• 1  Ce dossier réunit les communications présentées au colloque qui s’est tenu à Paris, au Musée d’art (...)

Le caloyer : Puis-je vous demander, monsieur, de quelle religion vous êtes en Alep, au milieu de cette foule de sectes qui sont ici reçues, et qui servent toutes à faire fleurir cette grande ville ? Etes-vous mahométan du rite d’Omar ou de celui d’Ali ? Servez-vous les dogmes des anciens parsis, ou de ces sabéens si antérieurs aux parsis, ou des brames qui se vantent d’une antiquité encore plus reculée ? Seriez-vous juif ? Etes-vous chrétien du rite grec, ou de celui des Arméniens, ou des Cophtes, ou des Latins ?
L’honnête homme : J’adore Dieu. Je tâche d’être juste, et je cherche à m’instruire.

• 2  Selon Le Monde du 20 janvier 2020. Le Monde du 6 janvier 2021 donne des chiffres sensiblement diff (...)

1La diversité religieuse à Alep et au Proche-Orient – et à un moindre degré, en Afrique du Nord – que Voltaire vantait en 1763, était une constante de l’histoire de ces régions. Après plus de dix ans de guerre civile en Syrie et en Irak, et l’épisode de l’autoproclamé « État islamique en Irak et au Levant », qui a jeté sur les routes de l’exode entre autres les chrétiens et les yézidis, elle paraît aujourd’hui définitivement condamnée. L’Irak comptait 1 500 000 chrétiens en 2003, moins de 150 000 à l’été 2019. La Syrie, 1 500 000 chrétiens en 2011, moins de 500 000 en 2019. C’est l’Égypte, avec ses 10 millions de coptes, qui reste le pays de la région avec le plus grand nombre de chrétiens (10 % de la population) tandis que le Liban en compte la plus forte proportion (30 à 40 %, soit 2 millions)2. Les communautés juives présentes depuis des siècles de la Perse au Maroc, et des Balkans à la Péninsule arabique, ont disparu ou n’existent plus qu’à l’état résiduel, depuis les années 1960.

• 3  Pour un bilan critique de l’historiographie des chrétiens d’Orient, Bernard Heyberger, « Le christ (...)

2Minoritaires dans des sociétés majoritairement musulmanes, et majoritairement sunnites si on s’en tient à l’Islam méditerranéen, les uns et les autres ont fait l’objet d’abondantes études historiques. Mais d’une abondance inégale, les juifs ayant donné lieu à une production considérable, alors qu’ils formaient la plus petite minorité, comparée aux communautés voisines, grecque, copte, arménienne, syriaque ou autres. On a pu dire que l’histoire était, pour les juifs, la religion des incroyants ; pour ce qui concerne les chrétiens d’Orient, elle est plutôt celle des exilés. Car c’est après leur émigration plus ou moins douloureuse, dans leur condition diasporique plus ou moins récente, qu’ils écrivent l’histoire de leur groupe religieux3.

• 4  Voir à ce sujet les réflexions de Philippe Sands sur les conséquences néfastes de l’usage de la no (...)

3Or cette histoire tend à être monographique et auto-centrée, chaque groupe confessionnel ne s’attachant qu’à son propre sort. Elle tend à mettre l’accent sur ses relations avec la population majoritaire – les musulmans – et parmi eux, les tenants de l’autorité politique et du savoir religieux, plutôt qu’avec les autres composantes de la société. Elle tend aussi à embrasser le groupe religieux comme un bloc homogène, unanime, maintenant de siècle en siècle une identité distincte. C’est enfin, bien souvent, une histoire victimaire, comme s’il était impossible de se faire entendre de l’extérieur sans adopter le registre de la plainte, qui alimente une nostalgie occidentale pour un monde perdu. L’histoire larmoyante, depuis longtemps dénoncée pour ce qui concerne l’étude des juifs, a pour objet d’accroître le sens de la solidarité au sein du groupe des victimes, à renforcer le sentiment d’appartenance collective, face à un « autre » qui serait par nature hostile4. Mais elle n’aide pas à comprendre la complexité des situations, leur évolution dans le temps, et, dans le fond, elle est condescendante pour les victimes, censées subir passivement leur destin.