1La question des ressources est aujourd’hui au cœur des attentions : raréfaction ou épuisement des ressources, surexploitation des ressources, voire ressources humaines sont des notions familières à nos contemporains. Or, a-t-on toujours raisonné de la sorte ? L’ensemble du propos de l’ouvrage de Mathieu Arnoux repose de fait sur une archéologie de la notion de ressource dans le monde médiéval, mais aussi sur la question de son existence même dans ce contexte, ce que souligne également la belle préface signée par Gaël Giraud.

2Le premier chapitre, nécessaire et fort éclairant, intitulé « Ressources : histoire d’un mot et d’une notion » (p. 33), propose un retour classique sur les termes du problème, à savoir les mots. La première apparition de la « ressource » dans son sens actuel, où elle s’applique avant tout à la notion économique de stock, apparaît au xix^e siècle dans les écrits de Jean-Baptiste Say : la nature apparaît, dans ce paradigme, comme « un entrepôt où l’on vient se servir », pour reprendre la formulation de l’auteur (p. 16). Pour les médiévaux en revanche, la ressource correspond à toute autre chose : envisagée d’abord comme une capacité personnelle, la ressource correspond à la capacité de se rétablir d’une situation difficile – un sens qui n’a d’ailleurs pas disparu. C’est en réalité à partir de la notion de besoin que le rapport aux biens matériels est envisagé, comme le montre l’analyse éclairante de la notion d’« usage pauvre », c’est-à-dire de minimum vital, chez des auteurs du xii^e et du xiii^e siècle : dans la règle des grandmontains, qui cherche à coller au plus près aux conditions minimales d’existence des paysans, mais aussi chez le franciscain Pierre de Jean Olivi, alors que les ordres mendiants croulent sous les richesses. La notion n’est par ailleurs pas absente des discours des laïcs : M. Arnoux la met aussi en évidence chez Jean de Meung (p. 61).

3C’est dans la gestion de la faim, dans le fait de « Nourrir les affamés » (p. 65) que les conceptions médiévales du besoin apparaissent les mieux développées. M. Arnoux suit, à travers des dossiers tirés notamment de documents narratifs concernant la Francie, l’Empire et l’Angleterre avant tout, les récits des famines du xi^e au xiii^e siècle et des contre-mesures employées par les pouvoirs, suivant en cela la veine ouverte récemment par Jean-Pierre Devroey pour l’époque carolingienne (J.-P. Devroey, La nature et le roi. Environnement, pouvoir et société à l’âge de Charlemagne, 740-820, Paris, Albin Michel, 2019). C’est notamment à travers les contre-exemples, en particulier celui des ravages causés par Guillaume le Conquérant dans le nord de l’Angleterre (p. 84) que les textes révèlent leur sensibilité à la question des éléments nécessaires à la vie, des éléments nécessaires pour remplir les besoins élémentaires, et de la responsabilité des puissants.

4Les deux chapitres suivants, consacrés au xii^e siècle, le placent clairement en position de pivot marqué par une intensification des activités humaines. Cette expansion est aujourd’hui généralement considérée dans la longue durée, avec un démarrage au haut Moyen Âge, comme le montre l’apport décisif de l’archéologie. Cette chronologie étendue n’est toutefois presque jamais évoquée dans ce livre, qui s’en tient à une chronologie traditionnelle de la grande croissance du xi^e-xiv^e siècle, marquée par l’apport presque exclusif des sources écrites. Cependant, le palier du xii^e siècle nous apparaît effectivement fondamental. Deux dossiers complémentaires sont abordés tout à tour : celui du Roman de Renart (p. 91) et de l’expansion cistercienne (p. 131). Il s’agit ici d’une relecture du célèbre roman au crible de la problématique de l’ouvrage, partant d’une constatation largement partagée chez les éditeurs et commentateurs de l’œuvre : Renart et les autres animaux peuvent être considérés dans le récit à la fois comme animaux, et comme représentations allégoriques des milieux seigneuriaux. Leur point commun est de se retrouver confrontés aux défrichements, au recul de la forêt et des zones incultes, et à l’expansion de la paysannerie. Hors des zones cultivées, Renart est seigneur ; face au paysan, il se retrouve simple goupil. L’a. prolonge ici sa thèse abordée dans un précédent ouvrage consacré au monde paysan (M. Arnoux, Le temps des laboureurs. Travail, ordre social et croissance en Europe [xi^e-xiv^e siècle], Paris, Albin Michel, 2012). Une approche réellement novatrice apparaît dans la relecture de Renart comme source d’histoire écologique du Moyen Âge. On pourrait noter que l’on s’intéresse finalement assez peu ici à l’un des paradoxes de l’expansion agraire du xii^e siècle : bien que leurs terrains de chasse soient grignotés peu à peu, les seigneurs laïcs sont également incitateurs de défrichements à même de leur apporter de nouveaux revenus, ce que l’a. ne souligne peut-être pas assez.

5Renart présente également les déboires d’animaux aux prises avec les moines blancs, auxquels ce livre consacre l’un de ses chapitres les plus stimulants (p. 131). Les moines de Cîteaux allient un idéal autarcique de travail avec une organisation réticulée « familiale », se caractérisant notamment par la tenue d’un chapitre général annuel, dont la lecture attentive par l’a. fournit certaines de ses plus belles pages au livre. Contraints par un devoir de solidarité des maisons cisterciennes les unes envers les autres, les moines blancs ont rapidement utilisé préférentiellement la monnaie, plus que tout autre moyen d’échange dans leurs rapports avec l’extérieur. Les moines blancs se retrouvent ainsi rapidement face à des problématiques parfois considérées comme spécifiques à l’époque contemporaine : les réflexions cisterciennes sur la question de la dette, du travail ou encore du marché apparaissent à certains auteurs comme les prémices de réflexions poursuivies ensuite à l’époque industrielle. Les cisterciens sont régulièrement impliqués dans des affaires judiciaires concernant leur consommation de bois et de minerai, jugée excessive par leurs adversaires en justice, et qui ne peut se comprendre qu’à l’aune de leur fonctionnement global, réticulé, à l’échelle de la chrétienté (p. 160 et sqq.).

6Le chapitre suivant pose la question de la conscience éventuelle de leurs propres limites « malthusiennes » par les médiévaux. M. Arnoux y répond de manière astucieuse par deux expériences de pensée tirées de Saint Augustin et de Fibonacci : il en ressort que les lettrés possédaient probablement les outils intellectuels pour saisir la question des limites (p. 183). De manière quelque peu abrupte, l’a. en vient à un premier bilan concernant la question de la gestion des biens matériels et de l’énergie dans le monde médiéval. Les principales caractéristiques des usages de l’énergie au Moyen Âge – vis-à-vis du monde romain notamment – sont passées en revue ; le système technique médiéval, limité aux zones tempérées de l’Europe, se caractériserait par un usage particulier, à la fois intensif et extensif, de l’énergie hydraulique (p. 201).

7De là, le livre reprend son analyse de dossiers particuliers, et notamment celui de Paris, plus grande ville européenne du xii^e-xiii^e siècle (p. 207). L’apport remarquable de l’ouvrage de M. Arnoux repose ici sur l’analyse successive de différents systèmes inféodés au fonctionnement de la grande métropole, notamment à travers l’action politique des rois de la dynastie capétienne : réseaux fluviaux et ponts, terres agricoles cultivées notamment en froment et mises en valeur par les granges cisterciennes, fleuves et rivières transformés en « couloirs énergétiques » par les moulins (p. 237), travail artisanal et soif de main-d’œuvre d’une ville attirant à elle les pauvres de toute la région, dans laquelle le salariat est désormais massif et présent dans tous les domaines de la vie économique. Le passionnant dossier des émancipations de serfs (p. 268 et sqq.), qui se traduirait par une hausse de la productivité agricole, est emblématique des enjeux comme des contradictions de la période de grande croissance du Moyen Âge central, mis à rude épreuve par les crises du siècle suivant.

8Le dernier chapitre du livre (p. 271) porte sur les différents composants du système sociotechnique médiéval mis en évidence dans les dossiers ouverts tout au long du livre. On regrettera ici une approche datée du concept de culture matérielle en archéologie (p. 274). Bien du chemin a été fait par les archéologues depuis les travaux fondateurs de Jean-Marie Pesez dans les années 1970, mais les travaux des dernières décennies ne trouvent malheureusement que peu d’écho dans cet ouvrage (Voir notamment : La culture matérielle : un objet en question. Anthropologie, archéologie et histoire, actes du colloque international de Caen [9 et 10 octobre 2015], Luc Bourgeois, Danièle Alexandre-Bidon, Laurent Feller, Perrine Mane, Catherine Verna et Mickaël Wilmart [dirs.], Caen, Presses universitaires de Caen, 2018). L’enquête porte en effet essentiellement sur les sources écrites, et la question de la production et de la consommation de sel, de textiles, de cuir et de fer, l’apogée du système technique médiéval étant constitué par les chantiers de construction des grandes cathédrales gothiques (p. 306). Bien qu’il ne se distingue pas réellement du passé dans ses composantes primaires, ce système se caractérise par une mise en œuvre particulière, qui optimise au mieux l’extraction et le transport des ressources locales.

9En définitive, quelle place pour les ressources dans l’histoire du Moyen Âge occidental ? La réponse n’est pas aisée, tant l’ouvrage de M. Arnoux, foisonnant, a matière à perdre quelque peu le lecteur : le fil conducteur de l’ouvrage est parfois peu explicite dans l’analyse des nombreux cas particuliers examinés. Cette critique de détail ne doit pas faire perdre de vue le principal apport de ce livre, qui met en évidence les caractéristiques d’un monde où la très forte croissance, appuyée sur une économie « organique », a déjoué les dangers d’une crise malthusienne, bien avant l’expansion industrielle qu’elle préfigure en quelque sorte (p. 330). Cette approche comparatiste est peut-être l’une des plus grandes forces de l’ouvrage de M. Arnoux, dans lequel les allers-retours entre Moyen Âge et époque industrielle ne sont, en définitive, jamais vains.