et Guillaume de Lucques furent l’un et l’autre des élèves de Gilbert) ; la seconde « Littérature secondaire » (p. 337-361) énumère près de trois cent quatre-vingts titres rangés par ordre chronologique, depuis E. Martène/U. Durand (1724) jusqu’à L. Valente (2008).

8Lue attentivement, cette seconde liste, par son exhaustivité, donne quelque idée de la place que tiennent et ont tenue Gilbert et son école dans l’historiographie. Sans surprise on ne trouve que trois titres pour tout le xviii^e s. ; le nombre des publications augmente lentement au xix^e avec une dizaine de titres de 1855 à 1900. Le rythme des publications, contrarié toutefois par la guerre qui en réduit le nombre à quatre unités de 1914 à 1920, grandit quelque peu jusqu’à la fin de la deuxième décennie du xx^e s. Elles deviennent ainsi quasi annuelles jusqu’à l’an 1930 qui se distingue par les publications de médiévistes éminents, tels le père M.-D. Chenu, M. Grabmann… De 1931 à 1940, on compte trente-six titres. La guerre, à nouveau, réduit les publications à quelques unités, mais depuis 1948 jusqu’à 2008, chaque année est marquée par une publication au moins, avec des pointes d’une dizaine de titres en 1951, 1958, 1965, 1966. Parmi les dix années qui précèdent la nôtre, seule l’année 2003 compte cinq titres ; un seul en 2007, ainsi qu’en 2008 – ou plutôt deux, en comptant celui-ci même.