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Carnets de soutenances

Towards a geography of persecution: the case of the Arts-et-Métiers and the Enfants-Rouges quarters of the third arrondissement of Paris, 1940-1944

Vers une géographie de la persécution : le cas des quartiers Arts-et-Métiers et Enfants-Rouges du troisième arrondissement de Paris, 1940-1944
Maël Le Noc

Texte intégral

  • 1 Voir notamment KNOWLES A.K., COLE T. et GIORDANO. A (dir.) (2014), Geographies of the Holocaust, Bl (...)
  • 2 Ce constat doit être nuancé depuis la parution fin 2021 du numéro 62 de la revue Histoire Urbaine a (...)

1Depuis une vingtaine d’années, dans le cadre du « tournant spatial » (spatial turn dans la littérature anglo-saxonne), les géographes, en collaboration avec des chercheurs issus d’autres disciplines, ont fait progresser les connaissances sur la Shoah en étudiant les dimensions géographiques du génocide des Juifs d’Europe et en mettant en avant les transformations spatiales qui en ont résulté, de l’échelle continentale à celle du corps.1 Cependant, la plupart des études portant sur les spatialités de la Shoah se sont concentrées sur les lieux les plus emblématiques du génocide, comme les ghettos et les camps, alors que d’autres aspects de la persécution, notamment les processus précédant la déportation (identification, dépossession, discrimination, arrestation…) qui prirent place dans les villes d’Europe de l’Ouest, là même où une large part de la population juive vivait au quotidien avant, pendant, et après le génocide, n’ont pas fait l’objet d’études explicitement géographiques.2

2Avec cette thèse, j’ambitionne donc d’enrichir les approches géographiques de la Shoah, et plus largement des génocides et des violences extrêmes, en examinant les dimensions spatiales de la persécution des Juifs dans l’espace urbain parisien lors de la période de l’Occupation (juin 1940 - août 1944). Plus particulièrement, cette thèse est une étude de cas de géographie historique portant sur deux quartiers administratifs du troisième arrondissement : les quartiers Arts-et-Métiers et Enfants-Rouges (AMER). Les objectifs de cette thèse sont ainsi de comprendre comment la ville « ordinaire » est convertie en un espace de persécution et d’exclusion, et comment les Juifs ont vécu et ont réagi face aux persécutions antisémites qui les ont affectés au sein même de l’environnement urbain constituant leur lieu de vie quotidien.

3Pour répondre à ces questions, je m’appuie à la fois sur des analyses quantitatives et des analyses qualitatives à travers une approche méthodologique mixte. Les archives relatives aux habitants juifs d’AMER sont uniques en région parisienne dans la mesure où plusieurs listes issues du contrôle des Juifs ont été conservées (recensement racial de 1940, retrait des étoiles jaunes en juin 1942…). Ces listes, croisées avec d’autres archives (certaines qui sont les produits de la persécution raciale et d’autres plus « ordinaires »), m’ont permis de mener une étude quantitative longitudinale de la population juive d’AMER et d’analyser les variations spatiales de cette population et des persécutions avec la construction d’un Système d’Information Géographique ad hoc. En parallèle, j’ai étudié les histoires orales de 52 anciens habitants Juifs d’AMER conservées en format vidéo dans la Visual History Archive de l’USC Shoah Foundation, en portant une attention particulière aux descriptions des lieux ainsi qu’aux expériences et aux pratiques spatiales relatées dans les témoignages.

4Dans la première partie de ma thèse, j’ai analysé les caractéristiques socio-spatiales de la population d’AMER au début de l’Occupation, en resituant AMER dans la géographie juive parisienne. Bien qu’AMER ne soit pas clairement identifié comme un « quartier juif » dans les témoignages des habitants de l’époque ou dans l’historiographie de la population juive parisienne — contrairement, par exemple, au Pletzl ou à Belleville — j’ai pu mettre en évidence qu’il s’agissait pourtant d’un des espaces parisiens avec l’une des plus fortes proportions d’habitants juifs (près de 16% en 1940), et particulièrement de Juifs étrangers, pour beaucoup venus de Pologne ou d’autres pays de l’Europe de l’Est dans l’entre deux guerre (figure 1). A l’échelle du quartier aussi bien qu’à celle de la rue ou de l’immeuble, les Juifs et les non-Juifs d’AMER vivaient côte-à-côte et partageaient les mêmes espaces. Les témoignages mettent également en évidence le fait qu’une certaine identité juive se dégageait du quartier, particulièrement du fait d’un nombre important de magasins juifs ainsi que de la présence du Yiddish et d’autres marqueurs d’une judéité typique de l’Europe de l’Est dans l’espace public comme dans les foyers.

Figure : Part de la population Parisienne déclarée comme Juive en Octobre 1940.

Figure : Part de la population Parisienne déclarée comme Juive en Octobre 1940.

Sources : Archives de la préfecture de Police de Paris, BA 2436, Recensement racial d’octobre 1940, et Archives de Paris, D2M8 548 & 549, Recensement de 1936. Carte réalisée par Maël Le Noc, 2021.

  • 3 JOLY L. (2018), L’Etat contre les Juifs : Vichy, les nazis et la persécution antisémite, Paris, Gra (...)

5Ensuite, j’examine les variations spatiales et temporelles du processus de persécution, et notamment des arrestations et des déportations qui ont affecté un habitant juif sur cinq, et un foyer juif sur trois, au sein même des deux quartiers (c’est-à-dire chez eux ou à proximité, avant qu’ils n’aient tenté de, ou pu, fuir). Des différences entre la distribution spatiale des arrestations et celle de la population juive suggère que les arrestations ne se répartissent pas de manière uniforme dans l’espace. En variant les échelles d’analyse, il apparait que les taux d’arrestations, notamment pendant les rafles, diffèrent parfois grandement selon les immeubles. Ainsi, si, à l’échelle de l’arrondissement, avoir d’autres voisins juifs a pu dans certains cas favoriser l’échange d’informations et donc la survie comme l’a montré Laurent Joly,3 partager son immeuble avec plus de 11 autres familles juives augmente au contraire les risques de voir son foyer frappé par les déportations. A l’inverse, les habitants juifs des immeubles traversants, avec des sorties sur plusieurs rues, sont déportés en moins grande proportion que les autres. L’espace urbain, dans ses dimensions physiques et sociales, n’est pas neutre face aux processus d’arrestation. Par ailleurs, l’analyse met en évidence le fait que le bilan des arrestations ne peut être compris indépendamment des fuites et autres tentatives visant à échapper à la persécution.

6Dans le chapitre suivant, je me penche donc sur les stratégies spatiales de survies développées par les cibles des persécutions anti-juives, à partir de la manière dont elles sont racontées dans les témoignages. Je montre tout d’abord que ces stratégies dépendent de la manière dont le niveau de sécurité était perçu pour chacun des lieux habités par les habitants juifs du quartier. Cette perception de relative (in)sécurité spatiale change constamment, parfois pour un même lieu, au fur et à mesure de la période et est à l’origine d’une multitude de pratiques spatiales visant à favoriser la survie. Je propose un catégorisation de ces stratégies spatiales de survies en trois groupes, en fonction du degré d’intensité avec lequel elles perturbent la vie et les mobilités quotidiennes « normales » : (1) les adaptions de mobilités, qui correspondent à des ajustements relativement mineurs de la manière dont les Juifs se déplacent dans la ville, (2) les diverses pratiques recouvertes par l’expression « se cacher », qui implique des altérations significatives des pratiques spatiales quotidiennes tout en restant, le plus souvent, à proximité de son logement, et (3) les fuites, correspondant au départ complet de l’environnement de vie habituel et familier. Toutes ces stratégies sont intrinsèquement spatiales dans la mesure où elles sont des réponses spatiales (où aller, où rester, comment se déplacer) à des problèmes spatiaux (quels endroits sont dangereux, quels sont ceux qui le sont le moins). Enfin, j’insiste sur le fait que ces stratégies doivent être examinées en relation avec les dynamiques familiales de chacun des groupes qui les envisagent. En effet, la composition des groupes familiaux, les perceptions du danger et les possibilités de se déplacer qui souvent diffèrent pour chaque membre de la famille, ainsi que les perspectives de séparation, jouent un rôle important dans la mise en place de stratégies spatiales de survies.

7Dans le dernier chapitre, je reviens sur l’évolution de la population juive d’AMER au fur et à mesure de l’intensification des persécutions en quantifiant les effets des arrestations et des fuites. Je montre notamment que les fuites contribuent de manière significative à la diminution du nombre d’habitants juifs des deux quartiers tout au long de l’Occupation, mais que les profils des partants changent au fil du temps. En effet, la rafle dite du Vel d’Hiv est un moment pivot, avec des départs particulièrement nombreux parmi les hommes, les Français, et les foyers de petite taille avant juillet 1942, alors que les départs suivants concernent une plus grande part de Juifs étrangers et de familles avec enfants, notamment suite aux séparations familiales résultants des arrestations. Plus globalement, je mets en lumière la double forme d’exclusion engendrée par les processus de persécutions : une exclusion directe résultant des mesures de répression qui sont mises en place, notamment les arrestations et les déportations, et une exclusion indirecte à travers les fuites et autres stratégies spatiales de survie qu’elles engendrent.

Fiche informative

Lien électronique si la thèse est disponible en ligne
Thèse sous embargo, non disponible en ligne avant 2023

Discipline
Géographie

Directeur
Alberto Giordano

Université
Texas State University

Membres du jury de thèse, soutenue le 22 juin 2021
Sarah Gensburger, directrice de recherche au CNRS, Institut des Sciences Sociales du Politique
Ronald R. Hagelman, III, professeur de géographie, Texas State University
Eric Sarmiento, professeur de géographie, Texas State University
Anika Walke, professeure d’histoire, de global studies, de Jewish, Islamic, and Middle Eastern studies et de Women, Gender, and Sexuality studies, Washington University in St. Louis

Situation professionnelle à l’issue de la thèse
Boursier post-doctorant de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, chercheur associé à l’Institut des Sciences sociales du Politique (UMR 7220).

Courriel de l’auteur
mael.lenoc[at]outlook.fr

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Notes

1 Voir notamment KNOWLES A.K., COLE T. et GIORDANO. A (dir.) (2014), Geographies of the Holocaust, Bloomington, Indiana University Press et GIACCARIA P. et MINCA C. (dir.) (2016), Hitler’s Geographies: The Spatialities of the Third Reich, Chicago, The University of Chicago Press.

2 Ce constat doit être nuancé depuis la parution fin 2021 du numéro 62 de la revue Histoire Urbaine avec un dossier intitulé « Persécution des juifs et espace urbain, Paris, 1940-1946 », dirigé par Isabelle Backouche, Sarah Gensburger et Eric Le Bourhis, lequel comporte un article issu de la thèse présentée ici.

3 JOLY L. (2018), L’Etat contre les Juifs : Vichy, les nazis et la persécution antisémite, Paris, Grasset, p. 92.

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Table des illustrations

Titre Figure : Part de la population Parisienne déclarée comme Juive en Octobre 1940.
Légende Sources : Archives de la préfecture de Police de Paris, BA 2436, Recensement racial d’octobre 1940, et Archives de Paris, D2M8 548 & 549, Recensement de 1936. Carte réalisée par Maël Le Noc, 2021.
URL http://journals.openedition.org/cdg/docannexe/image/7663/img-1.png
Fichier image/png, 582k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Maël Le Noc, « Towards a geography of persecution: the case of the Arts-et-Métiers and the Enfants-Rouges quarters of the third arrondissement of Paris, 1940-1944 »Carnets de géographes [En ligne], 16 | 2022, mis en ligne le 18 mars 2022, consulté le 18 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/cdg/7663 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdg.7663

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Auteur

Maël Le Noc

Post-doctorant, Institut des Sciences sociales du Politique -UMR 7220
mael.lenoc[at]outlook.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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