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Carnets de recherches

Des quotidiens faits de travail et de « bons plans »

Une analyse des pratiques socio-spatiales des femmes issues des classes populaires à Charleroi
Daily life made up of work and « good deals ». An analysis of the socio-spatial practices of working-class women in Charleroi
Hannah Berns

Résumés

Aussi multiples que le sont les classes populaires, il semblerait que le travail reste une constante des quotidiens de ces fractions dominées de la population. Au même titre qu’il était intrinsèquement lié à la définition de la classe ouvrière, il est abordé ici comme un levier de distinction et de définition des groupes qui composent, aujourd’hui, les classes populaires. Le quotidien des femmes, plus précisément, s’organise alors généralement entre travail domestique et travail rémunéré formel ou informel. Au-delà des différentes formes qu’il recouvre, le travail des femmes issues des classes populaires semble aussi marquer leur espace du quotidien. L’article interroge donc la façon dont ces femmes parviennent à produire et à mobiliser un espace de vie qui réponde aux impératifs de leur subsistance. La recherche repose sur une approche méthodologique « par le bas » déployée à Charleroi, une ville belge désindustrialisée.

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Texte intégral

Introduction

1La notion de « classes populaires » apparaît en réaction à l’inadéquation de la notion de « classe ouvrière » avec les modes de vie, dorénavant multiples, incarnés par les groupes les plus dominés dans l’espace social. En effet, suite au processus de désindustrialisation de la seconde moitié du XXe siècle et à la hausse concomitante des emplois peu qualifiés dans le secteur tertiaire, le travail des classes subalternes s’est diversifié, la figure de l’ouvrier ne correspondant ainsi plus aux expériences quotidiennes de vastes portions de ces groupes sociaux. Mais ceci signifie-t-il que la dimension du travail, par laquelle se définissait la classe ouvrière, doive disparaître des analyses des classes populaires, pour ne les envisager dès lors que comme « dominées » ? S’intéresser au caractère hétérogène des classes populaires requiert plutôt de se pencher sur les composantes multiples du travail que celles-ci prennent en charge.

2Dans cette optique, l’article se focalise sur le quotidien des femmes issues des classes populaires afin de mettre en lumière l’importance et la place du travail dans leur organisation journalière. Cette préoccupation pour le travail des femmes des milieux populaires provient d’une double considération. D’une part, on observe une féminisation du travail rémunéré des classes populaires, qu’il soit salarié ou informel. En effet, les femmes sont à la fois plus nombreuses à travailler et dans le même temps, elles prennent en charge des « métiers féminisés » nécessitant peu de qualifications (Avril, Cartier & Siblot, 2019). D’autre part, les classes populaires, et anciennement ouvrières, sont souvent, culturellement, associées à une stricte division sexuelle du travail, impliquant, pour les femmes, un travail domestique conséquent (Siblot & al., 2015 ; Amossé & Cartier, 2018). C’est l’intrication du travail rémunéré – formel ou informel – et du travail gratuit des femmes qui permet de faire émerger différents types de quotidiens et de conditions de vie, distinguant par exemple le travail de la mère de famille immigrée et « inactive » de celui de la femme sans-papier isolée qui travaille informellement ou encore, de celui de la retraitée blanche anciennement salariée dans le nettoyage.

3En se fondant sur un travail de terrain réalisé à Charleroi auprès de femmes des classes populaires, cette étude poursuit deux objectifs intrinsèquement liés : dans un premier temps, il s’agit de comprendre de quelles formes de travail est fait le quotidien ces femmes, en se détachant de la vision binaire d’un double travail quotidien, salarié et domestique, qui renvoie d’abord aux pratiques des classes moyennes et supérieures. Dans un second temps, l’article interroge l’inscription spatiale de ces quotidiens faits de travail afin de comprendre comment les femmes parviennent à produire et à mobiliser leurs espaces de vie pour répondre aux impératifs de leur subsistance. Cette approche géographique vise à la fois à montrer l’intrication complexe des différents types de travail, à rendre compte du fait que c’est précisément cette intrication complexe qui caractérise les classes populaires féminines, et, enfin, à interroger à nouveaux frais l’importance d’un ancrage local des classes populaires. En filigrane, l’article aborde deux problèmes récurrents dans l’étude des classes populaires. D’une part, en proposant de définir et de distinguer les multiples groupes qui composent les classes populaires par les relations de ceux-ci au travail, l’article tente de répondre partiellement au problème théorique que représente l’exercice de définition de la notion de « classes populaires ». D’autre part, la méthodologie proposée questionne de manière critique l’étude de ces groupes sociaux par les chercheuses et chercheurs.

4Dans Le savant et le populaire, Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, mettent en garde face aux deux écueils habituels auxquels sont confronté.es les chercheurs et chercheuses qui s’intéressent aux milieux populaires : d’un côté, le populisme qui admire et glorifie les pratiques et comportements des classes populaires sans les resituer dans un système de domination structurel bien plus large et, de l’autre, le misérabilisme par lequel les classes populaires ne sont dépeintes que sous l’angle du manque, de la faiblesse et de la privation (Grignon et Passeron, 1989). Désormais bien connues des chercheurs et chercheuses, ces balises ne sauraient rester au stade d’énoncé performatif.

  • 1 Il est important de préciser que le collectif Rosa Bonheur dans son livre La ville vue d’en bas, (...)

5Dans le cadre de cette recherche, qui s’intéresse à la production, par les classes populaires, de leurs propres espaces, le biais misérabiliste semble déjoué puisqu’il est justement question de mettre en lumière les ressources et stratégies produites et appropriées par ces groupes sociaux. Cet article s’inscrit donc dans la lignée des recherches qui proposent une « réappropriation critique de la notion de vulnérabilité » dans le but de « (ré)interroger les concepts sociologiques de “capitaux” et de “ressources” afin d’envisager les classes populaires autrement que sous le seul angle de la dépossession » (Faure et Thin, 2019, p. 11). Comment, en revanche, compte tenu de l’objet de recherche, ne pas tomber dans des formes de populisme ? À la lecture de l’ouvrage La ville vue d’en bas du collectif Rosa Bonheur (2019), j’ai d’abord espéré découvrir, moi aussi, des activités similaires à celle de la mécanique automobile observée par le collectif ou des phénomènes de solidarité et d’organisation si forts qu’ils en seraient visibles dans les rues de Charleroi. D’une part, je n’ai rien vu de tout ça. D’autre part, j’ai dû reconnaître que je me faisais rattraper par des considérations populistes et j’ai arrêté de fouiller la ville en espérant rencontrer l’image projetée que je me faisais des centralités populaires1. J’ai alors tenu à m’intéresser aux éléments du quotidien des femmes rencontrées, dans leurs aspects les plus banals. Ainsi il a été question d’analyser dans une perspective socio-géographique l’organisation quotidienne des femmes issues des classes populaires à Charleroi, en essayant de comprendre comment ces quotidiens – faits de travail – s’ancrent spatialement et sur quelles ressources ils reposent.

Enquêter auprès des femmes issues des classes populaires

6S’intéresser aux expériences quotidiennes des classes populaires, tant à leur caractère multiple qu’aux traits communs et structurants qui les traversent, est un exercice qui nécessite de ne pas réduire ces franges de la population aux habituelles catégories statistiques (taux de chômage, part de non-diplômés, part d’étrangers,...) par lesquelles les discours politiques et médiatiques les définissent le plus souvent. Pour ce faire, le collectif Rosa Bonheur invite à changer la focale pour se concentrer davantage sur ce que les classes populaires « construisent, produisent et échangent plutôt que sur l’expérience pourtant omniprésente du manque, de la précarité et de la domination » (Rosa Bonheur, 2019, p. 16). De cette posture découle une série d’implications méthodologiques, puisqu’il s’agit de relater des discours, des faits et des expériences au plus près du vécu quotidien des classes populaires. S’il peut aller de soi que ce genre de « données » n’est pas disponible comme tel dans des tableaux statistiques, c’est en fait l’ensemble du travail d’enquête qui doit être interrogé afin de proposer une recherche « par le bas ». Dans les développements qui suivent, je présente, dans un premier temps, l’approche méthodologique dont découle cette recherche, à chemin entre l’enquête ethnographique et la recherche participative. Je m’attarde ensuite sur le cas d’étude, à savoir, Charleroi, une ville belge désindustrialisée qui fait aujourd’hui l’objet de politiques de rénovation urbaine. Enfin, je présente les profils variés des enquêtées sur lesquelles repose l’enquête de terrain.

Une méthodologie par le bas

7Les premiers mois de l’enquête ont été consacrés à de nombreuses séances d’observation et de promenades dans la ville visant une connaissance approfondie de l’espace et la rencontre avec des associations de quartier qui travaillent sur des thématiques d’inégalités socio-économiques. Finalement j’ai proposé à une association féministe d’éducation populaire, qui était à la recherche de bénévoles, d’intégrer dans leur programme un atelier supplémentaire sur le partage de « bons plans » entre femmes issues des milieux populaires. L’issue de l’atelier prévoyait la création d’une carte de ces bons plans à destination de l’association et des femmes qui la fréquentent. La construction originale de la notion de « bons plans » est un détour empirique qui permet d’appréhender de manière concrète la notion théorique de « ressource ». L’entrée par les « bons plans » vise ainsi à rassembler l’ensemble des connaissances, des adresses et des stratégies connues par les femmes issues des milieux populaires pour organiser leur quotidien dans la ville entre travail domestique, travail rémunéré et moments de loisir. Autrement dit, il s’agit de l’ensemble des stratégies mises en place pour « s’en sortir malgré tout » (Faure & Thin, 2019) en termes de consommation, de garde d’enfants, de recherche de logements, de recherche de travail, de « travail domestique de mobilité » (Gilow, 2019), de loisir et temps libre... La constitution de l’atelier – de la réflexion sur le contenu à la définition du calendrier en passant par la diffusion et l’invitation aux séances – a nécessité plusieurs allers-retours et échanges avec les permanentes de l’association. Finalement, l’atelier s’est organisé sur une dizaine de séances en cinq mois, de février à juillet 2022, comptant sur la participation de huit à douze femmes. Chaque séance se déroulait autour d’une thématique relevant de la vie quotidienne des femmes en ville. Le choix des thématiques avait été discuté avec les participantes lors de la première séance.

8Parallèlement à ces ateliers j’ai rejoint, à partir de février 2022, en tant qu’animatrice bénévole, un cours de français et d’alphabétisation, proposé par la même association, qui se donnait une fois par semaine dans le nord de la ville, à Gosselies. Chaque animatrice était libre d’organiser comme elle le voulait le cours et j’ai donc pu axer les séances sur le quotidien des femmes en ville afin de discuter avec les participantes de la façon dont leur organisation journalière prenait place dans leur quartier, tout en leur proposant des exercices de français. Avant chaque cours, les participantes et les bénévoles – ces dernières, à mon exception, toutes retraitées – se réunissaient pendant une demi-heure, le temps d’un accueil qui permettait des discussions libres. De la même manière, les séances se clôturaient par un moment collectif d’une heure autour d’un café, lors duquel chacune discutait de ce dont elle voulait. Ces moments ont été très riches pour accéder à des éléments intimes relatifs au parcours et au quotidien des femmes participantes.

9Qu’il s’agisse de l’atelier cartographique du centre-ville ou des cours d’alphabétisation de Gosselies, j’ai systématiquement présenté – si nécessaire, de manière simplifiée – la recherche que je menais aux participantes, aux bénévoles et aux travailleuses afin d’assurer une certaine transparence quant aux raisons de mon récent investissement dans cette association. Malgré cette volonté de transparence, étant donné la distance sociale et culturelle qui me sépare de la plupart des femmes, il n’a pas toujours été évident de définir en quoi consistait une recherche universitaire, souvent entendue et apparentée plutôt à un travail d’enquête journalistique par les participantes. Néanmoins, les ateliers devant aboutir à la création d’une carte des « bons plans » à destination de l’association, plusieurs séances de restitution et de présentation ont été réalisées ou sont prévues dans les mois à venir auprès des participantes et des travailleuses. Ces moments d’échanges permettent de montrer en quoi les récits relevés lors des ateliers précédents, aussi individuels et personnels soient-ils, constituent en fait de riches données de recherche, qui, ensemble, permettent de dessiner une géographie des pratiques socio-spatiales de femmes rencontrées à Charleroi.

Charleroi, le terrain d’enquête

10Ville au passé industriel conséquent, Charleroi (cf. Figure 1) présente aujourd’hui, et ce depuis une cinquantaine d’années, les caractéristiques classiques de la ville désindustrialisée en voie de (difficile) reconversion. En effet, la région carolorégienne, située sur le large sillon de gisement houillers de la Sambre et de la Meuse, devient dès la seconde moitié du XVIIIe siècle l’un des principaux territoires d’extraction de charbon en Europe de l’Ouest. La position dominante de la ville à l’échelle nationale et internationale se confirme au début du XIXe siècle avec le développement de la métallurgie qui s’accompagne, d’une part, de l’arrivée d’une importante main d’œuvre issue des campagnes belges et de l’immigration étrangère, principalement italienne, puis turque et maghrébine, et d’autre part, de l’implantation de lourdes infrastructures et de la formation de quartiers ouvriers. Le développement de l’agglomération est ainsi le produit de l’industrialisation. Cependant, le XXe siècle marque progressivement le déclin des régions industrielles de l’Europe occidentale soumises de plus en plus à la compétition internationale. Le choc pétrolier des années 1970 et la crise économique qui s’ensuit affectent d’autant plus ces vieilles régions industrielles dont la reconversion vers de nouvelles activités économiques s’avère compliquée tant elles se sont exclusivement développées autour de l’industrie lourde. La chute de l’emploi industriel dans l’agglomération de Charleroi causée par la fermeture de nombreuses usines entraîne un déclin démographique de près de 15 % entre les années 1950 et 2000 et une diminution considérable du niveau de vie des habitants restants. Aujourd’hui, le paysage carolorégien est encore marqué physiquement par son époque industrielle : canal, terrils, usines abandonnées, habitat ouvrier dégradé,… Sur le plan socio-économique, la ville de Charleroi, qui traverse un processus typique de désindustrialisation, présente des indicateurs qui confirment une situation sociale marquée par le chômage et la pauvreté (Hasquin, 1971 ; Vandermotten, 1985 ; Statbel, 2022).

Figure 1. Situation de la ville de Charleroi en Belgique

Figure 1. Situation de la ville de Charleroi en Belgique

Figures 2. Principales localités à Charleroi

11Pour pallier ce déclin socio-économique, les autorités locales poursuivent depuis une dizaine d’années une politique de réaménagement et de rénovation de la ville. Ce genre de politiques, étudiées entre autres par le géographe M. Rousseau (2010), vise notamment à revaloriser l’image du centre-ville, en vue d’en rehausser l’attractivité résidentielle et commerciale. Cependant les récents aménagements n’améliorent pas les conditions socio-économiques des habitants de la ville : elle reste l’une des agglomérations urbaines belges les plus marquées par la pauvreté et la présence de classes populaires. Celles-ci sont hétérogènes sur le plan des trajectoires de vie et des profils socio-économiques. Cette recherche a tenu à rendre compte de cette hétérogénéité. Ainsi, la partie qui suit présente le profil et les conditions de vie des enquêtées rencontrées dans le cadre de l’enquête de terrain.

Des trajectoires de vie et des profils socio-économiques variés

12En compilant les situations, les expériences et les récits de vie, il est rapidement apparu que les femmes enquêtées se distinguaient les unes des autres tant socialement que dans leurs usages de la ville. Ces distinctions reposent sur quatre composantes principales : l’origine ethnique ou culturelle, la situation de logement, le statut social et la situation familiale/de ménage.

13Premièrement, via les cours d’alphabétisation, j’ai rencontré une dizaine de mères immigrées majoritairement d’Irak et de Syrie. Elles sont arrivées en Belgique il y a une petite vingtaine d’années, se sont mariées à un homme de la même origine qu’elles et se sont rapidement installées à Charleroi, plus précisément en périphérie nord de la ville, à Gosselies, en y achetant avec leur mari un petit logement (cf. Figure 3). Malgré les longues années passées en Belgique, le niveau de français de ces mères est encore très faible. Elles sont sans emploi, tandis que leur mari sont carrossiers, camionneurs ou ouvriers chez un important producteur local de pomme de terre. Elles ont toutes entre deux et six enfants et précisent régulièrement dans leurs discours que « c’est beaucoup de travail ». Certaines d’entre elles partagent des liens familiaux – belles-sœurs, tantes, sœurs –, d’autres des liens d’amitiés ou sont amenées à se croiser régulièrement dans les rues de Gosselies, à l’école de leurs enfants ou à l’église, ces femmes étant par ailleurs des chrétiennes pratiquantes.

14Lors des ateliers dans le centre-ville de Charleroi, un second groupe s’est dessiné. Il s’agit d’un groupe de femmes immigrées d’Afrique du Nord ou d’Afrique sub-saharienne. Elles sont arrivées seules en Belgique il y a quelques années et sont, encore aujourd’hui, isolées de leur famille. Elles n’ont pas de papiers ou viennent juste de les obtenir. Elles aimeraient pouvoir trouver un travail stable mais n’y arrivent pas étant sans papiers, sans formation ou sans maîtrise du français. Elles fréquentent d’ailleurs l’association d’éducation populaire pour prouver aux administrations qu’elles se forment. Leur recherche de logement est compliquée (cf. Figure 3) : elles sont locataires de courte durée d’appartements souvent vétustes qu’elles occupent seules ou en colocation. Elles ont aussi été plusieurs fois hébergées par des connaissances, gratuitement ou en échange de petites rémunérations.

15Un troisième groupe s’est distingué, composé de femmes blanches retraitées rencontrées, elles aussi, lors des ateliers réalisés au centre-ville. La plupart d’entre elles habitent la région carolorégienne depuis plusieurs générations. Avant leur retraite, elles ont travaillé en tant qu’employées dans des compagnies de nettoyage ou d’aide à domicile ou en tant qu’aide-soignantes ou enseignantes en école primaire. Parmi elles, la majorité a divorcé ou s’est remariée après avoir vécu des situations de violences conjugales, qui les ont souvent poussées à fréquenter l’association féministe. Ces ruptures familiales ont affecté les situations résidentielles de ces femmes. En effet, alors qu’elles habitaient bien souvent un logement dont elles étaient propriétaires avec leur mari, leur divorce a eu pour effet de diversifier les situations résidentielles observées. Comme en témoigne la carte ci-dessous (cf. Figure 3), Marcelle et Suzanne, deux femmes retraitées, ont connu successivement des situations où elles étaient propriétaires puis locataires d’un logement privé ou locataires d’un logement public. Concernant leur engagement dans l’association, ces femmes-là ont évoqué une participation à la majorité des activités proposées afin de remplir leur journée et de « se retrouver entre copines ».

Figure 3. Mobilité résidentielle différentielle au sein des classes populaires

16Dans l’article, les prénoms des enquêtées ont été modifiés. Les identités d’emprunt respectent l’origine des identités réelles, à savoir : des prénoms araméens pour les mères de familles stabilisées à Gosselies ; des prénoms francisés pour les femmes sans-papiers précarisées originaires d’Afrique sub-saharienne ; de vieux prénoms français pour les femmes blanches retraitées du salariat subalterne.

Des quotidiens faits de travail

17Au cours de l’enquête de terrain, le travail est rapidement apparu sous des formes diversifiées et a été explicitement caractérisé comme étant fatigant, usant et « monotone ». Dans cette partie, je propose de revenir, dans un premier temps, sur les théories qui font état du travail dans ses formes diverses et non-conventionnelles et dans un second temps, de fournir, au regard des théories existantes, une analyse des éléments empiriques relevés à Charleroi.

De l'informalité à la rémunération : des formes diverses de travail

18Dans les années 1970, la sociologue matérialiste Christine Delphy reproche à la théorie marxiste de ne définir le travail que dans sa forme salariale caractéristique du mode de production capitaliste. De la sorte, l’ensemble du travail de reproduction – de la force de travail des hommes –, pris en charge majoritairement par les femmes et indispensable au processus de production décrit par Marx, est largement invisibilisé. À l’exploitation capitaliste, Delphy ajoute la notion d’exploitation domestique, cette dernière désignant l’appropriation par les hommes du travail non rémunéré réalisé quotidiennement par les femmes (Delphy, 1977). Plus récemment, en s’appuyant sur les analyses féministes du travail domestique, la sociologue Maud Simonet interroge la place et les usages du travail gratuit, c’est-à-dire de « toutes ces formes de travail non reconnues comme telles, exercées en dehors du droit du travail et avec peu ou pas de compensation monétaire et de droit sociaux » (Simonet, 2018). De la sorte, le travail gratuit s’étend bien au-delà de la sphère domestique et permet, par exemple, une lecture nouvelle du bénévolat et des « secondes carrières » entreprises par les personnes âgées à leur retraite.

19Cependant, ne mettre la focale que sur le travail gratuit et domestique pris en charge par les femmes aurait pour conséquence d’occulter toute une série d’activités réellement constitutives du travail journalier des fractions basses de l’espace social. Les femmes issues des classes populaires ont bien recours au travail rémunéré, qu’il soit salarié ou non. En effet, d’une part le salariat reste une forme de travail largement répandue au sein des groupes dominés, chez les hommes, bien sûr, mais aussi chez les femmes : « Bas salaires et incertitude de l’emploi, dureté et contrôle du travail, faibles perspectives d’ascension professionnelles » marquent ainsi le « salariat subalterne » répandu au sein des classes populaires (Siblot & al., 2015 : 90). Mais, d’autre part, le travail rémunéré ne prend pas uniquement la forme du salariat. Pour certains individus, l’accès au marché du travail formel – souvent salarié – est fortement restreint voire impossible. Que ce soit par manque d’emploi, de maîtrise de la langue dominante, de privation de papiers, d’absence de formation... nombreux et nombreuses sont ceux et celles qui recourent à des activités rémunérées aux marges du salariat. En ce sens, la sociologue Colette Le Petitcorps interroge le rapport des travailleuses informelles à « l’espace domestique des services » dans lequel prennent place leur tâches rémunérées (Le Petitcorps, 2016). L’existence de ce travail informel peut être facilitée par des réseaux de solidarité et d’interconnaissance ancrés localement, ce que le collectif Rosa Bonheur (2020) appréhende par le prisme de « la centralité populaire ». Dans un même ordre d'idées, la géographe Melissa R. Gilbert (2014) constate que « les travailleuses pauvres afro-américaines ne sont pas seulement contraintes par la pauvreté et les difficultés sociales de leur quartier : elles y puisent aussi des ressources, y compris financières, en tissant des liens de solidarité qui sont autant de stratégies de survie » (Gintrac, 2014 : 60).

20Alors qu’une acception restrictive du travail ne permet pas de considérer comme travailleurs et travailleuses une part importante des classes populaires, une acception large rend compte a contrario de la place centrale du travail dans leur quotidien. Ce détour théorique met en lumière la complexité des formes diverses de travail qui occupent, entre autres mais pas uniquement, le quotidien des femmes issues des classes populaires. Cette complexité est renforcée par le fait que certaines de ces formes se superposent, se succèdent et se supplantent dans les journées, les semaines ou les années des femmes en question. Ainsi, au sein des classes populaires, le travail des femmes oscille selon un double aspect : son caractère plus ou moins formel et son caractère plus ou moins rémunéré. Ces variations sont en fait centrales pour insister sur l’hétérogénéité des classes populaires et donner corps à cette diversité. En effet, d’un groupe à l’autre, les curseurs de l’informalité et de la rémunération se déplacent et donnent lieu à des situations de travail très contrastées : de la salariée dans une compagnie de nettoyage à la femme de ménage sans papier qui travaille au noir ; de la mère de famille qui dédie tout son temps de travail à son mari et à ses nombreux enfants à la femme sans-abri isolée qui réalise quotidiennement un travail de mendicité.

21Ainsi, le travail – qu’il soit rémunéré ou gratuit, formel ou informel – semble être un indicateur intéressant de distinction des groupes sociaux qui composent les classes populaires. Le travail étant, en effet, partie intégrante des quotidiens des femmes et des hommes issu·e·s des classes populaires, il structure les journées et les espaces de vie de manière différente selon les formes qu’il recouvre. Autrement dit, le travail apparaît ici comme un élément qui permet dans un même temps d’asseoir le caractère hétérogène des classes populaires tout en relevant les structures communes qui traversent, malgré tout, ces groupes sociaux afin de « s’efforcer de penser ensemble ces divisions et rapports de domination » (Siblot & al., 2015). Il s’agit donc de redonner à la notion de travail une place centrale dans l’exercice de définition théorique des classes populaires.

Des travailleuses à Charleroi

22C’est au fil des rencontres avec les enquêtées que leur rythme quotidien et leur parcours de vie se sont précisés progressivement. Les activités centrales dans leur organisation journalière sont ainsi ressorties des discussions. Alors que les ateliers et les entretiens collectifs n’étaient pas directement orientés vers la thématique du travail mais, plus généralement vers celle du quotidien, les pratiques exposées ont souvent été explicitement apparentées à du travail. Cependant d’une femme à l’autre, les activités mises en avant variaient selon leur type ou selon leur importance. La figure ci-dessous expose les différentes activités considérées par les femmes comme étant du travail en les classant selon deux composantes distinctives : la rémunération et la formalité.

23• Le travail est rémunéré si la travailleuse touche un revenu financier ou une contrepartie matérielle ou financière en échange de sa tâche ou de son activité. La hauteur de cette contrepartie peut, entre autres, découler du caractère formel ou non de l’activité. Lorsqu’une activité n’est pas rémunérée alors que la valeur produite qui en découle est appropriée, on parle de travail gratuit et, plus précisément de travail domestique lorsque ce travail est réalisé à destination du ménage ou de la famille.

24• En ce qui concerne l’(in)formalité, celle-ci découle du degré d’institutionnalisation de la pratique : une activité de travail sera considérée comme formelle lorsqu’elle est encadrée par un contrat ou nécessite une forme d’inscription et qu’elle permet, par là, l’accès à un statut ou à un certificat.

25Chaque activité a été associée au(x) groupe(s) de femmes qui l’exerce avec une indication relative au poids que représente la tâche. Cette variation de l’importance de la tâche permet entre autres d’apporter des nuances relatives au travail domestique. En effet, toutes les femmes prennent en charge une grande part du travail domestique nécessaire aux collectivités dans lesquelles elles évoluent (famille, travail, amis...). Cependant, selon la configuration de leur ménage, selon leurs habitudes culturelles et selon la place qu’elles laissent à d’autres activités, le poids de ces tâches dans leur quotidien varie d’une femme à l’autre.

26Avant de se pencher plus précisément sur l’analyse de cette figure et des structures qui en ressortent, deux précisions sont nécessaires. Premièrement, il s’agit bien là d’une catégorisation des types de travail ou d’activité et non des types de travailleuses. En effet, comme nous allons le voir, les groupes constitutifs des classes populaires se caractérisent et se distinguent justement par l’intrication du travail dans ses différentes formes. Et deuxièmement, cette catégorisation est proposée à partir de l’enquête réalisée à Charleroi auprès d’un certain public : d’autres activités, non reprises ici, sont représentatives du travail des classes populaires. À titre d’exemple, le travail d’indépendant auquel accède une frange des classes populaires stabilisée et majoritairement masculine n’a pas pris de place dans les discours des femmes rencontrées lors de l’enquête.

Figure 4. Typologie qualitative des composantes du travail des femmes issues des classes populaires

27À l’analyse de cette figure, trois tendances claires ressortent concernant le travail pris en charge par les différents groupes rencontrés. Premièrement, les mères immigrées installées de manière stable à Gosselies sont les seules à ne pas travailler de manière rémunérée. Lors des ateliers, plusieurs d’entre elles ont indiqué qu’elles souhaiteraient travailler et qu’elles en avaient déjà parlé à leur mari, dont la réponse était « mais qui va s’occuper des enfants alors ? » (Martha, en imitant la voix de son mari). De fait, elles sont aussi celles pour qui le travail domestique et gratuit prend la plus grande place quotidiennement. Elles ont chacune plusieurs enfants et leurs journées sont rythmées, en semaine, par la préparation des repas et les allers-retours à l’école et le week-end, par les courses et le nettoyage. Chaque semaine se ressemble et les moments de détente sont peu nombreux, comme en témoigne Dara : « On a fait quoi le week-end passé ? ! Bah comme chaque week-end ! Préparer la cuisine, faire les courses, nettoyer » ; ou Elina, au retour de congés scolaires : « Pour la cuisine, y a pas de congé ».

28Deuxièmement, les femmes isolées, sans papier et aux marges du salariat ont fait état d’une recherche constante de « petits boulots » informels pour payer leur loyer. Il s’agit du poste de dépense qu’elles veulent assurer à tout prix, « même s’il faut, pour ça, ne plus manger » (Adrienne). D’ailleurs, leurs ressources limitées leur permettent souvent de parvenir tout juste à effectuer ce paiement. Dans ce but, elles cherchent à faire des ménages, à garder des enfants ou encore, à cuisiner pour d’autres de manière informelle. Le travail effectué relève donc du secteur des services domestiques. Ceux-ci constituent « la première source du travail informel en France [dont le contexte social est comparable à celui de la Belgique] et l’un des secteurs qui emploie le plus de femmes en situation administrative irrégulière » (Le Petitcorps, 2016). Elles prennent en charge les tâches domestiques et administratives nécessaires à leur quotidien mais étant relativement isolées, sans mari et sans enfant, ce travail occupe une moindre place par rapport aux deux autres groupes de femmes rencontrées. Il leur est cependant déjà arrivé, lorsqu’elles étaient hébergées chez une connaissance, de devoir cuisiner ou nettoyer, voire même de devoir fournir du travail sexuel, pour la personne qui les accueillait.

29Troisièmement, les femmes retraitées rencontrées dans le cadre de la recherche partagent a minima deux éléments notables en commun sur le plan du travail. D’une part, elles ont toutes travaillé en tant que salariées, et ont tenu une « place inégale sur le marché du travail » (Siblot & al., 2015) en occupant des emplois dans le secteur du nettoyage, de l’aide à domicile ou de l’aide-soignante. La nature de ces emplois, couramment pris en charge par des femmes, traduit un phénomène de « féminisation de l’emploi subalterne » (Amossé et Cartier, 2018) et justifie l’intérêt de se focaliser sur le travail salarié des femmes issues des classes populaires. À la nature de leurs emplois, s’ajoutent aussi des trajectoires salariales discontinues : les femmes de l’enquête ont traversé des périodes de travail informel, de chômage ou d’arrêt de travail pour se consacrer à leur famille. D’autre part, en raison de leur âge, le travail domestique de ces femmes a fortement évolué puisqu’elles ont toutes connu à plusieurs reprises des reconfigurations de ménage : leurs enfants ont quitté depuis longtemps le logement familial et plusieurs d’entre elles ont divorcé au moins une fois des suites de violences conjugales. Par ailleurs, la mise à la retraite a libéré du temps dans leur journée, leur laissant la possibilité de diversifier leurs activités. Ce temps libre accru a fait l’objet de plaintes récurrentes, manifestant un rapport ambigu au travail. La retraite traduit simultanément un soulagement face au rythme soutenu imposé par leurs emplois précaires et la crainte d’éprouver chaque jour de l’ennui. Josée, une enquêtée, ressent d’ailleurs le besoin de préciser en entretien que « c’est pas parce qu’on est retraitées qu’on est plus bon[nes] à rien ». Dès lors, dans la continuité du travail domestique qu’elles ont toujours fourni, elles s’occupent régulièrement de leurs petits-enfants, de leurs parents ou de leurs beaux-parents. Cependant, à présent, ce travail gratuit est renforcé par la participation de certaines d’entre elles, à des activités bénévoles qui traduisent leur engagement dans ce que M. Simonet nomme, « la seconde carrière ». Parmi leurs nouvelles activités, une distinction nette entre travail gratuit et loisir est bien souvent difficile. In fine ces parcours irréguliers marqués par des allers-retours sur le marché du travail et des reconfigurations de leur ménage semblent s’être stabilisés à l’arrivée de leur retraite. Ces observations vont dans le même sens que celles faites par Pamela Quiroga auprès des personnes âgées des quartiers populaires de Recife au Brésil : « On remarque que la situation économique des enquêtés semble s’améliorer lorsqu’ils entrent dans le troisième âge ; la stabilisation de leurs revenus grâce au salaire minimum accordé par l’État à travers les retraites ou les aides sociales leur confère ainsi une stabilité économique qu’ils ont rarement connu au long de leur parcours » (Quiroga, 2014).

30Les distinctions en termes d’origine, de situation familiale, de statut social et de situation de logement qui différencient les femmes rencontrées se cristallisent dans le travail qu’elles fournissent quotidiennement et dans les formes que celui-ci prend. Auprès des mères immigrées et installées durablement à Gosselies, on observe des quotidiens qui s’organisent majoritairement autour du travail domestique. Auprès des femmes immigrées en situation d’instabilité financière et résidentielle, on observe un travail domestique restreint étant donné leur isolement familial mais, en revanche, une recherche constante de petits travaux rémunérés de manière informelle. Enfin, les femmes retraitées, qui demeurent marquées par leurs emplois passés, font état d’un temps libre accru depuis leur retraite : elles peuvent le dédier à des activités diversifiées de travail gratuit ou de loisir. Au travers de ces trois cas, le travail des femmes n’apparaît pas seulement en tension entre sa forme domestique et sa forme salariale, souvent mise en avant pour les femmes issues des classes moyennes et supérieures. Les conditions de vie des classes populaires viennent en fait complexifier l’organisation quotidienne du travail des femmes. La suite de l’article, qui pose la question de l’inscription spatiale des activités quotidiennes des femmes dans la ville, permet de revenir plus concrètement et en détails sur les caractéristiques de ces activités et pratiques.

Espaces de vie, espaces de travail

31Dans le livre Ville féministe, l’autrice Leslie Kern, reprenant les considérations de Gerda Wekerle, s’interroge sur le fait que « seuls les environnements urbains à haute densité et offrant de nombreux services [pourraient] soutenir les “doubles journées” de travail salarié et non salarié des femmes » (Kern, qui cite Wekerle, 2019 : 20). On l’a vu, la réduction du travail rémunéré fourni par les femmes à sa forme salariale occulte une partie du travail rémunéré pris en charge par les classes populaires en dehors du cadre du salariat. Mais cette proposition permet tout de même d’interroger la place de la ville dans la formation des espaces de vie du quotidien des travailleuses, qu’elles soient mères à temps plein, employées subalternes ou encore travailleuses non déclarées.

32Au-delà des rythmes quotidiens différentiels, l’enquête de terrain a aussi révélé une variation dans l’inscription spatiale des activités de travail. Cette approche par l’espace apporte une dimension supplémentaire dans la définition et la distinction des formes de travail réalisées par les femmes des milieux populaires : que fait l’espace urbain à ces activités et comment celles-ci s’insèrent-elles dans des contextes spatiaux particuliers ? Cette approche permet de complexifier et de poser un regard critique sur les discours politiques et médiatiques selon lesquels les classes populaires, emprisonnées par leur immobilité sociale et spatiale, seraient des populations « inactives » (Rosa Bonheur, 2020). On observe ainsi que les espaces de vie dans lesquels prennent place les activités journalières varient d’un groupe de femmes à l’autre. L’espace de vie est défini ici comme « l’espace concret du quotidien » (di Méo, 1991) ou encore comme « la portion d’espace où l’individu effectue ses activités » (Courgeau, 1988). Cette notion regroupe donc l’ensemble des lieux de fréquentation d’un individu, que l’on peut départager selon leurs fonctions : logement, approvisionnement, travail rémunéré, école, loisir… Afin de rendre les espaces de vie intelligibles, Daniel Courgeau insiste sur l’importance de les simplifier (Courgeau, 1988). L’intérêt accordé à la notion d’espace de vie provient de la nécessité de ne plus rendre compte uniquement du lieu de résidence des individus mais bien de « l’ensemble des lieux avec lesquels ils sont en rapport » (Robette, 2012).

33La carte ci-dessous (cf. Figure 5) met en regard l’organisation spatiale de chacun des trois groupes au moyen de cas typiques. Les géographies qui se dessinent permettent de s’interroger sur les rapports particuliers de chaque groupe à l’espace urbain. Ainsi, trois types d’espaces de vie ont émergé du terrain : des espaces de vie routiniers et ancrés localement, qui s’organisent majoritairement autour du travail domestique pour les mères de Gosselies ; des espaces de vie éclatés et imprévus qui reposent sur un nombre limité de lieux spatialement dispersés, répondant à des enjeux de subsistance pour les femmes isolées et sans-papiers ; et enfin des espaces de vie flexibles et diversifiés qui accueillent des pratiques moins en proie à la contrainte que les deux types d’espace précédents pour les employées subalternes retraitées.

Figure 5. Lieux constitutifs des espaces de vie d’Elina, Suzanne et Adrienne

34Dans les développements qui suivent, chacun des types théoriques d’espace de vie sera présenté et illustré par les biais des pratiques socio-spatiales qui composent l’espace de vie effectif de certaines enquêtées.

Des espaces de vie routiniers et ancrés localement

35Les mères syriennes et irakiennes rencontrées à Gosselies ont décrit des quotidiens dont les pratiques s’inscrivent presque exclusivement à l’échelle du quartier, à proximité de leur lieu d’habitation. L’organisation spatiale de Dara est typique de la géographie des activités quotidiennes de ce groupe de femmes. Son espace de vie se déploie principalement à une échelle ultra-locale autour de son logement, lieu dans lequel elle passe la majorité de son temps à réaliser des tâches domestiques (cf. Figure 6). Cet espace, dans lequel elle se déplace à pied, se situe au centre de Gosselies et comprend les services publics essentiels au travail administratif qu’elle réalise (poste, banque, mutualité, école de ses enfants, administration communale, Centre public d’action sociale…). Aux yeux de Dara, le caractère central de cette zone est renforcé par la présence, à quelques rues de chez elle, des logements d’autres femmes issues de sa famille ou de la communauté syrienne et chrétienne avec qui elles partagent certaines tâches et pratiques quotidiennes. L’importance qu’elle donne à son entourage soutient l’hypothèse selon laquelle « les ressources tirées de l’ancrage local reposent, tout d’abord, sur les liens familiaux » (Vignal, 2014) et qu’on observe, plus généralement, un intérêt marqué pour les relations de voisinage (Cuny, 2011). À cet espace de centralité principale s’ajoutent d’autres lieux plus éloignées, mais néanmoins toujours situées à Gosselies. D’une part, chaque vendredi, elle se rend avec son mari en voiture aux zonings commerciaux qui se trouvent à l’est de l’agglomération afin de se réapprovisionner en courses ménagères. Bien que légèrement excentrés, l’accessibilité à ces espaces est facilitée par les déplacements motorisés. D’autre part, elle est parfois amenée à se déplacer à pied vers d’autres espaces de Gosselies, en particulier au nord de l’agglomération, où elle fréquente de manière moins régulière une église, un local de l’association d’éducation populaire et l’hôpital pour les consultations médicales. Elle décrit explicitement cet espace comme étant excentré et difficile d’accès.

Figure 6. Espace de vie de Dara

36L’espace de vie de Dara est caractérisé par un ancrage fort à Gosselies et plus particulièrement au centre de cette ancienne commune. Ses déplacements vers d’autres quartiers et localités de Charleroi sont dès lors extrêmement rares. Les récits des autres mères sont comparables à celui de Dara. Ainsi, pour saisir les dynamiques d’ancrage spatial et analyser les relations qu’elles entretiennent à leur quartier, je souhaite revenir sur un évènement réellement constitutif de l’enquête de terrain : le déménagement du local d’alphabétisation.

37Les cours d’alphabétisation se donnaient initialement dans un local situé au centre de Gosselies. Cependant, suite à la pandémie de Covid-19, ce dernier est réquisitionné par une école. La pandémie marque aussi la suspension de l’alphabétisation pendant deux ans. En février 2022, l’association décide de relancer ses activités et se voit attribuer un nouveau local : une salle paroissiale située au nord de Gosselies, à une dizaine de minutes à pied du local précédent. J’assiste à la première séance qui vise à relancer les cours : les bénévoles sont étonnées car malgré leurs prises de contact, seules quelques anciennes participantes sont présentes ce jour-là. Plusieurs mois après la reprise, le nombre de participantes reste toujours largement inférieur à celui atteint en 2019. Elina explique : « Avant on était parfois trente [aujourd’hui on compte en moyenne dix participantes] ! Mais c’est à cause du changement de local. C’est loin ici avant c’était près de chez nous ».

38Lors des discussions informelles qui précèdent ou succèdent les cours, les noms d’anciennes participantes sont régulièrement évoqués. En effet, les femmes continuent de se côtoyer : certaines sont voisines, d’autres déposent leurs enfants dans les mêmes écoles ou se croisent en faisant leurs courses. Ces femmes, dont certaines sont présentées comme d’anciennes participantes assidues, n’ont donc pas quitté Gosselies et ont gardé la plupart de leurs habitudes quotidiennes. C’est le déplacement des cours d’alphabétisation vers un espace, à leurs yeux, excentré qui est régulièrement pointé comme ayant entraîné la chute du nombre de participantes. Cette anecdote est en fait illustratrice de l’ancrage local, voire ultra-local, des pratiques et activités quotidiennes de ces femmes.

39Pour comprendre l’importance de l’espace et des réseaux de proximité dans le travail journalier de ces femmes immigrées, il est nécessaire de revenir sur deux éléments : les caractéristiques de l’espace et les caractéristiques socio-culturelles du groupe rencontré.

40Gosselies est une ancienne commune, aujourd’hui intégrée à celle de Charleroi, pourvue d’espaces de services, d’espaces commerciaux et d’espaces de loisirs qui peuvent la rendre majoritairement indépendante des espaces centraux de la ville. Elle est aussi physiquement isolée du reste de l’agglomération carolorégienne : elle est littéralement encerclée par des autoroutes et des routes nationales, cernée de champs, de forêts et de sites industriels et longée par l’aéroport de Charleroi, deuxième aéroport national de passagers. Ces caractéristiques physiques lui donnent l’allure d’une enclave territoriale (cf. Figure 1) et cette configuration peut sembler propice à un ancrage local de la population.

41Les mères immigrées et stabilisées à Gosselies partagent des parcours de vie ainsi que des modes d’organisation similaires. Ainsi, elles évoluent dans des ménages caractérisés par des mariages stables et un nombre élevé d’enfants. Cette configuration sociale s’accompagne d’une part, d’une forme de stabilité financière qui s’exprime entre autres dans l’achat d’un logement et d’autre part, d’une certaine stabilité dans les routines quotidiennes.

42L’organisation de l’espace à Gosselies, associée à l’expérience commune que ces mères font du quotidien, inscrite de manière pérenne dans le temps, leur permet de dessiner « un “espace de vie” ramassé et centré sur leur habitation » (Omhovère, 2014) consolidé par des liens forts d’interconnaissance, voire de solidarité. Les pratiques quotidiennes des mères rencontrées au cours de l’enquête prennent forme dans des espaces de vie ancrés localement qui leur permettent, en réduisant les distances et en favorisant des espaces d’interconnaissance, l’organisation routinière de leur travail de mère. Malgré leur ancrage contraint à la périphérie de Charleroi, elles accèdent de la sorte « […] au logement, [ainsi qu’] à l’aide familiale et amicale nécessaire à la vie quotidienne » (Vignal, 2014).

Des espaces de vie spatialement éclatés et soumis à l’imprévu

43Les études qui s’intéressent à l’ancrage spatial des ménages pauvres, ainsi qu’aux réseaux de solidarité et aux ressources qu’ils parviennent à y mobiliser, insistent sur le fait que cet ancrage s’apparente à des stratégies d’adaptation des classes populaires face à leur position socialement dominée en faisant de l’espace urbain une ressource. Il s’agit donc de « l’élaboration de stratégies qui permettent aux familles de tirer parti au maximum des opportunités présentes dans le quartier tout en limitant [entre autres] les pertes de temps et les coûts liés aux transports » (Omhovère, 2014 : 231). Cependant, certains ménages et individus ne parviennent pas à s’insérer dans des contextes locaux d’entre-soi populaires et à en tirer profit. L’accès à des ressources lointaines et dispersées reste donc une injonction quotidienne vécue par une frange importante des classes populaires (Vignal, 2014). Ainsi « dans des situations de plus en plus nombreuses, pour les ménages pauvres, le fait de se déplacer relève moins d’un choix que d’une contrainte, voire d’une obligation » (Fol, 2009, p. 170). Pour les groupes les plus dominés socialement, l’absence d’une forme de stabilité – résidentielle, familiale et financière – et d’un réseau d’interconnaissance développé complique leur ancrage local alors que « la possibilité de se mouvoir, dans des sociétés urbaines de plus en plus complexes et diversifiées, conditionne l’accès à des ressources qui se trouvent rarement à proximité les unes des autres » (Fol, 2009, p. 11).

44Les femmes isolées, sans papier ou récemment régularisées, sont les enquêtées qui ont laissé voir, durant le travail de terrain, les modes vies les plus précaires. Elles manquent au quotidien des facteurs premiers de stabilité : un revenu, un logement fixe (cf. Figure 3), un statut régularisé concernant leur droit au séjour et un entourage lui-même stabilisé. Cette précarité sociale et financière s’accompagne d’une situation d’isolement puisque ces femmes vivent seules, sans famille, et qu’elles ont été régulièrement amenées à déménager. Elles ne développent que très peu de relations d’amitié ou de solidarité forte. La fragilité de ces relations peut s’expliquer entre autres par l’instabilité de leurs conditions de vie couplée à celle des personnes qui les entourent, et qui partagent bien souvent des parcours similaires.

45Ces conditions de précarité affectent la géographie de leurs pratiques socio-spatiales. En effet, ces femmes sont contraintes d’élargir leur espace de vie, non pas dans un souci de valoriser leur capacité à être mobiles, mais bien pour accéder aux ressources primaires nécessaires à leur subsistance, à savoir de quoi se nourrir, de quoi se loger et de quoi travailler. Ainsi, leurs espaces de vie se constituent, non pas localement et à proximité de leur lieu de résidence, mais à partir d’une série restreinte de lieux dispersés à l’échelle de la ville toute entière. Pour s’approvisionner en biens de première nécessité, Adrienne se rend, à pied ou en bus, dans quatre endroits différents qui sont en mesure de lui fournir des colis alimentaires ou qui fonctionnent en tant que banque alimentaire (cf. Figure 7). Bien que ces lieux soient éloignés les uns des autres et loin de son logement, Adrienne est obligée de les combiner mensuellement pour obtenir les biens nécessaires à sa consommation quotidienne. En effet, d’une part les quantités allouées à chaque bénéficiaire sont limitées et les horaires sont restrictifs. D’autre part, ces lieux d’approvisionnement sont complémentaires puisqu’ils se spécialisent dans la vente ou le don de certains types de produits. La configuration géographique qui se dessine derrière l’espace de vie d’Adrienne entre en résonance avec les théories de Robert B. Potter (1982) selon lesquelles les individus, suivant leur appartenance sociale, ne parcourent pas les mêmes distances pour leurs pratiques de consommation : quand le niveau socio-économique augmente, les distances augmentent elles aussi, à l’exception des groupes les plus précarisés qui sont amenés à développer, dans une optique de survie, une connaissance minutieuse et étendue de la ville. Bien qu’elles ne comptent que peu de proches dans leur entourage, les femmes sans-papiers rencontrées à Charleroi insistent sur le rôle crucial du bouche-à-oreille dans la gestion des imprévus de leur quotidien. Elles y perçoivent une ressource précieuse qui leur permet de se tirer de situations compliquées, et plus couramment, de partager des bons plans, souvent financiers, à Charleroi. Pour Adrienne, ce partage d’informations peut se faire « comme ça, avec des gens que tu rencontres et c’est tout. Ça pourrait être toi, si tu connais quelqu’un qui connaît quelqu’un qui… ». Le bouche-à-oreille leur permet donc de trouver, à la dernière minute, une solution de logement, des meubles ou encore, l’adresse d’une nouvelle épicerie sociale.

Figure 7. L’espace de vie d’Adrienne composé de ses lieux d’approvisionnement et de ses derniers emplois informels.

46De la sorte, c’est exclusivement via le bouche-à-oreille ou directement chez des connaissances qu’elles trouvent du travail rémunéré, qui consiste toujours en des services domestiques réalisés chez des particuliers (cf. Figure 7). Les propositions sont rares, ce qui les amène à accepter tout ce qu’elles trouvent, quelle que soit la distance à parcourir. Dès lors, du fait de leur situation irrégulière et plus globalement précaire, « les femmes migrantes rencontrées sont soumises à des conditions de travail qui les maintiennent dans une relation de dépendance à leurs employeurs » (Le Petitcorps, 2016). L’instabilité quotidienne des femmes isolées et sans-papiers, qui se marque entre autres par le fait de ne pas occuper de façon pérenne un logement, associée aux services domestiques qu’elles fournissent par ailleurs pour d’autres, brouille fortement la distinction entre la sphère du travail domestique et la sphère du travail rémunéré.

47Fait de déménagements soudains dans des quartiers non choisis, de travaux irréguliers chez des particuliers et d’approvisionnement dans des épiceries sociales lointaines, l’espace de vie de ces femmes immigrées et isolées repose sur quelques lieux, spatialement éclatés et amenés à régulièrement changer selon les imprévus et nécessités du moment.

Des espaces de vie flexibles et diversifiés

48L’étude des pratiques spatiales des femmes retraitées issues des classes populaires fait l’objet de peu de recherches. D’une part, ces femmes âgées sont déchargées d’une partie importante du travail domestique qu’elles ont autrefois fourni : leurs enfants sont devenus adultes et ont quitté le domicile familial il y a déjà plusieurs années et leur relation à leur mari peut aussi avoir évolué des suites d’un divorce, d’un décès ou de la retraite de ce dernier. Le travail domestique qu’elles sont amenées à prendre en charge s’atténue et, parfois, se diversifie. En effet, voyant leurs tâches et activités quotidiennes décroître, les femmes retraitées, selon leur âge et leur état, ont tendance à se tourner vers d’autres formes de travail gratuit : la garde et l’accompagnement des petits-enfants, l’accompagnement de personnes plus âgées qu’elles ou le travail de bénévolat (Simonet, 2018) par exemple. D’autre part, la retraite signe aussi leur sortie du marché du travail. En étudiant les trajectoires de femmes blanches anciennement salariées subalternes, on peut observer, au moment de la retraire, des parcours stabilisés, voire, dans certains cas, en légère ascension sociale : certains ménages se situent « au moment de la retraite, à proximité des classes moyennes après avoir connu une ou plusieurs promotions professionnelles » (Amossé & Cartier, 2018). Bien qu’il existe un champ de la sociologie qui s’intéresse à la vieillesse (Caradec, 2008), les retraité·e·s ne sont que peu étudié·e·s par le prisme du travail. Ainsi, alors même que le travail domestique, et plus largement gratuit, reste présent dans leur quotidien et que le travail salarié, souvent subalterne, a façonné leur vie et a déterminé les conditions de leur retraite, les femmes âgées issues des classes populaires représentent une population dont les pratiques socio-spatiales sont peu étudiées.

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Moi le ménage je le fais à contrecœur à l’heure actuelle. Parce que j’ai été femme d’ouvrage et plus tôt j’ai fait le ménage de ma mère et j’ai dû aller travailler par nécessité avec un travail au noir, j’allais faire le ménage. Et maintenant, ma maison je la… néglige. [en pleure] Depuis ma pension, j’abdique et ça me fait mal. Je suis dégoûtée, vraiment dégoûtée. Pourtant j’ai une maison facile, mais je ne sais plus m’y mettre (Marcelle).

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51La stabilité financière et le temps libre que leur procure le statut de retraitées leur permettent de diversifier leurs activités quotidiennes. Elles combinent à présent des activités de loisirs aux tâches de travail domestique qu’elles assurent pour leur ménage. Au sein des activités de loisirs un flou s’esquisse à propos du caractère travailleur ou non de ces pratiques. En effet, les femmes rencontrées expriment avoir souffert du vide laissé dans leurs journées par leur retraite, elles cherchent donc à combler ce temps libre par des activités qui s’apparentent à du travail mais qu’elles réalisent de manière moins contrainte que lorsqu’elles étaient salariées et attachées à des ménages comprenant mari et enfants. On peut citer en guise d’exemples, les après-midis passées avec leurs petits enfants à aider à la réalisation de leurs devoirs d’école ou, dans un autre registre, le travail gratuit réalisé en tant que bénévoles au sein d’associations qui proposent des cours d’alphabétisation, des écoles de devoirs, des épiceries solidaires ou encore de l’accompagnement de personnes âgées ou de petite enfance.

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Depuis plusieurs années, je suis des cours de dessin aux Beaux-Arts, c’est chouette, j’aime bien. En plus, comme j’ai le statut de Bénéficiaire de l’intervention majorée, c’est gratuit. […] Avant d’être retraitée je ne faisais pas ça. Il n’aurait jamais voulu [en parlant de son ex-mari], et puis je devais travailler. J’ai tout fait pour mes enfants ! Lui il faisait rien… Puis fallait aussi gagner des sous (Suzanne, au sujet de ses activités).

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54L’organisation par Suzanne de ses lundis (cf. Figure 8) atteste du temps qu’elle peut dorénavant accorder à des loisirs. En rupture avec ses anciennes journées de femme de ménage, les activités auxquelles elle accède aujourd’hui (les ateliers à l’association d’éducation populaire et les cours de dessin) sont rendues possibles parce qu’elles sont gratuites.

Figure 8. L’espace de vie de Suzanne composé de lieux d’approvisionnement et de loisir

55Restées suffisamment mobiles – physiquement en état et souvent motorisées – les femmes de l’enquête ont pu diversifier, depuis leur passage à la retraite, les lieux qu’elles fréquentent à Charleroi. Leurs espaces de vie se dessinent prioritairement à partir des lieux nécessaires à leur travail domestique : leur logement, les supermarchés où elles font leur courses et les lieux de rencontre avec leur famille. Cependant une autre série de lieux, parfois plus éloignés, sont maintenant inclus à leur quotidien. Ils abritent des activités qu’elles ont choisi de mener – qui relèvent ou non du travail gratuit – et pour lesquelles la distance n’est pas un obstacle. Ainsi les femmes interrogées à Charleroi correspondent à la description que fait Pamela Quiroga des personnes retraitées : « bénéficiant dorénavant de plus de temps libre, de l’absence d’enfants à charge et d’une plus grande autonomie économique, les femmes enquêtées semblent réaliser plus d’activités quotidiennes en dehors de leur domicile qu’auparavant » (Quiroga, 2014).

56Alors que les deux premières formes d’espace de vie présentées ici – ancrés et éclaté spatialement – sont le résultat de fortes contraintes sociales et économiques malgré les stratégies et ressources détournées de ces modes de vie, on observe dans cette troisième frange des classes populaires des espaces vie plus flexibles, laissant une place accrue aux loisirs.

Conclusion

57L’enquête de terrain réalisée à Charleroi a permis d’étudier trois groupes de femmes qui se distinguent tant socialement que dans l’organisation spatiale de leur quotidien. Le premier groupe, formé de mères immigrées installées durablement à Gosselies, témoigne d’un quotidien voué exclusivement au travail domestique, découlant de leur rôle de mère. Ancrées localement dans le quartier, leurs journées reposent sur des réseaux d’interconnaissance fondés sur des liens de famille, de voisinage ou d’amitié. Le second groupe, composé de femmes récemment immigrées et fortement isolées, présente des signes de précarité élevée qui induisent une instabilité quotidienne. L’instabilité se traduit par des espaces de vie composés de lieux peu nombreux mais géographiquement dispersés, pouvant répondre rapidement à des imprévus et à des enjeux sévères de subsistance. Enfin, le troisième groupe, celui des femmes blanches retraitées et anciennement salariées subalternes, témoigne de modes vie stabilisés et plus confortables depuis leur passage à la retraite. Alors qu’elles ont dû, par le passé, conjuguer travail salarié et travail domestique, le quotidien de ces femmes est fait à présent d’activités variées qui allient moments de loisirs et travail gratuit, sans qu’une distinction nette ne puisse être faite entre ces deux éléments. Étant toutes encore très mobiles, leurs espaces de vie se composent de lieux diversifiés dont le choix est moins contraint. Ces trois types d’espaces de vie reflètent les caractéristiques socio-économiques propres à chacun des groupes ainsi que leur rapport spécifique au travail quotidien. Ceci confirme l’intérêt d’une approche géographique du travail pour saisir l’hétérogénéité des classes populaires.

58En adoptant une posture méthodologique fondée sur les expériences et le vécu des femmes issues des classes populaires à Charleroi, cet article propose une typologie du travail quotidien de femmes des classes populaires dans leur dimension spatiale. J’ai cherché à mettre en lumière le travail effectué quotidiennement, dans la sphère privée du ménage ou dans la sphère publique du marché du travail, par celles dont on considère pourtant « qu’elles ne font rien » (Rosa Bonheur, 2020). Cette approche des pratiques populaires par le travail permet, outre de visibiliser le travail complexe des femmes, de proposer un moyen de distinction et de définition des divers groupes qui coexistent au sein des classes populaires. L’hétérogénéité de ces classes, socialement, économiquement et culturellement dominées, s’exprime donc ici par les situations variées de travail dont elles font l’expérience et la géographie de leur espace de vie qui en découle. Autrement dit, c’est justement dans l’intrication des différentes composantes du travail et leur rapport à l’espace que s’expriment les distinctions entre les groupes qui constituent les classes populaires. L’approche par l’espace, qui permet une « fabuleuse entrée méthodologique pour aborder les rapports sociaux dans la mesure où il met en scène et rend visible », requiert de ne pas seulement s’intéresser ce qu’il y a de plus spatialement marquant afin de révéler aussi les rapports de force habituellement dissimulés (Direnberger & Schmoll, 2014). En ce sens, l’article met la focale sur l’espace quotidien de femmes des classes populaires dont le travail est, couramment, a minima doublement invisibilisé, par leur genre et par leur classe.

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Notes

1 Il est important de préciser que le collectif Rosa Bonheur dans son livre La ville vue d’en bas, dont cet article s’inspire, ne pousse aucunement le lecteur ou la lectrice vers cet écueil populiste. Les auteurs ont d’ailleurs reconnu, lors de la journée d’étude « Sciences sociales et classes populaires » organisée à l’université Gustave Eiffel en mai 2021, ne pas savoir si le cas de Roubaix, qui a constitué leur terrain d’enquête, est un cas idéal-typique de centralité populaire ou si des observations similaires et aussi marquées se font dans d’autres villes désindustrialisées.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Hannah Berns, « Des quotidiens faits de travail et de « bons plans » »Carnets de géographes [En ligne], 17 | 2023, mis en ligne le 11 janvier 2024, consulté le 24 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/cdg/8673 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdg.8673

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Auteur

Hannah Berns

Doctorante en géographie à l’IGEAT (Université Libre de Bruxelles)

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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