Nous remercions très sincèrement les agricultrices et agriculteurs rencontrés pour leur accueil et leur disponibilité. Nous remercions le département ACT d’INRAE et le laboratoire CESAER pour leur soutien financier à cette recherche.

Nous remercions Thierry Castel, Yves Richard et Mamadou Traore (CRC Biogéosciences, UMR 6282, CNRS/Univ. Bourgogne-Franche-Comté, F-21000 Dijon) pour nous avoir permis d’intégrer la figure 2 concernant l’évolution des températures sur la zone d’étude.

Introduction

1Dans son sixième et dernier rapport, publié en février 2022, le GIEC alerte sur l’accélération et l’ampleur des conséquences du changement climatique qui constituent désormais une menace pour le bien-être humain et la santé de la planète (IPCC, 2022). Selon la trajectoire 1.5° d’augmentation de la température globale, le GIEC prévoit à nos latitudes une intensification des sécheresses pour la période 2021-2040. Les vagues de chaleur et les sécheresses vont probablement devenir plus fréquentes et les seuils critiques de chaleur extrême pour l’agriculture et pour la santé risquent d’être dépassés (op. cit.). Les discours politiques et médiatiques adressent aux agriculteurs et, en particulier aux éleveurs, des injonctions à l’adaptation au changement climatique mais surtout à son atténuation (Cour des comptes, 2023). Cette mise en responsabilité ne considère pas les agriculteurs comme vulnérables, ou victimes ou tout simplement en situation d’impasse professionnelle, et pas davantage comme détenant des savoirs locaux relatifs aux évolutions du climat (Petit et al., 2020). En Europe, dans le projet Live Adapt (Madrid et al. 2022), chercheurs et acteurs professionnels, comme l’Institut de l’élevage, répertorient des modalités d’adaptation des systèmes d’élevage : diversifier les couverts végétaux, récupérer les eaux de pluie, constituer des stocks fourragers, aller vers des races plus rustiques. Toutefois jusqu’à quel point est-il possible pour les éleveurs de s’adapter ?

2En se basant sur 82 études de par le monde, Vins et al. (2015), montrent que les sécheresses ont des conséquences multiples parfois inattendues sur les agriculteurs. Ainsi les difficultés de production entraînent une surcharge de travail et les pertes agricoles diminuent les revenus, avec en cascade des effets sur la vie du ménage et sur l’isolement social. Nous voulons documenter ici les impacts du changement climatique sur le travail et la santé au travail tout en prenant en compte des formes de vulnérabilités socioéconomiques liées aux spécificités de l’élevage. Que signifie travailler en élevage à l’heure du changement climatique ? Notre hypothèse est que le travail devient précaire pour des éleveurs dépendants du climat et des ressources fourragères. La précarisation professionnelle a été analysée pour les travailleurs intérimaires, saisonniers, payés à la tâche, ou aux contrats de plus en plus courts. Cependant, la précarité ne tient pas seulement à l’instabilité de l’emploi, elle comprend également la fragilisation du sens de l’activité et l’affaiblissement des capacités de défenses par la faiblesse des relations professionnelles (Bouffartigues, 2012). Pour Philippe Spoljar (2015), la précarité existe quand le travail lui-même peut être « ‘révoqué’ à tout moment par une décision dont les motivations peuvent échapper totalement au travailleur » et, par analogie, les agriculteurs sont aujourd’hui engagés dans un travail vulnérable au changement climatique qui rendrait l’activité plus difficile sinon impossible.

3Le changement climatique et ses effets pourraient fragiliser une profession déjà en situation de vulnérabilité sociale et économique. Le rapport Damaisin (2020) pointe les sur-risques de suicide des agriculteurs. La mortalité par suicide des hommes agriculteurs est supérieure de 20 % à celle de la population globale d’hommes de même âge, et les éleveurs bovins (lait et viande) sont les plus exposés. Le travail en agriculture semble de moins en moins attractif : diminution des effectifs, revenus faibles, agrandissement des structures et charge de travail en hausse. À l’heure où un quart des exploitants agricoles ont 60 ans et plus, la forte diminution du nombre d’actifs agricoles est source d’interrogations face à l’enjeu de renouvellement des générations. Quand l’articulation des multiples injonctions (qualité des produits, environnement, climat...) ne paraît plus possible, les difficultés deviennent du « mal-être » (Damaisin, 2020). Or ce mal-être est longtemps resté difficile à appréhender. Sylvie Célérier (2014) a montré que les grandes enquêtes nationales sur le travail sont en définitive très centrées sur l’analyse du travail posté en industrie et ne sont pas en mesure de saisir les risques pour la santé mentale en agriculture.

4Face à la méconnaissance des réalités professionnelles, nous proposons d’explorer l’hypothèse d’un travail précaire à travers une étude de cas menée en 2021 en élevage bovin allaitant en Saône-et-Loire. Celle-ci faisait suite à quatre années de sécheresses. La richesse des entretiens longs et des temps d’échanges avec des éleveurs nous a conduites à mettre au cœur de ce texte les propos entendus. Dans une première partie, nous reviendrons sur les singularités du travail en élevage et les impacts connus du changement climatique sur les agriculteurs. Ensuite, nous présenterons le territoire d’étude, à travers son contexte agricole, les spécificités de l’élevage et sa dynamique, et les modalités de notre enquête (partie 2). Dans la partie 3, nous détaillerons les impacts visibles des sécheresses sur le travail des éleveurs ; et dans la partie 4, les conséquences moins visibles et encore peu documentées, en termes de perte de sens du métier, de charge psychologique et de craintes sur l’avenir. Nous conclurons sur les enjeux à repenser le travail à l’aune d’un changement climatique à l’œuvre.

Le travail en élevage et les risques induits par le changement climatique

Un métier d’indépendant à multiples contraintes

5En élevage bovin en France, les chefs d’exploitations et co-exploitants représentent la très grande majorité de la main d’œuvre (85 %). L’emploi salarié dans l’emploi total est de 12 % en élevage laitier et 10 % en élevage allaitant alors que, pour l’ensemble des exploitations, toutes orientations technico-économiques confondues, il est de 21 % (Cour des Comptes, 2023). En élevage allaitant, la forme juridique majoritaire est l’exploitation individuelle. Au regard de ces chiffres, l’éleveur est un travailleur majoritairement indépendant faisant appel à la main d’œuvre familiale. Dans les nombreux écrits dont le travail en général est l’objet, le travail industriel (Borzeix et Rot, 2010) et le salariat (Clot, 2010 ; Dejours, 2019) sont plus fréquemment documentés que le travail indépendant, situation qui correspond au statut d’éleveur. Malgré ce statut, le chef d’exploitation agricole est pris dans un jeu de contraintes multiples qui défient son autonomie : politique agricole commune (PAC), règles d’installation, volatilité des marchés, critique sociétale. En effet, l’élevage est très dépendant des soutiens publics et est fortement encadré, notamment par la PAC. Assorties de démarches administratives conséquentes, les aides issues de la PAC représentent une part importante dans le revenu. Parmi les élevages de ruminants, celui de bovins viande est la catégorie la plus dépendante des aides directes ; en 2019, celles-ci représentaient plus du double du revenu de leur activité (Chatellier et al., 2021). L’obtention des aides de la PAC est conditionnée au respect de règles dont le champ s’est étendu avec l’avènement de la multifonctionnalité de l’agriculture et les enjeux de protection de l’environnement (Laurent et al., 2003). À travers la notion de multifonctionnalité, la loi d’orientation agricole de 1999 souligne les dimensions multiples de l’agriculture : la production de biens alimentaires mais aussi celle de biens publics environnementaux (paysages ouverts, habitats sauvages, biodiversité, etc.) (OCDE, 2001, Gafsi, 2006) ; ceux-ci participent à l’attractivité résidentielle des territoires ruraux. En lien avec la justification des pratiques destinées à la préservation de l’environnement, tout un travail administratif n’a donc cessé de prendre de l’importance. Dans le cas de l’activité d’élevage en Franche-Comté, Dominique Jacques-Jouvenot (2014) constate que cette activité de « paperasserie » ajoute au métier des compétences d’une nouvelle nature, lesquelles ne correspondent pas aux attributions du métier de production tel qu’il a été choisi par de nombreux éleveurs.

6Ainsi le travail des chefs d’exploitation cumule des fonctions d’entrepreneur, de comptable, d’ouvrier polyvalent, dans des domaines d’activités diversifiés. Il en découle une durée de travail hebdomadaire plus élevée que les autres personnes en emploi avec souvent en élevage du travail le samedi et le dimanche. En fonction du domaine de spécialisation, la moyenne hebdomadaire varie de 46 heures en céréaliculture à 61 heures en élevage et selon le type d’élevage les temps d’astreinte sont quotidiens (alimentation, traite) ou périodiques (période des mises bas) (Midler et al., 2019). La modernisation agricole a engendré, avec la mécanisation, une augmentation de la productivité du travail agricole ; en témoignent l’augmentation de la surface des exploitations agricoles en même temps que la baisse soutenue du nombre d’actifs agricoles. L’agrandissement est souvent synonyme de surcharge de travail.

7La main d’œuvre familiale reste majoritaire dans 95 % des exploitations françaises (Grandjean et al., 2016 ; Cochet, 2019). Ainsi, les sphères professionnelle et familiale se trouvent imbriquées (Lenoir et Ramboarison, 2014). La sphère familiale est source d’injonctions dans le cadre des transmissions intergénérationnelles, ce que Droz et Forney (2007) formulent en termes « d’éthos paysan » : il s’agit de principes tels que, « produire » (fonction nourricière), « tenir propre et en ordre » (entretenir les parcelles, les haies…), « ne pas compter ses heures », « être son propre chef » ou encore, « transmettre un patrimoine dont la valeur est préservée ».

8Souvent présenté comme choisi par passion (Jacques-Jouvenot, 2014), le travail en agriculture est aujourd’hui enchâssé dans un ensemble de contraintes et d’injonctions. Le discours porté sur l’agriculture industrialisée dans la sphère médiatique, s’incarne aussi localement par l’expression de vives oppositions ou de critiques sur les pratiques voire par l’empêchement de la réalisation de projets. Dans le cas de l’élevage orienté sur la production de viande les critiques sont particulièrement vives (voir par exemple Guyon, 2018 ; Lanotte et Rossi, 2022 ; Delanoue, 2018). Ensemble ces différentes injonctions régissent les choix et le sentiment de bien faire, ou non, son travail. Lorsqu’elles entrent en contradiction (Spoljar, 2015), le travail consiste à tenter de les articuler. Ainsi, les éleveurs se trouvent à la croisée de tensions existant entre la nécessité de modifier leurs systèmes d’exploitation pour faire face aux évolutions actuelles et celle de conserver à ce système une certaine identité qui leur permette de s’y retrouver (Lemery et al., 2003).

Les agriculteurs face au changement climatique : enjeux et fragilités

11Des pertes de production jusqu’aux impacts psychologiques, le changement climatique a des effets différenciés sur les populations agricoles de par le monde. Les plus durement touchés sont les agriculteurs vulnérables, marginalisés, frappés par la pauvreté ou toute forme d’insécurité (Bahta et al., 2016) et, de manière générale, la petite agriculture (Donatti et al., 2019). Les évaluations de la vulnérabilité de ces agriculteurs sont à développer (Donatti et al., 2019), tout en recherchant les causes de cette vulnérabilité, qu’elles soient économiques, politiques, socioculturelles, psychologiques, techniques ou infrastructurelles (Taylor, 2015). Car le changement climatique ne doit pas masquer les raisons profondes de marginalisation sociale de certaines populations rurales dans les pays du « sud », aussi divers soient-ils, au Sahel ou en Inde (Mikulewicz, 2018 ; Kashwan et Ribot, 2021) comme d’ailleurs au « nord ».

Un élevage extensif mis à l’épreuve

12L’élevage charolais a son berceau en Saône-et-Loire puis se ramifie dans les départements voisins de la Nièvre, de l’Allier et de la Creuse. Jadis appréciée pour sa force de traction, puis pour ses capacités d’engraissement et sa qualité bouchère, la race charolaise, à la robe blanche, est emblématique de cette région. L’élevage dit « bovins viande ou allaitants » consiste en l’entretien d’un troupeau de vaches nourrices qui allaitent leurs veaux jusqu’à environ 8 à 10 mois. Après sevrage, les mâles sont destinés à l’export principalement vers l’Italie mais aussi vers l’Espagne, où ils seront engraissés. L’élevage est alors qualifié de naisseur. Les génisses femelles sont pour la plupart gardées pour rejoindre le troupeau de vaches. Celles-ci après l’élevage de plusieurs veaux (jusqu’à quelques dix années) sont engraissées soit sur des pâturages riches, soit avec l’apport d’aliments complémentaires ; puis elles sont abattues localement ou régionalement et la viande est commercialisée en grandes surfaces, en boucheries ou en vente directe. Il s’agit alors d’élevage naisseur-engraisseur.

13Basé sur les prairies permanentes, l’élevage charolais est extensif. A la faveur de comparaisons régionales, le mode d’élevage de l’aire du Charolais a paru singulier car il s’est tenu à l’écart du modèle de l’intensification de l’après Seconde Guerre mondiale. Il a privilégié une mise en valeur extensive des terres et du cheptel, utilisant peu ou pas d’engrais azotés, un pâturage libre et un chargement d’animaux à l’hectare faible, recourant peu à l’ensilage d’herbe, de maïs ou à l’achat d’aliments, une moindre mécanisation. Cette « bizarrerie », vue comme un retard pris sur le chemin de la modernité, a intrigué les chercheurs André Leseigneur (1987) et Jean Cavailhès (1989) qui ont alors conduit des études techniques et économiques. Celles-ci ont montré la cohérence technique et le rôle des acteurs clés de ce système d’élevage : éleveurs, sélectionneurs, marchands et grands fermiers. Ensemble, ils ont contribué au maintien d’un système imperméable à une certaine intensification, jusqu’à aujourd’hui, cependant au prix d’une rentabilité faible. Selon une enquête menée en 1998-99, les éleveurs restaient attachés aux spécificités techniques et socioprofessionnelles qui les démarquent « des activités agricoles plus ‘intensives’ et plus standardisées (la production laitière, les grandes cultures) » et font d’eux, selon leurs propos, de « vrais éleveurs » (Lémery, 2003). Ce « système charolais » a permis de préserver un paysage herbager et bocager. Avec l’agrandissement des fermes et des troupeaux, le savoir de ces éleveurs se renouvelle et ils recomposent leurs manières de manipuler les bêtes qui pâturent sur de grandes parcelles (Petit, 2018). Toutefois, signalons que le dernier recensement agricole de 2020 montre qu’en Saône-et-Loire les effectifs totaux de bovins sont en baisse (- 8,6 %). Cette diminution du cheptel s’accompagne d’une perte des surfaces en prairie (- 12 000 ha).

14Situé en Saône-et-Loire à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Mâcon, à cheval entre les petites régions agricoles du Charolais et du Clunisois, le territoire d’étude correspond à la communauté de communes Saint-Cyr-Mère-Boitier (Figure 1). Celle-ci comprend 15 communes et un peu moins de 8000 habitants en 2019 (données INSEE).

15Tableau 1 : principales caractéristiques de l’agriculture sur la communauté de communes St Cyr Mère boitier (Source : données DRAAF, 2022)

Orientation principale de production	Nb exploitations en 2010	Nb exploitations en 2020	Evolution du nb exploitations 2010-2020
Bovins viande	117	87	- 26 %
Bovins lait	12	9	- 25 %
Bovins mixtes	27	14	- 48 %
Polyculture et Polyélevage	16	9	- 44 %
Ovins-caprins	33	24	- 27 %
Viticulture	40	34	- 15 %
Autres	64	51	- 20 %
TOTAL	309	228	- 26 % Saône-et-Loire : -20,9 % France : - 20 %

16L’élevage bovin allaitant et la viticulture sont les deux productions principales sur la communauté de communes de St Cyr Mère Boitier (Tableau 1) ; l’élevage bovin viande est le plus important en nombre et en surfaces utilisées mais la viticulture est la première en valeur de production. Ici comme ailleurs en France et dans l’ensemble du département de Saône-et-Loire, le déclin démographique est observé, d’ailleurs un peu plus marqué sur ce territoire (DRAAF, 2022). Le nombre d’actifs agricoles a été presque divisé par deux, de 1310 à 676, la main d’œuvre familiale diminuant fortement. La prairie continue d’occuper 89 % de la surface agricole utile sur le territoire d’étude (Fig.1). Sur la communauté de communes St Cyr Mère Boitier, contrairement aux terrains plus argileux et riches du Charolais et du Brionnais (Lizet, 1993), les sols sont granitiques et très sensibles à la sécheresse, limitant les ressources fourragères.

17À l’été 2020, la presse quotidienne régionale se fait l’écho d’une réunion à Matour ayant rassemblé près de 150 éleveurs (la moitié des chefs d’exploitations du territoire) préoccupés par une sécheresse intense. Cette réunion est tendue et révèle une situation conflictuelle entre éleveurs et viticulteurs. L’objet des tensions est l’absence des pluies d’orages salvatrices. Les nuages orageux passent au-dessus du territoire, sans l’arroser. Les éleveurs mettent en cause un dispositif de géo-ingénierie : des générateurs anti-grêle placés en terres d’élevage pour protéger de la grêle le vignoble plus à l’est. Leur installation coïncide avec les sécheresses estivales qui se sont succédées de 2017 à 2020 ; l’origine de ces sécheresses météorologiques (déficit de précipitations) est le sujet du conflit. Mais la sécheresse hydrique (manque d’eau dans les sols) qui sévit aussi, est d’abord reliée au changement climatique. Une étude climatique sur la région dans le cadre de l’étude de ce conflit (Traore, 2021) fait d’abord état, à l’échelle de Matour comme à celle de la région Bourgogne, d’une augmentation de +2°C de la température annuelle moyenne, entre 1959 et 2020, avec deux moments clés : entre 1987-1988 et 2013-2014 (Figure 2). Or, l’élévation des températures accroît mécaniquement l’évapotranspiration potentielle. Ainsi comparativement aux années 1960, celle-ci est aujourd’hui supérieure de 200 mm/an. Cela signifie que chaque année 200 mm d’eau de plus qu’il y a 60 ans, sont prélevés aux sols par l’atmosphère (si ces sols ont suffisamment d’humidité à restituer). Avec un cumul moyen annuel des précipitations resté constant jusqu’alors, l’accroissement de la température se traduit par une diminution de l’humidité des sols, depuis 1988. De plus, malgré un cumul annuel constant, les précipitations des dernières années ont été irrégulières, avec des déficits de pluies estivales notamment en 2018, 2019 et 2020. La sécheresse, météorologique comme hydrique, de 2020 est particulièrement forte, d’ailleurs reconnue catastrophe naturelle par arrêté interministériel du 20 avril 2021. La Saône-et-Loire a également fait l’objet d’une reconnaissance de calamités agricoles pour perte de récoltes sur fourrages (40 % en moyenne à l’échelle du département) et sa partie ouest où se trouve le territoire d’étude est particulièrement affectée et déjà reconnue sinistrée en 2019 et en 2018 (38 % de pertes).

19Tableau 2 : Caractéristiques des fermes de l’échantillon

	Nb exploitations	Nb moyen vaches allaitantes	Nb moyen vaches laitières, chèvres, porcs, brebis	Surface moyenne en hectares
Elevage bovin viande	5	70		112
Poly-élevage lait, viande, caprin, porcin	3	59	59 v. laitières 280 chèvres 240 porc s	160
Viticulture et élevage bovin, ovin	4	57 [20 génisses]	60 brebis	11 ha vignes + 80 ha prairies et cultures
TOTAL	12

Les conséquences de la sécheresse sur la nature du travail

21Les sécheresses altèrent les prairies et la disponibilité en fourrages ; cela se répercute sur les animaux. Nous détaillerons ici ces impacts en cascade jusqu’au temps de travail et à la charge mentale des éleveurs.

Des ressources de plus en plus rares

23Le manque d’eau est tout aussi préoccupant que la pénurie d’herbe. Le système d’élevage bovin du territoire repose sur un usage extensif de prairies maillées de haies et sillonnées de rivières et ponctuées de sources. L’abreuvement se fait au cours d’eau et grâce à l’aménagement de sources, basé sur des savoirs locaux de circulation de l’eau, une forme de domestication de l’eau (Petit, 2015). Or avec la sécheresse, les éleveurs observent des asséchements inédits de cours d’eau et de sources : « sur les sources d’eau, oui y’en a une qui d’habitude elle ne tarit pas puis là elle a tari » (HY1). « De l’eau on en a moins » (EL 3), et les sols subissent un assèchement structurel (montré par l’étude climatique citée plus haut), que les éleveurs repèrent en notant la disparition de zones humides.

24Enfin, la pénurie d’herbe à laquelle est substitué du fourrage en quantité mesurée, conduit à une alimentation moins riche qui détériore l’état corporel et la santé des animaux ; ils maigrissent : « j’ai rentré des vaches hyper maigres. (…) et c’est ça le plus dur, quand tu vois t’as des bêtes en super état au printemps et que tu les vois maigrir dans l’été, c’est trop » (EL4). En moins bonne forme, les vaches sont moins aptes à la reproduction ce qui se répercute sur tout le système et de manière pluriannuelle : « Les vaches font des chaleurs silencieuses […] et mêmes si on les insémine, elles ne retiennent pas derrière. Malgré qu’on ait soigné [dans le sens d’avoir bien donné à manger] Donc je sais pas si c’est que les vaches n’ont pas eu leur dose d’herbe verte » (EL1).

Une charge de travail accrue

25Répertoriés ci-dessus, les effets sur prairies, eau et animaux vont se traduire par des changements dans l’organisation du travail, des surcoûts, et enfin, un accroissement des charges physiques et mentales. Il faut compenser l’absence de ressources naturelles par le travail. Alors que la période estivale est d’ordinaire celle du répit, au cours de laquelle les animaux sont autonomes pour leurs besoins, il faut assumer de nouvelles tâches pour nourrir et abreuver les animaux au pré, arpenter son exploitation d’une centaine d’hectares avec des chargements de foin et d’eau : « on passe toute la journée à faire ça. Donner à manger et donner de l’eau » […] (EL1). Une charge de travail que les éleveurs chiffrent le plus souvent entre deux et quatre heures supplémentaires par jour. Ainsi en termes d’activités, l’été finit par ressembler à l’hiver, c’est-à-dire un continuum de tâches sans intermède de repos : « Le 15 septembre il fait encore 30°, et puis donc il n’y a pas de repos, il y a pas de temps mort, il y a rien » (HY 3). Les vacances sont annulées ou réduites : « il faut tellement amener tout le temps à manger et à boire de partout que c’est compliqué de partir une semaine entière » (EL3). Certains ont choisi de déplacer les lots d’animaux vers les points d’eau et d’apporter seulement le fourrage, d’autres préfèrent rentrer les animaux à l’étable pour faciliter l’affouragement et l’abreuvement.

26Aux astreintes, s’ajoutent des achats qui pèsent sur les équilibres financiers fragiles des exploitations : foin et paille venant d’autres territoires, aliments pour le bétail, bacs à eau, eau et coûts additionnels de gazole pour faire tourner le tracteur qui va et vient dans les différentes parcelles l’été, « de l’argent qui part à rien quoi » (EL7). Ces dépenses sont chiffrées par les éleveurs lors de l’enquête entre 5000 et 25 000 €. Les surcoûts sont difficilement absorbables dans un contexte économique morose où le prix des animaux et de la viande stagnent. Déjà très dépendants des aides, les éleveurs évoquent une précarité économique telle qu’ils ne pourraient plus faire face : « va falloir que ça s’arrête car on ne tiendra pas le choc » (EL7).

Des éleveurs contraints à l’extensification

27Les réponses apportées aux sécheresses correspondent à des formes d’extensification de la production dans un système, qui comme on l’a vu plus haut, n’avait pas adopté les schémas de l’intensification. Pour EL6, l’arrêt de la production de lait a été une première réponse à la sécheresse pour se concentrer sur l’élevage de vaches allaitantes moins exigeantes en termes d’alimentation et plus résilientes aux pénuries d’herbe. EL6 s’installe en 2016 avec sa sœur sur la ferme familiale associant la production de lait et de viande. En 2020, au départ de sa sœur et « à cause du manque de fourrage », EL6 abandonne la production laitière et élève désormais 50 vaches allaitantes et leur suite, soit quelques 150 animaux sur 100 hectares. Il a gardé deux vaches laitières « c’est un vestige d’autrefois ! », nous dit cet éleveur de 30 ans. « Les laitiers se sont déjà tous découragés ils ont fini par vendre les vaches laitières car trop gourmandes en alimentation » (EL1). Sur le territoire St Cyr Mère Boitier, il restait 9 fermes laitières en 2020, soit 3 de moins par rapport à 2010. La disparition des ateliers lait se confirme sur le territoire, de plus en plus spécialisé en élevage bovin viande. Trois des éleveurs mentionnent la diminution du cheptel pour réduire le chargement ou l’augmentation de leur surface. Le revers est de pouvoir supporter les coûts supplémentaires de location et d’entretien de ces nouvelles parcelles : « J’avais diminué un peu les vaches, j’ai repris un peu de surface. Mais prendre plus de surface c’est bien mais il faut s’en occuper, il faut la payer ». Avec des fermes plus extensives, la productivité devient plus faible, les charges fixes concernant la location et l’entretien des parcelles restant identiques. En pleine sécheresse, certains se sont séparés d’animaux plutôt que d’acheter du foin, trop coûteux. C’est dans la douleur que les éleveurs renoncent à garder tout le troupeau ; se séparer des bêtes est ressenti comme un échec : « Et puis là j’ai perdu le moral, la semaine dernière j’ai vendu cinq vaches à nouveau. Il faut que je diminue de toutes façons. (...) Il faut se décharger tout de suite tant qu’il y a ça en état et que ça vaut un peu. C’est un crève-cœur parce qu’on fait naître des veaux et puis ils ont un mois quand on les fait partir » (EL4) ; quant à EL3, il résiste aux conseils de son père qui l’enjoint à vendre : « L’an dernier c’est ce qu’il [père] me dit : vends des vaches ! Que j’en avais trop l’an dernier. Ça m’embêtait d’en vendre mais bon, j’ai dit : on verra l’an prochain. ». Se séparer d’une partie du troupeau est comme renoncer à son cœur de métier et tutoyer un arrêt définitif de l’élevage : « bah c’est un peu malheureux, ça veut dire que l’élevage euh… On pourra plus vivre de l’élevage il faut une production pour vivre à côté » dit EL5. Certains éleveurs du territoire ont ajouté un atelier d’élevage de volailles et de canards. La vente directe et locale de viande de bœuf existe mais ne peut concerner qu’une part limitée de la production totale sur un territoire à faible densité de population.

28Si les éleveurs sont réputés savoir s’adapter, la répétition de quatre étés secs, de 2017 à 2020, est un phénomène inédit qui a largement débordé l’intervalle des fluctuations économiques et environnementales avec lesquelles les éleveurs composent habituellement (Lémery et al., 2008). La dépendance aux conditions environnementales (pluie, température, état du sol) ancre une situation de précarité (Spoljar, 2015).

Les conséquences de la sécheresse sur le vécu du métier d’éleveur

29Vins et al. (2015) montrent un processus causal d’effets multiples de la sécheresse, avec des répercussions socio-économiques en termes de charge de travail, qui, accrue, génère du stress, celui-ci conduisant à des troubles anxieux. À cette intensification du travail, s’ajoute une charge psychologique, avec la perte de ses repères professionnels et le sentiment de ne plus pouvoir bien faire son métier. Les savoirs professionnels sont mis à l’épreuve par ces situations de sécheresses, ce qui représente un risque psycho-social insuffisamment considéré (Jacques-Jouvenot, 2014). Certains éleveurs vont jusqu’à formuler l’éventualité d’un renoncement au métier.

Perte de sens et arrêt du métier

30La dégradation de l’environnement affecte la capacité des éleveurs à interagir avec les ressources environnementales (eau, herbe) et crée des ruptures dans le rapport au lieu. À travers la référence au passé « avant on était bien chez nous » (EL4), le sentiment de perte est très présent à côté de l’impossibilité de bien faire son travail. La sécheresse remet en cause le soin aux animaux qui fait le bon éleveur, c’est-à-dire le jugement de beauté qui renvoie à la reconnaissance par les pairs de la qualité du travail (par exemple avoir de belles bêtes) et donc à la subjectivité du métier (Dejours, 2019 : 112). Car malgré les dépenses tant physiques que financières, le maintien du bon état des animaux n’est pas assuré et les éleveurs voient leurs bêtes souffrir : « Mais le plus décevant c’est de voir maigrir ses bêtes » (EL4) ; « Même si les vaches dans le pré elles ont un râtelier de foin en libre-service, elles souffrent de toute manière » (EL6). La chaleur les affecte : « les vaches elles sont comme nous, elles sont mal (...). Pour moi c’est ça qui est le plus dur, de voir ses vaches dans les prés qui ont faim, enfin qui ont faim, qui bouffent de la terre… » (EL4). L’été devient « leur hantise » et les éleveurs sont suspendus à la météo « quand vous prenez une météo à 15 jours qui vous annonce 0 mm d’eau… psychologiquement, mentalement pour un éleveur c’est très dur, très très très dur. » (HY3).

31Si les plus optimistes se disent « inquiets » ou évoquent un contexte « compliqué », l’impossibilité de continuer l’élevage imprègne chaque rencontre. Dans les paroles des jeunes installés, s’égrènent des expressions sombres : chez EL6, 30 ans, « c’est fini, on est morts ; une hécatombe du nombre de fermes ; une situation catastrophique ; on va dans le mur ; crever dans son coin » ; puis chez EL1, 24 ans, « on va crever ; ça fout la trouille ; j’ai peur ; il a pété un câble ; on arrive au bout ». Chez eux et aussi dans les propos de EL4, 32 ans, EL2 et ses deux fils, les mots suicide, pendu et corde sont prononcés. La situation de sécheresse 2020 a éprouvé les personnes jusqu’à ne plus entrevoir d’issue. Ils font part d’un « ras-le-bol » (EL3). « On n’a pas de perspective d’avenir à long terme (...) là on subit tout le temps. Et à force y’en a marre » (EL7). Ces propos formulent une limite dans ce qui est supportable.

32Les éleveurs font le récit d’une disparition accélérée du nombre d’élevages sur leur territoire. Dans leurs propos sont présents l’arrêt du métier, alors que 8 des 11 éleveurs ont moins de 38 ans, puis la fin de l’élevage et de générations d’éleveurs. EL4, 32 ans, installé en 2015, envisage une fin obligée : « depuis ouais ça fait quatre ans que ça descend, donc il ne faut pas que ça descende plus. Je ne pourrai pas, ça pourra pas aller » ; EL6, 30 ans, installé 2016,

« si les années continuent comme ça il faudra arrêter le métier. C’est à contre-cœur, mais s’il y a plus moyen de nourrir les vaches… on va pas se mettre en faillite, il y a tellement de suicides dans le monde agricole qu’on ne va pas attendre d’en arriver à ce stade-là ».

33EL5, 50 ans, perçoit que des collègues risquent d’arrêter : « y’a ceux qui vont perdre le moral et qui vont arrêter, ceux qui financièrement pourront pas tenir ». Les éleveurs évoquent des arrêts anticipés de carrière, des trajectoires encore insuffisamment documentées et plutôt en hausse (Mahé et al., 2019). Pour ceux qui ont repris une ferme familiale « la perpétuation de la maison et l’inaltérabilité de son patrimoine », que Droz et Forney (2007 : 70) identifient parmi les principes qu’ils rattachent à l’éthos paysan, rendent encore plus difficiles l’abandon du métier. Lestée des héritages familiaux, la sortie du métier instille une culpabilité difficile à vivre. Comme le dit EL4, il n’y pas d’autre issue que le suicide « enfin il y a beaucoup d’éleveurs où c’est leur vie, il y a que ça. Et s’ils arrêtent ils préfèrent se mettre au bout d’une corde. Ils ne le disent pas mais tu le sens ». L’agricultrice HY2, âgée de 40 ans, qui n’a pas hérité de sa ferme mais l’a créée comme une entreprise, dit ne pas avoir « d’affect vis-à-vis de cette exploitation, enfin si bien sûr, mais c’est pas, je ne dois rien à personne » et avance que si « elle ne marche plus j’arrête mon entreprise », mais l’on peut douter que le renoncement aille de soi ; cette parole permet peut-être de se rassurer, d’accepter.

34EL1 évoque la tentative de suicide d’un agriculteur de 36 ans de la commune voisine aux terrains difficiles, un passage à l’acte provoqué par les conditions de sécheresse :

« voilà lui il donne à manger depuis le mois de juin à ses vaches jusqu’au mois d’avril et cet été il dormait plus quoi. Il entendait ses vaches gueuler à 4h du matin depuis chez lui et il a fini à l’hôpital car il a pété un câble, il en pouvait plus. Et on a de la chance qu’il ne se soit pas pendu quoi. Je veux dire c’est un phénomène qui fout la trouille car dans les années qui viennent, ça va être le désert quoi chez nous. Là dans la commune, on est quoi, 7 agriculteurs, et dans les 10 ans qui viennent on va se retrouver à 3 grosso modo ».

35Ces arrêts inquiètent beaucoup les éleveurs, « on va arriver à une hécatombe, dans les dix ans qui viennent ça va être une hécatombe phénoménale » (EL6) ; « bah on va crever quoi, ça c’est clair et net » (EL1).

36Au fur à et à mesure de l’agrandissement des fermes et du déclin démographique, le travail perd sa dimension de rapport social (Dejours, 2019 : 33) et l’isolement se fait solitude. La notion de désert social revient dans les propos, l’analogie avec les conditions sèches semble permettre de nommer un sentiment de solitude dans un monde agricole au vécu souvent refoulé (Salmona, 2003).

Une identité professionnelle dégradée

37La détresse exprimée s’enracine dans une identité professionnelle prise dans les contradictions du métier et une déconsidération de la société qui finalement disqualifie l’utilité du travail. Le jugement d’utilité est la reconnaissance par autrui du travail accompli (Dejours, 2019 : 112) ; la non-reconnaissance du travail accompli (par la rémunération, par la considération sociétale) voire l’exclusion de la communauté sociale (Spoljar, 2015) laissent les éleveurs sans possibilité de consolider leur identité professionnelle. EL6 évoque la fragilité du modèle agricole, une dépendance aux aides de la politique agricole :

« De toutes façons le monde agricole est sous perfusion des aides, on est tous au bord de…, et donc si un jour la perfusion se débranche on est tous morts ».

38Tout un ensemble de contradictions traversent l’agriculture : besoin de trésorerie et endettement versus rentabilité faible ou vente en dessous des coûts de production ; importance du travail fourni et de sa qualité versus faible rémunération et dépendance aux aides ; productivité versus respect de normes agroenvironnementales et entretien du paysage. Ces paradoxes sont sources de détérioration de la santé au travail (Spoljar, 2015). Face à la précarité économique, les aides publiques sont essentielles. Elles dépendent de l’acceptabilité sociétale de l’élevage. Or les impacts globalisés de la production de viande en termes de gaz à effet de serre et la baisse de la consommation de viande bovine en France dessinent un contexte ressenti comme hostile : « et le problème c’est que plus le temps passe, plus le monde en général nous montre qu’on n’a pas besoin de nous » (EL6). C’est le sens du métier qui est bouleversé notamment la fonction nourricière qui, pour EL4 (32 ans), ne saurait être supplantée par celle de l’entretien d’un paysage pour les autres :

« Donc moi j’aimerais continuer à produire comme je produis, mais s’il y a plus d’intérêt à produire et notre but c’est juste d’entretenir les terrains pour les touristes et dire que la France elle est belle parce qu’elle est entretenue, peut-être qu’il faudra plus produire, c’est pas…et j’ai pas envie de me ruiner pour une exploitation non plus, c’est mon plaisir mais il faut pas non plus que ça… si un jour il faut arrêter totalement j’arrêterai ».

39La multifonctionnalité de l’agriculture valorise la production de biens alimentaires et environnementaux ; pour cet éleveur l’un ne va pas sans l’autre et la production de biens paysagers ne pourrait suffire à construire son identité professionnelle. Les éleveurs se dévalorisent, ils révisent même leur choix professionnel en comparant leur situation au statut de salarié plus enviable : « enfin il y a un moment moi je vais faire comme je faisais avant : je vais être salariée, je vais faire mes heures, je vais toucher ma paie, je vais expliquer aux autres la vie et voilà » (HY 2). Certains expriment même le regret de s’être installé « ah dis donc, j’aurais su la merde que c’était aujourd’hui, je n’aurais pas repris, jamais ! » (EL7, 30 ans). Ils soulignent malgré tout la passion de l’élevage tout en s’interrogeant sur la manière dont celle-ci occulte les facettes ardues du métier :

« c’est un métier de passion, et quand on est passionné on doit être un peu con, mais c’est un métier, personne ne peut entendre de vouloir faire ce qu’on fait. C’est à se demander comment des jeunes, enfin comment moi j’ai pu avoir envie de faire ça » (EL6, 30 ans).

40La construction de sens au travail qui passe par la reconnaissance (jugements d’utilité et de beauté) semble empêchée par un contexte de réprobations sur lequel le changement climatique surenchérit.

Discussion

Précarité du travail et mal-être

41Point de départ de notre recherche et fait rare, le rassemblement de 150 éleveurs, en juillet 2020, dont la presse s’était faite l’écho, incarnait probablement le besoin de mettre en commun de fortes inquiétudes. L’enquête a offert un lieu d’écoute pour les éleveurs éprouvés par les sécheresses. Les entretiens n’ont pas abordé les manières de s’adapter ou les évolutions techniques. Ils ont laissé la place à l’expression des émotions (peur, tristesse, colère), des dimensions généralement tues et refoulées par un ethos paysan valorisant le fait d’être dur au travail, jusqu’à l’épuisement (Droz et Forney, 2007). Sont apparues la subjectivité et des sensibilités à la nature et aux animaux souvent masquées par un langage technico-économique de l’agriculture. Les paroles recueillies exprimaient un mal-être avec des doutes sur le métier, une perte d’estime de soi et une absence de perspectives. Dans un métier où les sphères familiales et professionnelles sont imbriquées, les individus sont particulièrement touchés. Les éleveurs nous ont aussi paru seuls face aux pertes subies. La métaphore du désert reliée à son versant social matérialise une solitude et un isolement de plus en plus courants en agriculture ; ils deviennent des facteurs de stress et de mal être (Wheeler et al., 2022). Avec les sécheresses, c’est non seulement la qualité du travail, qui est empêchée et cela est « psychologiquement fort couteux » (Clot, 2010 : 39) mais le travail lui-même qui est devenu révocable. L’enquête montre que les éleveurs souffrent parce que leur travail est devenu précaire c’est-à-dire remis en cause par les nouvelles conditions climatiques alors que le métier semblait acquis pour une carrière. Cette détresse rencontrée dans la plupart des entretiens pourrait être le signe d’un « écroulement psychique collectif », sur lequel Michèle Salmona, anthropologue qui a consacré ses recherches à la condition des paysans, alertait dès 2003.

L’attachement au lieu

43Rappelons que l’attachement affectif peut s’avérer profond, une appropriation « existentielle » car il s’agit de se sentir à sa place voire chez soi quelque part (Ripoll et Veschambres, 2005). Les effets d’un changement climatique chronique, tel que la répétition des sécheresses (par opposition aux phénomènes extrêmes, ponctuels dans le temps), instillent un sentiment de perte de l’environnement familier (Manning et Clayton, 2018). Glenn Albrecht (2019 : 57) a nommé solastalgia, cette émotion négative liée à la perte du lieu connu et d’un paysage avec ses singularités, en somme « ressentir le mal du pays dans son propre pays ». Pour des communautés paysannes attachées au territoire agricole, la perte désoriente les gens jusqu’à l’anomie (op.cit. : 67). Pour des éleveurs au métier dépendant des ressources naturelles et sensibles à l’espace entretenu et façonné depuis des générations, cela se traduit dans une crise d’identité sociale et professionnelle, exprimée dans les entretiens par la fragilisation du sens du métier et l’absence d’avenir. Le sentiment de perte fait partie des impacts sur le bien-être les moins tangibles d’un changement climatique chronique (op.cit. : 9). De plus, quand on est agriculteur, la perte est celle de son mode d’habiter, de son genre de vie (Mathieu, 2016) et de la ferme dont on a hérité tout en se trouvant dans l’impossibilité de quitter les lieux et son métier.

44À l’aune de cette étude qui porte l’attention sur le métier d’éleveur bovin allaitant, reconnaître la perte ressentie vis-à-vis du lieu, à cause du climat, nous paraît essentiel, de même que reconnaître son pendant l’attachement au lieu. Cette perspective ouvre une nouvelle voie de recherche vers une compréhension approfondie des conséquences du changement climatique sur le rapport au lieu.

Conclusion

45À l’heure où les manifestations du changement climatique s’intensifient, ses conséquences sur les agriculteurs et leur travail méritent d’être suivies. Le présent texte esquisse les effets de la sécheresse sur le travail d’éleveurs, à travers les conséquences matérielles du changement climatique sur les prairies, les ressources en eau, les animaux, la trésorerie et celles plus immatérielles, sur la charge mentale, les inquiétudes, la lassitude, des savoirs professionnels poussés à leur limite.

46Le changement climatique fragilise les personnes et une profession. Le travail se précarise (Spoljar, 2015) parce que la reproduction de l’écosystème et donc des conditions de travail ne semblent plus assurées. Les aléas du climat rencontrent la vulnérabilité croissante des éleveurs. Au fur et à mesure des départs en retraite non compensés par l’arrivée de nouveaux entrants, les éleveurs enquêtés exprimaient, par la métaphore du désert, leur inquiétude d’être une profession en déclin. Le changement climatique est aussi révélateur d’inégalités. Elles tiennent aux filières de production et aux positions géographiques. L’injustice ressentie de subir les aléas du climat sans pouvoir s’en protéger avait mobilisé les éleveurs du territoire à l’été 2020 alors que leurs voisins viticulteurs semblaient moins vulnérables. La dépendance à la nature est plus immédiate pour les systèmes extensifs, déjà subordonnés aux aides de la PAC. Sous l’effet d’un changement climatique qu’on sait devoir s’accélérer, Clayton et Manning (2018) dénoncent l’écart entre l’ampleur du problème et le manque de mobilisation et de réponses apportées notamment au niveau sociétal. Le rassemblement d’éleveurs sous les auspices d’un conflit semble dire qu’une mobilisation est possible invitant à des actions d’accompagnement pour que le métier d’éleveur ne soit pas « en sursis ».