1Le nationalisme européen a souvent été présenté comme le moule idéologique dans lequel auraient été fondues les dictatures réactionnaires ou fascistes qui apparurent sur le vieux continent après la Grande Guerre. Le volume dirigé par Olivier Dard et Didier Musiedlak contredit ou nuance cette affirmation trop univoque. Il apparaît en effet que les chronologies et leurs impacts événementiels diffèrent selon les pays analysés, ici l’Italie fasciste, l’Espagne de Primo de Rivera, l’Allemagne nazie et la France de Vichy. La diversité se révèle également importante en fonction des itinéraires collectifs et individuels. Quant au contexte économique et politico-culturel propre à chaque pays, il peut modifier l’idéologie nationaliste de départ. Celle-ci, selon les cas, reste arc-boutée sur ses positions traditionalistes initiales ou admet des inflexions nouvelles comme l’exaltation de la technologie et de la vitesse futuriste. Le nationalisme peut sortir de son cadre et évoluer vers le fascisme ou la collaboration.

2Le livre apporte de la sorte de riches informations sur les transformations du nationalisme, sur l’apport idéologique de ce courant aux nouveaux régimes, sur la participation de ses membres aux instances politiques. En Italie, le fascisme qui se flatte de bâtir un mythe national-révolutionnaire veut dépasser le strict nationalisme. Dans le même temps, le courant incarnant l’ultragauche révolutionnaire se trouve marginalisé et l’évolution vers le totalitarisme estompe la dimension rebelle initiale. La sacralisation de la nation gomme les aspérités en favorisant la fusion des élites provenant des diverses couches de la société. Les grandes figures pouvant jouer un rôle singulier sont neutralisées par des menaces, des prébendes, la corruption. Le silence du prestigieux d’Annunzio est acheté par les honneurs et les avantages financiers dont il est comblé. Malaparte, malgré ses qualités intellectuelles, est délibérément marginalisé à la périphérie du pouvoir. En vérité, le nationalisme fasciste accepte les compromis. Ainsi, le Conseil d’État peut, à 10 000 reprises, rejeter des décisions émanant de l’administration mussolinienne, ce qui permet de réparer certaines injustices frappant notamment des fonctionnaires juifs. La mise à l’écart des nationalistes résulte parfois de contradictions internes : le corporatisme, vanté par les conservateurs, réunit des salariés et des employeurs aux intérêts divergents, se heurte à la lourde bureaucratie de l’État totalitaire, essaie en vain de concilier les thèses modernes productivistes et la méfiance de certains à l’égard des expérimentations sociales, les approches très théoriques et les applications concrètes.

3Le nationalisme espagnol à l’époque de Primo de Rivera marque son intérêt pour Mussolini, Maurras, Barrès, Spengler. Il essaie de marier une ouverture vers la modernité et un maintien des traditions avec le programme « Patrie, religion, monarchie ». Les tenants de ces thèses rejoignent tout naturellement le camp antirépublicain au début de la guerre civile. Les nationalistes catalans qui se flattent aujourd’hui de leur opposition au franquisme adhèrent en fait au mouvement antirévolutionnaire en 1936, fût-il anticatalaniste ; l’auteur de la conclusion du livre note de manière frappante : « Ils préféraient une Catalogne espagnole à une Catalogne rouge ».

4En Allemagne, les intellectuels de la révolution conservatrice, bourgeois ou aristocrates, modernistes et antilibéraux, espèrent influencer Hitler et le nazisme. Mais l’État totalitaire les élimine de l’espace public. Le traditionaliste Johannes Popitz se rallie aux nouveaux maîtres du pays et devient ministre des Finances de Prusse, mais choqué par les crimes d’État, il se rapproche des résistants conservateurs et est condamné à mort en 1944. Appartenant à la même mouvance que Popitz, le haut fonctionnaire Otto Brautigam sert le régime, mais il réprouve certains excès commis sur les territoires pris à l’URSS, ce qui lui permet de poursuivre sa carrière après 1945. Pour sa part, le grand juriste Carl Schmitt, membre du NSDAP dès 1933, n’hésite pas à justifier en droit la gestion nazie en argumentant sur la dérogation aux normes usuelles.

5Le régime de Vichy que certains enferment dans le modèle maurrassien, se révèle beaucoup plus multiforme. Aucun des chefs de gouvernement en fonction de 1940 à 1944, Laval, Flandin et Darlan, n’est un nationaliste. Le courant traditionaliste jouit d’un poids très variable selon les administrations, notable dans l’enseignement, la propagande, la répression, faible dans les ministères techniques comme l’Économie. De plus, l’influence nationaliste décroît au fil du temps, quand se renforce la radicalisation et la vassalisation du régime à l’égard du Reich. L’effacement du traditionalisme est illustré par la carrière d’un de ses représentants, Jacques Le Roy Ladurie, syndicaliste agricole et ministre de l’Agriculture en 1942, qui ne peut imposer ses vues et démissionne rapidement.

6Cet ouvrage solidement documenté et clairement argumenté offre une précieuse leçon d’histoire et ouvre de nombreuses perspectives de réflexion. Il inflige un démenti à ceux qui veulent instrumentaliser le passé et présentent des solutions simplistes à des questions complexes. Il montre le poids des contingences, de la chronologie, des conditions globales d’exercice du pouvoir, des divisions idéologiques fragmentant un même camp, des intérêts matériels et moraux. Le nationalisme confronté à la naissance des dictatures ne put guère que louvoyer, essayer d’apporter une inspiration aux énergiques maîtres du moment, se fondre dans leur sein, s’accommoder, se taire, parfois disparaître. Certains préférèrent perdre leur âme plutôt que leurs biens ou leur vie, plier plutôt qu’être brisés, exercer une influence ponctuelle plutôt que déserter sur tous les fronts. Les auteurs se gardent de juger. Ils exposent les faits, déchiffrent les comportements et offrent un tableau aux multiples nuances, c’est-à-dire au plus près de la réalité.