• 1 André Nouschi, Luttes pétrolières au Proche Orient, Paris, Flammarion, 1971 ; id., Pétrole et rel (...)
• 2 Odd Arne Westad, Histoire mondiale de la guerre froide, 1890-1991, Paris, Perrin, 2019 ; id., La (...)

1L’histoire de la Méditerranée durant la seconde moitié du xx^e siècle se confond avec celle de la guerre froide, dont elle est l’un des principaux théâtres. Lorsqu’André Nouschi fonde les Cahiers de la Méditerranée en 1970, le bassin méditerranéen est, avec l’Asie du Sud-Est, le centre de gravité de l’opposition entre superpuissances. Trois ans plus tôt, la guerre des Six Jours a inauguré une ère de tensions à ce point exacerbées que les années 1967-1973 sont devenues l’une des périodes les plus étudiées par l’historiographie contemporaine des relations internationales. André Nouschi lui-même ne s’y est pas trompé ; il a largement rendu compte, dans ses travaux, de la façon dont le tournant des décennies 1960 et 1970 a d’une part marqué l’apogée du système bipolaire en Méditerranée et d’autre part posé les bases de son dépassement via le développement de nouvelles logiques de conflictualité, caractéristiques de la troisième mondialisation alors émergente1. Depuis lors, à la question de savoir comment la compétition entre les blocs s’était développée en Méditerranée, s’est peu à peu substituée celle de l’insertion du bassin méditerranéen dans une guerre froide dite « globale ». Cette approche, développée sous la houlette d’Odd Arne Westad et connue sous l’appellation de « Nouvelle histoire de la guerre froide », revendique une lecture renouvelée des rapports internationaux de l’après 1945 sur la base de sources géographiquement diversifiées ; elle témoigne de l’influence de la global history sur une historiographie jusqu’alors très régionalisée2.

• 3 Parmi les travaux en français qui s’intéressent directement au poids des héritages, on citera l’e (...)
• 4 On citera notamment les très riches archives de la CIA et du Département d’État américain, en par (...)
• 5 À cet égard, le Woodrow Wilson Center (Washington D.C.) a mené un important travail de collecte d (...)

2Il faut dire que la Méditerranée, système-monde au carrefour de trois continents, porte en elle toutes les composantes d’un haut lieu de la guerre froide globale en ce qu’elle voit se croiser toutes les problématiques des années 1945-1990, de la création des blocs à la décolonisation, de la détente au non-alignement, de la maitrise des armements aux droits humains. Cela explique l’existence d’une bibliographie pléthorique, qui n’a cessé de prendre de l’ampleur au fil des vingt dernières années sous l’effet de deux phénomènes. Le premier est le renouveau des politiques de puissance des États-Unis et de la Russie depuis les années 2000. Cette réaffirmation a suscité une vague de travaux soucieux de déconstruire le poids des héritages historiques dans les interventions américaines en Afghanistan et en Irak, dans le soutien inébranlable de Moscou à la Syrie de Bachar el Assad, dans l’annexion de la Crimée, dans le retour des Russes en Libye ou encore dans la fascination exercée par le Kremlin sur une partie de la classe politique européenne3. Le second phénomène est l’accès plus large à de nouvelles sources, issues d’abord des pays de l’OTAN et des neutres et non-alignés4, mais également de l’URSS et des pays du pacte de Varsovie, en particulier en ce qui concerne leur implication dans les relations israélo-arabes5. Pareil fonds documentaire a, en une quinzaine d’années, rendu possible une relecture complète des enjeux de guerre froide en Méditerranée, tant sur les questions proche-orientales et nord-africaines que sur les problématiques sud-européennes ; il participe désormais de la décompartimentation des approches entre ces espaces, menée tambour battant par une historiographie dominée, de très loin, par la production anglo-saxonne, bien que celle-ci tende à prendre davantage en compte l’apport des historiographies nationales européennes, à commencer par l’école italienne des relations internationales qui, dans l’espace méditerranéen, a contribué de manière éclatante à la connaissance des mécanismes de guerre froide.

• 6 Bruno Arcidiacono, Le « précédent italien » et les origines de la guerre froide : les alliés et l (...)
• 7 Ennio Di Nolfo, « The Cold War and the transformation of the Mediterranean, 1960-1975 », dans Mel (...)
• 8 Antonio Varsori, Il Patto di Bruxelles, 1948 : tra integrazione europea e alleanza atlantica, Rom (...)

5L’historiographie des origines de la guerre froide et celle de l’après-guerre méditerranéen ne font qu’une. Les travaux de Bruno Arcidiacono, de James Edward Miller puis d’Alessandro Brogi et d’Effie Pedaliu ont ainsi montré que la signature de l’armistice avec l’Italie en 1943 est l’un des tout premiers moments de friction entre les Anglo-Saxons et Staline, l’événement révélant à quel point les buts de guerre au sein de la Grande Alliance divergent d’une puissance à une autre6. De la sorte, l’Italie devient, avant même la fin de la seconde guerre mondiale, un enjeu Est-Ouest de taille, ce qui explique en grande partie le poids de son historiographie dans l’étude et la compréhension des racines de la guerre froide, à l’instar de l’école de Florence autour d’Ennio di Nolfo7. L’importance du PCI et le fait que l’OTAN installe son commandement pour l’Europe du Sud à Naples, transformant le Sud de la péninsule en base avancée des États-Unis en Méditerranée, cristallise l’intérêt des historiens italiens pour le conflit Est-Ouest, si bien que les universités de Rome et Padoue sont aujourd’hui des centres incontournables des Cold War studies et rayonnent bien au-delà des frontières de la péninsule, comme en témoignent les travaux d’Antonio Varsori, de Leopoldo Nuti ou de Silvio Pons8.

• 9 Cangül Örnek et Çağdaş Üngör (dir.), Turkey in the Cold War : ideology and culture, Londres-New Y (...)
• 10 Melvyn Leffler, A Preponderance of Power. National Security, the Truman Administration and the Co (...)
• 11 Pour une approche régionale des enjeux balkaniques au début de la guerre froide, voir : Svetozar (...)
• 12 Sur la rupture Tito-Staline et pour une étude complète du dilemme qu’a représenté la Yougoslavie (...)

6La guerre civile grecque et la crise des détroits turcs, qui en 1948 amènent Harry Truman à édicter la doctrine du containment, ont également suscité l’essor de mouvements historiographiques nationaux des deux côtés de la mer Égée9, bien que les analyses les plus diffusées qui aient été faites de ces événements émanent de grands noms de l’histoire américaine des relations internationales, tels Melvyn Leffler ou Howard Jones10. L’ensemble gréco-turc est peu à peu devenu partie prenante d’une approche régionale tendant à mettre en lumière la place qu’ont occupée les Balkans dans la politique de Staline11 ; les hésitations de celui-ci à intervenir directement dans une péninsule qui lui aurait garanti un accès pérenne à la Méditerranée ont ainsi fait l’objet d’analyses étoffées qui participent de la compréhension de la rupture soviéto-yougoslave et, partant, de l’implication de Tito dans la création du mouvement des non-alignés12.

• 13 Mark Philip Brawley, « Decolonization, the global South and the Cold War, 1919-1962 », dans Melvy (...)
• 14 Sur l’URSS et le non-alignement, voir Roy Allison, The Soviet Union and the Strategy of Non-Align (...)
• 15 Jon B. Alterman, Egypt and American Foreign Assistance, 1952-1956 : Hopes Dashed, New York, Palgr (...)
• 16 La déclassification de ces documents a permis la parution, la même année, de trois des études les (...)
• 17 Massimiliano Trentin et Matteo Gerlini, The Middle East and the Cold War. Between Security and De (...)

7La dimension méditerranéenne de ce mouvement émerge des nombreux travaux qui, au carrefour de la Nouvelle histoire de la guerre froide et des études post-coloniales, font de l’Égypte nassérienne et de la Yougoslavie titiste les catalyseurs des revendications tiers-mondistes dans le « Global South »13. Si la difficulté des deux grands à se positionner face aux non-alignés – et en particulier des États-Unis qui, dans la course aux territoires qu’ils se livrent avec Moscou dans le Tiers-Monde, souffrent de leur image de société ségrégée – a longtemps retenu l’attention des historiens14, une inversion de la focale s’est produite au cours des deux dernières décennies dans le but de déconstruire en profondeur les tenants et les aboutissants de la diplomatie de Nasser et d’en mettre en évidence les subtilités15. Plus largement, la convergence entre le changement de classe dirigeante dans le monde arabe et l’ancrage des dynamiques de la guerre froide dans les conflits régionaux pendant les années 1950 – à l’instar de la crise de Suez, dont les aspects Est-Ouest ont fait l’objet de recherches foisonnantes à la fin des années 1980 grâce à la déclassification des documents américains16 – est désormais mieux connue grâce à l’accès à de nouvelles sources et à une coopération plus inclusive entre historiens des trois rives de la Méditerranée17.

• 18 Matthew Connelly, L’arme secrète du FLN. Comment de Gaulle a perdu la guerre d’Algérie, Paris, Pa (...)
• 19 Sur les relations entre le FLN et les pays communistes, voir notamment Hervé Bismuth et Fritz Tau (...)
• 20 Jeffrey James Byrne, Mecca of Revolution. Algeria, Decolonization and the Third World Order, Oxfo (...)

8La guerre d’Algérie est probablement l’une des problématiques à avoir le plus profité de cette inscription dans l’approche globale, via les travaux de Matthew Connelly et de Jeffrey James Byrne. Le premier a vu dans la guerre d’indépendance algérienne une guerre mondiale où intervint une multitude d’acteurs favorisant l’exportation du conflit en dehors du territoire algérien18 ; pour Connelly, le FLN a gagné la guerre grâce à son action sur le terrain diplomatique, sachant s’attirer les faveurs des deux superpuissances et s’imposer comme un acteur incontournable du mouvement non-aligné19. Byrne est allé plus loin en démontrant comment la révolution algérienne avait su élaborer un agenda visant à transformer non seulement la société algérienne mais aussi, et surtout, la société internationale : Alger s’est progressivement muée en « Mecque de la Révolution » et en capitale du tiers-mondisme, capable de faire entendre sa voix en Méditerranée comme ailleurs, et attirant vers elle les élites des pays émergents autant que les mouvements contestataires20. Avec l’indépendance de l’Algérie, le socialisme arabe et l’anti-impérialisme ont connu une nouvelle victoire qui a forcément posé la question de l’intérêt et des objectifs de l’URSS dans cette partie du monde, dont l’ancrage Est-Ouest a atteint son paroxysme dans les années 1960 et 1970.

• 21 Don Munton, David A. Welch, The Cuban Missile Crisis, New York, Oxford University Press, 2007 ; M (...)
• 22 Voir notamment : Mehmet Dosemeci, « Turkish Anti-Westernism. Restaging the Euro-Mediterranean Wor (...)
• 23 Frédéric Bozo, Pierre Mélandri et Maurice Vaïsse, La France et l’OTAN, Bruxelles, Complexe, 1996  (...)

9Dans la foulée de la guerre d’Algérie, la décennie 1960 vit le bassin méditerranéen devenir plus que jamais un théâtre majeur de l’opposition entre les blocs. L’impact de la crise de Cuba sur la région a ainsi fait l’objet de constantes réévaluations depuis les années 1980, dont la principale concerne le retrait des missiles américains Jupiter de Turquie et d’Italie en échange du démantèlement des bases de tirs soviétiques de Cuba21. Les historiens turcs ont montré combien cet épisode avait contribué à éroder l’attachement d’une partie des Turcs aux États-Unis22. De même, on ne saurait comprendre la politique d’indépendance et de dépassement des blocs prônée par le général de Gaulle sans tenir compte des implications méditerranéennes du renouveau stratégique voulu par les Administrations Eisenhower et Kennedy. Les travaux de Frédéric Bozo, de Pierre Mélandri et de Maurice Vaïsse sur les relations transatlantiques à l’ère gaullienne puis ceux de Lorenz Plassmann sur les rapports franco-grecs sont à ce titre fondamentaux : le retrait de la flotte française de Méditerranée du commandement intégré de l’OTAN et la volonté de Paris de se poser en puissance protectrice de l’Europe méridionale surviennent après que Washington et Londres sont intervenus au Liban en 1958 depuis leurs bases situées sur le territoire français, et que la Maison Blanche a décidé de faire adopter par l’Alliance atlantique la doctrine des représailles graduées, comprise par de Gaulle comme la preuve que les Américains n’entendent pas défendre l’Europe coûte que coûte23.

• 24 Jean-Paul Bled (dir.), Le Général de Gaulle et le monde arabe, Beyrouth, Dar An-Nahar, 2009 ; Gad (...)
• 25 Élie Barnavi, « De Gaulle et Israël : la guerre des Six-Jours et après », dans Institut Charles-d (...)
• 26 Voir en particulier : Frédéric Gloriant, « Le conflit israélo-arabe : vision gaullienne et logiqu (...)
• 27 Parmi les études pionnières en langue française, citons en particulier celle d’Hélène Carrère d’E (...)
• 28 Isabella Ginor et Gideon Remez, Foxbats over Dimona. The Soviets’ Nuclear Gamble in the Six-Day W (...)
• 29 Yaacov Ro’i et Boris Morozov (dir.), The Soviet Union and the June 1967 Six Day War, Palo Alto, S (...)

10Mais les choix gaulliens sont surtout au cœur du débat historiographique ayant trait à la guerre des Six-Jours et à sa forte dimension Est-Ouest24. En quoi la neutralité de de Gaulle au printemps 1967 a-t-elle permis de resserrer les liens des deux grands avec leurs protégés respectifs ? En se détournant d’Israël et en se rapprochant des Arabes, la France n’a-t-elle pas fait le jeu des Soviétiques au Proche-Orient ? C’est ce qu’a voulu démontrer Élie Barnavi dans deux contributions au vitriol25, remises en question, depuis, par des travaux fondés sur les documents d’archives26. Ce débat en rejoint un autre, à la fois vif et ancien27 : celui des intentions de Moscou vis-à-vis de ses clients arabes et de ses responsabilités dans le déclenchement du conflit. Tandis qu’Isabelle Ginor et Gideon Remez considèrent que le cercle brejnévien a poussé l’Égypte et la Syrie à la guerre en les confortant dans l’idée – fausse – selon laquelle Tsahal s’apprêtait à envahir le territoire syrien28, cette approche a été revue par Yaacov Ro’i, Boris Morozov et Yair Even sur la base des archives soviétiques29. À leurs yeux, les dirigeants du Kremlin étaient trop peu au fait des subtilités du jeu proche-oriental pour avoir une prise quelconque sur Nasser et ses alliés ; leur seul souci était de préserver leur clientèle arabe pour contrebalancer l’influence des Occidentaux sur Israël. L’URSS se serait ainsi retrouvée prise au piège de l’alliance arabe.

• 30 Galia Golan, « The Soviet Union and the Outbreak of the June 1967 Six-Day War », Journal of Cold (...)
• 31 Sur la marine soviétique en Méditerranée, voir Milan Vego, « Soviet and Russian Strategy in the M (...)
• 32 Sur les enjeux de guerre froide pendant la guerre d’usure, voir, outre les travaux de Galia Golan (...)
• 33 Nicolas Badalassi et Houda Ben Hamouda (dir.), Les pays d’Europe orientale et la Méditerranée, op (...)
• 34 Constantin Katsakioris, « Les étudiants de pays arabes formés en Union soviétique pendant la guer (...)

11Mise au regard des objectifs globaux de Moscou, cette thèse a, depuis lors, été confortée par la découverte de nouveaux documents produits par les pays du pacte de Varsovie ainsi que par les importants travaux de Galia Golan sur la politique de l’URSS au Moyen-Orient et ceux de Vladislav Zubok sur le processus de décision au sein de la machine diplomatico-militaire soviétique30. En ressort l’idée que les décideurs du Kremlin, aveuglés par la logique d’équilibre avec les États-Unis, n’ont jamais développé une politique cohérente en Méditerranée et que, dans le droit fil des conceptions de la Russie impériale, ils ont d’abord cherché à garantir leur accès aux mers chaudes via le développement d’une marine de plus en plus puissante, capable, au début des années 1970, de se déployer en haute mer31. Pour ce qui est de leur présence en Afrique du Nord et au Proche-Orient, ils n’ont donc fait, selon Zubok et Golan, que profiter des faiblesses occidentales pour s’imposer en partenaires incontournables des États « progressistes » de la région, notamment en leur livrant armes et coopérants. Grâce à ces livraisons, démultipliées après 1967 dans le cadre de la guerre d’usure israélo-égyptienne autour du canal de Suez, les Soviétiques compensaient leur refus de s’engager militairement aux côtés des nations arabes dans la lutte contre Israël32. L’historiographie récente a mis en évidence la diversité des partenariats établis entre les pays arabes et ceux du pacte de Varsovie en matière d’armement et la coopération, écartant toute idée d’un bloc monolithique toujours soucieux de cohésion. En témoignent les monographies et articles soulignant le dynamisme tchécoslovaque sur les armes, celui de la RDA et de la Bulgarie en termes d’aide au développement ou l’activisme diplomatique de la Roumanie dans le conflit israélo-arabe33. La circulation des experts et des étudiants entre le bloc de l’Est et le Maghreb apparaît en particulier comme un chantier promoteur en ce qui concerne l’Algérie, véritable laboratoire des échanges Est-Sud34.

• 35 Voir en particulier : Massimiliano Cricco, Il Petrolio dei Senussi. Stati Uniti e Gran Bretagna i (...)
• 36 Sur la question du renseignement naval, voir Alexandre Sheldon-Duplaix, « La reconnaissance et le (...)
• 37 Victor Israelyan, Inside the Kremlin during the Yom Kippur War, University Park, Pennsylvania Sta (...)
• 38 Pauline Peretz, Le combat pour les Juifs soviétiques. Washington, Moscou, Jérusalem, 1953-1989, P (...)

12Ont résulté de ces interactions un accroissement exponentiel de la présence soviétique en Méditerranée – bien que les pays de la région aient poursuivi la coopération avec les Occidentaux35 –, une surveillance accrue des capacités de projection des grandes puissances et un risque de déflagration globale entretenu par l’internationalisation du conflit israélo-arabe36. C’est à ce titre que la guerre du Kippour ne peut être analysée en dehors du contexte Est-Ouest et de ses implications pour l’équilibre planétaire, ce qu’ont parfaitement fait William Quandt, Victor Israelyan et Donald Neff37. Avec ces derniers, la relation spéciale israélo-américaine à partir de 1967 et le poids du lobby israélien sur la politique des États-Unis, politiquement sensible en Occident, ont fait l’objet de recherches dépassionnées et mieux documentées, stimulées par l’écho des thèses des « nouveaux historiens israéliens » sur la naissance et le développement de l’État hébreu et par l’intérêt qu’ont suscité les néo-conservateurs après l’élection de George W. Bush. Cela a donné lieu, en France, à deux ouvrages qui témoignent du dynamisme de l’école américaniste française et du renouvellement total des approches historiographiques relatives à l’évolution de la guerre froide dans les années 1970 et 1980 : celui de Pauline Peretz sur la place des Juifs soviétiques dans la relation entre les États-Unis, Israël et l’URSS et celui de Justin Vaïsse sur l’histoire du néoconservatisme américain38. Dans les deux cas, la question des droits humains et la dualité théorique opposant idéalisme et realpolitik sont mises au centre du jeu diplomatique soviéto-américain et de sa composante méditerranéenne, inaugurant un passionnant chantier qui n’en est encore qu’à ses débuts mais qui a pris une coloration transatlantique devenue centrale.

• 39 Voir en particulier Antoine Coppolani, « Henry A. Kissinger et les négociations sur le Proche-Ori (...)
• 40 Daniel Möckli, European Foreign Policy during the Cold War. Heath, Brandt, Pompidou and the Dream (...)

13Le courant historiographique européen de la « nouvelle histoire diplomatique » a en effet mis en exergue la dimension euro-méditerranéenne du débat transatlantique sur la conduite des relations Est-Ouest au début des années 1970. Tandis que se sont multipliés les travaux sur Henry Kissinger et sa politique du linkage visant à lier entre elles les grandes négociations de la détente et à américaniser la gestion des affaires moyen-orientales39, les historiens européens, à l’instar de Daniel Möckli, Maria Gainar ou Guia Migani, ont montré que la première moitié de la décennie a correspondu à l’émergence d’un contre-modèle régional de sécurité et de coopération prenant davantage en considération la problématique des droits humains et prônant un règlement global au Proche-Orient40. De cette approche ressort l’idée que le renouveau du projet européen tel qu’il s’est manifesté via l’instauration de la Coopération politique européenne en 1969-1971 a participé de l’affirmation du Vieux continent – France, Royaume-Uni, RFA, Italie – dans l’espace euro-méditerranéen, ce qui tend à nuancer l’impression d’une domination absolue des États-Unis et mérite d’être encore approfondi.

• 41 Ian Asmussen, Cyprus at War. Diplomacy and Conflict during the 1974 Crisis, Londres et New York, (...)
• 42 Eirini Karamouzi, Greece, the EEC, and the Cold War, 1974-1979 : The Second Enlargement, Londres, (...)
• 43 Sur le Portugal et la Révolution des œillets, voir Yves Léonard, Histoire du Portugal contemporai (...)

15Ainsi, à l’été 1974, c’est bien un pays de l’OTAN, la Turquie, qui intervient contre un État neutre, Chypre. Or, John Sakkas et Ian Asmussen ont souligné combien l’URSS s’est finalement montrée mesurée dans sa réaction alors qu’elle avait des raisons de s’inquiéter d’une éventuelle déstabilisation de la Méditerranée orientale, dont elle est géographiquement proche via la Mer Noire41. Plusieurs travaux l’ont montré, le pire a pu être évité en grande partie grâce à la diplomatie active de la CEE et de certains de ses membres, la France et l’Allemagne en premier lieu, et en raison de la concomitance de l’intervention turque avec le grand rendez-vous de la détente qu’est la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe42. Pareille approche conforte l’importance du pilier européen de l’OTAN dans la gestion des crises régionales et tend à reconsidérer le jeu américain. Un même constat peut être tiré de l’analyse des mutations politiques et sociales de la péninsule ibérique, qui ont provoqué un vent de panique à Washington mais permis aux Européens de faire valoir une lecture des relations internationales fondée sur la convergence des sociétés européennes plutôt que sur la logique bipolaire43.

• 44 Frédéric Heurtebize, Le péril rouge. Washington face à l’eurocommunisme, Paris, PUF, 2014 ; Valen (...)
• 45 Leopoldo Nuti, La sfida nucleare : La politica estera italiana e le armi atomiche 1945-1991, Bolo (...)

16Dans une optique similaire visant à réévaluer les perceptions de la vulnérabilité sur le flanc méridional de l’Alliance atlantique, une série de projets de recherche lancés dans les années 2000 s’est focalisée sur les enjeux italien et yougoslave de la fin de la période, sous-estimés jusqu’alors. C’est d’abord le cas en ce qui concerne l’eurocommunisme, dont le PCI s’est voulu le principal promoteur. Frédéric Heurtebize et Valentine Lomellini ont montré combien la crainte que le parti communiste ne parvienne au pouvoir à Rome et n’engage l’Italie sur la voie de la neutralisation a guidé les choix de Kissinger envers l’Europe méridionale durant la présidence de Gerald Ford44. Le déploiement des missiles SS20 soviétiques et la reprise des tensions n’ont fait qu’accroître la centralité de la péninsule italienne dans la stratégie des Occidentaux, réinterprétée par Leopoldo Nuti et Carlo Ruzza sur la base des outils et des problématiques mobilisés au sujet de la question allemande. Les enjeux liés au déploiement des missiles Pershing en Sicile et aux mouvements antinucléaires qu’il a suscités ont participé, ces dernières années, à une meilleure compréhension des rapports entre société civile et choix diplomatiques dans l’Italie de la fin de la guerre froide45.

• 46 Tvrtko Jakovina, Treca Strana Hladnog Rata, Zagreb, Profil, 2011 ; Benedetto Zaccaria, The EEC’s (...)

17Les inquiétudes quant à la stabilité italienne expliquent en partie l’intérêt de l’OTAN et de la CEE pour la Yougoslavie, les Occidentaux craignant que l’URSS ne profite de la disparition de Tito pour remettre la main sur cette partie des Balkans. L’enjeu yougoslave étant omniprésent dans les documents américains et ouest-européens consacrés à l’espace euro-méditerranéen, l’intérêt des historiens pour les dernières années du titisme s’inscrit dans le renouveau des études sur le non-alignement. Des travaux de Tvrtko Jakovina et de Benedetto Zaccaria ressort ainsi l’idée qu’avec l’émergence des non-alignés africains et latino-américains durant la décennie 1970, la Yougoslavie a peu à peu perdu l’aura tiers-mondiste dont elle bénéficiait dans les années 1950 et 1960, l’obligeant à se recentrer sur l’Europe pour se prémunir de toute ambition soviétique à son encontre46.

• 47 Hamit Bozarslan, « Les quatre coups de l’année 1979 », Les collections de l’Histoire, n^o 69, octo (...)
• 48 Pareille position n’est pas sans danger puisqu’elle oblige Moscou, pendant la première phase de l (...)
• 49 Hafeez Malik (éd.), Domestic determinants of Soviet Foreign Policy towards South Asia and the Mid (...)
• 50 Rashid Khalidi, Sowing Crisis. The Cold War and American Dominance in the Middle East, Boston, Be (...)

18Mais c’est sur l’Afghanistan, un autre « pays frère », que s’est en fin de compte portée l’attention de Moscou. Pour l’éminent spécialiste du Moyen-Orient qu’est Hamit Bozarslan, cet événement, conjugué à l’affaiblissement de la gauche arabe et à l’essor de l’islamisme, a contribué à « faire tomber le mur de Berlin au Moyen-Orient dès 1979 »47. Alors que l’accord israélo-égyptien de 1978 avait déjà enfermé l’URSS dans son partenariat avec le « front du refus », la crise afghane eut un effet dévastateur sur le crédit soviétique dans le monde musulman48. Pourquoi le Kremlin s’est-il lancé dans pareille aventure, qui lui a coûté son influence en Méditerranée ? Le débat s’est développé en deux temps : au début des années 1990 d’abord, dans une démarche presque téléologique visant à rechercher les causes de l’effondrement de l’URSS49 ; dans les années 2000 ensuite, stimulé par les effets de l’interventionnisme américain en Afghanistan et en Irak. Des travaux de cette période a émergé la conception d’une Union soviétique au processus de décision éclaté et vieillissant, incapable de développer une vision d’ensemble des relations internationales, dominée par l’appareil militaro-industriel. Mieux, d’aucuns considèrent désormais que le déploiement des SS20, les livraisons d’armes à l’Algérie, la Syrie, la Libye et l’OLP puis l’intervention à Kaboul relevaient d’une logique identique et finalement ancrée dans la tradition réaliste russe, consistant à répondre à l’impression d’encerclement créée par l’omniprésence des forces occidentales dans l’espace euro-méditerranéen50. Mais en admettant cela, ne considère-t-on pas que l’URSS du tournant des décennies 1970 et 1980 a finalement su développer la vision globale qui lui faisait tant défaut ? Le débat est loin d’être clos ; il est appelé à se poursuivre au fil de l’ouverture des archives du bloc de l’Est produites au cours de la phase ultime de la guerre froide, mais aussi à mesure que s’accroît l’accès à des documents et témoignages issus des pays méditerranéens.

• 51 Ces concepts ont été forgés par les pères de l’histoire française des relations internationales, (...)

20Ce chantier doit en accompagner un autre, déjà en plein essor : celui qui tend à dépasser la seule bipolarité soviéto-américaine pour montrer combien la Méditerranée est demeurée durant ce demi-siècle un espace majeur d’échanges et de circulations. À ce titre, décentrer la perspective en déconstruisant le processus de diversification des acteurs présents dans le bassin demeure essentiel. Les coopérants, les experts, les étudiants, les militaires, les diplomates, les touristes, les migrants ont tous, à leur niveau et quelle que soit leur origine, pris part aux mouvements transnationaux favorisés par la dynamique des relations internationales du second xx^e siècle. Les analyses de ces acteurs et de leurs interactions doivent permettre, à terme, d’aller plus loin dans la compréhension des « forces profondes » et des « processus de décision » qui ont entretenu le caractère global du bassin à l’ère de l’opposition Est-Ouest51.