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Droit de réponse

L’éthique biomédicale peut-elle être hégémonique ?

Plaidoyer critique pour un pluralisme éthique dans la recherche scientifique
Benjamin Derbez
p. 333-342

Texte intégral

  • 1 B. Derbez, « La vertu des sciences sociales à l’épreuve des comités d’éthique de la recherche en sa (...)
  • 2 J. Fagard, « La sociologie est-elle au-dessus de l’éthique ? », Cahiers Droit, Sciences & Technolog (...)
  • 3 Parmi les travaux qui abordent ce débat voir, par exemple : K. Hoeyer, L. Dahlager, N. Lynöe, « Con (...)

1Dans sa réaction à mon article sur « La vertu des sciences sociales à l’épreuve des comités d’éthique de la recherche en santé1 », Jacqueline Fagard s’interroge sur la question de savoir si la sociologie est « au-dessus de l’éthique2 ». Je la remercie d’entrer ainsi dans un débat important et de me donner l’occasion de clarifier les fondements éthiques de la démarche qui a conduit à cette publication3. Il s’agit de tenter de lever quelques malentendus suscités par un texte dont l’objectif n’était nullement de nuire à l’image ou à la réputation de tel ou tel collègue ou du comité d’éthique au sein duquel j’ai grandement apprécié travailler durant quatre années. S’il a pu être perçu ainsi, cela est regrettable et les précisions qui suivent contribueront, je l’espère, à corriger les maladresses commises lors de son écriture et de sa soumission. Dans la mesure où les remarques au sujet de cette publication concernent d’abord le respect de certaines procédures éthiques et non les faits relatés ou les analyses sociologiques développées, je commencerai par répondre sur ce point, pour montrer ensuite comment il renvoie selon moi à la question du respect du pluralisme dans le domaine scientifique comme dans celui de l’éthique.

I.Regard sociologique et opportunisme scientifique

  • 4 La loi Jardé du 5 mars 2012, relative à la recherche impliquant la personne humaine, qui définit le (...)
  • 5 Je renvoie ici à l’article classique de Martin Bulmer sur l’éthique de la recherche à couvert en sc (...)

2Comment, donc, expliquer que je n’aie pas recueilli le consentement éclairé des membres du comité que je présente, préalablement aux prises de notes sur lesquelles se fonde mon article ? La raison en est simple : comme je l’indique en substance dans la note numéro 15 – qui manque certainement de précision –, il s’agissait de notes de travail et non de notes de recherche. Leur finalité était de conserver une trace de nos échanges d’une séance à l’autre, dans un souci de continuité de la réflexion et non de constituer un corpus de données. Je me souviens du reste n’avoir pas été le seul à prendre des notes durant nos réunions et ne jamais m’être caché pour le faire. La publication de mon article a certes pu donner le sentiment que j’avais participé au comité avec, je cite, le « but caché » d’observer son fonctionnement « à l’insu » de ses membres, autrement dit que j’avais en réalité mené une enquête incognito ou à couvert, comme cela se pratique parfois en sociologie sous diverses modalités. Cette interprétation rétrospective ne correspond cependant pas à la réalité. Pour toutes les recherches que j’ai menées depuis ma thèse, j’ai en effet eu le souci de recueillir l’avis d’un comité d’éthique, notamment celui dont il est question dans l’article, alors même qu’aujourd’hui cette démarche n’est, en droit, pas une obligation légale en France pour les sciences sociales4. C’est dire la confiance que j’ai dans la capacité des CER à permettre aux chercheurs en sciences sociales d’améliorer l’éthique de leurs enquêtes. Si je ne l’ai pas fait ici, c’est tout simplement parce que ma participation au travail du comité n’a jamais été conçue comme une recherche5.

  • 6 E. C. Hughes, Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, Éditions de l’EHESS, 1996.
  • 7 F. de Singly, « Choisir des “lunettes” sociologiques pour mieux voir la réalité sociale », in F. de (...)
  • 8 J. Coenen-Huther, « Observations en milieu hospitalier », Sociétés contemporaines 1991, 8, p. 127-1 (...)
  • 9 H. Peretz, L’observation directe, Paris, La Découverte, 1998.
  • 10 Comme le soutenait par exemple l’anthropologue Nancy Sheper-Hughes, dans un article qui revient sur (...)

3Il faut rappeler que l’une des spécificités des sciences sociales, par rapport aux sciences expérimentales de laboratoire, est qu’elles sont produites par des acteurs sociaux, c’est-à-dire, pour le dire vite, des individus qui sont, comme tout un chacun, en permanence immergés dans divers mondes sociaux. Ce qui distingue les sociologues d’autres individus est le « regard » particulier qu’ils portent sur cet environnement. Le « regard sociologique » constitue en effet le social comme un objet scientifique6. Pour ce faire les sociologues mobilisent un certain nombre d’outils méthodologiques et théoriques qui sont présentés par certains comme des « lunettes » permettant de « mieux voir la réalité sociale7 ». À la différence des porteurs de prothèses oculaires, les sociologues ne peuvent cependant jamais ôter complètement celles qu’ils utilisent dans l’exercice de leur métier. Malgré ses qualités pédagogiques, la métaphore des lunettes comporte une importante limite qui provient du fait que l’usage des instruments de recherche en sociologie construit le regard lui-même, autrement dit qu’il sociologise la manière d’appréhender, de penser et de comprendre le monde social en toutes circonstances. Cela est particulièrement manifeste pour les sociologues qui, comme moi, pratiquent l’observation directe. Bien que l’on insiste généralement sur la différence de nature entre l’observation sociologique « armée » (méthodique, rigoureuse, systématique, etc.) et l’observation ordinaire, il faut reconnaître qu’il existe un continuum serré de situations entre ces deux pôles, dans lesquelles le social est plus ou moins objectivé. On se souvient ainsi de l’article que Jacques Coenen-Huther a tiré d’une expérience hospitalière en tant que malade, « non conçue au départ comme une occasion de recherche8 ». Entre vie ordinaire et activité de recherche proprement dite, le comité d’éthique dont je traite dans mon article a ainsi représenté pour moi un espace social intermédiaire au sein duquel il m’était d’autant plus difficile de contraindre mes « réflexes » sociologiques – dont la prise de notes – qu’il faisait également partie de mon univers professionnel. Considérer que des observations ne seraient exploitables par le sociologue qu’à condition d’être réalisées dans le cadre d’un protocole de recherche est donc contradictoire avec le projet même de connaissance du social dans son « déroulement ordinaire9 ». Cela reviendrait à artificialiser à l’excès une science dont le savoir ne porterait plus que sur un social mis en scène, pour ne pas dire neutralisé10.

II.Enjeux de la reconnaissance

4Certes, un comité d’éthique constitue un espace professionnel particulier, doté d’un « règlement intérieur » dont J. Fagard rappelle qu’il « mentionnait dès cette époque une clause de confidentialité pour ses membres ». Je n’ignorais pas, effectivement, l’existence de cette règle qui m’avait été rappelée oralement dès mon intégration du comité. J’ai néanmoins considéré que la publication de ce texte pouvait être légitime pour plusieurs raisons. La première est relative à l’extension temporelle de cette clause. Il me semble en effet que sa justification fondamentale tient à la nécessité de protéger l’indépendance des membres du comité vis-à-vis de pressions extérieures susceptibles de s’exercer sur eux au cours du processus d’examen des dossiers déposés et, partant, de garantir la qualité et l’équité de leur traitement. C’est ainsi que je l’ai interprétée et scrupuleusement respectée pendant toute la durée de ma participation au comité. Ce n’est donc qu’à l’issue d’une période de « près de 10 ans », comme cela est bien noté dans la réaction à mon texte, que j’ai pris la décision d’utiliser mes notes de travail comme matériau d’analyse sociologique, dans un contexte particulier, sur lequel je reviendrai plus loin. De plus, la recherche ethnographique dont il est question dans mon article ayant bien eu lieu et étant terminée depuis longtemps, il ne m’a pas semblé illégitime de revenir sur les conditions de son autorisation éthique. Seule une conception maximaliste du principe de confidentialité pourrait soutenir l’interdiction totale et indéfinie de toute réflexion sur les questions scientifiques soulevées par le cas que j’analyse, ce qui serait regrettable.

  • 11 F. Weber, « Publier des cas ethnographiques : analyse sociologique, réputation et image de soi des (...)
  • 12 E. Zolesio, « Anonymiser les enquêtés », ¿ Interrogations ? 2011, 12, <https://www.revue-interrogat (...)

5Outre le fait d’assurer l’indépendance des membres du comité, la règle de confidentialité sert aussi à protéger leur réputation. Il s’agit là d’une problématique à laquelle les chercheurs en sciences sociales sont de plus en plus attentifs. Si la confidentialité des propos échangés vis-à-vis des autres enquêtés est un principe éthique fondamental de la pratique ethnographique, son respect devient plus problématique concernant les publications11. La réponse traditionnellement apportée à ce sujet consiste à anonymiser les données d’enquête afin que les personnes ne soient pas directement identifiables. C’est ce que je me suis efforcé de faire dans mon article, notamment en modifiant le genre de certaines personnes, lorsque cela m’a semblé sociologiquement pertinent. Sans doute le travail d’anonymisation que j’ai effectué aurait-il pu être amélioré. Mais quel que soit le degré de complexité de ce processus12, la question demeure de savoir dans quelle mesure il est possible de rendre toute reconnaissance impossible. La production du savoir sociologique impose en effet de mentionner certaines caractéristiques des individus (âge, sexe, statut professionnel, etc.), qui permettent de les situer dans l’espace social et ainsi de mieux comprendre leurs comportements et leurs discours. Elle impose également une contextualisation des matériaux empiriques qui tend à singulariser les cas. Dans ces conditions il peut devenir difficile d’éviter tout risque que les personnes citées soient, par recoupement, reconnaissables. Elles peuvent toujours l’être à des degrés divers, selon qu’il s’agit d’elles-mêmes, de personnes appartenant à leur milieu d’interconnaissance ou d’un public plus large.

  • 13 S. Benjeballah, G. Garcia et N. Sauger, « Protéger les enquêtes, mais à quelles conditions ? Anonym (...)

6Concernant mon article, il m’a semblé que la distance temporelle importante entre les faits relatés et le moment de la publication réduisait le risque de « réidentification inopportune » par des personnes extérieures13. Dans l’intervalle, les changements de nom et de composition du comité, ainsi que la multiplication de ce type d’institution dans les universités françaises me sont apparus comme des éléments suffisants pour « brouiller les pistes ». S’il est difficile, en l’état, de savoir ce qu’il en est sur ce dernier point, certains membres du comité se sont manifestement reconnus, ce qui pose alors la question de l’image de soi qui peut être renvoyée par le travail d’objectivation sociologique, en particulier dans un univers social, le monde académique, où elle est constitutive d’un capital spécifique. Sur ce point, j’ai considéré que la position des collègues concernés, pour la plupart bien placés dans les hiérarchies médicale et/ou universitaire, les rendait moins vulnérables que d’autres populations – celles que les procédures éthiques formelles du comité visent justement à protéger en priorité. Par souci de véracité et d’administration de la preuve, j’ai donc privilégié l’exactitude dans l’exposé des situations à l’anticipation des modalités de réception possible de mes analyses par les acteurs. Enfin j’ai implicitement considéré – à tort – que, du fait de leur appartenance au monde scientifique, ils auraient moins tendance à personnaliser un débat dont la portée dépasse largement le cadre du seul cas examiné dans mon article. C’est d’ailleurs l’une des fonctions de l’anonymisation que de marquer le fait que les analyses sociologiques ne visent jamais à mettre en cause des personnes, mais à examiner les conditions sociales sur lesquelles reposent des pratiques.

III.Qu’est-ce que la critique ?

  • 14 D. Fassin, « Une science sociale critique peut-elle être utile ? », Tracés. Revue de Sciences humai (...)

7Sur le fond, c’est bien la dimension « critique » de mon article qui semble être à l’origine de la réaction publiée à son encontre dans les Cahiers Droit, Sciences & Technologies. En quel sens cependant faut-il entendre ce terme ? Pas plus que l’analyse sociologique ne vise à disqualifier des personnes, comme je viens de le dire, elle ne vise à dénoncer telle ou telle institution. Loin d’être une science normative, qui dirait ce qui doit être, la sociologie se présente comme une science descriptive, soucieuse de rendre compte de ce qui est. Elle cherche à comprendre sans juger. Or, en l’occurrence, ce qu’il s’agit de comprendre, à travers un cas exemplaire, c’est la manière dont les avis des comités d’éthique sont produits et quelles questions cela pose pour les sciences sociales, à la fois en tant que sujettes à ces évaluations et du point de vue d’une sociologie des sciences en train de se faire. Ce qu’il s’agit d’éclairer, ou de dévoiler, ce sont les débats qui sous-tendent la validation des projets de recherche. Ce sont les conditions sociales de possibilité sur lesquelles repose le processus d’autorisation éthique des enquêtes. Dit autrement, c’est la dimension sociale de l’éthique qu’il s’agit d’examiner en pratique(s) ou en acte(s). C’est en cela que ma démarche peut être dite « critique » : tout en s’inscrivant dans la lignée des approches philosophiques développées sur ce thème par Emmanuel Kant ou Michel Foucault, elle s’en distingue dans la mesure où elle ne porte pas sur des « transcendantaux » ou seulement sur des « modes de pensée », mais d’abord sur des pratiques et des organisations sociales. C’est à travers elles que l’analyse sociologique peut mettre en lumière les conceptions (sociales, scientifiques, politiques, éthiques, etc.) qui sont au fondement de nos productions. Pour reprendre une formule de Didier Fassin, à propos du « moment critique » que représente, selon lui, l’analyse sociologique, « ni (évidemment) l’adhésion admirative ni (paradoxalement) la dénonciation virulente, ne constituent des moments de vérité : c’est au plus près des actions que cette vérité affleure14 ».

  • 15 Sur ce point voir par exemple la distinction proposée par Paul Ricoeur dans Lectures. Tome 1, autou (...)

8Dans le cas des comités d’éthique, l’article publié montre précisément que l’analyse des actions peut être éclairante à deux niveaux. Le premier est de nature épistémologique et concerne une tension constitutive des rapports entre sciences sociales et sciences biomédicales. Ce qui apparaît à travers la situation décrite, c’est une problématique qui déborde largement le cas de ce comité particulier et des rapporteurs ici concernés de manière contingente. Il s’agit d’une tension entre approche inductive souple et approche déductive protocolisée, pour le dire vite, qui traverse l’ensemble du champ scientifique et par conséquent aussi les espaces pluridisciplinaires que sont les comités d’éthique. J’admets bien volontiers que les « CER ont fait du chemin depuis 10 ans », mais il me semble que cette tension n’en demeure pas moins constitutive de la vie des comités d’éthique et méritait à ce titre d’être objectivée – tout comme les solutions mises en œuvre pour y faire face mériteraient de l’être à l’avenir. La seconde direction dans laquelle les analyses que j’ai proposées progressent, ressortit plus directement au domaine de l’éthique. La plupart des réflexions concernant l’encadrement de la recherche sont en effet prises dans la tension entre les éthiques téléologiques, d’un côté et les éthiques déontologiques, de l’autre15. Or l’aporie que met en lumière l’examen du « protocole ethnographique » présenté dans l’article permet de mieux situer concrètement le lieu et les enjeux d’une approche alternative de l’éthique, dite « de la vertu » qui, par nature, est difficilement saisissable puisque incarnée dans des actions singulières. De même, la conclusion du débat et l’appel à faire confiance au chercheur et à ses compétences éthiques, telles que décelables dans son curriculum vitae, illustrent on ne peut mieux cette troisième voie de l’éthique de la recherche.

  • 16 Je renvoie ici aux nombreuses références mobilisées dans mon article initial.
  • 17 Citons, à titre d’exemples, la journée d’étude « L’éthique dans les recherches en terrains sensible (...)
  • 18 Par ex. : M. Boué, P. Mullner, L. Thizy et L. Wicky, « Pour une éthique engagée », Socio-logos 2024 (...)

9Au regard de ces éléments, la publication de telles analyses peut être considérée comme utile, fussent-elles appuyées sur des matériaux collectés dans la « vraie vie », pour reprendre une expression en vigueur dans le monde de la biomédecine, et non dans le cadre d’une recherche proprement dite. Cette utilité tient en grande partie au contexte dans lequel le projet de cette publication a pris corps, qui est celui d’un renouveau, en France, des discussions sur l’encadrement éthique de la recherche en sciences sociales. Après une période de débats intenses sur cette question à la fin des années 200016, la controverse s’était en effet quelque peu « refroidie » au sein de la communauté des chercheurs en sciences sociales. Ces dernières années, on observe en revanche un regain d’intérêt pour l’éthique, notamment dans le domaine de la santé, qui se traduit par l’organisation de journées d’étude17 et un certain nombre de publications18. Préoccupé de longue date par cette problématique, c’est dans le but de contribuer à la réflexion collective que je me suis décidé à partager quelques éléments de mon expérience de membre d’un comité d’éthique.

  • 19 Ibid.

10Enfin, mon article se veut également utile aux acteurs de la régulation éthique que sont les CER. En objectivant de manière la plus fidèle possible des pratiques et des discours, la sociologie tend aux acteurs sociaux comme un miroir d’eux-mêmes dont ils peuvent se saisir pour faire évoluer leur travail. En l’occurrence, l’explicitation de la tension, trop peu réfléchie en tant que telle, d’après mon expérience, entre des cultures scientifiques différentes au sein des comités pluridisciplinaires et la mise en lumière d’une approche éthique, celle dite de la vertu, complémentaire des paradigmes dominants de la bioéthique traditionnelle pourrait permettre de considérer les projets ethnographiques de manière plus adéquate dans ces institutions. L’essentiel, comme l’écrit Didier Fassin, est que ce travail soit lui-même « mis à l’épreuve par le travail critique des acteurs, par leur retour et leur contestation qui sont autant de manières non pas de mettre en cause la contribution de la critique à l’action, mais de l’enrichir19 ».

IV.Éthique et politique dans la recherche

  • 20 R. C. Fox et J. P. Swazey, « Medical Morality is not Bioethics. Medical Ethics in China and The Uni (...)
  • 21 A. Kleiman, « Anthropology of Bioethics », in Writing at the Margins : Discourse between Anthropolo (...)
  • 22 P. Wolpe, « The Triumph of Autonomy in American Bioethics : A Sociological View », in R. DeVries et (...)
  • 23 A. Hedgecoe, « Critical Bioethics : Beyond the Social Science Critique of Applied Ethics », Bioethi (...)

11La galaxie des approches critiques dans laquelle je me situe en sciences sociales n’est donc pas nouvelle. Dans le domaine qui nous intéresse, celui de l’éthique médicale, elle est même assez ancienne. On considère en effet qu’elle apparaît dès le début des années 1980 avec l’article de la sociologue Renée C. Fox et de l’historienne Judith Swazey dans lequel les deux chercheuses montrent, par le moyen d’une comparaison internationale avec la médecine chinoise, le caractère réducteur de la conception « bioéthique » du sujet humain par le biais du consentement éclairé qui devient dominante à cette époque en Occident20. Pour elles, il s’agit du signe que « l’individualisme est la valeur fondamentale sur laquelle repose l’édifice intellectuel et moral de la bioéthique ». De nombreux sociologues et anthropologues ont depuis poursuivi cet examen critique de la bioéthique, soulignant par exemple son caractère à la fois ethno-, médico- et psycho- centré21, discutant la prépondérance accordée à la valeur « étatsunienne » d’autonomie qui la sous-tend22, ou plaidant pour un réexamen empirique constructif de ses théories morales afin d’en améliorer la pertinence23. Dans leur ensemble ces travaux ont pour point commun de questionner, au moyen d’enquêtes de terrain, la réduction de l’éthique médicale aux principes bioéthiques justement rappelés par Jacqueline Fagard : « respect des personnes, équilibre bénéfices-risques et justice ». À travers la réaction de cette dernière, c’est donc à une interrogation du même type que nous sommes invités, me semble-t-il, concernant la recherche en sciences sociales.

  • 24 M. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières   », in Dits et Ecrits, t. IV, Paris, Gallimard, 1984.
  • 25 Le principisme renvoie à la théorie développée par les philosophes étasuniens Tom Beauchamp et Jame (...)
  • 26 D. Fassin, « Extension du domaine de l’éthique », Mouvements 2008, 55-56(3), p. 124-127.

12Si l’approche critique consiste, dans une perspective foucaldienne, à se demander « sur quels types d’évidences, de familiarités, de modes de pensée acquis et non réfléchis reposent les pratiques que l’on accepte24 », celle qu’il s’agit d’interroger ici est bien la prémisse selon laquelle il existe des « règles de base d’éthique et de déontologie [qui] transcendent les différentes méthodologies et disciplines », autrement dit, le présupposé selon lequel toute recherche impliquant la personne humaine relèverait des règles de la bioéthique principiste25. Ce qui pose question, c’est bien la légitimité d’une « extension du domaine de l’éthique26 », dont la version biomédicale subsumerait toutes les autres, au nom de la transcendance supposée de ses règles et au risque d’être aveugle aux différences épistémologiques et disciplinaires. Autrement dit, c’est en quelque sorte l’hégémonie d’une certaine bioéthique qui est en jeu.

  • 27 G. Stocking, Observers observed. Essays on Ethnographic Fieldwork, Madison, University of Wisconsin (...)
  • 28 Le scandale de Tuskegee n’est en réalité que l’ultime avatar d’une série d’expérimentations médical (...)
  • 29 F. Bonnet & B. Robert, « La régulation éthique de la recherche aux États-Unis : histoire, état des (...)

13Si l’on suit l’argumentation de J. Fagard, une telle domination serait justifiée par le fait que « ce sont les scandales des recherches en sociologie de terrain des années 1970 […] qui sont en grande partie à l’origine du rapport Belmont, fondateur des trois principes éthiques de base de la recherche ». Une telle généalogie est pour le moins surprenante. Que les sciences sociales aient connu des scandales éthiques dans les années 1960 est un fait. Les études citées, de Milgram et Humphreys, mais aussi, par exemple, la publication à la même époque du journal de terrain de Malinowski aux Iles Trobriand, dans lequel le fondateur de l’ethnographie s’exprime de manière extrêmement choquante à propos des indigènes, ont bien poussé les principales associations professionnelles américaines de sociologie et d’anthropologie, dans un contexte de montée en puissance du mouvement des droits civiques et de contestation de la colonisation, à se doter de codes de déontologie dès 197127. En revanche la création par l’État fédéral de la Commission nationale pour la protection des sujets humains dans la recherche biomédicale et comportementale en 1974, dont le rapport final est présenté à Belmont en 1979, est directement liée à un scandale biomédical, en l’occurrence l’étude de Tuskegee sur l’histoire naturelle de la syphilis28. L’institutionnalisation de l’éthique principiste comme règle commune (common rule) aux sciences biomédicales et aux sciences humaines et sociales à la suite de ce rapport est d’ailleurs plutôt à l’origine de tensions récurrentes aux États-Unis concernant sa mise en œuvre par les Institutional Review Boards (IRB). Depuis lors, les chercheurs américains en sciences sociales sont en effet régulièrement contraints de lutter, à l’échelle nationale ou locale, contre une régulation trop stricte de leurs recherches sur le modèle biomédical et les « excès de zèle » de certains IRB, afin d’obtenir des aménagements tenant compte de la spécificité de leurs disciplines29.

  • 30 R.C. Fox & J.-P. Sawzey, « Thinking Socially and Culturally in Bioethics », in Observing bioethics, (...)
  • 31 D. Memmi, Les Gardiens du corps. Dix ans de magistère bioéthique, Paris, Editions de l’EHESS, 1996
  • 32 R. DeVries, « How can we Help ? From ‘‘Sociology in’’ to ‘‘Sociology of’’ Bioethics », Journal of L (...)

14In fine, c’est donc la dimension politique de l’éthique de la recherche qui transparaît à travers la question des rapports de domination entre les disciplines au sein du mouvement bioéthique et à l’intérieur des comités. De nombreux observateurs ont noté la place à la fois minoritaire et singulière des sciences sociales dans ce contexte30. Minoritaire dans la mesure où les sociologues et les anthropologues ont longtemps été peu nombreux dans des instances bioéthiques, dominées à l’origine plutôt par des philosophes aux États-Unis et par des médecins en France31. Singulière dans la mesure où, travaillant à la fois « dans » et « sur » la bioéthique32, ils occupent une position liminale, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des institutions. C’est également ce que je montre dans mon article, non seulement en analysant la composition sociale du comité, mais aussi en montrant comme les rapports de domination interdisciplinaires qui le constituent se traduisent en pratique à travers l’examen révélateur d’un projet de recherche ethnographique. La réaction suscitée par mon texte confirme du reste, me semble-t-il, le fait que l’éthique est aussi une question politique liée aux rapports de pouvoir entre les disciplines scientifiques.

15Il serait cependant dommage d’en rester là et que, sur cette base, l’on ne retienne de l’argumentation déployée dans mon article que ce qui est relatif aux limites des outils d’évaluation issus du principisme bioéthique lorsqu’ils sont appliqués à un projet de recherche ethnographique. S’il ne s’était agi que de cela, je me serais probablement abstenu de le publier, tant ce fait est documenté par ailleurs et semble évident pour la plupart des chercheurs en sciences sociales et au-delà. Ce que le cas que j’analyse montre de manière inédite, à ma connaissance, c’est en revanche le fait qu’un usage jusqu’au-boutiste de tels outils peut conduire de manière paradoxale à considérer une autre dimension de l’éthique, incarnée dans l’action prudente et réfléchie en situation et irréductible aux approches déontologiques et conséquentialistes traditionnelles. Loin de se « contenter de […] critiquer » le travail des CER, au sens d’en dénoncer les failles, pour en détourner les chercheurs en sciences sociales, mon travail vise au contraire à favoriser la participation de ces derniers en ménageant ses conditions de possibilité théoriques, à travers l’objectivation de la place qui pourrait être faite à une forme d’éthique plus adaptée à leurs démarches scientifiques. J’espère donc vivement que mon article sera (re)lu sous ce prisme qui fait apparaître que, moyennant la levée des malentendus générés par certaines maladresses formelles, nous sommes, Jacqueline Fagard et moi-même, d’accord sur l’essentiel : la nécessité de travailler à l’amélioration de l’éthique de la recherche, en sciences sociales comme ailleurs.

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Notes

1 B. Derbez, « La vertu des sciences sociales à l’épreuve des comités d’éthique de la recherche en santé », Cahiers Droit, Sciences & Technologies, 16 | 2023, DOI : <https://doi.org/10.4000/cdst.6975>.

2 J. Fagard, « La sociologie est-elle au-dessus de l’éthique ? », Cahiers Droit, Sciences & Technologies, 18 | 2024, DOI : <https://doi.org/10.4000/127ll>.

3 Parmi les travaux qui abordent ce débat voir, par exemple : K. Hoeyer, L. Dahlager, N. Lynöe, « Conflicting notions of research ethics : The mutually challenging traditions of social scientists and medical researchers », Social Science & Medicine 2005, 61(8), p. 1741-1749. Selon ces auteurs, l’éthique biomédicale tend à se concentrer sur la protection des individus, à travers le recueil du consentement, quand l’éthique des sciences sociales est également sensible aux implications politiques des savoirs produits.

4 La loi Jardé du 5 mars 2012, relative à la recherche impliquant la personne humaine, qui définit le champ des recherches dont la mise en œuvre nécessite l’approbation préalable d’un Comité de protection des personnes (CPP), n’inclut pas les recherches sociologiques dans son périmètre. Seules les recherches « visant le développement de connaissances biologiques ou médicales » relèvent de ce dispositif d’autorisation, y compris les recherches en psychologie et sciences du comportement. Selon le Guide de qualification des recherches en santé établi par le comité d’éthique de l’INSERM (2021), les recherches « visant le développement de connaissances sociologiques seulement “utiles” – plus ou moins accessoirement – à la santé publique ou à la médecine du travail » en sont aussi exclues (p. 10). Si les sociologues ne sont pas contraints légalement de demander l’autorisation d’un CPP pour mener leurs recherches, ils peuvent cependant avoir besoin d’un avis éthique « pour des raisons de publication, de demande de financement, ou pour des raisons purement éthiques » (Fédération des CER, <https://www.federation-cer.fr/presentation/qu-est-ce-que-la-ff-cer,24564,40662.html>, consulté le 20 septembre 2024). Ils peuvent alors consulter un comité d’éthique de la recherche (CER) universitaire, hospitalier ou institutionnel (CNRS, INRAE, INSERM, etc.).

5 Je renvoie ici à l’article classique de Martin Bulmer sur l’éthique de la recherche à couvert en sciences sociales, (« When is disguise justified ? Alternatives to covert participant observations », Qualitative Sociology 1982, 5, p. 251-264) dans lequel il revient sur ce qu’il appelle « l’observation participante rétrospective » qui consiste à s’appuyer sur une expérience professionnelle passée, hors recherche, pour construire une problématique scientifique.

6 E. C. Hughes, Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, Éditions de l’EHESS, 1996.

7 F. de Singly, « Choisir des “lunettes” sociologiques pour mieux voir la réalité sociale », in F. de Singly, C. Giraud et O. Martin (dir.), Apprendre la sociologie par l’exemple, Paris, Armand Colin, 2016.

8 J. Coenen-Huther, « Observations en milieu hospitalier », Sociétés contemporaines 1991, 8, p. 127-143.

9 H. Peretz, L’observation directe, Paris, La Découverte, 1998.

10 Comme le soutenait par exemple l’anthropologue Nancy Sheper-Hughes, dans un article qui revient sur les réactions négatives suscitées chez certains de ses enquêtés par la publication de son travail classique sur la folie dans un village irlandais dans les années 1970, accorder aux dominants le pouvoir de décider ce qui peut être étudié et comment, condamnerait les sciences sociales à reproduire l’image du monde et d’eux-mêmes que ces derniers souhaitent donner. Cf. N. Sheper-Hughes, « Ire in ireland », Ethnography 2000, 1, p. 118-140.

11 F. Weber, « Publier des cas ethnographiques : analyse sociologique, réputation et image de soi des enquêtés », Genèses 2008, 70(1), p. 140-150.

12 E. Zolesio, « Anonymiser les enquêtés », ¿ Interrogations ? 2011, 12, <https://www.revue-interrogations.org/Anonymiser-les-enquetes>, consulté le 12 sept. 2024.

13 S. Benjeballah, G. Garcia et N. Sauger, « Protéger les enquêtes, mais à quelles conditions ? Anonymiser des données d’enquêtes en sociologie et en science politique », Terrains & travaux 2023, 43 (2), p. 257-279.

14 D. Fassin, « Une science sociale critique peut-elle être utile ? », Tracés. Revue de Sciences humaines 2009, 9, <https://journals.openedition.org/traces/4465>, consulté le 13 sept. 2024. Nous soulignons.

15 Sur ce point voir par exemple la distinction proposée par Paul Ricoeur dans Lectures. Tome 1, autour du politique, Paris, Le Seuil, 1999, entre une « éthique » d’inspiration aristotélicienne qui définit le bien par la considération de la finalité de l’acte (télos) et une « morale » de type kantien qui l’associe au respect d’un devoir (déon).

16 Je renvoie ici aux nombreuses références mobilisées dans mon article initial.

17 Citons, à titre d’exemples, la journée d’étude « L’éthique dans les recherches en terrains sensibles : enjeux épistémologiques et pratiques » qui s’est tenue à Paris les 2 et 3 décembre 2021, où une première version de mon article a été présentée, et plus récemment celle intitulée « L’éthique en pratique : la santé, une exception en sociologie ? », organisée au Campus Condorcet le 24 juin 2024. Rappelons également que le dossier publié dans les Cahiers Droit, Sciences & Technologies où figure mon article fait suite à une journée de l’École doctorale de l’EHESS sur « L’éthique de la recherche en sciences sociales » qui a eu lieu le 10 mai 2022 à Paris.

18 Par ex. : M. Boué, P. Mullner, L. Thizy et L. Wicky, « Pour une éthique engagée », Socio-logos 2024, 20, <https://journals.openedition.org/socio-logos/6645?lang=fr>, consulté le 13 sept. 2024.

19 Ibid.

20 R. C. Fox et J. P. Swazey, « Medical Morality is not Bioethics. Medical Ethics in China and The United States », Perspectives in Biology and Medicine 1984, 27(3), p. 336-360.

21 A. Kleiman, « Anthropology of Bioethics », in Writing at the Margins : Discourse between Anthropology and Medicine, Berkeley, University of California Press, 1995, p. 41-67.

22 P. Wolpe, « The Triumph of Autonomy in American Bioethics : A Sociological View », in R. DeVries et J. Subedi, Bioethics and Society, Upper Saddle River, Prentice Hall, 1998, p. 38-59.

23 A. Hedgecoe, « Critical Bioethics : Beyond the Social Science Critique of Applied Ethics », Bioethics 2004, 18(2), p. 120-143.

24 M. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières   », in Dits et Ecrits, t. IV, Paris, Gallimard, 1984.

25 Le principisme renvoie à la théorie développée par les philosophes étasuniens Tom Beauchamp et James Childress selon laquelle les questions d’éthique biomédicale sont réductibles à une approche mobilisant quatre principes : l’autonomie, la non-malfaisance, la bénéficience et la justice. Il s’agit de la théorie dominante dans le champ de la bioéthique internationale depuis la fin des années 1970. V. : T. Beauchamp et J. Childress, Principes de l’éthique biomédicale, Paris, Les Belles Lettres, 2008.

26 D. Fassin, « Extension du domaine de l’éthique », Mouvements 2008, 55-56(3), p. 124-127.

27 G. Stocking, Observers observed. Essays on Ethnographic Fieldwork, Madison, University of Wisconsin Press, 1983, p. 8. Cité par S. Roux, Déontologie et anthropologie. Réflexion sur l’éthique en sciences sociales, mémoire de Master, ENS-EHESS, 2003, sous la dir. d’Alban Bensa.

28 Le scandale de Tuskegee n’est en réalité que l’ultime avatar d’une série d’expérimentations médicales inéthiques menées après-guerre aux États-Unis dans le contexte de la guerre froide. V. H. K. Beecher, « Ethics and Clinical Research », New England Journal of Medicine 1966, p. 1354-1360 et, par exemple, S. Halpern, Lesser Harms. The Morality of Risk in Medical Research, Chicago, University of Chicago Press, 2004.

29 F. Bonnet & B. Robert, « La régulation éthique de la recherche aux États-Unis : histoire, état des lieux et enjeux », Genèses 2009, 75(2), p. 87-108.

30 R.C. Fox & J.-P. Sawzey, « Thinking Socially and Culturally in Bioethics », in Observing bioethics, New York, OUP, 2008, p. 153-198.

31 D. Memmi, Les Gardiens du corps. Dix ans de magistère bioéthique, Paris, Editions de l’EHESS, 1996

32 R. DeVries, « How can we Help ? From ‘‘Sociology in’’ to ‘‘Sociology of’’ Bioethics », Journal of Law, Medicine & Ethics 2003, 32, p. 279-292.

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Pour citer cet article

Référence papier

Benjamin Derbez, « L’éthique biomédicale peut-elle être hégémonique ? »Cahiers Droit, Sciences & Technologies, 19 | 2025, 333-342.

Référence électronique

Benjamin Derbez, « L’éthique biomédicale peut-elle être hégémonique ? »Cahiers Droit, Sciences & Technologies [En ligne], 19 | 2025, mis en ligne le 10 mai 2025, consulté le 22 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/cdst/11769 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13wfd

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