Apports de la psychologie sociale expérimentale sur les décisions collectives consensuelles
Résumés
La psychologie sociale s’intéresse à la construction d’une décision consensuelle en l’abordant initialement sous l’angle du compromis. À partir du milieu des années 1960 les travaux menés en psychologie expérimentale mettent en évidence un phénomène de polarisation dans la formation du consensus (Moscovici et Zavalloni, 1969). Ces recherches ont permis de renouveler la compréhension des processus cognitifs à l’œuvre dans un groupe, et de distinguer les conditions sociales qui participent à la formation d’un compromis. Dès lors, plutôt que d’opposer le conformisme à la déviance, le consensus polarisé offre la possibilité de saisir autrement les conflits au sein d’un groupe. Ainsi la proposition d’un conflit socio-cognitif émerge et est examinée (Doise et al., 1998). Le présent article passe en revue l’évolution de ces travaux, et discute en conclusion de la faible place accordée aux enjeux sociaux entre les groupes.
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« La multitude qui ne se réduit pas à l’unité est confusion ; l’unité qui ne dépend pas de la multitude est tyrannie. »
Blaise Pascal, Pensées.
- 1 E. Gofmann, Les cadres de l’expérience, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991.
- 2 G. Tarde, L’opinion et la foule, Paris, Alcan, 1910.
- 3 G. Le Bon, La psychologie des foules, Paris, Alcan, 1905.
- 4 J.A.F Stoner, A Comparison of Individual and Group Decisions involving Risk, Mass. Institute of Te (...)
- 5 S. Moscovici, M. Zavalloni, « The group as a polarizer of attitudes », Journal of Personality and (...)
- 6 E. Drozda-Senkowska, F. Ric, D. Muller, « Groupe et décisions collectives », Inflexions 2007, 5, p (...)
1Entre les années 1955-1990, la psychologie sociale expérimentale s’est fortement intéressée aux processus de décision dans les groupes restreints, et notamment à la formation du consensus. Elle voyait dans ce paradigme une manière d’améliorer, voire de réformer les connaissances sur ce qu’est un groupe d’individus d’un point de vue psychologique, et quelles peuvent être les propriétés à la fois sociales et cognitives associées à un tel regroupement de personnes. Les questions qui guident ces recherches reposent sur l’influence sociale et portent sur ce qu’un groupe produit sur l’individu, sur la manière dont il le change d’une part, et sur la manière dont le groupe se construit en tant qu’entité constituée de parties, sur ce qui fait groupe d’autre part. Contrairement à la sociologie, cette approche du groupe repose sur la recherche de différences entre les processus à l’œuvre tant à l’échelle de l’individu qu’à celui du groupe, abordant les rapports entre groupes essentiellement comme des situations sociales, comme un cadre dirait Gofmann1, et laissant de côté le rapport des individus aux institutions. D’ailleurs les procédures expérimentales utilisées parlent d’elles-mêmes. En effet, la grande majorité d’entre elles est organisée en trois temps : le pré-consensus, le consensus et le post-consensus. Le premier consiste à recueillir une décision individuelle, le plus souvent sur un niveau de prise de risque, sur la probabilité de réussite d’une conduite, sur le niveau de rémunération d’un tiers ou sur un degré d’accord/désaccord vis-à-vis de propositions, chaque fois à partir d’un scénario préalablement présenté. Le second est le moment où le chercheur relève la décision consensuelle du groupe sur le même contenu que le premier temps. Le dernier revient sur les conditions initiales pour enregistrer une ultime décision individuelle sur le même problème. Cette procédure méthodologique est révélatrice de plusieurs hypothèses théoriques que la psychologie sociale cherche à valider. D’une part, elle tente de montrer que les groupes ont des propriétés qui ne résultent pas d’une collection d’individus, mais que la dynamique du groupe est propre à l’ensemble de ses membres. Par conséquent, elle cherche à mettre en évidence des différences entre les décisions des individus et celles des groupes, dans l’optique de montrer que les processus cognitifs ne peuvent être réduits à des mécanismes bio-psychologiques. Le but consiste à approfondir la connaissance des processus socio-cognitifs, définis comme des processus cognitifs émanant et intervenant dans les interactions sociales. Cette hypothèse n’est toutefois pas contemporaine à ces travaux. Ceux de Tarde2 ou de Le Bon3 avaient déjà énoncé les propriétés qui leur semblaient spécifiques au groupe, en les abordant toutefois sous l’angle de la foule et des masses. Nous verrons alors comment l’analyse de la formation d’un consensus a permis de réformer ces premières propositions, en s’intéressant cette fois à des groupes restreints. Car, en effet, la psychologie sociale expérimentale s’est penchée sur les conditions qui mènent les petits groupes à résoudre différemment les problèmes et à prendre d’autres décisions que ne l’aurait fait un individu « isolé ». D’autre part, ce courant de recherche repose sur deux constats qui se sont avérés consistants au fil des recherches. Premièrement, le consensus n’est pas l’abandon du point de vue individuel, comme les décrivaient trop souvent les recherches antérieures sur le conformisme et son corollaire, le compromis4. Deuxièmement, le conformisme et le compromis ne sont qu’un cas particulier du consensus5. La construction d’un consensus relèverait plus largement de processus spécifiques à la dynamique d’un groupe ainsi que du rapport que l’individu entretient avec la situation à laquelle il participe. Autrement dit, la psychologie sociale a cherché à montrer que le consensus dépend bien plus des caractéristiques du groupe que de celles de l’objet sur lequel porte la décision6.
- 7 En revanche, les recherches sur l’effet de faux consensus (L. Ross, D. Green, P. House, « The fals (...)
- 8 S. Moscovici, W. Doise, Dissensions et consensus, Paris, PUF, 1992.
2Après avoir présenté les recherches expérimentales de la psychologie sociale qui ont permis d’élargir la compréhension de la formation du consensus au-delà du seul compromis7, nous aborderons leurs apports dans la transformation sur la manière de penser le groupe et les processus dynamiques des groupes restreints. La place du conflit dans la formation du consensus fera ensuite l’objet d’une attention particulière. Enfin, parce qu’un groupe n’est jamais seul8, l’effet des rapports entre les groupes dans la construction d’un consensus au sein d’un groupe sera l’occasion d’aborder l’importance des enjeux sociaux sur les décisions collectives consensuelles et de saisir les limites de ces approches psychologiques.
I. Compromis et polarisation
- 9 M. Sherif, The Psychology of Social Norms, New York, Harper & Row, 1936.
- 10 S. E. Asch, « Studies of independence and conformity: a minority of one against an anonymous major (...)
- 11 J.A.F Stoner, A Comparison of Individual and Group Decisions involving Risk, Mass. Institute of Te (...)
- 12 S. Moscovici, M. Zavalloni, « The group as a polarizer of attitudes », Journal of Personality and (...)
3Les premiers travaux des psychosociologues sur les décisions collectives mettent en évidence et insistent sur le processus de normalisation des prises de position individuelles, un processus en accord avec la notion de compromis comme processus décisionnel, elle-même considérée comme étant la décision la plus rationnelle. En effet, la normalisation9 repose sur la considération de l’opinion des autres membres du groupe pour ensuite converger individuellement vers un point de vue moyen par rapport à l’ensemble des positions individuelles initiales. Ces travaux montrent que le phénomène est également observable chez l’individu seul lorsqu’il est face à une situation incertaine et pour laquelle il n’a aucune référence préalable. Ces résultats stimulent ensuite tout un pan de la recherche nord-américaine sur la tendance des individus au conformisme10, dont les bases reposent sur l’idée que, dans un groupe, l’individu tend fondamentalement à modérer ses opinions afin d’éviter d’être différent des autres. Cette approche repose sur une perspective individualiste des phénomènes de groupes. C’est le résultat d’interactions entre individus, et non des processus spécifiques à l’activité en groupe, qui est mis en avant. Cependant, quand il s’agit cette fois de décisions collectives et non plus de points de vue individuels en situation, la formation d’un consensus est rapidement étayée par des résultats expérimentaux qui laissent entrevoir que le compromis n’est pas le seul moyen d’atteindre une telle décision. En effet nombre de résultats, d’abord observés par Stoner11, montrent que les décisions de groupes peuvent s’écarter du compromis pour adopter une décision finale qui repose sur le point de vue des membres qui avaient initialement des positions plus extrêmes ou plus minoritaires, ce qui sera appelé « processus de polarisation »12. Ainsi la polarisation est expérimentalement observée quand le chercheur remarque que la moyenne des décisions individuelles de la phase de pré-consensus est significativement différente de la décision consensuelle du groupe, et que cette dernière est, en revanche, plus proche des décisions individuelles du post-consensus. Autrement dit, les échanges au sein du groupe pour énoncer une décision collective peuvent déboucher sur une nouvelle position et transforment durablement les prises de position individuelles initiales.
- 13 I. L. Janis, Victims of Groupthink, Boston, Houghton-Mifflin, 1972.
4Dès lors, la pression à l’uniformité du groupe ne s’observerait pas dans toutes les circonstances. Elle serait même une exception. Pour ces auteurs, à la suite de multiples confirmations de leurs résultats, ce serait au contraire le consensus polarisé qui serait la norme, notamment parce que les membres du groupe conservent ultérieurement et individuellement l’opinion consensuelle forgée en groupe lors de la phase de décision collective. Pour comprendre ce nouveau résultat et les raisons qui incitent un groupe à s’engager dans un processus de compromis ou de polarisation, les chercheurs vont s’intéresser aux effets de la structure du groupe et à ses propriétés. D’un côté, Janis13 montre que l’absence de compromis repose sur trois facteurs : l’autocensure individuelle, l’illusion collective selon laquelle la décision repose sur les jugements majoritaires, et le souhait de protéger l’intégrité du groupe. Bref, c’est l’évitement d’un conflit interne qui pousserait au compromis, au point d’aller jusqu’à ne plus considérer les conséquences morales de la décision que le groupe adopte. D’un autre côté, le processus de polarisation rompt avec l’illusion du groupe selon laquelle ce dernier repose sur une unanimité morale qui s’exprimerait dans la construction de ce type de décision commune. Au contraire, la polarisation serait le résultat de « réelles » discussions dans le groupe, une discussion qui fait émerger les conflits d’opinion et qui permet de les maîtriser. Les résultats montrent alors que la polarisation de la décision apparaît quand les différences d’opinion sont attendues et valorisées dans le groupe. Ainsi, contrairement au compromis qui serait au service du statu quo, la polarisation serait au service du changement, voire de l’innovation (élaboration de nouveaux arguments qui n’apparaissaient pas dans les décisions individuelles).
- 14 W. Doise, « Jugement collectif et prise de risque des petits groupes », Psychologie française 1979 (...)
- 15 P. Wehman, M.A. Goldstein, J.R. Williams, « Effects of different leadership styles on individual r (...)
- 16 S. Moscovici, W. Doise, R. Dulong, « Studies in group decision, II: Differences of position, diffe (...)
- 17 S. Moscovici, R. Lécuyer, « Studies in group decision, I: Social space, patterns of communication (...)
- 18 J.P. Forgas, « Responsibility attribution by groups and individuals: The effects of the interactio (...)
5Plusieurs conditions sociales sont alors pointées pour distinguer le processus aboutissant au compromis de celui menant à la polarisation. Tout d’abord, dans la mesure où le conflit d’opinion est le ressort de la polarisation, plus les membres du groupe sont impliqués dans la décision à prendre, mais aussi plus les divergences entre les membres sont importantes, et plus la polarisation est importante14. De plus, ce sont dans les groupes faiblement hiérarchisés qu’une décision polarisée émerge15. Enfin, plus le cadre de la discussion collective est formalisé, que ce soit par une limite temporelle explicite des échanges16, une organisation spatiale ne facilitant pas les échanges, comme un groupe où les membres sont installés en ligne plutôt qu’autour d’une table ronde17, l’imposition d’une procédure formelle pour atteindre le consensus18, etc., et moins la décision du groupe est polarisée, plus elle se rapproche du compromis.
- 19 En psychologie sociale expérimentale, un compère est un individu introduit dans une expérience pou (...)
- 20 G. Paicheler, « Norms and attitude change, II: The phenomenon of bipolarization », European Journa (...)
- 21 W. Doise, G. Mugny, Le développement social de l’intelligence, Paris, Inter-éditions, 1981.
6Ces premières recherches montrent que compromis et polarisation ne sont toutefois pas totalement indépendants. Ceci est principalement lié au fait que la polarisation ne se forme pas tous azimuts. Elle ne reste possible que si les arguments discutés sont ancrés aux normes culturelles au sein desquelles le groupe évolue. Par exemple, Paicheler l’observe en manipulant, avec l’aide d’un compère19, les arguments pro ou antiféministes qui circulent à un moment où le mouvement féministe est présent dans les débats politiques et de société20. Ainsi, les arguments proféministes favorisent la polarisation de la décision consensuelle quand, au contraire, le clivage ou l’absence de décisions collectives sont plus fréquents lorsque le compère avance et maintient des arguments antiféministes, ces derniers étant jugés beaucoup trop réactionnaires par certains membres pour aboutir à une décision collective. En d’autres termes, les valeurs les plus discutées au-delà du groupe restent efficientes dans la formation de la décision consensuelle, quand bien même elles ne sont pas à l’origine de la fondation du groupe. La polarisation et le compromis ne seraient finalement que des variantes du consensus. L’un ou l’autre peut se produire. La présence d’un socle argumentatif commun à chaque membre du groupe, et a minima la considération des valeurs que chaque membre avance pour nourrir le débat, seraient les conditions nécessaires pour aboutir à une décision collective, qu’elle soit polarisée ou qu’elle repose sur le compromis. Au final, le point de rupture qui distingue la construction d’un consensus de son impossibilité dépend des caractéristiques du conflit qui nourrit les divergences individuelles initiales. Quand les divergences de points de vue initiaux reposent sur des arguments qui clivent les individus, les empêchant de considérer que les personnes rassemblées forment réellement un groupe, l’absence de consensus est fréquente. Au mieux, si les contraintes sont suffisamment fortes pour rendre indispensable une décision collective, c’est le compromis, qui s’apparente alors à une négociation, qui voit le jour. Quand cette fois chacun est en mesure de se décentrer pour considérer des points de vue jusque-là non considérés ou inconnus, les conditions sociales d’interdépendances sont réunies, et la décision collective polarisée tend à être la plus fréquente. Dans ce dernier cas, Doise et Mugny parlent de conflit socio-cognitif21, un concept forgé à l’échelle tout autant intra et interindividuelle sur lequel nous reviendrons, alors que la première situation décrite relève exclusivement d’un conflit dans les interactions sociales.
II. L’apport du consensus polarisé à la compréhension des dimensions psychologiques d’un groupe
- 22 S. Moscovici, W. Doise, Dissensions et consensus, Paris, PUF, 1992.
- 23 H.H. Kelley, J.W. Thibaut, « Experimental studies of group problem solving and process », in G. Li (...)
- 24 L. Festinger, « Informal social communication », Psychological review 1950, 57, p. 271-282.
- 25 M.E. Shaw, « A comparison of individuals and small groups in the rational solution of complex prob (...)
- 26 D.I. Marquart, « Group problem solving », Journal of Social Psychology, 1955, 41, p. 103-113. ; I. (...)
- 27 G. Le Bon, op. cit.
- 28 G. Tarde, L’opinion et la foule, Paris, Alcan, 1910.
- 29 J.C. Brengelman, « Extreme response set, drive level and abnormality in questionnaire rigidity », (...)
- 30 M. Zax, D. H. Gardiner, D.G. Lowy, « Extreme response tendency as a function of emotional adjustme (...)
- 31 M.L. Soueif, « Extreme response sets as a measure of intolerance of ambiguity », British Journal o (...)
- 32 M.A. Wallach, N. Kogan, D.J. Bern, « Diffusion of responsability and level of risk taking in group (...)
- 33 H.H. Kelley, J.W. Thibaut, « Experimental studies of group problem solving and process », in G. Li (...)
7Moscovici et Doise constatent, suite à une revue de littérature des recherches menées jusqu’au milieu des années 1960 (essentiellement aux États-Unis) sur la dynamique des groupes, que les auteurs tendent à conclure que le groupe correspond à un agrégat d’individus pour lequel deux processus socio-cognitifs permettraient d’aboutir à un consensus22. Le premier, on l’a vu, est celui du compromis. Dans ce cas, le groupe est considéré comme une entrave à la performance des jugements individuels. Les recherches montrent que la comparaison sociale incite au conformisme vis-à-vis des normes sociales légitimes, et ainsi à la tempérance pour ne pas apparaître excessif, déviant23. Autrement dit, le groupe génère une pression à l’uniformité pour maintenir la cohérence et les liens sociaux dans le groupe24. Dès lors, globalement, le groupe véhiculerait plus d’inconvénients que d’avantages, et quand de rares études, comme celles de Shaw25, montrent l’inverse, d’autres ont cherché à montrer l’importance des qualités de certains membres plutôt que celles de la situation collective26. Le second processus socio-cognitif est finalement complémentaire au premier et repose sur la notion de déviance. Il s’inspire des travaux initiaux sur les foules menés par Le Bon27 ou Tarde28. Ici le groupe est considéré comme étant doté d’une unité mentale forte qui dépasse les individus. Supplantées par la contagion, les décisions rationnelles feraient ainsi défaut. Livré à lui-même, sans meneur, le groupe produirait des jugements extrêmes qui sont assimilés à des pathologies sociales, et directement associés à l’altération du discernement à l’échelle individuelle. D’ailleurs quelques recherches ont cherché à montrer que les personnes dites rigides ou dogmatiques29, celles présentant des pathologies psychiatriques30 ou les personnes en situation sociale minoritaire et considérées par ce fait comme moins adaptées à leur environnement social31 tendaient à prendre des décisions extrêmes. Pour revenir aux processus socio-cognitifs propres au fonctionnement des groupes déviants, le plus connu est probablement celui de la dilution de la responsabilité32, qui caractériserait les groupes sans meneur et rejoint ainsi les théories sur l’irresponsabilité et l’irrationalité des foules. Finalement les auteurs de cette revue de littérature concluent qu’avant la mise en évidence de la polarisation d’un consensus « il est convenu d’expliquer par l’individu ce qui fonctionne et par le groupe ce qui dysfonctionne »33.
8La mise en évidence du processus de polarisation dans les décisions de groupes restreints a permis de sortir des clivages habituels entre l’individu et le groupe, entre le conformisme et la déviance. Tout d’abord, la mise en évidence de la polarisation des décisions collectives insiste sur le fait que cette décision relève d’une influence réciproque au cours de la délibération, au point qu’elle devient durable individuellement, c’est-à-dire que chaque membre du groupe tend ultérieurement à se rapprocher de la décision collective. C’est là un point important par rapport au compromis. Ce dernier, parce qu’il repose sur le plus petit dénominateur commun des décisions individuelles, participe finalement au maintien de celles-ci après coup. Dès lors, la polarisation est une décision consensuelle résultant des conflits que la participation active à la décision du groupe génère immanquablement, quand le compromis contribue à maintenir l’autonomie des arguments et des décisions individuelles. Par conséquent, les discussions dans le groupe ne relèvent pas de simples échanges d’informations. C’est un espace de confrontation des points de vue en partie dégagé des enjeux liés à la cohésion du groupe, et non un réservoir de points de vue. Dès lors, le consensus polarisé apparaît comme un indicateur important pour soutenir que le groupe ne peut être réduit à une collection d’individus. Seules des contraintes extérieures ou la structure du groupe peuvent éventuellement favoriser une dynamique qui s’apparente, lors de la décision par compromis, à la convergence d’une collection de points de vue individuels.
- 34 S. Schachter, « Deviation, rejection and communication », Journal of Abnormal and Social Psycholog (...)
9Le consensus par polarisation permet également de s’écarter du modèle théorique du groupe comme agrégat où les individus et leurs prises de position se diluent, voire disparaissent pour déboucher vers des décisions extrêmes qui ne tiennent plus compte des valeurs à l’intérieur comme à l’extérieur du groupe, bref, qui deviennent irresponsables. Les arguments et les décisions individuelles sont au cœur du processus de polarisation. Là aussi l’expression et la confrontation de points de vue individuels constituent un élément clé qui se confirme nettement avec la direction vers laquelle le consensus se polarise. En effet, en cas de polarisation, on a insisté sur le fait que le consensus accentue un peu plus la position vers le pôle où se situait déjà la moyenne des décisions individuelles initiales, ce qui incite les chercheurs à accorder une importance décisive à la communication et au raisonnement à l’intérieur du groupe, et à ne pas amalgamer la polarisation à la déviance ou à une position extrême. Ainsi, les psychosociologues évacuent désormais l’idée que les dynamiques de groupes reposent sur l’irrationalité, l’hypnose ou la contagion, comme le stipulaient les premiers travaux. De même, certaines recherches ont montré que le caractère « déviant » d’un membre du groupe n’attire pas le groupe vers une décision extrême34. Il ne fait qu’accentuer la discussion et l’appréciation des autres membres moins favorables avec les membres plus modérés. Dans cette situation, soit le consensus échoue, soit ce membre est écarté du groupe. Autrement dit, ce n’est pas la personnalité d’un ou des membres du groupe qui mène vers une décision polarisée, mais les interactions et les conflits qui s’y déroulent.
III. Conflit et consensus polarisé
10Le conflit est au cœur du processus de polarisation du consensus et le distingue du compromis. Cependant il est important de distinguer celui que se déploie à l’échelle interindividuelle, et qui met en jeu la cohésion du groupe, de celui qui intervient au niveau des différents arguments qui circulent dans le groupe.
- 35 S. Moscovici, M. Zavalloni, « The group as a polarizer of attitudes », Journal of Personality and (...)
- 36 S. Schulz-Hardt, F.-C. Brodbeck, A. Mojzisch, R. Kerschreiter, D. Frey, « Group Decision Making in (...)
- 37 A.I. Teger, D. G. Pruitt, « Components of grouprisk taking », Journal of Experimental Social Psych (...)
11Les conflits interindividuels ont été peu étudiés par les psychosociologues dans le cadre des décisions consensuelles auprès des groupes restreints. C’est principalement pour saisir les processus de négociation qu’ils ont été analysés. Quelques travaux notent néanmoins que les désaccords importants entre les membres du groupe débouchent sur une décision plus polarisée que quand ils sont initialement plus d’accord entre eux35. De même, les divergences initiales importantes au sein d’un petit groupe permettent plus fréquemment de trouver ensemble et d’un commun accord la solution à un problème36. Autrement dit, plus les écarts de points de vue sont initialement importants, et plus on s’écarte ou plus on transforme l’univers de ces points de vue initiaux. Ce phénomène a des répercussions sur la taille du groupe car plus celle-ci augmente et plus on augmente les chances d’avoir des désaccords importants entre les membres. C’est effectivement le constat des expériences menées : plus la taille du groupe augmente et plus la décision consensuelle est polarisée37. Pour résumer, contre toute intuition, plus le groupe est réduit ou plus les membres du groupe sont homogènes et plus le consensus par compromis est susceptible d’émerger.
- 38 R.P. Abelson, A. Levi, « Decision making and decision theory », in G. Lindzey et E. Aronson (eds), (...)
- 39 M. Zaleska, « The stability of extreme and moderate responses in different situations », in H. Bra (...)
12Les psychosociologues ont expliqué ces résultats par le rôle que joue l’implication des individus dans la discussion. Abelson et Levi la définissent comme « un comportement public découlant d’une position, qui rend irrévocable la décision, du fait qu’en changer serait coûteux, serait socialement mal vu, entamerait l’estime de soi et serait personnellement dangereux »38. Dans ces travaux, l’implication concerne moins le rapport individuel à l’objet sur lequel porte le consensus (l’implication personnelle) que le rapport individuel aux autres membres du groupe ou au groupe comme entité (l’implication collective), au point que la décision consensuelle finit par être attribuée au groupe. Il n’y a cependant pas d’indépendance entre ces deux dimensions de l’implication. Ainsi Zaleska montre, pour une situation de prise de risque, et nous prendrons l’exemple d’un groupe où la tendance est à la prudence, que les membres qui ont initialement et individuellement pris les décisions les plus risquées (forte implication personnelle à l’objet) vont, lors de la phase de décision consensuelle, plus fréquemment changer leur position pour s’approcher de la tendance du groupe (forte implication collective) que les membres initialement les plus modérés dans la prise de risque (faible implication personnelle et collective)39. À l’inverse, ce sont les membres initialement les plus modérés dans la prudence (faible implication personnelle) qui, dans la phase collective, vont plus fréquemment changer de décision (forte implication collective) que les membres particulièrement prudents (forte implication personnelle, faible implication collective), du fait cette fois que ces derniers représentent déjà la tendance du groupe. Pour résumer, pour atteindre le consensus, ce n’est pas tant la position de l’individu (extrême ou modérée), mais sa participation aux débats et aux interactions au sein du groupe qui compte.
- 40 M.A. Wallach, N. Kogan, « The roles of information, discussion and consensus in group risk taking (...)
- 41 K. Lewin, « Forces behind food habits and methods of change », Bulletin of National Research Counc (...)
- 42 P. Urfalino, « La décision par consensus apparent. Nature et propriétés », Revue européenne des sc (...)
13L’implication collective repose, d’une part, sur la participation à la décision consensuelle. C’est d’ailleurs cette participation qui rend convainquant et même légitime le résultat du consensus, parfois même au-delà des frontières du groupe qui l’a produit. Diverses recherches ont construit un protocole expérimental où chaque membre du groupe n’avait que des informations sur la position et les arguments des autres (situation passive), pour comparer cette condition à un groupe qui délibérait collectivement (situation active)40, un dispositif qui s’inspire des travaux devenus classiques de Lewin sur la mise en place de nouvelles pratiques alimentaires qui était facilitée après en avoir débattu collectivement41. L’implication dépend, d’autre part, des modalités de la participation. Un groupe fortement hiérarchisé ou comprenant un meneur, la multiplication des règles dans la procédure de délibération, une organisation spatiale défavorable à la discussion sont autant de facteurs qui entravent les influences mutuelles associées aux conflits, et par la même occasion l’implication collective. L’importance de l’implication collective sous sa forme participative relaie finalement au second plan l’adhésion à la décision prise par le groupe. Le sociologue Urfalino le montre par ailleurs dans ses travaux sur le consensus apparent, en mettant l’accent sur l’importance du consentement plutôt que sur l’accord dans la décision consensuelle42.
- 43 W. Doise, G. Mugny, J.-A. Pérez, « The social construction of knowledge: Social marking and socio- (...)
- 44 W. Doise, « La structuration cognitive des décisions individuelles et collectives d’adultes et d’e (...)
- 45 W. Doise, « L’importance d’une dimension principale dans les jugements collectifs », Année psychol (...)
- 46 C.J. Nemeth, « Differential contributions of majority and minority influence », Psychological Revi (...)
- 47 J. Hall, W.H. Watson, « The effects of a normative intervention on group decision-making performan (...)
- 48 S. Mohamed, E. Ringseis, « Cognitive diversity and consensus in group decision making: the role of (...)
- 49 L.S. Vygotski, Thought and langage, Cambridge (Mass.), The MIT press, 1962.
14La diversité des arguments exprimés dans la discussion met à mal le point de vue des membres du groupe qui prennent en considération toutes les propositions. Elle fait douter du bien-fondé de leur position. Quand cette situation n’incite pas au consentement pour tendre vers le consensus polarisé, ni au compromis, elle oblige le groupe à résoudre les écarts perçus. Le conflit socio-cognitif43 consiste précisément à trouver des arguments communs en cherchant à réformer ensemble le mode de pensée de chacun. Ce conflit n’est pas une simple convergence des points de vue et des représentations pour trouver le plus petit dénominateur commun des arguments en rabotant les dissensions. Il y a conflit socio-cognitif quand le point de vue qui émerge est nouveau, quand un nouvel argument, une nouvelle dimension apparaît dans la discussion en cours, bref quand le groupe aborde autrement le problème qu’il doit résoudre, et quand ses membres construisent collectivement de nouvelles représentations44 en s’appuyant sur ce qui les rapproche45. Ce conflit ne peut cependant œuvrer que dans la mesure où le groupe accepte l’argumentation critique, les points de vue minoritaires46, quand il ne cherche pas à éviter le conflit47, mais au contraire l’accepte, l’affronte et le considère comme inhérent à tout groupe d’individus. La radicalisation des positions au cours de la discussion n’aboutit d’ailleurs pas nécessairement à faire échouer une décision consensuelle48. Pour les psychosociologues, ce conflit socio-cognitif est une voie importante pour expliquer la polarisation des décisions consensuelles. Toutefois, il a été relativement peu étudié dans la formation des décisions consensuelles des groupes restreints. Il a surtout été analysé pour saisir les processus d’apprentissage en groupe ou pour comprendre l’apport des situations collectives pour trouver la meilleure solution à un problème. Fondé par le courant néo-piagétien du développement cognitif, il repose sur les conceptions sociales du développement de l’intelligence humaine proposées par Vygotski49.
IV. Enjeux sociaux et consensus
- 50 C. Nemeth, « Jury trials: psychology and law », Advances in experimental social psychology 198, 14 (...)
- 51 D.A. Wilder, « Perception of groups, size of opposition and social influence », Journal of experim (...)
15On l’aura compris, les psychosociologues se sont focalisés sur les enjeux socio-cognitifs du consensus. Ils ont par conséquent limité l’analyse des enjeux sociaux aux interactions qui se produisent au sein du groupe, négligeant quelque peu les effets cognitifs d’enjeux sociaux qui dépassent les frontières du groupe. Dans les recherches restituées ici, tout se passe comme si le groupe était isolé du monde social. Par exemple, on peut se demander dans quelle mesure un consensus polarisé ne relève pas de l’affirmation d’une prise de position d’un groupe vis-à-vis d’autres groupes. Autrement dit, dans quelle mesure un groupe n’est pas aussi un groupe social. Dans quelle mesure les enjeux sociaux entre les groupes affectent les processus socio-cognitifs au sein d’un groupe. Ces questions sont d’autant plus importantes que les psychosociologues qui se sont penchés sur les caractéristiques socio-démographiques des jurys constitués dans le cadre judiciaire constatent qu’ils tendent à être socialement homogènes50. Ailleurs, de nombreux jurys qui doivent rendre une décision consensuelle (comité d’experts médicaux, jury d’examen à l’université, etc.) sont aussi rarement socio-démographiquement hétérogènes. De même, dans les expériences de psychologie sociale décrites, il est fort probable que la constitution des groupes soit socialement homogène quand bien même les points de vue et les arguments de la discussion peuvent être hétérogènes, parfois du fait de manipulations expérimentales (donner des informations différentes aux membres du groupe). Dans tous les cas, cette dimension socio-démographique n’est jamais mentionnée dans la description des protocoles expérimentaux. Enfin la méthode expérimentale favorise cette conception du groupe comme étant une entité socialement isolée, et ceci quand bien même les chercheurs ont fait preuve d’une impressionnante inventivité dans la construction des situations expérimentales, notamment pour qu’elles ne paraissent pas artificielles. Les enjeux de la décision consensuelle dépassent celui qui consiste à atteindre l’objectif prescrit. Ils dépassent également la valeur sociale du consensus telle qu’elle a été analysée par les psychologues. Certains ont effectivement montré que la décision consensuelle est plus persuasive, c’est-à-dire qu’un observateur extérieur au groupe fait d’autant plus confiance à la décision consensuelle que le groupe qui a rendu sa décision est socialement hétérogène51. Néanmoins, un point reste encore mal renseigné. C’est l’incidence sur la formation du consensus de la valeur sociale de ce dernier dans les rapports entre groupes sociaux.
- 52 W. Doise, « Intergroup relations and polarization of individual and collective judgments », Journa (...)
16Les recherches sur les rapports entre groupes sociaux ne sont toutefois pas inexistantes. Celle de Doise sur les élèves d’une école d’art parisienne52 a ceci d’intéressant que la comparaison avec l’École des Beaux-Arts de Paris est proposée en l’absence de toute interaction entre les écoles au moment de la passation du protocole expérimental. Le chercheur compare les décisions collectives sur l’évaluation de leur école selon que les élèves sont invités ou non à comparer leur école à celle des Beaux-Arts. Il constate que les groupes qui ont reçu la consigne de garder en tête l’école rivale énoncent des consensus plus polarisés que les autres groupes. Ces consensus polarisés ne vont toutefois pas tous dans le même sens. Si la réputation des Beaux-Arts incite à une évaluation plus négative sur certaines caractéristiques de leur école, les décisions consensuelles polarisées et positives des élèves ayant en tête les Beaux-Arts reposent sur la pertinence de l’école sur leur avenir professionnel, autrement dit sur les enjeux sociaux de la formation. De plus, la phase de post-consensus avait la particularité de relever des informations sur l’évaluation des autres membres du groupe. On constate alors que ce sont les membres qui avaient, lors de la phase de pré-consensus, les réponses les plus extrêmes sur les questions relatives aux enjeux sociaux de l’école qui sont jugés de manière plus favorable. Ainsi, les membres du groupe qui ont fortement contribué à la polarisation de la décision sont les plus influents et incitent à la conformité sur la base de leur point de vue. Tout se passe comme si les enjeux sociaux dissociaient le conflit socio-cognitif en deux parties. La reformulation des arguments au sein du groupe se conforme à un nombre restreint de membres, sans pour autant que le groupe soit hiérarchisé, et le conflit est cette fois dirigé vers l’extérieur du groupe.
- 53 J.M. Rabbie, L. Visser, « Bargaining strenght and group polarization in inter-group negotiations » (...)
17Cette tendance à dissocier le conflit et l’influence au sein du groupe avait déjà été observée auprès de groupes auxquels on demandait de jouer le rôle de délégués syndicaux en vue d’une négociation avec des dirigeants53. Ces chercheurs demandaient à certains groupes d’adopter une posture coopérative envers le patronat alors que d’autres étaient invités à adopter une posture plus combative. De plus, pour chacune de ces conditions, ils indiquaient à certains groupes qu’ils étaient en position forte pour négocier alors que d’autres étaient informés qu’ils étaient au contraire en position faible. Les résultats montrent que les décisions consensuelles sont polarisées, le niveau de leurs demandes étant plus élevé en groupe qu’individuellement. Les niveaux de revendication les plus polarisés portent sur les salaires. Les revendications secondaires, comme des allocations vacances, sont moins polarisantes. De plus, ce sont ceux qui sont en position forte de négociation qui adoptent le consensus le plus fortement polarisé, concentrant ainsi le conflit sur les relations entre les groupes sociaux et les enjeux sociaux afférents.
- 54 H. Tajfel, Human Groups and Social Categories, Cambridge, Cambridge University Press, 1981.
- 55 G. Le Bon, op. cit.
18Les travaux qui ont fait suite à ces deux recherches ont mis l’accent sur des interprétations reposant sur l’identité sociale54. On peut comprendre l’intérêt de mettre à l’épreuve des hypothèses sur la catégorisation sociale pour compléter celles des travaux antérieurs sur les normes sociales (rappelons à nouveau que la polarisation d’une décision consensuelle ne se construit pas tous azimuts), d’autant que le concept d’identité est central en psychologie sociale et permet d’accorder une place aux stéréotypes sociaux ou à la pensée orthodoxe dans l’explication. Cependant, aborder la catégorisation sociale en limitant les enjeux sociaux à des enjeux identitaires tend à rabattre les explications aux niveaux intra-individuel et intra-groupe, quand bien même les deux précédentes recherches montrent que ce sont les ressources sociales les plus mises en concurrence (argent, emploi), plutôt que symboliquement menaçantes ou ressourçantes, qui favorisent les décisions consensuelles polarisées et éloignent les groupes de la construction d’un compromis. On peut également se demander si, par l’approche identitaire, la tendance à considérer tous les enjeux sociaux comme ayant des effets similaires sur les décisions consensuelles n’est pas renforcée. Or, là aussi, les précédentes recherches ne vont pas dans ce sens. Autrement dit, l’effet des catégorisations sociales sur les décisions consensuelles ne peut être étudié indépendamment d’enjeux sociaux qui sont à la fois au fondement de la formation des groupes et régulent les rapports entre les groupes. Autrement c’est prendre le risque de revenir aux arguments de Le Bon55, d’attribuer le consensus polarisé à un effet propre au groupe en l’isolant à nouveau socialement, tout en considérant paradoxalement qu’il relève d’un processus de catégorisation sociale, bref en l’essentialisant.
- 56 Par ex. la recherche de Myers demande à des groupes d’étudiants de s’entendre sur l’évaluation de (...)
- 57 P. Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes 1973, 318, p. 1292-1309.
- 58 C’est souvent sur une homogénéité de position sociale que les groupes expérimentaux sont construit (...)
- 59 P. Urfalino, « Comment s’arrêtent les décisions collectives ? », La Vie des Idées 2010. En ligne : (...)
19Pour conclure, il est important de revenir sur le contexte dans lequel ces recherches ont été menées. Les psychosociologues ont mis l’accent sur les interactions internes au groupe plutôt que sur d’éventuelles rapports sociaux pour étudier les décisions consensuelles et les conditions de leur formation. Motivées par la recherche de processus socio-cognitifs généraux, les expériences mises en place permettent de saisir avec précision les processus psychologiques qui interviennent dans la dynamique d’un groupe tourné vers une décision consensuelle et de cerner leurs conditions. Cependant les groupes comme les individus sont souvent isolés de leur ancrage social. À l’exception de quelques recherches faisant intervenir les rapports entre groupes, ils ne représentent personne. Ils sont également isolés de leur ancrage sociologique. En effet, à de rares exceptions près56, les groupes expérimentaux ne reposent pas sur des affinités liées à des intérêts partagés. On ne connaît pas mieux les positions ou les origines sociales des membres des groupes. Or la propension à opiner est inégalement distribuée dans l’espace social57, ce qui peut affecter la discussion collective quand le groupe est socialement hétérogène, ou devenir une condition particulière intéressante à analyser pour les groupes qui sont cette fois socialement homogènes58. On peut alors se demander ce qui incite des individus réunis de la sorte à confronter leurs points de vue et à chercher un consensus. L’implication de l’individu dans le groupe n’est pas pour autant une variable négligée. En revanche celle du groupe est mise de côté. Or les manières de faire consensus peuvent certainement être très affectées par les raisons sociales de la décision, que celle-ci ait des répercussions sur la vie du groupe ou hors de ses limites. L’importance d’arrêter les débats, qui est au fondement de la décision consensuelle59, pourrait par exemple être un élément à manipuler expérimentalement pour remédier en partie à ce point aveugle. L’implication est alors réduite à la participation, qu’elle relève de l’intensité de l’implication de l’individu au débat et de son engagement dans la tâche collective, à savoir atteindre le consensus. Les expériences menées ont néanmoins permis de montrer sans ambiguïté que des individus rassemblés de manière « artificielle » pour décider collectivement ne se réduisent ni à une collection ni à un agrégat de personnes, mais produisent un système d’interdépendances qui se construit à partir des tendances individuelles initiales pour prendre position comme aucun membre ne l’aurait fait isolément.
- 60 S. Moscovici, W. Doise, Dissensions et consensus, Paris, PUF, 1992.
- 61 H.A. Simon, « Theories of Decision-Making in Economics and Behavioral Science », American Economic (...)
- 62 K.J. Arrow, Social Choice and Individual Values, New York, J. Wiley & Sons, 1951.
20Enfin, une autre dimension, plus épistémologique que méthodologique cette fois, semble orienter ces recherches. La psychologie sociale expérimentale postule que le consensus est le résultat d’un choix raisonné60, à l’échelle individuelle comme à l’échelle du groupe. En conséquence, s’ils n’insistaient pas sur l’importance du renouvellement constant des preuves de confiance mutuelle entre les membres du groupe, il serait difficile de distinguer les décisions consensuelles, et plus généralement les décisions collectives, du résultat d’une négociation. Cette posture rationaliste est largement influencée par les approches économiques de l’individualisme méthodologique du moment, dont les plus influents ont certainement été la théorie de la rationalité de Simon61 et celle du choix social d’Arrow62. À la différence près que les propositions des psychosociologues invitent ici à passer du choix rationnel optimisateur au choix rationnel novateur. Une plus étroite collaboration entre psychosociologues et sociologues devrait permettre d’ouvrir d’autres perspectives de recherche et de compléter la compréhension des processus de polarisation des décisions collectives.
Notes
1 E. Gofmann, Les cadres de l’expérience, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991.
2 G. Tarde, L’opinion et la foule, Paris, Alcan, 1910.
3 G. Le Bon, La psychologie des foules, Paris, Alcan, 1905.
4 J.A.F Stoner, A Comparison of Individual and Group Decisions involving Risk, Mass. Institute of Technology, School of Industrial Management, unpublished M. Sc. thesis, 1961.
5 S. Moscovici, M. Zavalloni, « The group as a polarizer of attitudes », Journal of Personality and Social Psychology 1969, 12, p. 125-135.
6 E. Drozda-Senkowska, F. Ric, D. Muller, « Groupe et décisions collectives », Inflexions 2007, 5, p. 213-229.
7 En revanche, les recherches sur l’effet de faux consensus (L. Ross, D. Green, P. House, « The false consensus effect : an egocentric bias in perception and attribution processes », Journal of experimental social psychology 1977, 13, p. 279-301.), c’est-à-dire sur le constat selon lequel les individus estiment que leurs opinions et leurs comportements sont très partagés par les autres membres du groupe, ne seront pas abordées ici car elles ne concernent pas directement les processus de décision consensuelles et sont peu étudiées dans ce sens.
8 S. Moscovici, W. Doise, Dissensions et consensus, Paris, PUF, 1992.
9 M. Sherif, The Psychology of Social Norms, New York, Harper & Row, 1936.
10 S. E. Asch, « Studies of independence and conformity: a minority of one against an anonymous majority », Psychological monographs 1956, 70 (416), p. 1-12.
11 J.A.F Stoner, A Comparison of Individual and Group Decisions involving Risk, Mass. Institute of Technology, School of Industrial Management, unpublished M. Sc. thesis, 1961.
12 S. Moscovici, M. Zavalloni, « The group as a polarizer of attitudes », Journal of Personality and Social Psychology 1969, 12, p. 125-135.
13 I. L. Janis, Victims of Groupthink, Boston, Houghton-Mifflin, 1972.
14 W. Doise, « Jugement collectif et prise de risque des petits groupes », Psychologie française 1979, 14, p. 87-96.
15 P. Wehman, M.A. Goldstein, J.R. Williams, « Effects of different leadership styles on individual risk-taking in groups », Human Relations 1977, 30, p. 249-259, et J. C. Jesuino, « Influence of leadership processes on group polarization », European Journal of Social Psychology 1986, 16, p. 413-423.
16 S. Moscovici, W. Doise, R. Dulong, « Studies in group decision, II: Differences of position, differences of opinion and group polarization », European Journal of Social Psychology 1972, 2, p. 385-399.
17 S. Moscovici, R. Lécuyer, « Studies in group decision, I: Social space, patterns of communication and group consensus », European Journal of Social Psychology 1972, 2, p. 221-244.
18 J.P. Forgas, « Responsibility attribution by groups and individuals: The effects of the interaction episode », European Journal of Social Psychology 1981, 11, p. 87-99.
19 En psychologie sociale expérimentale, un compère est un individu introduit dans une expérience pour suivre les directives du protocole expérimental tout en se faisant passer pour un individu « naïf » auprès des participants à la recherche. L’exemple certainement le plus connu est la personne, soi-disant tirée au hasard, qui a systématiquement le rôle d’apprenant dans les travaux de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité.
20 G. Paicheler, « Norms and attitude change, II: The phenomenon of bipolarization », European Journal of Social Psychology 1977, 7, p. 5-14.
21 W. Doise, G. Mugny, Le développement social de l’intelligence, Paris, Inter-éditions, 1981.
22 S. Moscovici, W. Doise, Dissensions et consensus, Paris, PUF, 1992.
23 H.H. Kelley, J.W. Thibaut, « Experimental studies of group problem solving and process », in G. Lindzey (Ed.), Handbook of social psychology, Cambridge, Massachusetts, 1954.
24 L. Festinger, « Informal social communication », Psychological review 1950, 57, p. 271-282.
25 M.E. Shaw, « A comparison of individuals and small groups in the rational solution of complex problems », American Journal of Psychology 1932, 44, p. 491-504.
26 D.I. Marquart, « Group problem solving », Journal of Social Psychology, 1955, 41, p. 103-113. ; I. Lorge, H. Solomon, « Two models of group behavior in the solution of Eureka-type problems », Psychometrika 1955, 20, p. 139-148.
27 G. Le Bon, op. cit.
28 G. Tarde, L’opinion et la foule, Paris, Alcan, 1910.
29 J.C. Brengelman, « Extreme response set, drive level and abnormality in questionnaire rigidity », Journal of Mental Science 1960,106, p. 171-186.
30 M. Zax, D. H. Gardiner, D.G. Lowy, « Extreme response tendency as a function of emotional adjustment », Journal of Abnormal and Social Psychology 1964, 69, p. 654-657.
31 M.L. Soueif, « Extreme response sets as a measure of intolerance of ambiguity », British Journal of Psychology, 1958, 49, p. 329-333.
32 M.A. Wallach, N. Kogan, D.J. Bern, « Diffusion of responsability and level of risk taking in groups », Journal of Abnormal and Social Psychology 1964, 68, p. 263-274 ; B. Latane, J.M. Darley, « Group inhibition of bystander intervention in emergencies », Journal of Personality and Social Psychology 1968, 10, p. 215-221.
33 H.H. Kelley, J.W. Thibaut, « Experimental studies of group problem solving and process », in G. Lindzey (Ed.), Handbook of social psychology, Cambridge, Massachusetts, 1954, p. 61.
34 S. Schachter, « Deviation, rejection and communication », Journal of Abnormal and Social Psychology 1951, 46, p. 190-207.
35 S. Moscovici, M. Zavalloni, « The group as a polarizer of attitudes », Journal of Personality and Social Psychology 1969, 12, p. 125-135. ; N. Vidmar, « Group composition and the risky shift », Journal of Experimental Social Psychology 1970, 6, p. 153-166.
36 S. Schulz-Hardt, F.-C. Brodbeck, A. Mojzisch, R. Kerschreiter, D. Frey, « Group Decision Making in Hidden Profile Situations : Dissent as a Facilitator for Decision Quality », Journal of Personality and Social Psychology 2006, 91, p. 1080-1093.
37 A.I. Teger, D. G. Pruitt, « Components of grouprisk taking », Journal of Experimental Social Psychology 1967, 3, p. 189-205 ; N. Vidmar, T. C. Burdeny, Interaction Effects of Group Size and Relative Risk Position with Item Type in the « Group Shift » Effect, Londres, Ontario, University of Western Ontario, 1963, Res. Bull. Nr. 128, Dept of Psychology.
38 R.P. Abelson, A. Levi, « Decision making and decision theory », in G. Lindzey et E. Aronson (eds), Handbook of social Psychology, New York, Random House, 1985, p. 289., cité et traduit par S. Moscovici, W. Doise, Dissensions et consensus, Paris, PUF, 1992, p. 95.
39 M. Zaleska, « The stability of extreme and moderate responses in different situations », in H. Brandstätter et al., Group Decision-Making, Londres, Academic Press, 1982, p. 163-184.
40 M.A. Wallach, N. Kogan, « The roles of information, discussion and consensus in group risk taking », Journal of Experimental Social Psychology 1965, 1, p. 1-19 ; A.I. Teger, D. G. Pruitt, « Components of grouprisk taking », Journal of Experimental Social Psychology 1967, 3, p. 189-205 ; P.R. Bell, B.D. Jamieson, « Publicity on initial decisions in the risky shift phenomenon », Journal of Experimental Social Psychology 1970, 6, p. 329-345 ; E.P. Willems, R.D. III Clark, « Shift toward risk and heterogeneity of groups », Journal of Experimental Social Psychology 1971, 7, p. 304-312.
41 K. Lewin, « Forces behind food habits and methods of change », Bulletin of National Research Council 1943, 108, p. 35-65.
42 P. Urfalino, « La décision par consensus apparent. Nature et propriétés », Revue européenne des sciences sociales 2007, 136, p. 47-70.
43 W. Doise, G. Mugny, J.-A. Pérez, « The social construction of knowledge: Social marking and socio-cognitive conflict », in U. Flick, The psychology of the social, New York, Cambridge University Press, 1998, p. 77-90.
44 W. Doise, « La structuration cognitive des décisions individuelles et collectives d’adultes et d’enfants », Revue de psychologie et des sciences de l’éducation 1973, 8, p. 133-146.
45 W. Doise, « L’importance d’une dimension principale dans les jugements collectifs », Année psychologique 1970, 70, p. 151-159.
46 C.J. Nemeth, « Differential contributions of majority and minority influence », Psychological Review 1986, 93, p. 23-32.
47 J. Hall, W.H. Watson, « The effects of a normative intervention on group decision-making performance », Human Relations 1970, 23, p. 299-317.
48 S. Mohamed, E. Ringseis, « Cognitive diversity and consensus in group decision making: the role of inputs, processes, and outcomes », Organizational behavior and human decision processes, 2001, 85, p. 310-335.
49 L.S. Vygotski, Thought and langage, Cambridge (Mass.), The MIT press, 1962.
50 C. Nemeth, « Jury trials: psychology and law », Advances in experimental social psychology 198, 14, p. 309-367.
51 D.A. Wilder, « Perception of groups, size of opposition and social influence », Journal of experimental social psychology 1977, 13, p. 253-268 ; D.W. Johnson, F.P. Johnson, Joining together : group theory and group skills, New York, A&B, 2003.
52 W. Doise, « Intergroup relations and polarization of individual and collective judgments », Journal of Personality and Social Psychology 1979, 12, p. 136-143.
53 J.M. Rabbie, L. Visser, « Bargaining strenght and group polarization in inter-group negotiations », European Journal of Social Psychology 1972, 2, p. 401-416.
54 H. Tajfel, Human Groups and Social Categories, Cambridge, Cambridge University Press, 1981.
55 G. Le Bon, op. cit.
56 Par ex. la recherche de Myers demande à des groupes d’étudiants de s’entendre sur l’évaluation de professeurs fictifs. V. : D. G. Myers, « Discussion-induced attitude polarization », Human Relations 1975, 28, p. 699-714.
57 P. Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes 1973, 318, p. 1292-1309.
58 C’est souvent sur une homogénéité de position sociale que les groupes expérimentaux sont construits car de nombreuses recherches reposent sur des groupes d’étudiants. Mais cela ne garantit en rien une homogénéité d’origine sociale, une variable jamais décrite, alors que cette dernière reste très importante à cette étape de la vie.
59 P. Urfalino, « Comment s’arrêtent les décisions collectives ? », La Vie des Idées 2010. En ligne : https://laviedesidees.fr/Comment-s-arretent-les-decisions-collectives.html
60 S. Moscovici, W. Doise, Dissensions et consensus, Paris, PUF, 1992.
61 H.A. Simon, « Theories of Decision-Making in Economics and Behavioral Science », American Economic Review 1959, 49(1), p. 253-283.
62 K.J. Arrow, Social Choice and Individual Values, New York, J. Wiley & Sons, 1951.
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Référence papier
Thierry Ramadier, « Apports de la psychologie sociale expérimentale sur les décisions collectives consensuelles », Cahiers Droit, Sciences & Technologies, 12 | 2021, 25-40.
Référence électronique
Thierry Ramadier, « Apports de la psychologie sociale expérimentale sur les décisions collectives consensuelles », Cahiers Droit, Sciences & Technologies [En ligne], 12 | 2021, mis en ligne le 07 mai 2021, consulté le 28 mai 2023. URL : http://journals.openedition.org/cdst/3433 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdst.3433
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