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Carnets de recherches

Travail et genre des géographes

Perspectives sur les pratiques professionnelles des femmes géographes
The gender of geographical work. Perspectives on the professional practices of women geographers
Laura Péaud

Résumés

La géographie française s’est peu penchée sur les conditions de travail des géographes eux-mêmes. Pour éclairer ce pan de recherche, cet article se penche spécifiquement sur le genre du travail géographique, en interrogeant les spécificités de pratiques professionnelles au féminin. En considérant, à partir d’un état de l’art international, les difficultés plus grandes des femmes pour accéder et avancer dans les carrières géographiques, nous proposons ici de réfléchir à ce qu’une enquête approfondie sur les formes féminines du travail géographique apporterait dans une perspective réflexive et épistémologique sur la discipline. Nous montrons que cet enjeu ne tient pas uniquement à une réalité sociologique (un manque de femmes) mais possède des réalités épistémologiques conséquentes (un manque de diversité quant aux objets, aux approches et aux outils de la discipline, entre autres). Et nous suggérons des pistes thématiques et méthodologiques pour mener une enquête de vaste ampleur sur les conditions de travail des femmes en géographie, en invitant notamment à une prise en compte plus importante du travail émotionnel et de l’enseignement/encadrement.

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Texte intégral

1Ce numéro de Carnets de Géographes suggère, entre autres, de se pencher sur les formes et les espaces du travail universitaire, scientifique ou enseignant, ce que la géographie n’a jusqu’alors pris en charge que ponctuellement. Des recherches ont été menées sur les espaces universitaires (Vergnaud, 2018) ; de récentes contributions ont par ailleurs éclairé le travail enseignant (Philippot et Thémines, 2021). Mais le champ de l’histoire et de l’épistémologie s’est peu saisi de cette thématique, du moins pas frontalement. En revanche, de très nombreux éclairages sont régulièrement produits du côté syndical ou associatif, notamment à l’occasion des luttes sociales successives1. Sur la base de cette invitation, je propose de questionner plus directement les formes du travail académique, en le déclinant au féminin. Il s’agira de se pencher sur les spécificités du travail des femmes à l’université, en considérant le cas de la géographie française, et en associant les aspects recherche et enseignement. Par « femmes » j’entends ici toute personne qui se perçoit et/ou qui est considérée comme telle ; je m’appuie donc sur une approche construite du genre féminin, non essentialiste, et incluant donc les minorités de genre. Dans la suite de l’article, le terme « femme(s) » désignera donc une ou des personnes se vivant comme telle ou étant perçue à travers cette identité de genre. Je ne chercherai pas à identifier des formes féminines du travail géographique, qui s’opposeraient à des formes masculines, au sens où féminin et masculin seraient des catégories biologiquement identifiées ou essentialisées, mais bien à montrer que la géographie au féminin est socialement construite par l’existence de normes masculinistes (Hancock, 2004).

  • 2 Par normes masculines, je comprends ici l’ensemble des pratiques sociales qui considèrent le mascul (...)

2Si l’histoire de la géographie commence en France à considérer la place des femmes dans la discipline (Ginsburger, 2017a, 2017b, 2015 ; Robic et al., 1996), trop peu de travaux envisagent encore ce qu’être considérée et/ou se considérer comme une femme fait à la géographie et aux pans du travail académique dans la discipline, et ce que les caractéristiques du travail géographique font aux femmes et aux minorités de genre. Plusieurs travaux récents issus de la sphère germanophone ou anglophone mettent pourtant en lumière les effets que la condition féminine, parce qu’elle s’accompagne de rapports de domination marqués, produit sur la manière dont le travail géographique est réalisé (Maddrell, 2009 ; Schurr et al., 2020). D’une part, l’accès aux carrières universitaires demeure plus difficile pour les femmes, malgré des effets de rattrapage ces dernières décennies. D’autre part, les caractéristiques du travail universitaire en géographie sont profondément genrées. La pratique du terrain, reconnue comme un rite de passage disciplinaire est, par exemple, teintée de normes masculines et masculinistes2 (Calbérac, 2010 ; Jégou et al., 2012) et informe donc la manière de travailler en géographe que l’on soit femme ou homme. Se pencher sur les formes du travail géographique au féminin offre donc l’occasion de réfléchir plus avant aux habitus universitaires souvent reproduits, mais paradoxalement impensés de notre discipline (Séchet, 2012). Il faut néanmoins souligner les apports importants des géographies queer qui ces dernières années ont, en France, permis de réfléchir plus avant sur les impensés et les normes qui régissent et organisent la production des savoirs géographiques en contexte académique – et la façon de les transformer et subvertir (Borghi, 2014 ; Prieur, 2015).

3En prenant appui sur les apports des épistémologies féministes et matérialistes, et sur le développement des Feminist and Gender Studies en géographie, cet article souhaite offrir des perspectives théoriques et méthodologiques nouvelles, en invitant à prendre en considération le travail des femmes au sein de la géographie française. Il ne s’agit pas seulement de pointer des formes d’invisibilisation, silenciation ou minoration des femmes et minorités de genre, même si celles-ci sont des révélateurs puissants des conditions du travail académique en géographie française. Il s’agit aussi et surtout de réfléchir à ce que ces rapports de domination produisent tant du point de vue des formes que prend le travail géographique que des savoirs géographiques eux-mêmes et de leur transmission : comment le fait d’être reconnue ou de se considérer comme femme produit des arts de faire géographiques spécifiques ? Je réfléchirai ainsi aux dimensions sociologiques du travail féminin en géographie, en les articulant à une dimension épistémologique forte et jusqu’alors peu explorée.

4En tant que femme, géographe, maîtresse de conférences depuis 2016, il est évident que ce sujet du travail féminin résonne avec mes propres expériences. Il ne s’agit pas ici de réfléchir à ma situation personnelle, mais plutôt à partir d’elle. Car c’est en identifiant au quotidien des rapports de domination genrés, me touchant personnellement ou touchant mes collèguEs, mais aussi en devant composer avec la maternité, que j’en suis venue à interroger plus avant les spécificités d’un travail féminin dans la production et la transmission de savoirs géographiques, aux normes masculines de la discipline, peu ou pas interrogées, et aux opportunités de faire autrement. C’est donc depuis des sentiments et émotions mêlés, dont je pense qu’ils doivent et peuvent guider nos recherches (Gopa, 2022; Guinard and Tratnjek, 2016), que je propose ici une synthèse des enjeux portant sur les formes du travail féminin en géographie. Si le propos porte avant tout sur le cas de la géographie française, les contextes francophones, anglophones et autres seront mobilisés. En effet, le cas de la géographie française est à replacer dans un marché du travail académique en voie de mondialisation et traversé par des normes largement circulantes.

5Dans un premier temps, je dresserai un bilan des recherches déjà menées sur le sujet en géographie française, francophone et internationale, sous la forme d’un état de l’art portant sur les publications des trente dernières années. Dans un deuxième temps, j’identifierai quelques axes de recherche qui se dessinent et mériteraient d’être pris au sérieux, pour creuser plus avant la question du travail académique des femmes géographes. Enfin, je proposerai quelques pistes méthodologiques susceptibles de nous aider à penser collectivement le travail féminin académique en géographie. L’ensemble du propos sera soutenu par un état de l’art détaillé de ce champ, par des éléments statistiques, ainsi que par les résultats d’une recherche exploratoire menée au printemps 2022 et m’ayant conduite à interviewer une dizaine de femmes géographes, en France et en Suisse.

Enquêter au féminin pour réfléchir autrement aux habitudes du travail géographique dans l’académie

“The kinds of research carried out, the approaches followed, and the methods used by the university faculty also direct the development and set the future course of the discipline” (Samantha, 2022)

6Ce que dit en filigrane cette citation de Gopa Samantha peut paraître évident, mais tient en réalité à une dimension peu explorée dans les travaux historiques ou épistémologiques mettant en œuvre une approche réflexive sur nos objets, méthodes et pratiques disciplinaires, si l’on considère la nature genrée du travail académique.

Les femmes en minorité

7Les premiers travaux menés sur la place des femmes dans la discipline s’inscrivent dans des revendications paritaires et égalitaires, sous l’impulsion de géographes libérales (Hancock, 2004). Les géographes féministes qui ont initié ce regard sur la discipline ont permis de montrer d’abord à quel point les femmes rencontrent des difficultés pour entrer dans une carrière de chercheuse ou d’enseignante-chercheuse, et comment leurs trajectoires professionnelles croisent des obstacles majeurs, intrinsèquement liés à un fonctionnement masculiniste des institutions et de la discipline. Ces travaux ont été par exemple menés pour le cas des Etats-Unis, via les recherches pionnières de Janice Monk (Monk, 2004 ; Monk and Hanson, 1982), mais aussi pour la Grande-Bretagne (Maddrell, 2009 ; Maddrell et al., 2016), le Canada (Bondi and Peake, 1988), l’Australie (Henry and Berg, 2006), l’Allemagne et la sphère germanophone (Bauriedl et al., 2019) ou encore l’Espagne (Garcia Ramon and Pujol, 2004). Il est remarquable de noter que c’est d’abord la géographie anglosaxonne et anglophone qui s’est saisie de l’enjeu de « Not Excluding Half of the Human in Human Geography » (Monk and Hanson, 1982). Côté français, Nicolas Ginsburger a publié une série d’articles interrogeant plus avant la féminisation et les marqueurs de la féminisation de la géographie à l’université, dans une perspective historique des années 1910 aux années 1990 (Ginsburger, 2017a, 2017b, 2015). Quelques chercheuses ont par ailleurs rendu publiques leurs carrières, sur le mode du témoignage (Mathieu, 2021 ; Séchet, 2012). En dehors des sphères occidentales et majoritairement anglophones, des chercheuses indiennes (Samantha, 2022) ou encore brésiliennes (Silva et al., 2020 ; Veleda da Silva and Lan, 2007) s’attachent aussi à témoigner et analyser la place différenciée des femmes dans le secteur du travail géographique universitaire.

8Un point commun à tous ces travaux tient au fait de pointer les difficultés plus importantes que rencontrent les femmes pour accéder au marché académique en général et géographique en particulier, et pour y mener carrière. Avril Maddrell synthétise ces difficultés par une expression : « the complex location of women » (Maddrell, 2009) dans le champ de la géographie. A travers cette idée, elle signale à la fois les obstacles faits à l’installation pérenne des femmes au sein de la géographie britannique, tout autant que leur capacité, voire leur inventivité, à trouver leur place à tous les endroits de la discipline : dans la recherche, l’enseignement, l’exploration, les institutions, invitant d’emblée à penser le travail académique dans ses multiples facettes. Les statistiques récentes montrent cependant des améliorations : à l’échelle mondiale, les femmes engagées dans des instances disciplinaires, à savoir les départements d’enseignement, les laboratoires, les comités éditoriaux, etc., représenteraient tous statuts confondus 39% des personnes en 2017 contre 29% en 1999 (Schurr et al., 2020). Ce taux moyen correspond à peu près au pourcentage de femmes géographes dans l’institution universitaire en Grande-Bretagne, mais l’on tombe à 25% en Allemagne pour 2014 et environ 30% aux Etats-Unis en 2018 :

“In 2018, there were still more than twice as many men as women in tenure-stream faculty positions in geography in the United States” (Schurr et al., 2020)

9Ainsi, les travaux qui interrogent les conditions matérielles et institutionnelles d’entrée et de progression dans la carrière des femmes géographes mettent en lumière un progrès historique depuis 40 ans, tout en insistant sur le maintien durable d’un ratio défavorable aux femmes, d’autant plus que l’on avance dans les carrières. De plus, ces recherches mettent l’accent sur de fortes inégalités, s’exprimant non seulement entre pays mais aussi entre institutions, départements, au sein des revues, etc. (Buckley et al., 2014; Kaplan and Mapes, 2016). La Suède semble être l’exception qui confirme la règle (Niedomysl et al., 2018), puisque le nombre de femmes géographes y dépasse le nombre d’hommes dans tous les contextes d’exercice et la relative « disparition » des femmes avec l’avancée dans la carrière ne s’y vérifie pas.

  • 3 Les chiffres donnés dans la suite de l’article sont issus des statistiques officielles transmises p (...)

10Un mandat au CNU entamé en 2019 m’a permis d’observer d’une autre manière cette réalité du côté français3. Sur les années 2020 et 2021, environ 55% des dossiers de qualification aux fonctions de maître et maîtresse de conférences (MCF) étaient déposés par des hommes contre 45% par des femmes (54/46 en 2021, 56/44 en 2020). Une disparité existe donc dès l’entrée dans le métier, avant même le recrutement, mais on pourrait considérer que l’égalité n’est cependant pas loin d’être atteinte. Pour les examens de dossiers des MCF souhaitant accéder au grade de professeur des universités (PR), on retrouve cette disparité : en 2020, 54% des dossiers ont été déposés par des hommes et 46% par des femmes ; en 2021 le nombre de dossiers est tombé à 8 suite à la suppression partielle de la qualification (volet de la LPR), il est donc moins aisé de tirer des conséquences que pour les maîtres de conférences. Ces chiffres témoignent globalement d’une entrée plus difficile dans l’un comme l’autre grade. Ce regard statistique mériterait d’être complété par d’autres indicateurs, comme les taux de femmes accédant à des postes de MCF ou de PR au moment des concours de recrutement. A ma connaissance, de telles statistiques n’existent pas encore, mais seraient très utiles dans la poursuite de cette recherche.

Minoration et manque de diversité disciplinaire

  • 4 Ce terme peut se traduire en français par « garantir le contrôle de l’accès ». Dans leur article, S (...)

11Cette approche statistique est par ailleurs utile, mais cache en partie un des enjeux de l’accès aux carrières des femmes, à savoir la manière dont la discipline est structurée et permet une entrée plus ou moins aisée pour toutes et tous. Prendre acte de la minoration des femmes dans la production des savoirs géographiques n’engage pas seulement à en tirer des conséquences pour les carrières des femmes, nous pouvons également le lire d’un point de vue épistémologique comme le marqueur d’un manque de diversité disciplinaire. Cet enjeu commence en effet à poindre à travers les publications scientifiques, en interrogeant donc les effets épistémologiques de la structuration d’un monde professionnel académique par le masculin majoritairement. Car il ne s’agit pas seulement d’un ratio défavorable aux femmes ou de conditions différentes d’entrée et d’évolution dans la carrière, qui relèverait donc d’un enjeu paritaire. Il s’agit aussi de positions occupées respectivement par les hommes et les femmes au sein des instances de pouvoir de la discipline, et donc leur capacité à les influencer et à les transformer. Schurr et al. analysent cela en termes de gatekeeping des instances et des jeux de pouvoir qui s’y nouent4 : en identifiant qui est en mesure d’occuper des postes d’influence (directions de laboratoire, de département, et aussi capacité à publier dans des revues internationales, à participer à des comités de rédaction, à être présent.e dans des comités de recrutement, des jurys de thèse, CNU, comités du CNRS, etc.), il est possible de donner à voir ce qu’est la géographie légitime et reconnue et qui la donne à voir. Or, les résultats de leur analyse menée sur les publiantes et publiants au sein des grandes revues anglophones tend à montrer que les femmes et les minorités y occupent encore une place marginale. Et de conclure que cela n’est pas uniquement porteur de conséquences pour ces groupes, mais pour l’ensemble de la discipline :

“(…) a lack of gender, racial, and intersectional diversity in gatekeeping sites in geography has deleterious effects on the breadth of geography’s intellectual production” (Schurr et al., 2020)

12Ils postulent en effet que ce manque de diversité et d’influence se traduit dans des impossibilités de penser le monde dans sa complexité la plus grande, car il empêcherait non seulement de se saisir d’objets de recherche mais limiterait aussi nos approches méthodologiques (Schurr et al., 2020 : 327). Veiller à une plus grande diversité des profils académiques travaillant dans le champ de la géographie n’aurait donc pas seulement des effets sur les conditions de travail des groupes concernés, mais aussi sur notre capacité collective à produire une géographie plus ouverte et rendant mieux compte des réalités de notre monde.

13Cela n’est pas sans faire écho à des discussions engagées en France, notamment sur l’arrivée à petits pas des géographies féministes et du genre. Prenant acte de la difficulté à inscrire dans le paysage géographique français ces thématiques et approches, plusieurs chercheuses se sont interrogées sur ses raisons (Hancock, 2004 ; Volvey, 2014). Parmi elles, Raymonde Séchet corrèle la mainmise masculine sur la discipline et les réticences à intégrer dans notre appareil intellectuel collectif des thématiques comme les corps, les domesticités, et plus généralement tous les travaux portant sur des échelles fines (Séchet, 2017 : 7). Elle dit encore : « Dans sa tradition masculiniste, la géographie n’est pas parvenue à traiter sérieusement de la condition spatiale et sociale des femmes. » (Séchet, 2017 : 6) ; et par « tradition masculiniste », il ne faut pas seulement comprendre une domination en nombre, mais surtout une capacité à maintenir des cadres normatifs dans les formes du travail géographique. Quand elle évoque l’arrivée discrète, mais néanmoins dénoncée, des géographies féministes, elle le dit en ces termes : « La condamnation est ample quand, à des thématiques considérées comme anecdotiques, s’ajoutent des choix méthodologiques et des positionnements qui déstabilisent les savoirs acquis. » (Séchet, 2017 : 5). C’est donc bien d’un enjeu de gatekeeping dont il s’agit : certains décideraient plus que d’autres de ce que le travail géographique peut produire et comment il doit être produit. Il faut cependant nuancer ces propos en signalant le développement très important des recherches sur ces thématiques ces dernières années (voir par exemple : Tillous, 2022), qui sont en partie portées par un renouvellement institutionnel. Le fait qu’existe par exemple une Commission de géographie féministe au sein du CNFG (Comité National Français de Géographie) en est un écho fort.

Des trajectoires féminines pour la géographie ?

14Ce que les travaux menés à ce sujet identifient aussi, c’est que les femmes développent des manières de faire pour une part spécifiques. Il ne s’agit nullement ici d’essentialiser ce qui serait un pan féminin du travail géographique, à l’opposé d’un pan masculin, mais plutôt de cerner ce qu’être femme et être perçue et pensée comme telle produit socialement en termes de normes du travail géographique. La littérature, les statistiques existantes et les entretiens menés de mon côté lors d’une enquête exploratoire montrent en effet que le travail féminin participe d’une dialectique comprise entre conformité et subversion des normes masculinistes en vigueur dans la géographie académique.

  • 5 Par exemple, en 2021 les femmes accèdent à la qualification en moyenne à 35 ans contre 37,4 ans pou (...)
  • 6 Ce taux varie entre 70% et 50% des dossiers reçus selon les années. Une seule année fait exception (...)

15Les statistiques produites par la section 23 du CNU font certes apparaître un manque de femmes parmi les candidat.es, mais leur analyse plus fine permet de mettre en lumière une autre réalité : les femmes qui se présentent à la qualification aux fonctions de MCF l’obtiennent plus rapidement et plus souvent que leurs homologues masculins. En effet, elles réussissent plus tôt et en plus grande proportion que les hommes. Sur les six dernières années, les femmes sont en effet qualifiées deux ans plus tôt que les hommes en moyenne5. De même, elles sont toujours plus nombreuses en proportion que les hommes à passer la qualification6. Si ces statistiques ne disent pas tout et ne permettent de dresser qu’un panorama partiel des dernières années, elles n’en renseignent pas moins sur un fait étonnant : alors que les femmes sont moins nombreuses à être candidates, elles sont proportionnellement plus qualifiées que les hommes et à un âge moins avancé. On peut ici faire l’hypothèse qu’elles s’inscrivent davantage dans les normes académiques, et cela justement parce que leur place est plus difficile à trouver dans la discipline. Cette hypothèse semble corroborée par des pans de la littérature, qui avancent des logiques d’adhésion, voire de surenchère, féminine assez forte quant aux normes du travail scientifique (Maddrell, 2009 ; Mathieu, 2021 ; Séchet, 2017).

16Les entretiens menés au printemps corroborent en grande partie cette lecture : les dix femmes rencontrées sont de statuts et d’âge différents. Certaines sont à la retraite, certaines en poste (MCF, PR) depuis plus ou moins longtemps, aucune parmi elles n’est en recherche de poste (jeunes docteures, post-doc, ATER). Elles représentent des branches variées de la géographie, même si elles s’inscrivent toutes en géographie humaine. Elles exercent ou ont exercé dans des contextes institutionnels divers (Paris/régions, petites/grandes universités). Et leur histoire personnelle comme leur formation les distinguent : elles ne sont pas toutes issues de familles d’universitaires par exemple, et elles sont entrées dans le métier de différentes façons. Pourtant, elles font toutes apparaître un parcours exemplaire, jalonné non seulement des étapes attendues ou estimées telles pour être reconnue géographe (thèse brillamment soutenue, séjour à l’étranger long à un moment ou l’autre de leurs carrières) mais apportant aussi les gages d’une formation plus qu’impeccable (cela s’observe par exemple par le fait qu’elles aient souvent suivi une double formation disciplinaire, entre lettres, histoire, sociologie et géographie, que la plupart sont agrégées). Si la faible taille de l’échantillon ne permet pas de se prononcer sur une réalité statistique – il conviendra ici de poursuivre les entretiens afin de mener une enquête qualitative plus poussée – ces rencontres exploratoires engagent tout de même à soutenir l’hypothèse d’une plus grande adéquation des femmes aux canons du travail géographique pour pouvoir se faire une place dans le monde académique – voire, dans le cas de l’échantillon évoqué, les canons de l’excellence géographique et académique.

17Pourtant, d’autres parties de la littérature tendent aussi à révéler que, par-delà cette tendance à embrasser des normes masculines neutres, les femmes mettent en place des pratiques autres. Les enquêtes menées se sont par exemple penchées sur des logiques d’auto-organisation (comme le mentorat ou le self-care, voir par exemple : Duplan, 2019 ; Moss et al., 1999), qui permettent de faire autrement, dans des ailleurs et avec des collectifs non-mixtes ou en partie extra-universitaires. A travers ces espaces-temps ménagés dans des interstices institutionnels, voire en dehors de l’institution, des pratiques professionnelles différentes apparaissent, venant interroger, subvertir ou renverser les normes en vigueur. Parmi les femmes rencontrées, plusieurs rapportent ainsi avoir créé ou participé à des groupes de parole informels, destinés aux femmes, et visant à leur assurer un échange et à faire circuler des retours d’expérience. D’autres indiquent aussi avoir volontairement choisi de se sortir d’instances de pouvoir, jugées trop violentes – et par ailleurs trop chronophages. Mais surtout, ce que les travaux montrent, c’est la capacité des femmes à circuler d’un espace à l’autre, c’est-à-dire à la fois de se conformer aux habitus disciplinaires du travail géographique, tout en se saisissant des opportunités des faire bouger les lignes : ces deux pratiques n’étant pas du tout exclusives, mais se complétant l’une l’autre. Ce pan de recherches mériterait d’être approfondi, tant les exemples travaillés sont pour l’instant peu nombreux, particulièrement en contexte francophone. Il s’agit donc bien de logiques géographiques ici à l’œuvre, articulant une capacité à répondre aux exigences et se faire reconnaître dans les instances officielles et institutionnelles et des libertés prises avec le cadre normatif, à des échelles ou dans des espaces plus confidentiels. Cette logique spatiale va aussi de pair avec une logique temporelle, puisque des phases apparaissent dans les carrières. Il en est ainsi d’une géographe rencontrée au printemps 2022, qui me narrait sa venue tardive à des approches féministes et expliquait cette temporalité retardée par la nécessité de « faire ses preuves d’abord ».

18Cet état de l’art liminaire fait donc apparaître des conditions d’accès au travail globalement plus difficiles pour les femmes, et des conséquences sous-estimées pour l’ensemble de la géographie, à savoir l’incapacité à prendre en charge le monde dans son ensemble. Si quelques travaux ont tenté de documenter plus précisément les formes du travail féminin, le constat demeure cependant d’un chantier largement ouvert. Les recherches menées, fort éclairantes, se cantonnent cependant souvent à une lecture statistique de la réalité et ne mettent que peu en avant une dimension matérialiste, et encore moins corporelle ou émotionnelle, de ce que recouvre le travail féminin en géographie.

Se saisir plus avant du travail féminin en géographie

Mettre en exergue les normes masculines de la discipline

19En miroir d’une enquête sur les spécificités du travail féminin, un autre enjeu consiste à prolonger les réflexions quant aux normes qui régissent les modalités du travail géographique. Plusieurs contributions ont avancé de façon convaincante en quoi la géographie est historiquement modelée par des habitus masculins, voire masculinistes. Ainsi, Anne Volvey rappelle par exemple comment le déni des émotions en géographie, celles du.de la chercheuse ou celles des enquêtées, s’explique par une « ruse » :

« Cette ruse impose, en effet, une règle de neutralité, de transparence et d’universalité subjective (l’objectivité), un mouvement de séparation avec l’objet de la recherche (l’objectivation) réalisé par le truchement de procédures de distanciation (l’observation depuis un point haut aidée, par exemple, de la lecture de carte). L’ensemble forme un régime de savoir géographique que les féministes ont appelé « scopique » et dont elles/ils ont montré qu’il soutient en fait une stratégie inconsciente de confirmation ou de consolidation des identités-sociales masculine, hétérosexuelle et patriarcale du chercheur et, ce faisant, de la discipline. Un régime non seulement genré et sexuel, mais politique. » (Volvey, 2016)

20Le « régime scopique » évoqué ici correspond donc à la pulsion d’universalité et de neutralité qui a guidé les géographes français – et autres – dans une logique positiviste héritée du XIXème siècle. Non seulement cette approche désincarne les territoires, mais elle place encore les géographes en position de domination sur « leur » terrain (Calbérac, 2010). Raymonde Séchet insiste sur le caractère résistant de cette posture, quand bien même la géographie opère dans les années 1970-1980 un tournant humaniste et culturaliste (Séchet, 2012). D’autres, comme Claire Hancock, pointent précisément les contradictions d’une géographie humaniste, alors qu’elle perpétue une approche objectivante voire érotisante des territoires comme de leurs habitant.es (Hancock, 2004). De récents travaux portant sur la géographie urbaine tendent à prouver le caractère pérenne des approches et des pratiques masculines, sinon masculinistes, des explorations urbaines (Dupuis-Déri, 2009 ; Mott and Roberts, 2014) ou de la géographie physique (Jégou et al., 2012) : ici encore, le totem du terrain ressurgit. Il faut bien sûr nuancer, tant « le terrain », comme bien d’autres pratiques disciplinaires, prend des formes variées et ne peut être résumée à un seul art de faire, qui serait patriarcal, hétérosexuel et de nature prédatrice ou colonialiste. Néanmoins, de nombreux travaux ont bien montré comment même en géographie sociale, dans la prise en compte sincère voire altruiste du terrain de l’enquête, les tendances extractivistes ressurgissent rapidement (Mekdjian, 2016).

21Au-delà néanmoins des démonstrations convaincantes de ces recherches qui se sont souvent concentrées sur le terrain, l’exploration, ou l’excursion, il resterait sans doute à poursuivre les investigations dans d’autres directions. Celles envisagées ci-dessous semblent particulièrement d’actualité en matière d’enseignement, d’encadrement, de même que, plus généralement, d’investissement dans les tâches collectives.

Travailler les matérialités du travail féminin

22Pour saisir plus en profondeur les réalités du travail féminin en géographie, plusieurs pistes sont à envisager, qui visent toutes à compléter une approche chiffrée prédominante mais laissant à mon sens dans l’ombre des pans de la question, qui touchent à la réalité matérielle concrète et quotidienne. Je m’appuie ici sur les propositions des féministes matérialistes, qui invitent à ne pas penser de situations sans prendre en considération leurs traductions matérielles – au sens de l’ensemble des manifestations concrètes du quotidien des femmes (Delphy and Léonard, 2019 ; Mathieu, 2014).

  • 7 Source : Eurostat, 2019.
  • 8 L’affaire dite de Science Po Grenoble, en 2021, a par exemple surexposé Anne-Laure Amilhat-Szary (p (...)

23Si les conditions d’accès difficiles à la carrière ont été relevées par beaucoup, très peu de recherches documentent en revanche des situations de harcèlement ou de violences sexistes et sexuelles au travail. Or, les statistiques européennes rappellent que 60% des femmes ont subi ou subiront des situations sexistes au travail, ce taux montant jusqu’à 80% en France7. Si l’on considère la géographie comme un monde du travail comme un autre, alors ces situations existent. Et de fait, des événements récents ont révélé la dimension fortement genrée d’attaques menées à l’encontre de femmes géographes8. Mais elles restent largement tues ou déniées, comme Jégou et al. le constatent dans leur enquête : de nombreux et nombreuses répondant.es détournent cette question, par l’humour, l’ironie ou parfois sur un mode plus agressif (Jégou et al., 2012), comme si la géographie ne pouvait être concernée. Beaucoup de femmes m’ont elles aussi répondu spontanément qu’elles n’avaient pas souvenir de violences sexistes ou sexuelles à leur égard. Pourtant, au fil des entretiens, alors que les souvenirs reviennent – et peut-être aussi que la confiance à mon égard s’installe – les paroles livrent des récits de sexisme ordinaire : remarques sur les tenues, la vie de famille, voire insultes. Aucune ne mentionne de violence physique, mais d’une part cela ne signifie pas qu’elles n’existent pas, et d’autre part cela ne doit pas non minimiser les récits d’un sexisme courant, si courant qu’il paraît intériorisé comme faisant partie du travail académique. En miroir, les femmes écoutées font aussi fréquemment mention de groupes de soutien féminins dans leurs institutions, qu’ils soient formels (groupes de recherches entre femmes uniquement, par exemple) ou informels (séances de mentorat, aller boire un verre à la fin de la semaine pour évacuer, entre autres). Il s’agira dans de futurs travaux d’interroger plus avant la systématicité de ces réponses au sexisme ordinaire et les conditions de leur mise en place (certaines enquêtées mentionnant en contre-point de fortes logiques concurrentielles entre femmes aussi).

  • 9 Les congés maternité et parentaux sont en effet pris en compte dans les demandes de délégation ou d (...)

24Par ailleurs, la question de la parentalité, lorsqu’elle fait partie de la vie des femmes géographes, n’apparaît pas comme un motif de questionnement. Pourtant, alors que la charge mentale revient largement aux femmes dans l’éducation des enfants en France, pourquoi n’en serait-il pas de même majoritairement en géographie ? Et pourquoi ne pas questionner cette réalité au prisme des conséquences professionnelles qu’elle peut engendrer ? En pratiquant une égo-géographie de surface, je constate que ma vie parentale a réorienté ma pratique du terrain, des colloques lointains, mais aussi des réalités quotidiennes en fragmentant mes plages de travail. Si j’étends mon regard, mes proches collègues et les femmes enquêtées semblent avoir mis en place les mêmes adaptations : les terrains sont moins nombreux et souvent moins lointains, avec une tendance à se recentrer sur les espaces du quotidien, facilement accessibles dans les temporalités laissées par les contraintes familiales ; la participation aux colloques est revue à la baisse. Or, ce facteur parental, touchant les femmes comme les hommes, peine encore à être reconnu dans nos carrières, malgré quelques avancées récentes9. Surtout, il n’est que trop rarement interrogé à l’aune des effets que cela produit sur la discipline et sa capacité à se saisir du monde. Je fais ici l’hypothèse que si ce sont le plus souvent les femmes qui assument en géographie, comme dans le reste de la société, la majorité de la charge parentale, cela se surajoute à leur minoration dans la discipline, et donc contribue à générer des manques ou des absences disciplinaires, mais aussi à engager prioritairement les femmes dans des enquêtes de terrain situés plus fréquemment dans les espaces-temps du quotidien. Parmi les femmes enquêtées, il est ainsi remarquable de constater que peu ont continué à fréquenter régulièrement des terrains éloignés une fois mère ; et que beaucoup ont reconsidéré leurs objets et terrains d’enquête lorsqu’elles ont eu des enfants. D’autres facteurs peuvent bien sûr l’expliquer, car l’entrée dans la carrière intervient souvent comme un moment de moindre fréquentation des terrains habituels (en raison de la prise de responsabilités, par exemple). Mais en considérant sérieusement l’hypothèse que la parentalité, et à plus forte raison la maternité, participent à une réorientation thématique et géographique, les femmes n’en cessent pas moins de faire de la recherche. Elles la pratiquent en se penchant non pas sur une altérité distante et parfois mythifiée dans les canons disciplinaires (Calbérac, 2010), mais plutôt sur les échelles du quotidien, sur le même et le proche. Or, ces échelles et espaces sont historiquement sont moins considérés dans la discipline, qui adhère encore fortement au mythe du terrain lointain, long et difficile. Cette hypothèse méritera elle aussi la poursuite d’entretiens et une enquête à plus large échelle pour être confirmée.

25Interroger davantage ce que signifie être femme au travail en géographie supposerait aussi de se pencher sur la gestion du travail de care et la prise en charge émotionnelle, en particulier dans le cadre des missions d’enseignement et d’encadrement. La récente crise du Covid-19 et les épisodes de cours à distance l’ont pourtant révélé nettement : ce sont bien les femmes enseignantes et enseignantes-chercheuses qui ont majoritairement assumé ce travail de care (Péaud, 2022). Répondre aux messages des étudiantes et étudiants, les rassurer, les orienter, mais aussi aménager les temps de cours pour que ceux-ci restent vivables et agréables à distance, voici autant de formes de sur-travail pris en charge à cette occasion. Si la crise l’a montré, il reste cependant à instruire plus avant ce dossier en temps « normal » : quelle part pour la prise en charge des autres ? Que ces « autres » soient étudiantes et étudiants, collègues, personnels administratifs, etc., tant les besoins sont étendus.

L’enseignement

26Ce dernier point n’est pas sans inviter non plus à faire une part plus grande à l’enseignement, objet de peu d’investigation jusqu’à présent. Quelques travaux abordent la question du travail féminin à partir de l’enseignement et, plus rarement, à partir des différentes formes que peut prendre la diffusion des savoirs géographiques. Mais si la plupart pointent surtout la faible représentation des femmes dans l’enseignement supérieur de la géographie (Garcia Ramon and Pujol, 2004; Longhurst and Johnston, 2005; Winkler, 2000) et les discriminations subies (Bondi and Peake, 1988), peu se penchent sur ce qu’être femme fait à l’enseignement de la discipline, ou ce que le manque de femmes produit en termes de reproduction des canons géographiques. Cet aspect émerge cependant depuis les périphéries anglophones, comme en Nouvelle-Zélande ou en Australie, principalement dans la perspective de traduire les apports des Feminist and Gender Geographies sur le plan de l’enseignement (Blanchard, 2005; Johnson, 1990). Les géographes féministes se sont en effet concentrées sur ce qu’enseigner les géographies féministes signifie, en termes de contenus de cours et de modalités pédagogiques, et ce que cela change donc en termes de praxis enseignante. En revanche, un vrai manque bibliographique se fait jour sur ce qu’être femme fait en général à l’enseignement de la discipline. Or, si l’on considère qu’enseigner est une des voies de validation – mais sans jamais être évaluée, comme l’est la publication écrite ‒, de légitimation et de reproduction des savoirs géographiques (Péaud et Vergnaud, 2022), alors il faut le considérer comme un pan essentiel du travail géographique. A ce titre, questionner les rapports de domination de genre qui s’y déploient apparaît essentiel, de même que la manière dont les femmes peuvent se saisir de ces temps d’enseignement pour faire autrement, jouer avec les normes de la discipline, les mettre à distance. A l’intersection des recherches inspirées par les géographies féministes et de celles menées sur l’enseignement de la géographie dans le supérieur (Guinard and Lanne, 2021; Houssay-Holzschuch et al., 2022a, 2022b ; Milhaud, 2017), cet axe permettrait sans doute d’éclairer à nouveaux frais ce qui représente la moitié du temps de travail d’un.e enseignant.e-chercheur.se titulaire. Certains collectifs participent déjà à rendre visible ce pan du travail géographique : la revue Carnets de géographes propose une rubrique dédiée (après le dossier qui lance les réflexion sur l’enseignement en 2017), plusieurs numéros spéciaux de Géographie et cultures ou Géocarrefour ont porté aussi cette thématique, par exemple. Un groupe de travail issu de la Commission de géographie féministe du CNFG travaille à échanger sur cette question depuis quelques mois. Dans cette perspective, une part de l’enquête pourrait également porter sur l’encadrement des étudiant.es en master et/ou en thèse : car s’il s’agit de « ne pas nuire » et « d’enseigner » (Houssay-Holzschuch et Le Goix, 2022a, 2022b), cette partie du travail, parce qu’il accompagne de jeunes géographes dans une pratique professionnelle naissante, est à notre sens révélateur de postures et d’habitus profondément ancrés dans la discipline.

Comment enquêter sur le travail féminin en géographie ?

27Enfin, pour ce dernier temps, je propose de réfléchir aux possibilités et aux difficultés méthodologiques de formes d’enquête portant sur les femmes au travail dans la géographie.

Entrer par les émotions et les corporéités

28Une alternative au tout statistique consisterait pour commencer à faire un pas de côté vis-à-vis des chiffres. Non pas qu’envisager les pourcentages de présence-absence des femmes soit inutile, au contraire, car cela révèle déjà une réalité matérielle essentielle des pratiques professionnelles féminines. Mais au-delà de formes de comptages, je plaide aussi pour une approche par les corps, expériences, émotions et sensations vécues, afin de saisir au plus près le quotidien professionnel des femmes géographes.

29Les corps sont des espaces d’inscription politique, sociale et culturelle (Johnston and Longhurst, 2010) et en ce qu’elles font l’objet de matières politiques, les femmes sont soumises à des normes puissantes et leur rapport au monde est fondamentalement médié par leur corps (Federici, 2020 ; Froideveaux-Metterie, 2020). C’est à l’intersection de ces normes et de leurs incorporations que l’enquête pourrait se situer, en cherchant à comprendre en quoi les expressions corporelles des femmes géographes expriment des rapports de pouvoir à l’œuvre, les reproduisent ou y résistent, voire les subvertissent (Chapuis, 2015) ; et en quoi elles traduisent des arts de faire géographiques spécifiquement féminins. J’entends par expressions corporelles l’ensemble des manifestations physiques, sensitives et émotionnelles, qui contribuent à informer leurs postures et productions, ici en contexte professionnel. Une analyse des langages corporels, observés et/ou mis en récit par les femmes pourrait participer à saisir des habitus disciplinaires et professionnels. Il ne s’agit pas ce faisant d’essentialiser des corps féminins et leurs pratiques, mais bien de mettre en exergue l’incorporation de normes masculines puissantes et leurs effets en termes de production ou de reproduction de canons géographiques : les corps sont en effet disciplinés, au sens des normes disciplinaires qui s’y impriment. Par exemple, l’enquête pourrait à cet égard se situer dans les contextes d’enseignement : car si on les considère comme des scènes de validation et de reproduction des savoirs géographiques, alors le langage corporel des enseignantes dit à la fois quelque chose sur le rapport qu’elles entretiennent à cette partie de leur métier, mais fonctionne aussi comme une porte d’entrée de ce qui se joue dans la discipline (Péaud et Vergnaud, 2022).

30Considérer les corps et corporéités comme des entrées possibles en épistémologie de la géographie s’inscrirait dans la poursuite d’innovations méthodologiques engagées depuis une dizaine d’années. Les corps forment d’une part des objets et des approches relativement récents dans la discipline, via la danse, les émotions ou les perturbations (Barthe-Deloizy, 2011 ; Chapuis, 2015 ; Guinard and Tratnjek, 2016), qu’il s’agit de valoriser en ce qu’ils décalent et enrichissent nos analyses. D’autre part, ils font encore peu l’objet de travaux méta ou réflexifs, malgré des propositions pourtant très riches mais encore peu saisies. Suivant Anne Volvey, je plaide ici pour reconnaître que

« le corps n’est pas simplement corps de l’action de la connaissance, mais il est co-impliqué dans l’action de connaissance et cela à deux titres comme corps vivant et comme corps social. Il est à la fois corps cherchant et site d’une subjectivité au travail. » (Volvey, 2014 : p. 2)

31Or, si nous considérons que les corps sont des surfaces d’inscription de normes, ils ne valent pas seulement par leur valeur matérielle, mais aussi par leur valeur discursive et performative des normes de la géographie. Les corps des géographes deviennent ainsi les reflets des arts de faire et des récits disciplinaires, voire indisciplinaires s’ils sont en dissidence ou subversion : s’y pencher, les regarder, les écouter offre ainsi une entrée heuristique pour saisir les arts de faire disciplinaires. Il s’agit donc de prendre au sérieux les corps comme donnant accès aux savoirs sur la discipline, en ouvrant de nouvelles perspectives à l’épistémologie de la géographie et des SHS.

Saisir des trajectoires personnelles et des dimensions collectives

32Dans cette saisie des pratiques professionnelles au féminin, il nous semblerait heuristique de parvenir à sortir des récits singuliers. En effet, les travaux jusqu’alors publiés sur le sujet se sont le plus souvent attachés à mettre à jour des trajectoires pionnières (Ginsburger, 2015), des parcours extraordinaires (Maddrell, 2009) ou ont opéré sur le mode du témoignage (Cynthia Ghorra-Gobin, Géraldine Djament et Jean-Louis Tissier, 2009 ; Mathieu, 2021 ; Séchet, 2017). Si cette mise en évidence d’exceptionnalités possède une valeur heuristique et une portée incontestable, en ce qu’elle permet de faire sortir de la poubelle de l’histoire (« the dustbin of history ») de la géographie des femmes peu visibles et visibilisées, elle reproduit tout de même une lecture par les singularités. Or, il nous semble qu’un tel projet de recherche gagnerait grandement à ne pas seulement montrer des cas particuliers, mais à mettre en évidence des trajectoires collectives, du moins partagées. Par exemple, une lecture par cohortes générationnelles offrirait une entrée intéressante à systématiser. C’est ce qu’une partie des travaux récents proposent, tels ceux d’Avril Maddrell ou de Nicolas Ginsburger (Ginsburger, 2017a ; Maddrell, 2009), en optant pour une approche historique de la féminisation du champ géographique.

33Néanmoins, ces recherches se départissent rarement de la tentation de l’exceptionnalité. Ainsi, comme évoqué plus haut, Schurr et al. construisent leur récente recherche autour de la notion de gatekeeper (Schurr et al., 2020)qui leur permet d’identifier les lieux (revues, comités d’édition notamment) dans lesquelles des femmes exercent et donc de mesurer des degrés de féminisation plus ou moins importants. Les apports de ce travail sont incontestables, en termes quantitatifs et qualitatifs, en ce qu’ils offrent un panorama précis et multi-situé (en restant centré sur l’occident anglophone). Pourtant, à la lecture de ce travail, comme d’autres, il est regrettable de ne jamais voir, ou si peu, les femmes saisies autrement que comme les exceptions qui ont réussi. Car indépendamment des gatekeepers, si l’on prend acte d’une féminisation croissante du métier, c’est de tous les statuts et de toutes les trajectoires dont on aimerait avoir une image. En entrant principalement par celles qui ont réussi, on reproduit aussi des logiques de domination. Et si cela renseigne en effet sur les difficultés d’entrée dans la carrière ou de poursuite de celle-ci, il ne faudrait pas se cantonner à mettre en lumière uniquement les happy few, sous peine de reprendre à notre compte des formes de reproduction des normes de puissance, de pouvoir ou de capacité à s’imposer. Cette étape est sans aucun doute nécessaire à l’écriture de l’histoire et de l’épistémologie de la discipline qui a, en particulier en France, longtemps délaissé les questions de genre. Une prise plus large et moins individualisée des conditions de travail des femmes en géographie n’en serait que profitable.

34De même, cela pourrait engager à interroger les facteurs intervenant ou interagissant avec les rapports de domination de genre, tels que le racisme, l’âgisme, le classisme, le validisme, l’homophobie ou la transphobie, entre autres. Comme en témoigne Latoya Eaves, géographe féministe noire du Sud des Etats-Unis,

“I quickly learned how threatening a fat Black queer woman of a Southern working-class background is to a geography space. I could not be placed or contained in ways that conformed to some versions of geographical standards. My embodiment requires a deeper interrogation of the workings of capitalism as well as ‘patriarchy, colonialism, homophobia,…[and] racism’, as Oswin (2020) points to in her article.” (Eaves, 2020)

35Si elle partage ici son expérience en insistant sur la peur suscitée par son corps, on imagine aisément comment ce corps autre est malmené par les normes à l’œuvre. Cet extrait invite donc à se saisir des outils de l’intersectionnalité pour identifier les facteurs intervenant dans les carrières féminines en géographie, élément jusqu’alors peu enquêté en France. Or, comme Latoya Eaves l’exprime ici, l’entrée par les corps et les émotions offre cette possibilité : car c’est bien d’une embodiedness dont il s’agit ici, d’une incarnation dans les corps singuliers de destins croisés et partagés.

Retour réflexif sur la difficulté de travailler sur et avec ses pairs

36Au-delà de ces options méthodologiques, un des enjeux de ce programme réside probablement dans le fait d’enquêter sur des pairs. Quelques précautions s’imposent, en particulier la prise en compte de rapports intersubjectifs toujours puissants, comme l’ont, entre autres, finement montré les épistémologies et géographies féministes (Duncan, 1996 ; Nast, 1994 ; Rose, 1997). Ils le sont ici d’autant plus que l’enquête porte sur un espace et sur un monde professionnel familiers, qui deviendraient en partie étranger car soumis à l’investigation.

37Les conséquences sur les pairs, ici les femmes et les hommes qui pourraient être interrogé.es, sont de plusieurs ordres et articulés entre eux. D’abord, il ne faut pas négliger un enjeu d’accessibilité des informations, fondé sur des craintes, des réticences ou des refus d’être enquêté.e dans cette perspective. Si un sentiment de complicité et de familiarité peut apparaître comme facilitant, les soupçons de déloyauté risquent de s’inviter. Cela peut aussi relever d’une non-adhésion au projet de recherche. Ce dernier facteur n’est vraisemblablement pas à minimiser dans un contexte francophone longtemps rétif à la prise en charge des questions de genre (Hancock, 2004), mais aussi aux approches corporelles ou émotionnelles. Quelques femmes rencontrées m’ont d’ailleurs signalé l’incongruité de ma recherche, et se sont inégalement prêtées au jeu de l’entretien. Cela tient aussi au caractère intime des données transmises (situation familiale et personnelle, harcèlement potentiel), à l’usage ou au mésusage des informations recueillies qui pourrait intervenir en défaveur des personnes rencontrées, ce qui n’est pas anodin dans un contexte académique fondé sur la réputation et basé sur la concurrence entre les individus (Platt, 1981). Ainsi, plusieurs femmes entendues m’ont demandé de ne pas tout enregistrer, me confiant en « off » des situations qu’elles ne voulaient pas voir répéter ailleurs.

38Comme dans d’autres champs de recherche mettant en œuvre ces approches, il faudrait veiller à ne pas extorquer des informations personnelles, individuelles, et reproduire des formes d’extractivisme pour le bien unique de la recherche et d’une carrière, ni reproduire des formes de traumatisme par des entretiens en face-à-face demandant à relater des situations compliquées, voire douloureuses (Mekdjian, 2016). Je souhaite réfléchir au contraire à la mise en œuvre d’une approche relationnelle de la recherche, faite d’échanges, d’interaction et qui ne passerait pas nécessairement par la récolte de récits à objectiver. En termes méthodologiques, cela appelle donc un temps long d’échange et de présence, de façon à rentrer en confiance avec les femmes interrogées, à tisser des liens nécessaires au recueil d’une parole parfois intime, dans une « esthétique du contact » (Volvey, 2014). Pour lever les difficultés liées à une mise en mots de trajectoires individuelles, un détour par des méthodes relevant de la recherche-création serait sans doute un atout : des cartographies narratives et sensibles, par exemple, aident en effet à la saisie des pratiques et émotions, alors que la mise en mot peut parfois être bloquante (Mekdjian and Olmedo, 2016). D’où l’insertion de ce travail dans une temporalité volontairement dilatée, qui prend le temps non de l’enquête mais de la rencontre. Cette temporalité élargie rentre ici en contradiction avec une recherche rapide et performante, mais pousse, dans une éthique renouvelée de l’enquête, forgée en partie par les apports des travaux féministes, à plaider plus que jamais pour une slow science.

Conclusion

39Se pencher sur le travail géographique avec une perspective de genre permet donc de se saisir, au-delà des formes du travail féminin, des habitudes et pratiques professionnelles propres à la discipline. En ce sens, cette entrée offre une occasion réflexive majeure concernant nos habitus disciplinaires, souvent peu pensés. Si la revue de littérature est unanime quant aux difficultés plus grandes pour les femmes d’entrer et d’avancer dans la carrière géographique, elle reflète aussi les conséquences épistémologiques de cette réalité. Ainsi, une diversité moins grande de géographes – que l’on considère dans une perspective intersectionnelle les femmes, les minorités de genre, les personnes racisées, âgées, en situation de handicap, les origines sociales, entre autres – se traduit non seulement par une sociologie professionnelle marquée par des inégalités, mais aussi par une épistémologie des absences. En effet, sans une représentation professionnelle des femmes – et de toutes les catégories d’individus – la discipline passe et passera encore à côté de thèmes, objets, approches, ce qui appauvrit la lecturee que nous pouvons avoir du monde. Ce constat doit donc nous convaincre de l’importance de se saisir de ce chantier, pas seulement pour les femmes géographes elles-mêmes, mais pour toute la géographie : ici l’entrée par le travail sert donc une réflexivité bienvenue sur nos normes disciplinaires souvent peu questionnées pour elles-mêmes.

40Au-delà de ce premier constat, l’enquête bibliographique et les entretiens exploratoires menés plaident aussi pour une poursuite du questionnement. D’un point de vue matérialiste, de nombreux pans restent encore dans l’ombre, en particulier le travail émotionnel et le travail d’enseignement/encadrement, très largement sous-estimés et ignorés. Cela plaide ainsi pour orienter l’enquête de façon incarnée : dénombrer et quantifier apparaissent certes comme des étapes nécessaires à une forme d’objectivation mais il ne s’agirait pas de laisser plus longtemps de côté les corps, les émotions et ressentis des géographes – femmes ou non, particulièrement dans un contexte où la multiplication des crises (Covid, transformations radicales de l’enseignement supérieur) tend à modifier en profondeur les conditions d’exercice de nos métiers, et à renforcer du surtravail et de la souffrance professionnelle.

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Notes

1 Voir les sites Académia (https://academia.hypotheses.org/3865) ou encore Université ouverte (https://universiteouverte.org/)

2 Par normes masculines, je comprends ici l’ensemble des pratiques sociales qui considèrent le masculin supérieur au féminin (par exemple, la différence moyenne de salaire entre hommes et femmes qui est de 18%). Par normes masculinistes, il s’agit de saisir les processus qui visent à imposer le masculin comme catégorie dominante. Dans le cadre de ce travail, j’entends ici l’ensemble de modalités épistémologiques (pratiques, concepts, outils, etc.) qui organisent la production des savoirs géographiques et relèvent, implicitement ou non, d’une structure patriarcale de la discipline. Ces normes sont évoquées par Claire Hancock (2004) et concernent, sans exhaustivité : la pratique du terrain de façon prédatrice, le regard surplombant du géographe, etc. Si ces normes ont bien sûr évolué historiquement, elles n’en demeurent pas moins structurantes dans les formations des futur.es géographes et leurs pratiques de recherche.

3 Les chiffres donnés dans la suite de l’article sont issus des statistiques officielles transmises par le bureau du CNU pour la mandature 2019-2023, présidé par Yann Richard. Je les remercie ici chaleureusement de ce travail important, en particulier Vincent Dubreuil pour la compilation et la mise en forme des données.

4 Ce terme peut se traduire en français par « garantir le contrôle de l’accès ». Dans leur article, Schurr et al. l’emploient pour qualifier un des modes de fonctionnement du travail académique en géographie : certains individus et certaines institutions seraient des gatekeepers, des garants d’un accès et d’une conformité à une géographie normée et légitime. L’analyse par les gatekeepers permet de se saisir des jeux de pouvoir au sein de la géographie mondiale. Elle ne dit cependant pas tout et tend notamment à masquer des parcours individuels marqués par des jalons bien différenciés – les ressorts de cette capacité à être gatekeeper sont en ce sens rarement interrogés. Dans leur article, Schurr et al. négligent également de travailler à différentes échelles, alors qu’il semble intéressant de considérer le gatekeeping en fonction des types d’instance (internationales, nationales, locales, etc.).

5 Par exemple, en 2021 les femmes accèdent à la qualification en moyenne à 35 ans contre 37,4 ans pour les hommes. En 2017, les âges moyens étaient de 33 ans contre 35. Si l’on constate un recul général de l’âge moyen, un écart d’environ deux ans se maintient entre hommes et femmes.

6 Ce taux varie entre 70% et 50% des dossiers reçus selon les années. Une seule année fait exception sur les six dernières : en 2019, 50% des dossiers de femmes ont été qualifiés, contre 55% chez les hommes.

7 Source : Eurostat, 2019.

8 L’affaire dite de Science Po Grenoble, en 2021, a par exemple surexposé Anne-Laure Amilhat-Szary (professeur de géographie à l’Université Grenoble Alpes) à un ensemble d’insultes et de menaces à caractère sexiste, alors que le fond de l’affaire relevait d’un enjeu de nature intellectuelle et politique. Sur le déroulé, voir par exemple : https://www.mediapart.fr/journal/france/021222/des-septuagenaires-juges-pour-avoir-menace-de-mort-une-enseignante-islamo-gauchiste.

9 Les congés maternité et parentaux sont en effet pris en compte dans les demandes de délégation ou de CRCT, du moins dans la section 23 du CNU et dans certaines universités lors des phases locales d’examen de dossier. Il est cependant difficile d’avoir une vision nette des pratiques à l’échelle nationale.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Laura Péaud, « Travail et genre des géographes »Carnets de géographes [En ligne], 17 | 2023, mis en ligne le 15 janvier 2024, consulté le 24 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/cdg/9376 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdg.9376

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Auteur

Laura Péaud

MCF en géographie, Université Grenoble Alpes, laboratoire Pacte
Laura.Peaud[at]univ-grenoble-alpes.fr

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