1Le 16 septembre 2011, ouvrait au musée Sainte-Croix de Poitiers une exposition intitulée L’âge roman. Au temps des comtes-ducs d’Aquitaine. Le même jour et dans le même lieu était proposé un ouvrage dense et bien illustré (335 pages), sous le titre L’âge roman. Arts et culture en Poitou et dans les pays charentais – x^e-xii^e siècles. Les deux opérations simultanées résultent d’un montage complexe, dont il s’agit moins ici de faire la généalogie que de souligner la charpente scientifique. Le « partenariat privilégié » avec le Centre d’études supérieures de civilisation médiévale est affiché dans la définition du livre ; il est évidemment beaucoup plus mince dans la réalisation de l’exposition. Collaboration exemplaire ? Le processus n’est pas nouveau. D’une part, nul ne peut oublier que le laboratoire a été créé il y a plus de cinquante ans par Gaston Berger en raison même de la richesse du patrimoine roman de la région. D’autre part, les chercheurs du CESCM sont engagés depuis longtemps dans une stratégie d’ouverture, notamment par le biais de la formation des guides-conférenciers, de la collaboration avec les services Villes d’art et d’histoire, de la participation aux « universités » d’été ou d’automne, des échanges d’information et d’expertise avec les services de la direction régionale des affaires culturelles… Toutefois, grâce à la volonté de leur directrice, Cécile Treffort, cet investissement est devenu visible en raison d’un effort fédéré, collectivement identifiable.

2L’exposition de Poitiers est la dernière, par le calendrier, d’un ensemble de six expositions organisées par les responsables des musées de la région Poitou-Charentes, qui se sont répartis des thèmes « distincts et complémentaires » en fonction de leurs collections permanentes et des prêts qu’ils pouvaient obtenir : Vies de château pour Angoulême, Trois églises romanes pour Airvault, Nouveaux regards sur l’église Notre-Dame de la Couldre à Parthenay, Témoins sculptés à Saint-Jean-d’Angély, Des Romains au Roman à Saintes. Certains titres disent la difficulté qu’il y a à traduire la richesse artistique d’un territoire par un lapidaire, alors que les plus belles œuvres sont en place, notamment en Saintonge. La manifestation du musée Sainte-Croix est certainement la plus ample, pas seulement pour une question de surface. Grâce au soutien de la Ville de Poitiers, ont pu être sollicités des prêts importants (musée des Monuments français, médiathèque François-Mitterrand, villes de Saint-Savin ou Genouillé…) qui sont présentés dans une salle d’exposition temporaire. Plus encore, cette occasion a été saisie pour réorganiser les collections médiévales permanentes dans une scénographie nouvelle, particulièrement réussie : aux œuvres provenant de la donation de 1947 par la Société des antiquaires de l’Ouest (lapidaire, émaux, trésor monétaire) se sont ajoutées des découvertes, dont certaines issues de fouilles très récentes. De plus (salle temporaire), des « Cartes blanches », sous la forme de grands panneaux illustrés, témoignent de l’importance des institutions extérieures au musée et par voie de conséquence de celle des collaborations : l’une d’elles, en trois volets, est réservée à la présentation du CESCM.

3Mais c’est dans l’ouvrage que se manifeste avec le plus de poids le rôle du dialogue entre les chercheurs et le musée. Dès sa conception même, dans le choix d’une formule hybride, assumée, et justement définie par Anne Benéteau Péan comme « atypique », issue d’une « collaboration multiforme dont les contours n’ont cessé de s’étendre au fil des mois », relevant « d’une alchimie singulière » et échappant à un genre précis. Il s’agit bien d’un catalogue, qui présente de façon canonique dans les dernières pages les œuvres exposées dans cinq lieux (celles d’Angoulême ont fait l’objet d’une publication complémentaire). Toutefois, l’essentiel des textes correspond à des études, associées d’une façon non moins originale. En effet synthèses et analyses de cas se confortent ou se confrontent, selon une structure apparemment heurtée qui montre que la médiévistique est une science en construction constante, pour laquelle il est vain de proposer des « résultats » définitifs. Inutile de dire que ce constat est lié au fait qu’aucun des auteurs ne s’en tient à l’exercice de la description.

4Le titre même de l’exposition traduit des interrogations de notre temps : « l’âge roman » et non « l’art roman ». Titre et sous-titre mettent en exergue l’importance d’une histoire globale, pour laquelle le CESCM, par son caractère transdisciplinaire imposé depuis toujours, était particulièrement armé : le monument, l’œuvre d’art, à fortiori le mobilier archéologique, sont des sources historiques, d’autant plus importantes que les sources écrites sont rares et biaisées. Aussi fabrique de l’histoire et analyse d’œuvres ne doivent-elles plus être juxtaposées mais entremêlées. Ce parti pris résulte de l’évolution de nos disciplines. Insistons sur le poids nouveau de l’archéologie, avec une attention particulière portée aux techniques et à ce que l’on appelle « la culture matérielle » (taille de la pierre, usages du bois, charpentes, objets en fer, objets en verre, frappe de la monnaie, etc.) ; notons également les interrogations sur la pratique de l’écriture (omniprésente sur des objets variés), sur l’organisation des chantiers, sur les fonctions des espaces et les circulations. Enfin relevons que les mutations notables dans les différents domaines, types de productions ou techniques, ne se placent pas au même moment de l’échelle chronologique, ce qui ne permet pas de donner un sens universel à l’épithète « roman ».

5Sur les quelque quarante chapitres, plus de la moitié ont été écrits par des chercheurs du CESCM, qui ont donc répondu à l’une des missions essentielles définies par l’Université : la « valorisation » de la recherche. On remarquera la présence des synthèses, en quelque sorte rassurantes pour le public, qui touchent aussi bien l’histoire (le mécénat, les évêques, les troubadours, le culte des reliques, la culture écrite…) que l’histoire de l’art (architecture, sculpture et peinture romanes dans la région). Faut-il d’ailleurs distinguer les deux disciplines ? Le plan adopté dans le livre a au moins le mérite d’effacer cette frontière. Moins banal sans doute : de jeunes chercheurs de l’équipe, doctorants ou docteurs venant de soutenir leur thèse, ont répondu à la nécessité de faire connaître leurs travaux, qu’il s’agisse d’une thématique peu explorée (les réfectoires monastiques, les objets en métal) ou de résultats d’opérations archéologiques (site de Nouaillé-Maupertuis). On ne saurait oublier les autres spécialistes – ce n’est pas le lieu de décrire l’ensemble des contributions, mais des signatures doubles sont révélatrices de la cohérence de l’ensemble et on pourra donner quelques aperçus de leurs apports en choisissant cinq objets révélateurs de l’exposition de Poitiers parmi les cent pièces proposées.

Le chapiteau « de la dispute » (cat. 54)

6Cette sculpture du xi^e siècle représente depuis toujours un fleuron des collections poitevines – rang que n’indiquaient pas clairement les conditions muséales antérieures, mais qu’avaient consacré des expositions universelles ou nationales, depuis 1937 jusqu’en 2005. Découverte dans le quartier Saint-Hilaire hors contexte archéologique, donnée à la Société des antiquaires de l’Ouest en 1836, elle fut naturellement intégrée à la donation de 1947. Ses dimensions impressionnantes et son poids ont posé un problème technique spécifique au scénographe, qui l’a résolu de façon surprenante et bienvenue, en l’installant sur un socle suspendu devant une vitre colorée.

7Cette corbeille de colonne engagée, sculptée sur trois faces, est décryptée à nouveau dans le livre par M.-Th. Camus. Habillés de tuniques relativement longues, le front dégagé et le crâne rasé selon la mode du temps, les deux protagonistes principaux se menacent d’une serpe tout en se tenant par la barbe. Ils sont accompagnés par des femmes (qui tentent de les retenir ?), par un bûcheron ou un élagueur perché dans un arbre (à droite), par deux estropiés à jambe de bois qui se soutiennent (à gauche). Une polychromie résiduelle laisse envisager des détails disparus tandis qu’une inscription d’astragale, bien postérieure, réserve une grande place à des noms. Malgré le caractère stéréotypé et presque figé des visages ou les conventions graphiques des drapés, les grandes lignes de la composition, le mouvement, le modelé obtenu par le fort relief, le rapport entre le fond végétal et les personnages en action, les précisions apportées aux coiffures et vêtements retiennent l’attention. Les œuvres les plus proches, stylistiquement, sont les chapiteaux de Saint-Hilaire-le-Grand, mais l’auteure doute d’une origine commune avec le décor de la collégiale et ne s’engage pas sur la provenance.

8La lecture iconographique peut-elle apporter une clef ? Si le thème des tireurs de barbe est banal, et cela dès l’Antiquité, celui des unijambistes l’est moins. Dénonciation de la violence aristocratique ? Narration, thème moral ou allégorie ?

9Grâce à un dossier historique dense, Dominique Simon-Hiernard propose d’interpréter ce vestige en relation avec les Piliers de Gautier ou « piliers de justice », tardivement dénommés Trois-Piliers, implantés à la limite du bourg Saint-Hilaire sur la magna rua conduisant vers Saintes et Bordeaux et considérés comme symboliques de l’entrée dans la juridiction des chanoines. Malgré le pluriel, il s’agit d’un unique support, légèrement déplacé en 1940, comme en témoigne une photographie de la première salle de l’exposition qui le montre inscrit dans un mur à arcades. Il est aujourd’hui isolé au centre d’une cour accessible, souvenir de l’hôtellerie des Trois-Piliers donnant Grand Rue du Bourg Saint-Hilaire devenue rue de la Tranchée. L’usure est naturellement bien différente, mais les dimensions et proportions de la pièce exposée sont identiques à celles des trois corbeilles de ce support conservé. Les uns et les autres devraient être mis en relation avec un imposant bâtiment rectangulaire se développant en bordure de rue, témoin d’une riche architecture civile disparue.

Genouillé, fragments (cat. 78)

10L’exposition est aussi le lieu de la nouveauté. Elle a permis l’accès du public à deux ensembles lapidaires qui ont bénéficié d’une restauration récente sous l’égide de la conservation régionale des Monuments historiques. D’une part des petits tympans à motif unique et quelques chapiteaux provenant de la salle capitulaire de l’abbaye de Nanteuil-en-Vallée (Charente), intégrés depuis longtemps aux collections et que caractérisent ensemble les deux auteures précédemment mentionnées qui les datent des années 1120-1140. De l’autre une quarantaine de fragments découverts entre 2007 et 2009 dans l’église de Genouillé (Vienne) par François Jeanneau (ACMH) à l’occasion de ses travaux sont présentés dans le catalogue par Anne Embs.

11Quoique porteurs d’accents moins pittoresques, les claveaux de Genouillé révèlent une grande parenté avec la sculpture en place sur la façade occidentale de cette petite église romane, témoin d’un prieuré de Charroux, notamment sur les voussures de l’unique portail. Existait-il aussi un portail de façade latérale ? Un décor démonté sur le pignon occidental lui-même ? Comme souvent, débarrassées des lichens, moins usées, les pièces erratiques semblent de meilleure qualité que celles qui sont en place, mais il s’agit évidemment d’une illusion. On peut toutefois se réjouir des avatars ayant permis d’apprécier le travail des sculpteurs, qui n’a rien à envier à celui mis en œuvre à la cathédrale d’Angoulême au début du siècle, et peut se comparer au proche portail de Champagne-Mouton.

12Certains claveaux offrent des visages de profil, jeunes ou non, imberbes ou non, dont la facture est saisissante, à la hauteur d’œuvres mieux connues situées à Melle, Airvault ou Parthenay. On remarque les broderies des manches et les mains. Toutefois, c’était sans doute les corps et leurs mouvements, qui, malgré un cadre extrêmement contraignant, exprimaient au mieux un véritable naturalisme roman : on peut en juger par des fragments de nu masculin en mouvement dont le sexe bénéficie d’un rare traitement anatomique. Il faut évidemment regretter que le puzzle ne puisse être reconstitué (le nombre des pièces manquantes ne laisse aucun espoir), car les problèmes de compréhension iconographique des personnages ne constituent pas un moindre enjeu que les perspectives ouvertes par les considérations formelles.

Vita Radegundis [ms. Poitiers, Bibl. mun. 250] (cat. 119)

13Ici le caractère inédit ne résulte pas de l’étude, qui a été conduite en 1995 sous la direction de Robert Favreau (La vie de sainte Radegonde par Fortunat. Poitiers, bibliothèque municipale, manuscrit 250 [136], Paris, Seuil), et alors accompagnée de fac-similés, d’une édition et d’une traduction, mais du prêt consenti par la médiathèque François-Mitterrand. Le public peut donc admirer les pages richement enluminées (11 miniatures pleine page, 10 à mi-page), ainsi qu’une installation virtuelle qui permet à chacun de feuilleter lui-même l’ouvrage.

14Les particularités codicologiques entraînent une datation vers 1100, ce que confirment les composantes formelles du décor. Les images ont donné lieu à des débats nombreux et complexes, qui accordent souvent une grande place au rapport avec les peintures murales contemporaines : non seulement ce débat est assez artificiel, car les parentés ne sont que générales et nous connaissons mal les productions des scriptoria de la région, mais il laisse souvent de côté la question du sujet, c’est-à-dire de la représentation hagiographique. La « théologie du miracle », qui s’appuie sur un corpus imagé complet, a été mise en lumière par Piotr Skubiszewski dans La vie de sainte Radegonde (op. cit.). Nombre d’auteurs s’accordent sur la présence de deux artistes différents. L’un était plus expérimenté, et connaissait bien le répertoire de l’enluminure normande (cadres, corps en mouvement). L’autre, appartenant au même atelier, laisse transparaître des influences méridionales s’inscrivant dans une mouvance aquitaine. Les deux ont utilisé des couleurs saturées, appliquées sur de larges surfaces, au service de compositions claires et d’une narration limpide ; les protagonistes se détachent sur des fonds en bandes larges et leurs gestes sont vifs. Pour ce qui concerne l’ornementation, les rosaces, qui sont réservées à l’encadrement des deux portraits (Fortunat au début, Baudovinie à la fin), tout comme les nombreuses initiales, révèlent un grand sens du volume. La représentation de Fortunat en scribe donne une séduisante mise en abyme de la notion d’auteur ; elle invite à ne pas séparer l’analyse des images colorées et celle de la calligraphie.

Trésor monétaire dit de Chanteloup (cat. 120)

15Revenons à des collections conservées depuis quelque 150 ans, mais pour en actualiser la portée. La vitrine du « trésor » (voir notice suivante) donne l’occasion d’insister sur l’aspect monétaire de « la culture matérielle », parti pris qui se reflète dans trois contributions différentes de l’ouvrage : la première revient en arrière en traitant de la production des mines de plomb argentifère de Melle au haut Moyen Âge (Florian Téreygeol), dont on sait qu’elle ne s’est pas poursuivie à l’époque romane, la deuxième propose une brève et difficile synthèse sur les monnayages de la région aux xi^e et xii^e siècles, la troisième rend compte de la mise au jour d’un dépôt monétaire (77 pièces dans un tissu) contre la maçonnerie du déambulatoire de l’église Saint-Hilaire de Melle. Cette dernière découverte est mise en contexte archéologique (Patrick Bouvart). Elle comprend une majorité de monnaies angevines. Elle est trop récente (2010) pour avoir fait l’objet d’une publication complète. Cependant, elle a d’ores et déjà permis à Arnaud Clérand de comprendre les granis mentionnés dans les textes (il s’agit de points placés près de certaines lettres), après examen des oboles de type mellois présentes dans ce dépôt, de préciser les dates de ces oboles (1103-1120), et du même coup de vieillir certaines monnaies du comté d’Anjou.

16Les pièces du trésor de Chanteloup, dont 10 seulement sont exposées (sur 2502), peuvent être jugées un peu plus anciennes. Elles ont été datées de la première moitié du xi^e siècle, bien qu’il s’agisse de deniers d’argent dont le type est « immobilisé » au nom de Charles II dit le Chauve depuis la première moitié du x^e siècle. Elles portent au droit la légende CARLUS REX autour d’une croix et au revers MET/ALO (Melle) en deux lignes. Plusieurs mutations ou manipulations sont suggérées par les chroniques, tandis que les marques caractérisant les différents ateliers peuvent difficilement être interprétées. Mais on peut au moins comprendre la réforme monétaire de 1103, qui vit semble-t-il disparaître les deniers au profit des oboles.

Vase-reliquaire de couleur bleue (cat. 121)

17Considéré à l’instar du chapiteau de la dispute comme l’une des Œuvres choisies dans les musées de Poitiers (plaquette de 2008), le vase-reliquaire bleu soufflé était aussi à l’honneur dans l’exposition de 2005 au Louvre. Mais sa nouvelle présentation dans une vitrine est l’occasion d’attirer l’attention sur les objets dont il est entouré, l’un et les autres se valorisant mutuellement : bol en verre et nombreux objets en opus lemovicense, dont quatre très belles crosses à l’iconographie variée.

18Retrouvé en 1866 dans le maître-autel de Saint-Savin en cours de démontage, le vase est mieux connu depuis l’étude fondamentale de Dominique Simon-Hiernard (Revue du Louvre, 1, 2001, p. 68-75). « Vase eucharistique » du iv^e siècle pour X. Barbier de Montault, il a longtemps été considéré comme antique. Ce sont des comparaisons avec un modeste tesson français (mais les exemples se multiplient maintenant, tant en France que dans le domaine germanique) qui ont permis sa caractérisation et sa datation. La technique du décor en filets et pastilles blancs opaques rapportés à chaud est issue de l’Antiquité, tandis que le verre soufflé, dont le bleu est obtenu par des sels de cobalt et cuivre, doit sa qualité à sa composante sodique. Probablement fabriqué très loin pour le prestige d’une table aristocratique, issu d’une production rare et très énigmatique pour le chercheur, le récipient a dû faire l’objet d’une donation pour être réutilisé comme reliquaire à l’époque de la mise en place des autels de la célèbre abbatiale, vers le milieu du xi^e siècle.