• 1  C’est ce qu’indique leur acte de mariage dressé à Constantine en 1886 (http://anom.archivesnationa (...)
• 2  C’est sur le chantier d’Aïn Mokra (et non d’Aïn Mottra) qu’est employé Chambige après sa condamnat (...)

2Les historiens reconnaissent avoir été mus par le désir de décrypter ce qui a pu véritablement se passer, et, au terme de l’ouvrage, proposent chacun des éléments d’interprétation qui leur sont propres, le dossier restant ouvert. Mais l’affaire leur permet aussi de traiter plusieurs questions d’ordre général. En inscrivant l’affaire dans une série de faits divers comparables, ils interrogent l’évolution de la perception des suicides commis par des amants depuis celui d’Irigny (1770), près de Lyon, admiré par Rousseau. Si l’acte est consenti et prémédité, le survivant – qui est le plus souvent l’homme – est généralement acquitté, les autorités judiciaires rappelant cependant en 1838 le caractère homicide de la mort donnée volontairement à autrui, tout en admettant la possibilité de circonstances atténuantes (chap. 4). La lecture psychologique de l’affaire qui est celle de Tarde fait aussi affleurer la question des « amitiés particulières » qu’aurait entretenues l’accusé avec certains de ses camarades et apologistes, en même temps qu’elle consacre le point de vue de l’accusé en proposant de voir dans la victime l’expression d’une double personnalité alors associée à la femme. Dans le débat sur l’hypnose, qui oppose Charcot à Paris et Bernheim à Nancy, Tarde adopte la définition restrictive du premier, qui y voit un état pathologique nettement caractérisé, plutôt que du second, qui l’assimile à la suggestion, et pour qui Madeleine Grille, non consentante, a été la victime d’un viol (chap. 5). L’affaire est par ailleurs prise comme objet par le roman psychologique : en composant Le Disciple (1889), où le jeune Robert Greslou applique sur une jeune fille les lois de la psychologie apprises de son maître Adrien Sixte, la conduisant ainsi au suicide, Paul Bourget dénonce dans la psychologie expérimentale une science amorale et politise l’affaire : le roman éclipse le fait divers (chap. 6). D’autres fictions dressent un portrait à charge de l’accusé : dans Jean Nise (1889), l’auteur, un pasteur, dissocie le criminel de sa victime, tandis que, dans Un raté (1891), la romancière à succès Gyp brocarde le décadent efféminé (chap. 7). À l’inverse, dans L’Âme errante (1892), c’est avec compassion que Paul Brulat analyse la psyché du criminel et dessine la perspective de sa rédemption (chap. 8). Le dernier chapitre indique ce que sont devenus les protagonistes de l’affaire, la mémoire qui en a été conservée (faible, sinon peut-être localement) et esquisse de façon rapide les échos qu’on pourrait en percevoir jusqu’à ce jour. Il suggère de façon convaincante que l’affaire Chambige pourrait représenter « le type idéal du féminicide dans lequel le meurtrier reporte la responsabilité du crime sur la victime », invitant ainsi à confronter les débats d’hier et d’aujourd’hui. Bien que cette dimension soit moins explorée dans l’ouvrage, l’affaire permet aussi de jeter un éclairage sur la sociabilité et la culture des élites locales d’une province coloniale, dans l’Algérie de l’intérieur, alors que le pouvoir local des colons n’a jamais été aussi puissant et que la Troisième République est en pleine crise boulangiste – le pouvoir central ne reprendra la main que quelques années plus tard, avec la constitution d’une commission sénatoriale d’étude des questions algériennes en 1891. C’est sans doute là une des explications de la clémence du verdict, et plus encore de la façon dont la peine a été commuée. Moins visible que les écrits des jeunes littérateurs amis, la solidarité des notables de Constantine pour sauver la tête du fils d’un des leurs semble avoir été très efficace, alors que l’ingénieur Grille et son épouse n’avaient pas d’enracinement local. Le choix de Grille de prendre comme avocat Ludovic Trarieux, sénateur de la gauche républicaine, issu comme son épouse d’une famille protestante du Sud-Ouest, va permettre à la défense de dénoncer une « solidarité protestante », et de laisser planer le doute sur la bonne foi du pasteur Scherb et de son épouse, voisins et amis des Grille, qu’elle suspecte d’avoir fait disparaître des pièces compromettantes. « L’honorable monsieur Mercier » (p. 132), dont la contre-expertise est citée par la défense (quand l’accusation met en cause l’authenticité de billets que Mme Grille aurait adressés à Chambige), n’est autre que le puissant Ernest Mercier (1840-1907), maire et historien de la ville. On sait que le père de Chambige, notaire, s’est suicidé à Sidi Mabrouk en 1880, que sa mère s’est remariée avec un administrateur de commune mixte de dix ans son cadet1, que ses beaux-frères sont contrôleur des contributions indirectes, négociant et officier de cavalerie, notations qu’une enquête dans les archives publiques devrait permettre d’enrichir, au risque de confirmer ce que constatent déjà les auteurs : les sources en disent plus sur le criminel que sur la victime. Les lettres de Madeleine Grille, dont l’authenticité n’est pas discutée, laissent deviner une bonne épouse et une mère attentive, sans rien qui rompe avec les conventions bourgeoises. Le livre laisse cependant affleurer les spécificités du contexte social dans lequel s’inscrit l’affaire – les témoignages à charge des domestiques sont balayés d’un revers de main, jugés par définition douteux –, et colonial – la presse parisienne se fait l’écho des paroles d’un condamné « arabe » qui, à l’issue de son procès, compare la peine qui lui a été infligée pour le meurtre d’une prostituée, 8 ans de travaux forcés assortis d’un bannissement à vie, à celle de Chambige, dont la peine de 7 ans lui permet d’échapper au bannissement (p. 150). Ce contexte aurait sans doute pu être dessiné plus précisément, en faisant une plus grande part à l’histoire locale et à celle de la société coloniale algérienne – ce qui aurait permis d’éviter quelques coquilles2. La clémence dont Chambige est finalement l’objet ne tient-elle pas aussi au souci de préserver l’image du jeune colon vertueux, par opposition à celle de l’arabe violeur en puissance ? L’avocat de Chambige, dans sa plaidoirie qui dessine le portrait d’une victime éperdue d’amour pour le jeune homme, mentionne qu’une fois, « rentrant avec son mari à une heure du matin, elle est prise de peur en apercevant dans l’obscurité un groupe d’Arabes » (p. 137), ce qui peut être une façon d’instiller l’idée selon laquelle seul le jeune Chambige serait à même de la protéger de cette menace.