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Géographies du travail. Du côté des travailleurs et des travailleuses

Labour Geographies. From the workers’ perspective
Amandine Chapuis, Jean Estebanez, Fabrice Ripoll et Jean Rivière

Texte intégral

1Ce dossier part d’un constat qui prend la forme d’un paradoxe. D’un côté, le travail est absolument central dans nos socialisations, nos expériences vécues, nos positions sociales ou statuts sociaux, comme dans le fonctionnement des économies, les droits sociaux, les politiques publiques, la structuration de nos mondes sociaux, mais aussi dans nos rapports avec les animaux, la nature ou l’environnement. D’un autre côté, même quand on adopte une focale temporelle assez large, force est de constater qu’en géographie peu de travaux s’y intéressent de façon centrale et explicite et que l’histoire de la géographie du travail française ou francophone a tout d’une histoire « en pointillé » ‒ elle semble à certains moments émerger, mais pour être invisibilisée peu de temps après (Ripoll, dans ce dossier) ‒ alors que s’est développée dans le monde anglophone une geography of labour (Castree et al., 2004 ; Mcgrath, Herod, Rainnie, 2010) et même une labour geography telle que proposée par Andrew Herod (1998, 2001, 2018).

2Celui-ci considère en effet dans la revue Antipode (1997) qu’il s’agit de passer d’une géographie du travail (geography of labour) dont « les analyses ont examiné la distribution spatiale des travailleurs à travers l’espace pour montrer comment elle affecte les processus de prise de décision des capitalistes et, de fait, la géographie économique du capitalisme » à une géographie des travailleurs et travailleuses (labour geography) où il s’agit de « faire l’effort de voir la production de la géographie économique du capitalisme à travers les yeux du travail, en comprenant comment les travailleurs cherchent à produire l’espace du travail ». Une traduction de ce texte fondateur (Herod, dans ce dossier) permet de rendre compte de l’importance de cette approche et de sa signification théorique et politique, lorsqu’il met les travailleurs et les travailleuses au centre de l’analyse. Ce programme n’est d’ailleurs pas sans rappeler par certains aspects le travail pionnier de Renée Rochefort (1961) sur le travail en Sicile, et l’idée du renversement de l’ordre des facteurs (considérer la société d’abord, l’espace ensuite).

3Plus de 60 ans après le livre de Rochefort et 25 ans après celui de Herod, il s’agit de se demander à nouveau comment penser, enquêter et analyser la dimension spatiale du travail. À la suite de travaux et réflexions qui se sont manifestés récemment dans la géographie francophone, à travers des livres (Zeneidi, 2013 ; Arab, 2018 ; Souchaud, 2019 ; Thémines, Le Guern, 2020), des dossiers de revue (Benedetto-Myer et Cihuelo, 2016 ; Schmoll et Weber, 2021) ou même des thèses et des HDR (Filhol, 2020 ; Ribardière, 2023), nous avions le souhait de rendre visibles des travaux existants mais qui ne se pensaient pas forcément comme tels et d’en susciter de nouveaux, mais aussi de les faire entrer en dialogue les uns avec les autres, ainsi qu’avec des travaux plus anciens, voire classiques, francophones ou non, en géographie comme dans d’autres disciplines où le travail est un objet de longue date (comme l’histoire et la sociologie). Il s’agit donc d’ouvrir des discussions sur la portée d’une approche du travail en géographie (sociale ou non), et plus largement d’une approche géographique du travail, sans chercher à en faire une spécialité séparée, mais aussi et surtout sur les grands enjeux contemporains que constituent les transformations du travail, de ses formes, du sens qui lui est conféré.

4Le travail peut être ce qui nous donne une place légitime dans la société, ce qui ouvre à des formes de coopération, de sociabilité et d’échanges de toutes sortes, par exemple sous la forme de collectifs de travail ou d’organisations syndicales. Le travail peut ainsi apparaître comme une modalité de réalisation de soi, voire ce qui ouvre des horizons d’émancipation effective (Dejours, 2009). Mais il est aussi le lieu de l’exploitation et de l’aliénation. Il est condition ou source de plaisir comme de souffrance, de maladies comme de santé, d’isolement comme de solidarités, de revenus comme d’amputations, de reconnaissance comme d’invisibilisation, de valorisation comme de stigmatisation, de subordination comme de libération ou d’empowerment. Tout ce qui le concerne est enjeu de rapports de pouvoir, de luttes ouvertes ou de résistances discrètes : son temps, ses conditions, ses modalités de mise en œuvre, ses finalités, ses effets, sa rétribution, sa division technique comme sociale, internationale ou régionale (quand il s’agit de jouer sur les avantages comparatifs entre les États - et leurs droits du travail et de l’environnement - les villes ou les régions), ses transformations… pour faire pencher la balance ou déplacer le curseur d’un côté ou de l’autre. Le travail apparaît donc à la fois comme central, ambivalent et objet de luttes dans sa définition même.

5Le nombre important de textes soumis à la suite de cet appel, mais aussi les messages de collègues pas toujours en mesure de contribuer, tout en soulignant combien la question du travail faisait écho à leurs préoccupations, voire suscitait chez eux une envie de relire leurs enquêtes, leurs terrains et certains de leurs travaux, témoigne de cette centralité toujours renouvelée. Les géographies du travail rassemblées ici ne forment d’ailleurs pas un champ constitué. Elles ne s’appuient que partiellement sur les auteur·es qui ont inspiré cet appel, tout en en épousant pourtant l’agenda. Les articles réunis ne cherchent ainsi pas à penser les localisations des entreprises, de l’emploi, ni les dynamiques des marchés du travail, mais partent de l’expérience des travailleurs et des travailleuses pour penser le travail concret et sa dimension spatiale.

Les frontières du travail comme enjeux de luttes

6Le travail apparaît sans conteste comme un enjeu transversal à nombre d’objets de recherche déjà constitués, qui peuvent ainsi être mis en dialogue, d’où probablement, l’intérêt suscité par notre appel. Il s’agit donc d’autant moins de plaider ici pour la constitution d’une (nouvelle) spécialité thématique que le travail est un phénomène difficile à saisir, mouvant et multiforme, aux frontières floues et surtout aux définitions discutées (Cukier, 2018).

7Il a notamment pu être défini comme relevant d’une activité orientée par une visée productive, qu’il s’agisse de biens ou de services, cadrée par des règles, souvent externes. Une telle approche l’opposerait au jeu ou au loisir qui trouve sa finalité en lui-même. Pourtant, le jeu et le loisir nécessitent aussi des règles et des apprentissages parfois longs, durs et complexes, et dans l’autre sens, le travail peut également apparaître comme une source de jouissance autonome. Le travail est surtout une construction historique. Avec le capitalisme industriel, le travail est devenu une institution spécifique, inséparable du « marché du travail », en fait du marché de l’emploi (et de son corollaire : le chômage) – impliquant inclusion ou exclusion ‒ ainsi que du rapport salarial, qui en font un travail rémunéré et subordonné. Pourtant, le travail ne s’arrête pas au salariat, à l’emploi, ni même aux activités rémunérées : le travail domestique (Delphy, 1972), le volontariat associatif (Simonet, 2010), l’activité militante (Dunezat et al. 2010) ou les études (Casta, 2017) en sont aussi des formes même si elles ne sont pas nécessairement encadrées par un contrat, ni rétribuées. Le travail informel, qui a par exemple été analysé comme un travail de subsistance par le collectif Rosa Bonheur (2019) mais aussi comme un rouage essentiel du fonctionnement de systèmes productifs en Italie (Froment, 2013), au Maroc (Froment, 2015) ou dans le cadre de la confection à Sao Paulo (Souchaud, 2019), et plus globalement comme une voie de production de l’espace urbain, voire comme une autre approche du développement (Robinson, 2006 ; Jacquot et Morelle, 2018), montre aussi le potentiel découplage entre salariat encadré et travail et la nécessité de penser plutôt un continuum de situations.

8Cet élargissement des manières de conceptualiser le travail doit beaucoup aux pensées féministes. En géographie, ces apports ont été cruciaux et plusieurs articles de ce dossier en témoignent. En construisant la notion de travail reproductif (qui inclut le travail domestique et d’éducation des enfants), comme pendant indispensable au travail productif dans le processus d’accumulation capitaliste, les féministes ont ouvert la voie à d’autres manières de penser la division du travail au sein des organisations (qui est aussi sexuelle et raciale), à d’autres espaces de travail et à d’autres manière de penser les évolutions du capitalisme. L’entretien avec Danièle Kergoat, une des principales figures de la sociologie féministe du travail en France, fait le pari d’un dialogue sur la dimension spatiale de la division sexuelle du travail, à partir d’une relecture très concrète et incarnée de ses nombreuses enquêtes autour des usines, des hôpitaux, des syndicats et des espaces domestiques en France (Chapuis et Kergoat, dans ce dossier).

9En effet, si la géographie économique a eu tendance à considérer que le passage du fordisme au post-fordisme avec le développement d’une économie de service marquait une mutation profonde du travail, Linda McDowell (2008), une des principales contributrices à ce que l’on pourrait considérer comme une feminist labour geography, a par exemple proposé de le penser comme une recomposition plutôt que comme une rupture. La mutation est en fait une marchandisation des travaux auparavant réalisés gratuitement par les femmes dans le cadre de la sphère domestique (garde des enfants, soins divers aux personnes âgées et aux malades, ménage etc.). En sortant de la sphère privée, ces tâches sont venues troubler les manières de penser l’espace du travail en géographie économique. L’article de Laura Durand sur les aides à domicile en milieu rural ou celui d’Emily Egan sur le travail au pair, sont emblématiques des enjeux de cette marchandisation du travail du care (Durand, Egan, dans ce dossier).

10On porte alors le regard sur d’autres activités, d’autres tâches : le travail de subsistance des femmes des classes populaires, que Hannah Berns étudie à Bruxelles (Berns, dans ce dossier), le travail bénévole de ramassage des déchets urbains, que Clément Dillenseger propose de qualifier de “travail métabolique” (Dillenseger, dans ce dossier). On va au-delà des grandes figures masculines du monde ouvrier, comme les dockers, pour se demander comment saisir la condition de celles et ceux qui reproduisent la force de travail dans les zones portuaires (soignant·es, serveur·ses, etc.), à la manière de ce que raconte Marie Lécuyer dans son carnet de terrain dans les zones portuaires du Havre et de Felixstowe (Lécuyer, dans ce dossier). On considère donc aussi d’autres types de lieux car les espaces du travail débordent alors subitement les lieux du travail salarié pour se diversifier, en sortant de l’usine et du bureau pour se complexifier d’une façon qu’on n’avait pas imaginée jusqu’alors, notamment par un effet de diversification de types d’espaces concernés (le domicile, la rue…) et d’échelles pertinentes pour le penser.

11D’autres pistes pour réfléchir à l’élargissement de la définition du travail, au-delà des limites du salariat, suggérées par l’appel mais peu mobilisées dans les articles reçus, pouvaient aussi intéresser les géographes qui pensent depuis longtemps les relations entre humains, animaux et plantes pour en proposer une approche renouvelée, par exemple en réfléchissant à l’intégration de la nature dans le cadre de l’accumulation capitalistique (Porcher, Estebanez, 2020, Barua, 2019, Ernwein, 2021). Si la question de l’écologisation du travail (que ce soit sous l’angle des injonctions des politiques publiques, de la conscience des crises environnementales aiguës, ou de la prise en compte de la capacité d’action des entités naturelles) apparaît en pointillé dans le texte de Sandrine Petit, Marie-Hélène Vergote, Juliette Young et Gabrielle Henrion (Petit et alii, dans ce dossier) celle des frontières anthropologiques du travail reste largement absente (voir, pour une proposition, Mouret et Lainé, 2023). .

Expériences et ambivalences du travail

12La pandémie de Covid-19 a largement contribué à (re)mettre en évidence certaines de ces questions centrales du sens, de la valeur (économique, symbolique, sociale...), de la nature (productive, domestique, de care, affective...), mais aussi de la matérialité du travail et des conditions dans lesquelles il est exercé, ainsi que des relations entre travail, propriétés et hiérarchies sociales (quant aux rapports de classe, de genre, de race...), qui ont pu être (au moins temporairement) débattues sur la scène politique : qui peut télétravailler, se mettre à l’abri sur le plan sanitaire, qui est « au front », « en première ligne », « essentiel.le » ou pas... entre celles et ceux qui peuvent quitter la ville et celles et ceux qui doivent continuer à se masser dans les transports en commun, entre celles et ceux qui peuvent se créer un espace de travail à eux à domicile et celles (et parfois ceux) qui travaillent au milieu de la cuisine entouré.es des enfants à qui il faut faire l’école et le reste (Bilger, dans ce dossier)... sans oublier celles et ceux, le plus souvent des femmes et des enfants qui, privé.es de leur travail à l’extérieur de la maison, ont eu à subir d’autant plus de violences intrafamiliales.

13La dimension spatiale de la division du travail, thème classique en géographie économique, apparaît dans ce dossier, dans une perspective renouvelée. En effet, ce qui a intéressé les auteurs et autrices ayant contribué c’est, plus qu’une analyse des stratégies des entreprises, les impacts des transformations des organisations sur le vécu quotidien du travail par les travailleurs et les travailleuses. Sur les chantiers du bâtiment, ethnographiés par Marguerite Valcin (Valcin, dans ce dossier), auprès des chauffeurs-livreurs analysés par Pétronille Rème-Harnay (Rème-Harnay, dans ce dossier) ou des travailleurs de l’économie de plate-forme enquêtés par Claire Burban (Burban, dans ce dossier), en suivant l’ombre des ouvriers désormais ultra-mobiles, de la vallée de la chimie à Lyon, documentés et photographiés par François Duchêne et David Desaleux (Duchêne et Desaleux, dans ce dossier), à travers les récits des aides à domicile recueillis par Laura Durand (Durand, dans ce dossier), les géographes donnent à voir le travail au quotidien, son éclatement, sa précarisation et les contraintes renouvelées que le post-fordisme fait peser sur les corps et sur les esprits.

14Qu’il s’agisse des significations qui lui sont conférées, des manières dont il peut être vécu, des conditions comme des effets sociaux qu’il peut avoir, une caractéristique essentielle du travail est bien son ambivalence : un peu partout, les travailleurs et travailleuses disent tout à la fois les valeurs qu’ils portent, leur fierté et leur sentiment d’être empêchés dans l’accomplissement de leurs tâches et leur volonté de bien faire leur travail (Durand, Rème-Harnay, Petit et alii, dans ce dossier). Ainsi, il est une contrainte nécessaire à la (re)production de nos conditions matérielles de vie, en même temps que le terrain et le moyen des inégalités sociales, des rapports d’exploitation et de domination, d’inclusion / exclusion (sociale, économique, symbolique), qui peuvent abîmer le corps comme l’esprit (Linhart, 1978). Le carnet de débats d’Anne-Laure Le Guern et Jean-François Thémines, en proposant de croiser géographie et psycho-dynamique du travail – dont une figure majeure est Christophe Dejours (voir Dejours, 2008) – offre des pistes de réflexion riches pour penser la dimension spatiale du travail au quotidien et son articulation avec la production des subjectivités des travailleurs et des travailleurses (Le Guern et Thémines, dans ce dossier). La recherche menée par Sandrine Petit, Marie-Hélène Vergote, Juliette Young et Gabrielle Henrion auprès d’éleveurs donne à voir quant à elle la souffrance au travail liée aux mutations profondes de leur activité dans le contexte du changement climatique (Petit et alii, dans ce dossier). Ce que le travail fait aux corps et aux esprits s’appréhende aussi sur le temps long des carrières et sur leur imbrication avec les trajectoires personnelles, c’est ce qu’étudie Sophie Blanchard en analysant les liens entre vécu du travail enseignant en banlieue, stratégies de mutation et mobilité professionnelle et résidentielle (Blanchard, dans ce dossier).

15L’ambivalence se situe aussi au niveau des relations de travail, des relations aux autres sur les lieux du travail et au sein des organisations. Ces relations sont inscrites dans des logiques de contrôle, de subordination, de domination. L’article de Claire Burban montre ainsi comment le paramétrage des algorithmes qui pilotent le fonctionnement des plateformes numériques de livraison de repas exerce sur les travailleurs un contrôle aussi invisible qu’omniprésent (Burban, dans ce dossier). Elles posent également la question de la possibilité ou non de construire des sociabilités. Par exemple, l’article de Patricia Lejoux, Aurore Flipo et Nathalie Ortar sur les espaces de coworking met en évidence l’intérêt de ces lieux pour les travailleurs et travailleuses indépendant·es qui y trouvent tout simplement des espaces d’échanges, de sociabilité et parfois des opportunités professionnelles (Lejoux et alii, dans ce dossier). Au-delà, la question des solidarités, des collectifs, notamment des collectifs de résistance demeure peu abordée dans le dossier. Mathieu Uhel explore cependant le travail de représentation syndicale face à l’employeur dans le cas d’instances universitaires (Uhel, dans ce dossier).

Une dominance d’approches qualitatives pour enquêter des groupes variés

16Au total, les articles réunis dans ce dossier donnent à voir des géographies du travail relativement diversifiées, et ce de plusieurs points de vue. Cette diversité s’exprime d’abord sur le plan socioprofessionnel, avec des articles qui étudient des actifs et actives situés différemment dans la stratification sociale : éleveurs, dockers mais aussi serveuses des zones portuaires, ouvriers du bâtiments, ouvriers d’entreprises sous-traitantes de la métallurgie, mécaniciens de rue, chauffeurs-livreurs salariés, livreurs “ubérisés”, aides à domiciles, travailleuses au pair, cadres du privé en télétravail, indépendants et salariés des espaces de coworking, enseignants du secondaires, enseignants-chercheurs du supérieur. Mais d’autres articles portent sur celles et ceux qui travaillent bénévolement à ramasser des déchets, ou dont l’activité de travail (notamment domestique) ne rentrent pas dans ces catégories. En outre, ces groupes d’actifs et d’actives sont inégalement féminisés, avec d’un côté des livreurs nantais qui constituent un groupe exclusivement masculin, et de l’autre des aides à domicile ornaises qui sont toutes des femmes. Enfin, ces travailleuses et travailleurs appartiennent à des groupes dont la composition ethnoraciale est très variable. La condition de travailleur immigré est aussi explorée dans ces articles, avec les enquêtes de Claire Burban qui revient sur les parcours migratoires des livreurs de plate-forme et celle de Sébastien Jacquot et Marie Morelle sur les mécaniciens de rue à Aubervilliers, qui donne également à voir la question des circulations transnationales.

17Pour autant les terrains explorés dans le dossier demeurent relativement franco-centrés (les cas étrangers s’inscrivent dans des cadres comparatifs). Ainsi, l’appel n’a pas mobilisé les collègues (même français) travaillant sur le sud global. Cela étant dit, la diversité des géographies représentées s’expriment tout de même aussi à travers les types d’espaces analysés : mondes ruraux de l’Orne et de Bourgogne, vallée de la chimie dans le Rhône, zones portuaires du Havre et de Felixstowe, banlieue nord francilienne (mécaniciens d’Aubervilliers, enseignants de Seine-Saint-Denis), centres des métropoles régionales (Caen, Nantes, Lyon) et globales (Paris, Londres, Bruxelles, Vienne, Athènes). Certains articles ne sont pas centrés sur un type d’espace (ou lieu de travail) spécifique, mais font au contraire varier les contextes d’activité pour penser le travail (chauffeurs-livreurs naviguant entre centre parisien et marges franciliennes ; espaces de coworking situés dans le centre métropolitain lyonnais, dans sa couronne périurbaine, ou encore dans les villes intermédiaires ou espaces ruraux de la région Rhône-Alpes).

18En revanche, les articles sont moins diversifiés en termes de démarches méthodologiques adoptées. Si les grandes enquêtes de la statistique publique (INSEE, INED, DARES) sont peu mobilisées, c’est largement en lien avec la manière dont sont construits les objets de recherche “par le bas” ou au plus près des travailleurs et des travailleuses. Les approches qualitatives fondées sur l’observation et l’entretien dominent donc assez nettement le dossier : observation participante d’instances universitaires ou d’opérations militantes de ramassage des déchets, ethnographie des éleveurs dans leurs champs ou des mécaniciens de rue, entretiens avec des enseignants du secondaire, des travailleuses au pair ou des aides à domicile, entretien “à distance” avec des cadres confinés pendant le covid. Toutefois, certains articles s’appuient sur d’autres types de matériaux empiriques, en particulier l’enquête par questionnaire (dans les organismes de services à la personne, auprès des chauffeurs-livreurs, dans les espaces de coworking) ou la photographie pour documenter les environnements de travail.

Éléments sur la réception de l’appel

  • 1 L’analyse porte sur les articles soumis et non sur les seuls articles finalement acceptés, car il p (...)

19Dans une perspective réflexive, on peut enfin se demander d’où viennent les réponses à l’appel à articles afin d’esquisser une petite géographie de cette géographie du travail, du moins telle que celle-ci est incarnée par ce dossier thématique1. On peut certes faire l’hypothèse que les réponses à un appel à articles donnent pour partie à voir les réseaux de celles et ceux qui lancent cet appel (notamment les coordinateurs/trices du dossier), mais sa diffusion nationale sur le site de la revue et surtout sur la liste professionnelle « géotamtam » permet aussi de penser que ces effets de réseaux sont atténués.

  • 2 Le pôle dijonnais, en apparence important, correspond en fait à un article cosigné par quatre collè (...)

20La figure 1 confirme d’abord le caractère français (ou francophone si l’on tient compte de la proposition en provenance de Bruxelles) de ce dossier, non sans lien avec le fait que l’appel n’ait pas été traduit dans d’autres langues. Les 24 articles impliquent au total 29 auteur·ices, et ce sont leurs établissements académiques d’affectation qui ont été cartographiés afin de tenir compte des articles associant des collègues issus d’établissements différents. Il en ressort que ces auteur·ices proviennent principalement de trois pôles géographiques qui ont particulièrement nourri ce dossier thématique : un pôle formé par le réseau des universités de la France de l’Ouest ; un pôle centré sur Lyon et Grenoble ; un pôle arrimé autour des deux grandes universités de l’est francilien (Créteil et Marne-la-Vallée devenue Gustave Eiffel)2.

Figure 1. Géographie de la réception de l’appel

  • 3 Un des auteurs caennais au sommaire du présent dossier (J.-F. Thémines) est un fin connaisseur des (...)
  • 4 Un autre auteur (M. Uhel) du dossier a justement effectué sa thèse sous la direction de R. Hérin, t (...)
  • 5 Un autre auteur du dossier, F. Duchêne, se définit dans son article comme « géographe social » et t (...)
  • 6 Leurs travaux étaient certes plus tournés vers l’étude des représentations mais ils étaient présent (...)

21Les deux premiers de ces pôles correspondent aux « lieux saints » (Brunet, 1987 : 127) de la géographie sociale des années 1980, l’expression servant alors à désigner un axe « Lyon-Caen » particulièrement moteur dans les recompositions et controverses disciplinaires de l’époque. Cette filiation dans le temps, parfois difficile à établir et à étayer, nous semble cependant devoir être soulignée. Ainsi et sur la figure 1, on retrouve d’une part les universités de l’Ouest (au premier rang desquelles Caen, mais aussi Rennes, Nantes et Angers) qui sont des lieux de déploiement du laboratoire ESO, laboratoire qui a joué historiquement un rôle important dans l’affirmation d’un courant de géographie sociale autour des figures d’Armand Frémont (en 1981 ce dernier a publié coup sur coup deux ouvrages centrés sur des groupes socioprofessionnels et où les questions de travail sont sous-jacentes : Paysans de Normandie et Ouvriers et ouvrières à Caen)3 et Robert Hérin (notamment avec le « manuel-manifeste » Géographie sociale paru en 1984)4. D’autre part, la figure 1 fait apparaître trois soumissions d’articles en provenance de Lyon et Grenoble, où on peut suggérer l’hypothèse d’une empreinte localement persistante de la présence de pionniers de la géographie sociale tels qu’Abel Chatelain ou Renée Rochefort à Lyon5, voire de Jean-Paul Guérin et Hervé Gumuchian à Grenoble6, où plusieurs géographes du laboratoire PACTE s’inscrivent aujourd’hui dans des perspectives de géographie critique. Le premier article de la rubrique « Carnets de débats », écrit par F. Ripoll, retrace d’ailleurs l’histoire des travaux de géographie qui se sont penchés plus spécifiquement sur le travail, or, s’ils se réclament souvent ou relèvent de la géographie sociale, ils n’ont pas la continuité qui permettrait de tracer des filiations évidentes.

  • 7 Auxquels on peut ajouter une autre autrice du dossier, T. Bilger, dont le travail de thèse est insc (...)

22Enfin, le troisième pôle d’auteur·ices qui émerge de la figure 1 est à la fois le plus important numériquement et le plus récent sur la « carte » de la géographie sociale française. Il correspond au développement, au sein des université de Créteil et de Marne-la-Vallée, d’un groupe qui a pris une place importante dans le travail de recomposition des géographies sociales et culturelles (ou des géographies « radicales » ou « critiques » pour utiliser des adjectifs qui relèvent d’un autre mode de découpage) au cours de la dernière décennie (Clerval et al., 2015 ; Blanchard, Estebanez, Ripoll, 2021 ; Carnets de géographes, 2022 ; Clerval, Gardesse, Rivière, 2023, Devaux et al., à paraître ; Ripoll, Caillault, à paraître). Fédérés dans le groupe JEDI (Justice, espace, discriminations, inégalités) du Labex « Futurs urbains », trois des quatre coordinateurs/trices du dossier sont en effet issus de ce groupe, ainsi que plusieurs auteur·ices doctorant·e·s ayant soumis des articles dans le dossier7.

  • 8 On peut en effet penser que la fonction de cette rubrique et la manière dont elle est présentée lim (...)

23Pour conclure, il est d’ailleurs intéressant de relever que sur les 24 articles reçus par la revue dans les rubriques « Carnets de recherches », « Carnets de terrains » et « Carnets de débats » à l’occasion de ce dossier, douze soit la moitié ont été envoyés par des auteur·ices doctorant·e·s, cette proportion passant même à douze articles sur 21 si l’on écarte la rubrique « Carnets de débats » de ce comptage8. Deux logiques interprétatives, qui ne sont d’ailleurs pas nécessairement exclusives l’une de l’autre, peuvent être convoquées pour tenter d’éclairer cette proportion élevée. D’un côté, elle peut être attribuée au capital symbolique de la revue, moins grand que celui d’autres revues installées depuis plus longtemps dans la discipline, encore que les Carnets soient sans doute désormais bien identifiés dans les champs de la géographie sociale et culturelle, et plus largement des approches critiques. De l’autre, elle peut au contraire souligner la vitalité et le dynamisme de la revue, qui entend là jouer pleinement sa vocation initiale dans le travail de mise en visibilité des objets et problématiques émergents en géographie. Quoi qu’il en soit, il se passe quelque chose en géographie autour du travail, dont ce dossier se propose de rendre compte.

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Notes

1 L’analyse porte sur les articles soumis et non sur les seuls articles finalement acceptés, car il peut exister des différences importantes entre la géographie des articles acceptés et celle des articles refusés, ce qui n’est pas le cas ici. Il nous semblait également plus riche d’observer les intentions suscitées par un appel, et non seulement ce qu’elles produisent à l’issue du processus d’édition scientifique.

2 Le pôle dijonnais, en apparence important, correspond en fait à un article cosigné par quatre collègues de la même institution (l’INRAE).

3 Un des auteurs caennais au sommaire du présent dossier (J.-F. Thémines) est un fin connaisseur des travaux d’A. Frémont (Thémines, Caro, 2014).

4 Un autre auteur (M. Uhel) du dossier a justement effectué sa thèse sous la direction de R. Hérin, tout comme deux (F. Ripoll et J. Rivière) des quatre coordinateurs/trices de ce dossier.

5 Un autre auteur du dossier, F. Duchêne, se définit dans son article comme « géographe social » et trace explicitement un parallèle entre sa difficulté à saisir l’empreinte dans l’espace des sous-traitants de l’industrie et la patience nécessaire à R. Rochefort dans son travail de terrain en Sicile.

6 Leurs travaux étaient certes plus tournés vers l’étude des représentations mais ils étaient présents au colloque fondateur de géographie sociale de Lyon en 1982.

7 Auxquels on peut ajouter une autre autrice du dossier, T. Bilger, dont le travail de thèse est inscrit dans un établissement bordelais sur la figure 1, bien qu’il soit co-dirigé par une chercheuse de ce pôle de l’est francilien.

8 On peut en effet penser que la fonction de cette rubrique et la manière dont elle est présentée limite, par effet d’auto-censure et de position dans la trajectoire professionnelle, la place des doctorant·e·s : « Les Carnets de débats ouvrent chaque numéro sur les points importants abordés par les auteur·ices dans l’ensemble de la revue. Cette rubrique se veut une rencontre, un espace de débats, dont l’issue peut prendre la forme d’un plaidoyer, d’un entretien, d’une position de recherche, qui dégage un certain nombre d’axes de réflexion à travailler, parce qu’ils n’ont pas fait consensus ou bien parce qu’ils demeurent encore trop peu étudiés » (source : https://journals.openedition.org/cdg/823).

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Table des illustrations

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Pour citer cet article

Référence électronique

Amandine Chapuis, Jean Estebanez, Fabrice Ripoll et Jean Rivière, « Géographies du travail. Du côté des travailleurs et des travailleuses »Carnets de géographes [En ligne], 17 | 2023, mis en ligne le 30 janvier 2024, consulté le 26 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/cdg/9703 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdg.9703

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Auteurs

Amandine Chapuis

Maîtresse de conférences en Géographie, UPEC, ACP-Université Gustave Eiffel

Amandine.Chapuis[at]u-pec.fr

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Jean Estebanez

Maître de conférences en Géographie, UPEC, Lab’Urba

Jean.Estebanez[at]u-pec.fr

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Fabrice Ripoll

Professeur de Géographie, UPEC, Lab’Urba

Fabrice.Ripoll[at]u-pec.fr

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Jean Rivière

Maître de conférences en Géographie, Nantes Université, ESO

Jean.Riviere[at]univ-nantes.fr

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