1Didier Musiedlak, un des meilleurs spécialistes du fascisme italien, consacre son dernier livre à la Marche sur Rome d’octobre 1922. Son propos n’est pas de reconstituer l’événement dans le détail de son déroulement factuel, mais d’en étudier la signification profonde et la mythification ultérieure. De fait, l’objectif visé fut de faire passer la Marche pour un épisode révolutionnaire. L’auteur donne le ton dès les premières lignes de son introduction en rappelant que le Duce, censé avoir conduit une épopée, franchit le Rubicon en s’installant confortablement dans un wagon-lit.

2À l’origine, le fascisme repose sur une orientation située nettement à gauche par son républicanisme, son anticléricalisme, son culte du progrès, sa volonté de dépasser le capitalisme, par la présence de nombreux syndicalistes révolutionnaires dans ses rangs. Mais, dès 1919, s’amorce un mouvement vers la droite. L’antisocialisme et l’antibolchevisme s’assurent des positions de plus en plus fortes dans le mouvement. La tendance autocratique se renforce au détriment de la fibre démocratique. Cependant, à la base, la vitalité du courant squadriste donne au fascisme une image subversive avec l’objectif affiché de lutter contre l’administration et l’État. Ainsi est entretenu le mythe national révolutionnaire antilibéral. Les squadristes passent à l’action, occupent des villes, comme Trente, balaient des structures politiques municipales en Lombardie, en Ligurie, dans les Marches. Mais ces actions résultent d’initiatives locales et révèlent surtout l’indiscipline du mouvement. Aussi la Milice est-elle dotée d’un nouveau statut qui renforce son caractère centralisé et militaire, aux dépens de sa dimension politique. La construction du mythe révolutionnaire est amorcée quand Mussolini donne ultérieurement aux réunions ayant préparé la Marche un caractère subversif, alors qu’en réalité elles ouvraient la porte à des négociations avec les institutions libérales et à un compromis avec la monarchie.

3Dans les faits, le Duce doit tenir compte de la diversité des positions adoptées par ceux qui l’entourent. Certains sont convaincus que le pouvoir ne sera obtenu que par la force. D’autres, dont Mussolini, redoutent le saut dans l’inconnu et préfèrent ménager des issues légales. Les deux chemins sont empruntés concurremment. Mussolini, sachant que l’armée possède les moyens d’anéantir les insurgés, se montre prudent, voire effrayé, et se tient prêt à passer en Suisse si les affaires tournent mal pour lui. Dans le même temps, il négocie habilement, fait échouer les solutions consistant à appeler au pouvoir Giolitti ou Salandra. Il réussit finalement à élaborer une solution de compromis respectant le cadre constitutionnel, cela avec l’aide du roi tenu régulièrement au courant de l’évolution de la conjoncture.

4Si Mussolini accède au pouvoir non par un coup d’État mais par la combinaison d’une démonstration de force et de tractations, il veut accréditer l’aspect révolutionnaire de la Marche et cherche à majorer son rôle pour apparaître comme le grand artisan de la victoire. La Marche est présentée après coup comme une rupture décisive avec l’ancien régime et l’avènement d’un nouveau type d’État incarnant la Nation. Le Duce renforce l’autorité de l’État, canalise le squadrisme dans un cadre disciplinaire strict, concentre les pouvoirs, ne recule pas devant la terreur, fusionne autant que possible ses soutiens en transformant les fascistes historiques et les ralliés, parfois monarchistes, en une oligarchie collectionnant les charges et prébendes. Il construit ainsi un État fort de plus en plus totalitaire.

5Didier Musiedlak, qui utilise une riche documentation en grande partie inédite, définit bien la portée réelle de la Marche sur Rome qui ne fut en aucun cas un mouvement de masse et fit l’objet d’une reconstruction a posteriori. Il montre bien l’évolution du mouvement fasciste qui minora rapidement sa racine syndicaliste révolutionnaire pour sacraliser la nation. Le livre offre de nombreuses précisions sur le rôle respectif et les choix idéologiques des principaux lieutenants du Duce, les Bianchi, Balbo, De Vecchi, De Bono, Rossi, Finzi… Par son érudition et la clarté de sa démonstration, Didier Musiedlak propose une brillante leçon d’histoire faisant notamment apparaître que l’imaginaire et le mythe révolutionnaire peuvent parfois se substituer à une véritable révolution.