1En dehors de son centre-ville plurimillénaire, Rome apparait comme un ensemble désordonné de quartiers très souvent délaissés, voire complètement abandonnés, par les autorités locales. Pour faire face à cette situation, des nombreux groupes d’habitant·e·s s’auto-organisent – de manière plus ou moins structurée ou conflictuelle –, au point que certain·e·s auteur·e·s voient Rome comme une véritable « ville autoproduite » (Cellamare 2014). Parmi les multiples exemples de cette autoproduction urbaine, cette thèse se concentre sur une facette en particulier : les lieux (politico-)socio-culturels autogérés (LSCA). Avec ce terme, je rassemble différentes expériences – dont les plus connues sont les « centri sociali occupati e autogestiti (CSOA) » (Mudu 2004) – qui consistent dans l’occupation illégale d’espaces urbains abandonnés ou menacés, par des collectifs politiques et/ou par des habitant·e·s afin d’y mener de manière autogérée des activités culturelles, sociales et éventuellement politiques. Cela, dans le but de contraster l’abandon des espaces urbains, de créer du lien social et des opportunités culturelles dans les territoires, mais aussi de proposer un autre modèle d’être ensemble, basé sur l’horizontalité des relations et des formes de décision.

2J’ai décidé d’étudier ces lieux avec une entrée par leurs militant·e·s. Ainsi pendant presque 5 ans j’ai suivi 22 activistes issu·e·s de 5 lieux autogérés parmi les 55 recensés (et cartographiés) sur le territoire communal (figure 1) : ceux et celles du CSOA Forte Prenestino, une ancienne forteresse militaire du XIX siècle occupée depuis presque 40 ans (figure 2); ceux et celles du Villaggio Globale, un pavillon d’un ancien abattoir occupé depuis 1990 ; ceux et celles de Communia, un ancien garage occupé en 2013 par un collectif universitaire d’inspiration trotskyste ; ceux et celles de Casale Alba 2, une vieille ferme située dans le parc d’un quartier populaire et périphérique occupée la même année par un groupe d’habitant·e·s pour empêcher sa transformation en équipement pénitentiaire ; ou encore, le groupe varié de personnes animant Casetta Rossa, une maisonnette abandonnée au cœur d’un petit parc urbain, transformée, depuis 2001, en lieu de rencontre, culture, convivialité et lutte pour le quartier et au-delà. Ces terrains de recherche, où j’ai à la fois procédé à une ethnographie et mené des entretiens biographiques semi-directifs, m’ont permis de décortiquer les « carrières militantes » de ces activistes, c’est-à-dire la manière dont ils/elles sont devenu·e·s des militant·e·s, les dynamiques qui les ont amené·e·s à persister et, parfois, celles qui les ont poussé·e·s à se désengager (Agrikoliansky 2017).

3Mais pourquoi se concentrer sur des parcours biographiques pour étudier des lieux ? En accord avec l’idée d’un espace mobile prônée par Retaillé (2014), les lieux, en tant qu’espaces habités et appropriés, m’apparaissent comme le fruit de mouvements – humains et non – plutôt que des unités toujours « déjà-là ». Ainsi, les lieux sont pour moi le produit de contingences, le fruit d’interactions passées et présentes. Pour comprendre les lieux autogérés, j’ai donc choisi de me concentrer sur les parcours biographiques des personnes qui les animent ainsi que leurs interactions avec les autres actants humains et non humains impliqués (dont l’espace lui-même), ce qui me parait central si l’on veut cerner la manière dont ces lieux sont devenus ce qu’ils sont aujourd’hui.

4Pour ce faire, j’ai décomposé les carrières de ces activistes en trois séquences. Dans la première, « commencer », j’identifie les situations et les dynamiques qui ont amené les enquêté·e·s à fonder un LSCA ou à s’y engager. Dans la séquence « continuer », je rends compte des mécanismes permettant d’expliquer la persistance dans l’engagement, qui relève d’une balance entre des forces centrifuges (poussant les activistes à partir) et des forces centripètes (les poussant à rester). Dans la troisième et dernière séquence, « abandonner », j’examine les cas où les forces centrifuges l’emportent et amènent certain·e·s militant·e·s à faire défection. L’espace matériel est apparu, de manière transversale dans ces différentes séquences, comme un facteur clé pour comprendre l’engagement, la persistance et la défection. En effet, le plus souvent, c’est l’attraction pour l’espace matériel des LSCA qui fait que les activistes s’y engagent, attiré·e·s, par exemple, par le fait, habituellement réservé aux propriétaires et aux décideurs politiques (Claval 2018), de pouvoir gérer et déterminer les usages d’un espace urbain ouvert au public. C’est l’attachement à ces espaces collectifs et à leur capacité à devenir des deuxièmes maisons qui les fait persister dans l’engagement. Ou encore, c’est l’épuisement dû à cette forme d’activisme, qui en plus des activités associées aux formes classiques de militantisme, implique le fait de devoir gérer un espace matériel (le nettoyer, y faire des travaux, etc.) qui parfois les fait partir. L’espace n’est donc pas seulement le décor dans lequel ces biographies et ces carrières militantes se déploient, mais il est un actant capable de les orienter de manière décisive. Autrement dit, l’espace joue un rôle actif dans ces vies et dans ces expériences militantes.

5Au vu de ce constat concernant la centralité de l’espace qui a émergé avec l’analyse des carrières militantes, dans la dernière partie de la thèse je me suis concentré sur l’usage particulier qui en est fait d’un point de vue militant. Ainsi, l’espace propre aux LSCA fait que celui-ci y est bien plus que le cadre de l’action militante, mais s’y affirme en tant qu’instrument par lequel les activistes tentent d’atteindre leurs objectifs : l’expérience des lieux autogérés se caractérise par le fait de militer à travers l’espace matériel, et non seulement dans celui-ci. À partir de ce constat, de l’analyse des carrières et de la comparaison avec d’autres expériences militantes, j’ai identifié six fonctions que le fait d’investir collectivement un espace matériel permet d’atteindre : envoyer des messages à travers l’espace ; s’opposer concrètement à un phénomène contesté ; fournir un appui logistique aux luttes ; créer et procurer du care (soin) ; devenir l’incarnation d’une alternative ; rassembler et faire converger des personnes en stimulant la coprésence.

6Si la plupart des autres expériences militantes investissent une pluralité d’espaces pour atteindre chacune des six fonctions, les LSCA – mais aussi d’autres expériences comme les ZAD ou les Maisons du Peuple (case del popolo) du siècle dernier par exemple – condensent toutes ces fonctions dans un seul et même espace matériel (le lieu autogéré). En m’inspirant des théorisations autour des « communs » (Dardot et Laval 2014), j’ai choisi de nommer ce « répertoire d’action » (Tilly 1983) spécifique comme une mise en commun (ou commoning) territoriale et oppositionnelle (CTO). Ce terme, à la fois spécifique et englobant, permet de mettre en avant les traits communs qui unissent des expériences militantes parfois distantes dans le temps et dans l’espace. Cela n’a pas seulement un intérêt pour les scientifiques s’intéressant à ces sujets mais aussi pour les militant·e·s eux/elles-mêmes, car ce terme leur permet de regarder au-delà des spécificités de leurs expériences singulières et d’apercevoir les éléments qui les lient à des expériences issues d’autres contextes et d’autres traditions. Ceci pourrait faciliter non seulement une hybridation des formes de militer à travers une inspiration mutuelle, mais également la mise en réseau d’expériences de lutte diverses.

Fiche informative

Lien électronique si la thèse est disponible en ligne
https://archive-ouverte.unige.ch/​unige:163965

Discipline
Géographie

Directeur
Christophe Mager, Maître d’enseignement et des recherches, Université de Lausanne

Université
Université de Lausanne

Membres du jury de thèse, soutenue le 24/08/2022
Dr. Cesare Di Feliciantonio, Manchester Metropolitan University
Théa Manola, Maîtresse de Conférences, École Nationale Supérieure d'Architecture de Grenoble-Université Grenoble Alpes, UMR Ambiances, Architectures, Urbanités — équipe CRESSON
Prof. Laurent Matthey, Université de Genève
Prof. Miriam Tola, Université de Lausanne

Situation professionnelle à l’issue de la thèse
Post-doctorant

Courriel de l’auteur
simone.ranocchiari[at]unige.ch