Les mains dans la poudre
Résumés
Au croisement de la sociologie des sciences et des études sociojuridiques, cet article étudie la vie de laboratoire face aux risques d’une technologie émergente : l’impression 3D métallique. À partir d’une enquête ethnographique dans trois laboratoires, l’analyse porte sur la manière dont les salariés (techniciens, doctorants, chercheurs) et acteurs en charge de la sécurité (assistants-prévention, responsables HSE) articulent normes juridiques, technologiques et scientifiques dans leurs pratiques quotidiennes de travail. L’enquête montre qu’ils s’appuient sur les registres juridiques de la précaution et de la prévention, déjà identifiées par la littérature autour d’autres risques professionnels incertains mais qui sont ici examinés « en actes ». Le registre de précaution a donné lieu au choix de séparer l’imprimante 3D du reste du laboratoire, générant une répartition spatiale et sociale des risques. Le registre de la prévention a pour sa part fait l’objet d’appropriations divergentes dans les laboratoires, ce qui s’explique par les mobilisations inégales des acteurs de la sécurité dans la négociation de normativités en cours de construction.
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Mots-clés :
ethnographie de laboratoire, études sociojuridiques, risques professionnels, technologie émergente, impression 3DKeywords:
laboratory ethnography, sociolegal studies, occupational risks, emerging technology, 3D printingPlan
Haut de pageNotes de l’auteur
L’écriture inclusive n’étant pas en vigueur dans la présente revue, nous ne l’adoptons pas ici mais tenons à souligner la présence de femmes dans les laboratoires étudiés. Ces dernières restent cependant minoritaires et les postes hiérarchiques élevés sont surtout occupés par des hommes (directions de laboratoires, directeurs de recherche, etc.).
Texte intégral
Cet article s’appuie sur deux communications lors de la journée d’études « Droit et temporalités » organisée au Centre de sociologie des organisations les 14 et 15 avril 2021, puis lors du colloque du GDR Nost « Les concepts à l’épreuve du terrain organisé à l’ENS Paris-Saclay », le 24 juin 2021. Nous remercions chaleureusement les organisateurs de ces événements et les participants à ces journées, dont les commentaires et critiques ont permis de grandement améliorer l’argumentation présentée ici.
- 1 Dont les normes issues d’organismes nationaux et internationaux de normalisation technique, tels q (...)
- 2 Même si de multiples observateurs soulignent une tendance à l’accélération de ces processus, dont (...)
- 3 Sur la notion de coproduction, V. S. Jasanoff, « Making Order : Law and Science in Action », in E. (...)
- 4 Suite aux travaux canoniques de Science & Technology Studies ayant visé à ouvrir la « boîte noire (...)
- 5 V. note 22 pour une présentation plus détaillée du dispositif de notre enquête.
1Pour qui observe les rapports entre le droit – ou plus largement les normes1 –, la science et les technologies, l’émergence et la mise en œuvre d’une nouvelle technologie en laboratoire sont particulièrement intéressantes. Ce laps de temps, qui peut être relativement long2, donne en effet la possibilité d’analyser les rapports entre plusieurs types de normativités et, ainsi, les phénomènes de coproduction3 du droit, des sciences et des techniques que ces rapports engendrent. Cet objet se prête particulièrement bien à l’enquête ethnographique sur la vie de laboratoire4 : cette méthode permet en effet d’analyser l’articulation de ces normativités par les différents acteurs (chercheurs, techniciens, acteurs de la sécurité, etc.) qui mobilisent, à différents titres, la technologie dans leur travail5.
- 6 T. Shinn, « Division du savoir et spécificité organisationnelle. Les laboratoires de recherche i (...)
2Parmi les normativités concernées, on peut tout d’abord citer la normativité disciplinaire attachée conjointement à l’organisation des collectifs scientifiques et à la production de connaissances en leur sein6, dont on peut observer alors des traits communs, mais aussi des configurations spécifiques à chaque laboratoire. Ces normativités sont mises à l’épreuve de la nouvelle technologie : elle renouvelle les pratiques de travail, qui se voient renégociées entre des acteurs aux intérêts parfois divergents.
- 7 Nous préférons employer le terme de normativité technologique pour désigner la normativité intrins (...)
- 8 Sur la dimension normative de la technique et l’importance du mode d’emploi, v. J. Ellul, Le systè (...)
- 9 Sur ce point, v. S. Lacour, Dossier spéc. « La technique », Lex electronica 2017, vol. 22, p. 35.
- 10 V. not. G. Gurvitch, « Société, technique et civilisation », Cahiers internationaux de sociologie (...)
3La normativité technologique est également en jeu7. Les dispositifs techniques sont porteurs de normes intrinsèques – fonctionnalités prédéfinies, outils de sécurisation, etc. – plus ou moins contraignantes, même si, durant la phase de développement technologique, le mode d’emploi8 et les procédures régissant les usages ne sont pas encore figés. Cette phase vise en effet à déterminer les usages qui répondent aux attentes de sécurité des opérateurs, mais aussi de potentiel technique et de rentabilité économique pour les futurs acquéreurs. La technique, dans sa dimension matérielle comme normative9, est donc aussi un enjeu en construction10.
- 11 A. Jeammaud, « Le droit du travail dans le capitalisme, question de fonctions et de fonctionnement (...)
- 12 Si l’expression doit être rendue à son premier auteur, en l’occurrence R. Pound (« Law in books an (...)
- 13 Pour une description des travaux et du statut de l’INRS, association loi 1901 financée par une sub (...)
4La normativité juridique, enfin, se donne à voir dans un moment bien particulier, entre l’interprétation et l’application du droit positif dans plusieurs domaines – droit de l’innovation, du travail, de la responsabilité, de l’environnement, etc. – et la construction d’un cadre juridique spécifiquement dédié, le cas échéant. Ce moment et la matérialité spécifique que le droit – entendu comme « un phénomène social doté d’une forme de « matérialité » indépendante des discours et savoirs dont il peut faire l’objet11 » – endosse alors ne sont que rarement observés en tant que tels, notamment par les juristes. Ils revêtent néanmoins un intérêt majeur, puisqu’ils illustrent des pratiques de travail, d’énonciation et de négociation typiques du « droit tel qu’il se fait », du « droit en actes12 ». Ils permettent, en outre, dans l’intervalle de temps qui entoure l’émergence de la technologie, d’observer des modes de production de normes juridiques ou quasi juridiques spécifiques : fiches pratiques, avis et publications de divers acteurs, tels que les organismes de normalisation technique (International Standardization Organization (ISO), Association française de normalisation (AFNOR)), ou des institutions de prévention des risques au travail comme l’ Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS)13 en France.
- 14 L’impression est alors dite additive par opposition aux modes de fabrication plus traditionnels, q (...)
- 15 L’enquête ethnographique sur laquelle s’appuie cet article a été financée par le programme « Fabri (...)
- 16 Brûlure grave aux yeux.
- 17 Asphyxie liée à une atmosphère faible en oxygène.
- 18 Dans les laboratoires observés, les plus petites poudres sont inférieures à 16 microns, les plus g (...)
5Ces trois types de normativités ne sont pas exclusifs. Cette contribution vise ainsi à observer dans un même geste le droit, la science et la technique en actes, dans leurs pratiques, et dans les négociations normatives auxquelles ils donnent lieu au moment de l’émergence d’une technologie donnée, en l’occurrence l’impression 3D métallique, ou fabrication additive14. Pour cela, une enquête ethnographique15 a été menée dans trois laboratoires qui étudient cette innovation, au croisement du génie mécanique et du numérique. Plus précisément, l’enquête a porté sur un enjeu central au sein des trois registres normatifs étudiés, à savoir les risques sanitaires et environnementaux liés à cette impression 3D. Certains risques de la technologie sont connus : au-delà de l’exposition à des lasers de forte puissance16 ou des risques liés à l’inertage17, les poudres métalliques utilisées ont pour la plupart des propriétés cancérogènes-mutagènes-reprotoxiques. En revanche, un second type de risque est moins caractérisé : les poudres métalliques utilisées étant de petite taille (de l’ordre de quelques dizaines de microns18), le procédé d’impression est susceptible de créer des composants volatiles, mais aussi des nanoparticules et nanomatériaux dont les effets sur la santé sont incertains.
- 19 La loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005 a adossé la Charte de l’environnement à la C (...)
- 20 V. not. R. Huising and S. S. Silbey, « Constructing Consequences for Noncompliance : The Case of A (...)
6Ces différents risques sont inscrits au cœur de la normativité juridique de la recherche scientifique et technologique, notamment par le droit de la sécurité au travail, mais aussi par le développement, depuis l’adoption de la Charte de l’environnement en 2005, d’une culture spécifique du risque technologique liée au principe de précaution19. Ils étaient également un enjeu présent très tôt dans le paramétrage initial des imprimantes 3D métalliques, plusieurs industries du secteur faisant de la sécurité des machines et des opérateurs un argument de promotion. De récents travaux illustrent la dimension heuristique des pratiques de sécurité en laboratoire, et de leur imbrication dans les pratiques scientifiques, pour l’étude des rapports entre le droit et ces dernières20. Jérôme Pélisse (2017) met en particulier l’accent sur les tensions caractérisant deux types d’intermédiaires du droit dans ces situations : les assistants-prévention, « ingénieurs de terrain » intégrés à la vie de laboratoire, et les responsables Hygiène, Sécurité, Environnement (HSE), « ingénieurs de papier » qui en sont plus éloignés.
- 21 L’enquête visait à ethnographier la vie de laboratoire face aux risques de l’impression 3D. Trois (...)
7C’est à partir d’une observation des pratiques de sécurité mises en œuvre dans ces laboratoires de recherche21 que seront développées les deux parties de cet article. Nous présenterons d’abord le réseau d’acteurs constitué autour de l’émergence de l’impression 3D métallique au sein du consortium de recherche étudié (I). Puis nous mettrons en évidence les normativités « en actes » négociées durant cette phase spécifique de l’émergence technologique, et leurs effets sur la répartition des risques en laboratoire (II).
I. Explorer une technologie et ses risques : un réseau d’acteurs et son économie normative
- 22 Sur les promesses de la fabrication additive, v. S. Lacour, V. Fages et s. Loeve, « Trajectoires c (...)
- 23 P.-B. Joly, « Le régime des promesses technoscientifique », in M. Audétat (dir.), Sciences et tech (...)
- 24 L’impression 3D permet en théorie de produire une pièce « à la demande ».
- 25 La fabrication additive est en effet moins gourmande en matière première, comparée aux procédés d’ (...)
- 26 La technologie permet d’élaborer des pièces plus précises et parfois plus légères.
8Plus spécialisée que son équivalent plastique, l’impression 3D métallique suscite un fort intérêt industriel22. Les secteurs de l’automobile, de l’aviation, de l’armement, de l’architecture, du luxe et du médical misent sur elle comme un pilier de « l’industrie du futur ». Les promesses23 de cette technologie – une « optimisation » temporelle24, économique25 et topologique26 – donnent lieu à des recherches au sein des services R&D de ces industries et au sein de consortiums en partenariat avec des laboratoires de recherche publics, notamment en France. Cette phase de développement suppose la participation, au sein de consortiums de recherche et au-delà, d’acteurs divers (A), dont la collaboration pour développer cette technologie ne doit pas cacher la diversité des intérêts (B).
A. Les acteurs du réseau à l’échelle du consortium, et au-delà
- 27 Les secteurs intéressés par la technologie font des constructeurs des imprimantes 3D un instrument (...)
- 28 Il peut s’agir par exemple de ce que les acteurs qualifient de « recettes » de caractérisation de (...)
9L’impression 3D métallique n’est pas encore déployée massivement dans les industries qui misent sur elle : les firmes cherchent encore à « optimiser » le procédé avant de le déployer à grande échelle. Dans les laboratoires étudiés, des projets de recherche sont développés dans cet objectif. Ils mettent en relation trois catégories d’acteurs : (i) les laboratoires académiques ; (ii) les industries intéressées par la technologie ; (iii) les constructeurs d’imprimantes. Incités par des dispositifs de financement publics qui misent sur « l’industrie du futur », les laboratoires s’engagent dans l’étude de cette technologie prometteuse. Pour les industriels, il s’agit de bénéficier de l’expertise de ces laboratoires. Les constructeurs, en lien étroit avec les industriels27, mettent à disposition et/ou vendent à des prix avantageux des imprimantes 3D aux laboratoires, en échange de travaux de recherches qui les intéressent28.
- 29 http://www.industrie-dufutur.org/Documents%20%C3%A0%20t%C3%A9l%C3%A9charger/rapport-dactivite-2017 (...)
10À ce premier trinôme s’ajoutent d’autres acteurs, faisant partie du réseau institutionnel des laboratoires de recherche – universités, organismes nationaux de recherche – selon les laboratoires observés. Leurs travaux sur l’impression 3D métallique sont également financés par des institutions publiques : la Banque publique d’investissements (BPI), et les programmes d’investissements d’avenir, notamment au travers des initiatives de recherche stratégiques, ont fortement misé sur l’impression 3D depuis la seconde partie des années 2010. Le Programme des investissements d’avenir PIA 3 a notamment financé une initiative pour la fabrication additive portée par le ministère de l’Économie et des Finances à partir de 2017, suite aux recommandations de la 4e Réunion plénière de l’alliance « industrie du futur »29.
- 30 E. Drais, « La prévention des risques émergents à l’épreuve du principe de précaution : le cas des (...)
- 31 INRS, Fiche pratique de sécurité ED144, « Fabrication additive ou impression 3D utilisant des poud (...)
11Un troisième groupe d’acteurs, enfin, est composé d’institutions spécialisées sur la sécurité sanitaire et environnementale. Les laboratoires travaillant sur des prototypes d’imprimantes 3D, leurs travaux engendrent des risques « émergents »30, à l’étude depuis 2017 par l’INRS, qui a produit une fiche de recommandations HSE en fabrication additive en 201931. La question intéresse aussi les organismes de normalisation technique : l’ISO a fondé le comité technique TC261, en 2011, traitant, entre autres, des questions HSE. Au sein du groupe de travail spécialisé sur les questions HSE (working group 6), un sous-groupe travaille sur la poudre métallique (dirigé par un représentant de l’AFNOR). Ces travaux se tiennent à la fois au niveau international et au niveau français dans un « groupe-miroir » piloté sous l’égide de l’Union de normalisation de la mécanique par l’AFNOR, comme européen, le Comité européen de normalisation (CEN) ayant créé en 2015 un comité technique sur la fabrication additive dont le périmètre correspond à celui du TC261 de l’ISO, le CEN TC438.
B. Dynamique des négociations au sein du réseau d’acteurs
12Nous partirons du premier cercle du réseau, celui qui lie les acteurs du consortium de recherche spécifiquement dédié au développement de l’impression 3D métallique, pour montrer que les tensions qui apparaissent concernent, plus largement, l’économie normative de l’ensemble des acteurs impliqués dans le réseau.
- 32 Selon les termes d’un directeur de laboratoire.
- 33 « Nous, on voudrait envoyer les trajectoires à la machine, des ordres de déplacement qui ne viendr (...)
- 34 « On l’a choisie [ndlr cette machine] parce qu’on pensait qu’avec celle-là, on pourrait avoir des (...)
- 35 M. Jouvenet, « La culture du “bricolage” instrumental et l’organisation du travail scientifique, e (...)
- 36 Par exemple, le prix de la machine du laboratoire A est environ 700 000 €. Ce prix fait souvent l’ (...)
- 37 Ainsi l’initiative du ministère de l’Économie et des Finances pour la fabrication additive mention (...)
13Les collaborations entre laboratoires et industries, tout d’abord, sont marquées par des asymétries et des tensions. Au-delà de la commande industrielle, l’enjeu pour les chercheurs est de pouvoir développer des recherches académiques susceptibles de faire l’objet de publications et/ou de dépôts de brevets. Pour cela, ils ont besoin d’un degré minimal de liberté dans l’usage de l’imprimante 3D, leur permettant d’expérimenter au-delà des seules questions que se posent les industriels. Malgré plusieurs tentatives de régler cette question au sein d’accords de consortium, faire de la machine « un objet de recherche »32 se heurte toutefois aux efforts déployés par les constructeurs pour en maîtriser les usages. Les entretiens menés ont montré que ces négociations aboutissent parfois à une impossibilité33, totale ou partielle34, de « bricoler »35. Dans certains laboratoires, les chercheurs décrivent une machine « verrouillée » dont on peut observer les effets pervers : la machine est sous-utilisée, ce qui est d’autant plus problématique qu’il s’agit de dispositifs coûteux36 assortis d’équipements de sécurité collectifs et individuels qui le sont également. Par ailleurs, l’investissement consenti par les acteurs du financement de la recherche ne se justifie, pour partie, qu’à l’aune de retombées économiques37 issues du partenariat. Or des tensions sont également palpables entre laboratoires et industries concernant l’appropriation des résultats des travaux menés. Ainsi, la direction du laboratoire A et l’industriel partenaire s’opposent quant à la propriété et à la publication des résultats d’une thèse portant sur une technique permettant de diminuer le temps de calibration de l’imprimante de trois jours à une demi-journée. La direction du laboratoire n’ayant rien anticipé sur ce point, son interlocuteur industriel considère que la méthode développée lui appartient, sans qu’il soit possible de savoir si ce dernier l’a brevetée ou intégrée dans un « process » lui permettant de mieux se positionner vis-à-vis de ses concurrents.
- 38 « [Le constructeur] voulait à tout prix déposer des brevets et un peu moins de publications. C’est (...)
14Une autre tension entre chercheurs et industriels concerne l’évaluation des travaux des laboratoires, opérée à la fois par leurs financeurs et par les tutelles, acteurs du second cercle caractérisé plus haut. Le veto posé, dans certains cas, sur les publications académiques par le constructeur au nom du secret industriel est susceptible de retarder les publications, ce qui pèse sur les parcours scientifiques, voire sur les chances de recrutement dans le cas des doctorants et post-doctorants38. Les industriels s’efforcent ainsi de maîtriser un contexte concurrentiel féroce, mais ces stratégies participent d’une pression économique et temporelle qui pèse également sur les conditions de travail des opérateurs des imprimantes 3D.
- 39 INRS, Fiche pratique de sécurité ED144, « Fabrication additive ou impression 3D utilisant des poud (...)
- 40 Ainsi, comme l’explique le chef d’atelier du laboratoire A interrogé sur des pannes intervenues pe (...)
- 41 Id.
- 42 Le droit du travail invite à privilégier les protections collectives au détriment des protections (...)
15Par ailleurs, la pratique normalisatrice des institutions concernées par la sécurité sanitaire et environnementale – standards techniques ou recommandations destinées aux opérateurs – subit également l’impact des attentes économiques formulées autour de ce secteur industriel. Les relations entre laboratoires, industries et organisations en charge des questions HSE sont marquées par une forme d’alignement concernant le cadrage du risque : l’INRS est dans une position d’attente vis-à-vis des industriels, et les laboratoires pâtissent de cette temporalité de la standardisation. En effet, la période de développement technologique est plus exposante pour les opérateurs : selon l’INRS39, la maintenance – enjeu de tout prototype, pour lequel les pannes sont récurrentes, a fortiori lorsqu’on l’utilise en recherche – est plus risquée que l’utilisation40. Toutefois, la fiche publiée par l’INRS en 201941 ne mentionne pas le terme de nanoparticules. Un expert de l’Institut nous explique que les recommandations en matière de protection collective42 protègeraient autant contre les microparticules que contre les nanoparticules, et que les équipements individuels filtrant les nanoparticules, totalement imperméables, seraient « importables » en pratique. Il suggère par ailleurs que l’institut préfère attendre « que la technologie soit stabilisée » avant de mettre à jour la fiche ou d’édicter un guide de bonnes pratiques plus complet, car de nouveaux dispositifs sont en cours de développement afin de limiter l’exposition des opérateurs à la poudre métallique.
16Cette position d’attente de l’INRS, alors même que le statut de cet Institut lui confère une marge de manœuvre vis-à-vis des injonctions au développement rapide de la technologie illustre bien l’intrication forte qui existe entre les acteurs de ce réseau, et ses effets sur la sécurité au sein des laboratoires. Si les opérateurs se situent en amont d’une caractérisation précise des risques auxquels ils s’exposent en laboratoire, c’est en partie à cette configuration du réseau et aux jeux d’acteurs impliqués dans des formes diverses de normativités qu’il faut l’imputer.
II. Les normes « en actes » : la vie de laboratoire au prisme des négociations normatives
- 43 Opérateurs, directeurs de laboratoires, assistants-préventions, etc. : ce constat est partagé par (...)
- 44 En ce sens, affirmant que « loin de se substituer à la réglementation existante, la normalisation (...)
- 45 Sur le concept de conscience du droit et ses évolutions, v. : P. Ewick, S. Silbey, The Common Plac (...)
17Véhiculant un discours répandu concernant le retard du droit et sa nécessaire adaptation à l’évolution technologique, certains acteurs de l’enquête affirment qu’il « n’y a pas de normes »43 concernant les questions HSE pour la fabrication additive métallique. Les dispositifs technologiques sur lesquels ils travaillent tout comme les espaces physiques et institutionnels dans lesquels ils opèrent sont pourtant, comme nous l’avons vu, fortement régulés. Par ailleurs, même si l’on considère que cette affirmation se réfère principalement aux normes techniques, ces dernières – les standards des organismes de normalisation ici – ne font sens que rapportées aux normes juridiques qui encadrent d’ores et déjà le droit positif, et notamment le droit – national comme international – du travail44. Or les normes juridiques issues de l’ensemble du droit positif français en matière d’innovation et de protection de la sécurité et de la santé des travailleurs ne sont pas, bien au contraire, inconnues des acteurs en question. Cette partie vise dès lors à la fois à décrire la conscience du droit45 des différents acteurs du laboratoire, mais aussi à analyser comment ils construisent des formes de normativité face aux risques incertains auxquels ils s’exposent en situation de travail. Deux exemples tirés de l’observation de la vie des laboratoires utilisant le 3D permettent d’explorer ces « bricolages » normatifs, qui mobilisent d’une part le principe de précaution et, d’autre part, la mise en œuvre d’obligations de protection de la santé et de la sécurité des salariés. Nous présentons l’appropriation convergente du principe de précaution dans les laboratoires étudiés (A), avant de décrire les appropriations contrastées des obligations issues du droit du travail en matière de protection de la santé des salariés (B).
A. Une organisation du travail fondée sur le principe de précaution
- 46 En ce sens, v. S. Lacour, « Nanotechnologies, réguler l’incertitude », Droit et Société 2011, 2(78 (...)
- 47 E. Drais, art. cité, 2017.
- 48 Encore que l’interprétation inverse ait pu également être soutenue. En ce sens, v. C. Vanuls, « Re (...)
18L’appropriation du principe de précaution a fondé les choix de sécurité des directions des laboratoires. Ces acteurs ont été confrontés très tôt – avant même que l’INRS n’engage ses études sur les risques – aux récits de « problèmes » rencontrés dans les industries développant les prototypes d’imprimantes 3D. Ces récits ont guidé le choix de protections maximales, dans une logique que les directions des laboratoires présentent comme relevant de la précaution. Comme cela a pu être relevé dans d’autres domaines technoscientifiques émergents46, le principe de précaution est ici mobilisé dans un registre qui n’est pas celui que les textes internationaux ou nationaux ont initialement prévu pour lui. Eric Drais47 souligne ainsi qu’« alors que la précaution est issue du droit de l’environnement et engage la responsabilité des autorités publiques et administratives vis-à-vis de la santé avec une obligation de protection relative (proportionnée), la prévention et sa jurisprudence liées au droit du travail engagent la responsabilité des employeurs avec une obligation de protection absolue (obligation de sécurité de résultat) ». L’attraction d’une logique de précaution – pensée comme plus protectrice – dans le registre du droit de la sécurité au travail, peut toutefois tempérer la force des obligations de prévention découlant du Code du travail. Face à des risques mal connus, cette tendance pourrait amoindrir la portée de la protection des salariés48.
- 49 Plusieurs opérateurs ont un statut précaire au moment de l’enquête (contrat à durée déterminée).
- 50 Comme cet acteur qui se rassure en concédant que : « Tu as quand même l’impression que la machine (...)
- 51 « La première fois que j’ai été près d’une machine de fabrication additive métallique c’était chez (...)
- 52 « Cela [ndlr, le risque spécifiquement lié à la production de nanoparticules] a été évoqué, en dis (...)
- 53 « Après pour les risques, c’était une nana [d’une université], elle m’avait dit [qu’un jour lorsqu (...)
19L’organisation spatiale du travail est une des manifestations de cette appropriation du principe de précaution commune aux laboratoires étudiés : le choix a été fait par les directions des laboratoires de positionner la machine de fabrication additive dans une zone particulière du laboratoire et d’affecter des personnels précaires49 à son fonctionnement. Si elle vise à cantonner les risques au maximum, cette organisation spatiale de la sécurité donne lieu à une exposition asymétrique au risque et à un isolement de l’opérateur. Cette organisation spatiale est renforcée par la division des tâches entre opérateurs – qui lancent et récupèrent les impressions, installent des dispositifs de recherche dans l’imprimante, et assurent certaines tâches de maintenance – et scientifiques – qui conçoivent les modèles et sont intéressé par les résultats. Cette répartition du risque est consciente de la part des chercheurs, qui expliquent « ne jamais entrer » dans la machine pour les titulaires ou « y aller très peu » pour les doctorants et post-doctorants50. Les tâches assurées par l’opérateur sont reconnues par les chercheurs pour leur caractère à la fois inconfortable et risqué et, alors qu’ils ne s’y confrontent pas, les chercheurs reconnaissent les risques de l’impression 3D51. Au contraire, le bon fonctionnement de la machine étant associé à des pressions économiques et temporelles – doctorants et post-doctorants attendent de tester leurs protocoles – les opérateurs tendent à minimiser les risques52, pour lesquels les principales sources d’information ont été la formation par le constructeur – et non l’employeur – ou d’autres usagers53.
20Au final, le choix d’une séparation physique entre opérateurs et chercheurs lors du montage des projets de recherche dépend autant de la normativité technologique – les machines sont physiquement imposantes, les outils de sécurisation et de maintenance sont déjà en place – que des négociations, conscientes ou pas, auxquelles l’interprétation des normes juridiques a donné lieu en l’absence de normes techniques suffisamment stabilisées. S’il est commun aux laboratoires étudiés, ce choix n’est toutefois pas toujours associé aux mêmes rôles des acteurs spécialisés dans la sécurité (assistant-prévention, responsable HSE).
B. Pratiques divergentes du droit du travail
- 54 V. les articles L. 4121-1 et s. mais aussi les articles R. 4121-1 et s. C. trav.
- 55 N. Dedessus-le-Moustier et E. Drais, « Le rôle de l’employeur et du travailleur dans la prévention (...)
- 56 Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail.
- 57 J. Pélisse, « Gérer les risques par le droit : articulation et intermédiation dans les laboratoire (...)
21Similaires dans la traduction qu’ils donnent du principe de précaution, les laboratoires observés se distinguent par leur appropriation divergente du droit du travail, qui se manifeste par un rôle contrasté des acteurs spécialisés dans la sécurité. En matière de droit du travail54, l’employeur est responsable de la protection des salariés dans le cadre d’une obligation de résultat, et non de moyens. Il est tenu, entre autres, d’identifier, de prévenir, d’évaluer et hiérarchiser les risques, de les combattre à la source, d’adapter le travail aux personnes (ou aux conditions réelles de travail), de tenir compte de l’évolution technique, de remplacer ce qui est dangereux, de planifier la prévention, de prendre des mesures de prévention collectives plutôt qu’individuelles, et de donner des consignes appropriées55. Un des instruments au service de ces objectifs est le document unique, registre de l’ensemble des risques actualisé annuellement et soumis au responsable HSE, qui le transmet au CHSCT56. Si l’univers professionnel de la recherche a longtemps été caractérisé par une faible prise en compte de ces enjeux, le scandale de l’amiante a donné lieu à une juridicisation de la sécurité, renforçant les rôles de l’assistant-prévention et du responsable HSE57. Le suivi de l’élaboration de ce document, depuis les échanges avec le responsable HSE jusqu’à ses usages par l’opérateur, révèle des rapports ordinaires au droit du travail contrastés dans deux des laboratoires étudiés.
- 58 « C’est [l’opérateur principal] qui a suivi la formation, qui a tout fait pour cela, et qui a été (...)
- 59 Lui-même n’est titulaire, selon ses termes, que d’un « petit niveau CAP » et n’est affecté au labo (...)
- 60 Ce point rejoint l’argument de Jérôme Pélisse et Céline Borelle (2017), dont l’ethnographie d’un l (...)
22Déléguer la sécurité à l’opérateur et au constructeur au sein du laboratoire A : Dans le laboratoire A, l’assistant-prévention délègue à l’opérateur sa propre sécurité : il ne s’est pas renseigné précisément sur les risques de l’impression 3D et a laissé l’opérateur rédiger les affiches de sécurité placardées autour de l’imprimante. Il juge en effet ce dernier mieux renseigné que lui sur les risques du fait de sa formation auprès du constructeur et des spécificités de son recrutement58. Il explique la délégation de la sécurité à l’opérateur par le fait que ce dernier a « un niveau Bac+8 ou 7 » et qu’il a été engagé « à temps complet »59 sur la machine, étant à ses yeux à la fois compétent et disponible pour gérer technicité et sécurité à la fois60.
- 61 « C’est moi qui signe le document unique : j’ai dû le signer, et ça veut dire que je valide que si (...)
- 62 « Il ne connaît rien à la réglementation des poudres, et je n’ai pas envie qu’il passe du temps là (...)
- 63 J. Pélisse, « Gérer les risques par le droit : articulation et intermédiation dans les laboratoire (...)
23Ce qui apparaît comme un relatif détachement de l’assistant-prévention peut être interprété à la lumière du positionnement de la hiérarchie du laboratoire. Pour la direction en effet, si l’application du droit de la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs dépend formellement de son autorité61, les tâches concrètes qui la rendent possible sont, quant à elles, réparties entre d’autres acteurs, dont les compétences sont variables et le temps compté. Il distingue ainsi le rôle de l’assistant-prévention – qui a été formé à la rédaction du document unique « pendant plusieurs jours » mais ne dispose pas d’une connaissance approfondie des équipements et ne peut consacrer que peu de temps à l’exercice62 – de celui des opérateurs des équipements, qui en maîtrisent les spécificités parce qu’ils les « manipent », et enfin, celui du responsable HSE de l’établissement, dont il estime qu’il ne joue pas pleinement son rôle. Ce dernier n’a, quant à lui, eu que des échanges limités avec l’opérateur, se limitant à lui envoyer des documents de référence jugés peu convaincants par ce dernier et n’a jamais finalisé la procédure en cas d’alerte incendie. Jugé par ailleurs peu compétent en matière de nanomatériaux par la direction du laboratoire, cet « ingénieur de papier »63 est peu légitime aux yeux de l’opérateur, qui se fonde surtout sur ses échanges avec le constructeur de la machine.
- 64 Un élément matérialisant l’isolement de l’opérateur est le statut des déchets (pollués) issus des (...)
- 65 « Quand je suis à mon bureau et que je vois que l’impression s’est bien passée, le désinertage je (...)
- 66 Les « fiches-poudres » désignent les fiches de données de sécurité pour les poudres métalliques. C (...)
- 67 Carnet de terrain, échange informel avec l’opérateur, févr. 2020.
24Face à des acteurs de la sécurité très effacés64, le savoir d’expérience du constructeur est donc jugé légitime pour les choix d’équipement, y compris lorsqu’il s’agit pour l’opérateur d’outrepasser les sécurités prévues par le dispositif65. De même, lorsque l’opérateur se blesse au sein du caisson – trouant un de ses gants, laissant de la poudre métallique entrer dans sa chair – il lit les fiches-poudres66, prévient les secouristes du laboratoire, avant in fine de contacter les techniciens du constructeur. Ces derniers sont ceux dont les conseils lui apparaissent légitimes67 du fait de leur savoir d’expérience : ils ont déjà rencontré cet incident et lui expliquent qu’il suffit de se désinfecter et l’informent que la cicatrisation sera « un peu longue ». L’opérateur ne déclare pas l’incident à l’assistant-prévention, ni au responsable HSE.
- 68 « La réglementation pour moi c’est une norme qui vient de l’État et il n’y a pas de norme. […] Je (...)
25De manière générale, dans ce laboratoire, c’est sur la base des recommandations du constructeur que les acteurs – et en particulier le directeur du laboratoire, se déclarant conscient d’une absence de norme technique spécifique aux risques liés à la fabrication additive métallique – interprètent le document unique, dans lequel les risques de l’imprimante sont présentés comme maîtrisés et la machine décrite comme « conforme à la réglementation »68.
- 69 « J’ai écrit à la médecine du travail [de l’organisme tutelle du laboratoire] et j’ai expliqué que (...)
26Méfiance envers le constructeur et « activisme normatif » dans le laboratoire B : La situation est différente dans le laboratoire B : les intermédiaires du droit de terrain font moins confiance à leurs interlocuteurs industriels sur les questions de sécurité. Face à la position inconfortable des « ingénieurs de papier », le chef d’atelier et l’assistant-prévention (ou « ingénieur de terrain ») vont user d’une autre stratégie, afin de voir le droit du travail respecté même en l’absence de réglementation. La menace d’un arrêt du travail a ainsi contribué à forcer la main des responsables HSE pour endosser la responsabilité du type de protection choisi69.
- 70 « J’explique [au directeur de la société d’imprimantes] que les EPI qu’ils nous ont fait acheter n (...)
27Par ailleurs, assistant-prévention et chef d’atelier émettent des réserves concernant les conseils du constructeur d’imprimante 3D en matière d’équipement de protection individuelle (EPI). Sur ce point, la question des nanoparticules a donné lieu à un vif échange avec le constructeur. Durant les négociations des procédures de sécurité, et à la suite de l’obtention d’informations jugées inquiétantes par l’intermédiaire de relations personnelles, le chef d’atelier du laboratoire a saisi le constructeur de questions relatives à l’émission de nanoparticules par la machine. Jugeant les réponses de ce dernier peu satisfaisantes70, il a remis en cause les choix opérés sur la base de ses conseils et a contacté une société spécialisée afin de déterminer si la machine émettait des nanoparticules. Au-delà des efforts menés par ces « ingénieurs de terrain » pour que les « ingénieurs de papier » prennent en charge la responsabilité de la sécurité dans le laboratoire, le laboratoire B se caractérise enfin par un suivi étroit des études menées au sein de l’INRS et des travaux de l’ISO.
- 71 La direction du laboratoire B en poste au moment de l’achat de la machine a ainsi défendu le rôle (...)
- 72 « […] Il y a 20 ans j’ai eu un cancer de la thyroïde et quand j’étais en physique nucléaire, on m’ (...)
28La vigilance des acteurs de terrain en charge de la sécurité, mobilisés très tôt par la création d’un comité de responsables HSE et de médecins du travail, a permis à l’opérateur de se trouver moins isolé sur les questions de sécurité. Ainsi, ce dernier n’a pas eu à porter la responsabilité de choisir ses EPI, d’assurer le suivi des déchets, ni de se charger du suivi des mesures de qualité de l’air, comme il le fait dans le laboratoire A. Alors que, dans le laboratoire A, les positionnements hiérarchiques – du laboratoire sur l’assistant-prévention, de l’établissement sur le responsable HSE – semblent expliquer la démobilisation des acteurs de la sécurité, la défense du rôle des acteurs de la sécurité par la direction71 ainsi que la trajectoire du chef d’atelier, marquée par les scandales sanitaires, permettent d’expliquer leur engagement dans le laboratoire B72.
29Nous avons examiné ici comment les acteurs de laboratoires étudiant l’impression 3D métallique s’organisent face aux risques de cette technologie émergente, en prêtant attention aux négociations spécifiques auxquelles cette période donne lieu entre normes juridiques, technologiques et normes scientifiques ainsi qu’aux interactions entre ces différents registres normatifs. Travaillant sur des machines expérimentales, les acteurs font face à une situation qu’ils décrivent comme « hors-norme » : les imprimantes 3D qu’ils étudient ne sont pas stabilisées ni standardisées, leurs risques sont mal caractérisés. Les usages de ces imprimantes à des fins de recherche, donnant lieu à du « bricolage », et les pannes associées, renforcent la prise de risque – confirmant la spécificité de la recherche en matière de santé au travail.
30Dans ce contexte, les logiques de précaution et de prévention identifiées par la littérature autour d’autres risques professionnels incertains permettent de décrire la manière dont ont été prises les principales décisions en matière de sécurité et dont s’articulent, dans le quotidien des acteurs, les normativités concernées. La logique de précaution, dont l’interprétation s’est opérée en amont de la recherche entre un nombre réduit d’acteurs, a donné lieu au choix de séparer l’imprimante 3D du reste du laboratoire par un caisson aussi hermétique que possible. Elle isole, ce faisant, les acteurs les plus précaires et les plus exposés du reste du laboratoire et acte une répartition spatiale et sociale des risques. La logique de prévention oblige l’employeur à former, informer, et protéger ses salariés. Si cette seconde modalité est complexe face à un risque émergent, la comparaison s’est révélée heuristique pour mettre en évidence des différences importantes entre deux des laboratoires étudiés, qui s’expliquent par les mobilisations inégales des « ingénieurs de terrain » dans la négociation de normativités en cours de construction.
31Les négociations auxquelles donne lieu la gestion des risques de l’impression 3D métallique permettent d’appréhender, dans le quotidien des acteurs et dans leurs pratiques, des processus originaux de coproduction du droit, des sciences et des techniques. Si ces processus ne permettent pas de conclure quant à la qualité des mesures qui seront finalement adoptées pour protéger la santé et la sécurité des opérateurs, ils confirment l’intérêt de la phase d’émergence technologique pour mieux comprendre la façon dont les normativités en jeu interagissent et dont les acteurs, consciemment ou pas, se positionnent à leur égard.
Notes
1 Dont les normes issues d’organismes nationaux et internationaux de normalisation technique, tels que l’Association française de normalisation (AFNOR), le Centre européen de normalisation (CEN) ou l’International Standardization Organization (ISO), analysées dans ce dossier : J. Lamy, P. Schäfer et V. Helfrich, « Du soft law étendu des normes ISO à leur dessein biopolitique ».
2 Même si de multiples observateurs soulignent une tendance à l’accélération de ces processus, dont B. Stiegler, La Technique et le Temps, t. 2, La désorientation, Éd. Galilée, 1996.
3 Sur la notion de coproduction, V. S. Jasanoff, « Making Order : Law and Science in Action », in E. Hackett, O. Amsterdamska, M. Lynch, J. Wajcman (eds), Handbook of Science and Technology Studies, 3rd ed., Cambridge, MIT Press, 2007, p. 761-786 (égal. in Ordonner Le Monde : le droit et la science en action, trad. d’O. Leclerc, p. 29-67, Dalloz, coll. Rivages du droit, 2013).
4 Suite aux travaux canoniques de Science & Technology Studies ayant visé à ouvrir la « boîte noire » de la construction des faits scientifiques par l’ethnographie de laboratoire, cette méthode a été relativement délaissée au profit de l’exploration de nouveaux espaces de production de connaissances et de nouvelles méthodes d’enquête (scientométriques notamment). Dans les années 2000, l’ethnographie de laboratoire connaît un nouvel engouement et se voit également mobilisée par d’autres pans de la sociologie, celle du travail scientifique ou encore du droit.
5 V. note 22 pour une présentation plus détaillée du dispositif de notre enquête.
6 T. Shinn, « Division du savoir et spécificité organisationnelle. Les laboratoires de recherche industrielle en France », RFS 1980, 21(1), p. 3-35.
7 Nous préférons employer le terme de normativité technologique pour désigner la normativité intrinsèque de la technique inclue dans le dispositif, et ainsi la distinguer de la normativité technique au sens de standardisation.
8 Sur la dimension normative de la technique et l’importance du mode d’emploi, v. J. Ellul, Le système technicien, Le Cherche Midi, Paris, préface de J.-L. Porquet, 2012 [1977].
9 Sur ce point, v. S. Lacour, Dossier spéc. « La technique », Lex electronica 2017, vol. 22, p. 35.
10 V. not. G. Gurvitch, « Société, technique et civilisation », Cahiers internationaux de sociologie 1968, n° 45, p. 5 et s., pour qui la technologie se positionne comme un vecteur d’efficacité, de rationalité mais ne doit pour autant pas être détachée, pour être comprise, du contexte social et des agencements sociotechniques qui la font naître.
11 A. Jeammaud, « Le droit du travail dans le capitalisme, question de fonctions et de fonctionnement », in A. Jeammaud (dir.), Le droit du travail confronté à l’économie, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2005, p. 15 et s.
12 Si l’expression doit être rendue à son premier auteur, en l’occurrence R. Pound (« Law in books and Law in Action », Am. Law Rev. 1910, 44, p. 12.), le développement des analyses du droit en actes auxquelles nous nous référons est toutefois plus récent et doit autant à l’ouvrage séminal de S. Sheingold (The Policis of Rights : Lawyers, Public Policy and Political Change, New Haven, Yale University Press, 1974) qu’aux auteurs de l’analyse constitutive du droit dont A. Hunt (Explorations in Law and Society. Toward a Constitutive Theory of Law, New York, Routledge, 1993), S. Engel Merry (Getting Justice and Getting Even, Legal Consciousness among Working Class, Chicago, University of Chicago Press, 1990) ou S. Silbey (« After Legal Consciousness », Annual Review of Law and Social Science 2005, 1, p. 323-368, article disponible en langue française dans le dossier « After Legal Consciousness Studies: dialogues transatlantiques et transdisciplinaires », J. Commaille et s. Lacour (coord.), Droit et Société 2018, n° 100, p. 571-626).
13 Pour une description des travaux et du statut de l’INRS, association loi 1901 financée par une subvention issue du Fonds national de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles et administrée, sous l’égide de la CNAM, par un conseil paritaire, v. Faits et chiffres 2020 de l’INRS, disponible à l’adresse suivante : http://www.inrs.fr/media.html?refINRS=ED%204489.
14 L’impression est alors dite additive par opposition aux modes de fabrication plus traditionnels, qui opèrent par soustraction de matière. Ici l’objet final est fabriqué par superposition de couches de matières métalliques à partir d’un modèle numérique 3D.
15 L’enquête ethnographique sur laquelle s’appuie cet article a été financée par le programme « Fabrication Additive Paris-Saclay » (FAPS), initiative de recherche stratégique de l’Université Paris-Saclay, et réalisée par Lise Cornilleau dans le cadre d’un post-doctorat mené sous la direction de Stéphanie Lacour et Cynthia Colmellere.
16 Brûlure grave aux yeux.
17 Asphyxie liée à une atmosphère faible en oxygène.
18 Dans les laboratoires observés, les plus petites poudres sont inférieures à 16 microns, les plus grosses de l’ordre de 40-90 microns.
19 La loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005 a adossé la Charte de l’environnement à la Constitution et conféré une valeur constitutionnelle à son article 5 relatif au principe de précaution. V. Dossier « Principe de précaution », sous la direction de Christine Noiville, D. 2007, p. 1515 et s.
20 V. not. R. Huising and S. S. Silbey, « Constructing Consequences for Noncompliance : The Case of Academic Laboratories », Annals of the American Academy, ANNALS, AAPSS, 649, Sept. 2013, p. 157 et s. ou encore J. Pélisse, « Gérer les risques par le droit : articulation et intermédiation dans les laboratoires de nanosciences en France et aux États-Unis », Droit & Société 2017, 2(96), p. 321-336.
21 L’enquête visait à ethnographier la vie de laboratoire face aux risques de l’impression 3D. Trois laboratoires ont été ciblés, qui mobilisaient chacun une technologie 3D spécifique – deux techniques qui mobilisent le laser comme source de chaleur (jet de poudre et lit de poudre) et une technique qui mobilise le faisceau d’électrons – mais présentant des risques similaires pour la santé et l’environnement du fait de l’utilisation de poudres métalliques micrométriques. Une vingtaine d’entretiens avec les salariés des laboratoires (chercheurs, techniciens, doctorants, assistants-prévention) et plusieurs journées d’observation ont été menés en 2019/2020 dans ces laboratoires relevant de champs disciplinaires différents (mécanique des matériaux, mécanique des procédés, et physique des plasmas). Dans le cadre de l’article, nous développerons davantage les cas des laboratoires A et B, présentant des situations contrastées en ce qui concerne les normes juridiques, épistémiques et technologiques en cours de négociation, mais plusieurs éléments d’analyse sont tirés de l’observation du laboratoire C.
22 Sur les promesses de la fabrication additive, v. S. Lacour, V. Fages et s. Loeve, « Trajectoires comparées des nanotechnologies et de l’impression 3D. Temporalité et normativité des sciences et technologies », CDST 2016, p. 55-73, pour qui « ces machines à « matérialiser », en quelque sorte, directement les idées seraient aussi des machines à autonomiser, des machines à démassifier, des machines à désintermédier, des machines à démarchandiser, et des machines à relocaliser ».
23 P.-B. Joly, « Le régime des promesses technoscientifique », in M. Audétat (dir.), Sciences et technologies émergentes : pourquoi tant de promesses ? Paris, Hermann, 2015.
24 L’impression 3D permet en théorie de produire une pièce « à la demande ».
25 La fabrication additive est en effet moins gourmande en matière première, comparée aux procédés d’usinage classiques procédant par « soustraction » de matière plutôt que par « addition ».
26 La technologie permet d’élaborer des pièces plus précises et parfois plus légères.
27 Les secteurs intéressés par la technologie font des constructeurs des imprimantes 3D un instrument de leurs stratégies industrielles : les firmes créent et/ou rachètent des sociétés de constructeurs d’imprimantes 3D. C’est le cas de deux géants de l’industrie, Michelin et General Electrics, qui ont respectivement créé une société dédiée aux imprimantes (AddUp) et racheté une société existante (Arcam).
28 Il peut s’agir par exemple de ce que les acteurs qualifient de « recettes » de caractérisation de poudre, c’est-à-dire le type de traitement à réserver à une poudre métallique pour obtenir un résultat donné, ou encore de l’amélioration du procédé d’impression.
29 http://www.industrie-dufutur.org/Documents%20%C3%A0%20t%C3%A9l%C3%A9charger/rapport-dactivite-2017-de-lalliance-industrie-futur/
30 E. Drais, « La prévention des risques émergents à l’épreuve du principe de précaution : le cas des nanomatériaux », Droit et société 2017, 96(2), p. 305-320.
31 INRS, Fiche pratique de sécurité ED144, « Fabrication additive ou impression 3D utilisant des poudres métalliques », mars 2019.
32 Selon les termes d’un directeur de laboratoire.
33 « Nous, on voudrait envoyer les trajectoires à la machine, des ordres de déplacement qui ne viendraient pas d’un programme généré par le logiciel que vend [le constructeur]. Dedans, il y a quelques stratégies, quelques paramètres et nous, on voudrait pouvoir générer des trajectoires particulières et les envoyer à la machine sans passer par ce logiciel qui ne sait pas générer ce qu’on veut faire. Il faudrait une sorte de “by pass” ».
34 « On l’a choisie [ndlr cette machine] parce qu’on pensait qu’avec celle-là, on pourrait avoir des relations avec le fabricant de la machine qui permettraient de faire des choses dans la machine [...]. Ce n’était pas : “on achète une machine et on s’en sert pour faire des choses”, c’était : “on veut améliorer la machine” et c’est ce qu’on a fait dans la thèse de X [...] Cette méthode on voudrait encore l’améliorer mais il faudrait mettre une caméra dans la machine, il faudrait avoir accès à plus de choses, mais ça freine encore ».
35 M. Jouvenet, « La culture du “bricolage” instrumental et l’organisation du travail scientifique, enquête dans un centre de recherche en nanosciences », Revue d’anthropologie des connaissances 2007, 1(2), p. 189-219.
36 Par exemple, le prix de la machine du laboratoire A est environ 700 000 €. Ce prix fait souvent l’objet de rabais au sein de l’accord de consortium en échange de certains résultats attendus de recherche.
37 Ainsi l’initiative du ministère de l’Économie et des Finances pour la fabrication additive mentionne-t-elle que « même si sa filière de l’impression 3D est encore naissante, la France possède de nombreux atouts pour amplifier son développement en s’appuyant sur des acteurs de recherche de qualité, des fabricants de poudres de niveau mondial, des acteurs du logiciel, des PME et startups dynamiques et des grands ingénieristes et industriels précurseurs. L’Alliance Industrie du futur a souhaité accompagner et accélérer ce développement ».
38 « [Le constructeur] voulait à tout prix déposer des brevets et un peu moins de publications. C’est comme ça. Une fois que les brevets seront publiés, on pourra publier, ce n’est juste qu’un retard. Pour moi, ce n’est pas très grave, c’est plus grave pour les jeunes […] en contrat à durée déterminée ».
39 INRS, Fiche pratique de sécurité ED144, « Fabrication additive ou impression 3D utilisant des poudres métalliques », mars 2019.
40 Ainsi, comme l’explique le chef d’atelier du laboratoire A interrogé sur des pannes intervenues pendant les périodes d’observation (tamis bouché – car inadapté à la taille des poudres – et tuyau d’arrivée d’eau fuyard) : « Fréquent, non, mais il y a eu quand même des phases de réglages assez longues. Il n’y en a pas beaucoup en France, cela commence. Et c’est qu’industriellement, ils vont régler un protocole bien défini et ils feront toujours la même pièce. Alors que là ils varient les taux, ils varient les protocoles [...] donc ça amène plus de déréglages, donc c’est pour cela qu’elle peut être un petit peu plus en dérangement ».
41 Id.
42 Le droit du travail invite à privilégier les protections collectives au détriment des protections individuelles, jugées moins fiables, ce qu’exprime l’expert de l’INRS en ces termes : « Quand quelqu’un parle des masques, des gants et de la combinaison, pour nous, c’est vraiment quand c’est impossible de faire autre chose ».
43 Opérateurs, directeurs de laboratoires, assistants-préventions, etc. : ce constat est partagé par tous les acteurs et présenté comme problématique la plupart du temps, quoique parfois considéré comme une chance : « bien sûr qu’on est aux normes, vu qu’il n’y a pas de norme » nous oppose-t-on un jour.
44 En ce sens, affirmant que « loin de se substituer à la réglementation existante, la normalisation internationale constitue en réalité un mode d’autorégulation complémentaire à la norme publique de santé et de sécurité au travail », v. V. Mercier, « La santé au travail à l’épreuve de la normalisation internationale », JCP S 2021, étude, n° 30-34, 1197.
45 Sur le concept de conscience du droit et ses évolutions, v. : P. Ewick, S. Silbey, The Common Place of Law. Stories of Everyday Life, Chicago, University of Chicago Press, 1998 ; J. Pélisse, « A-t-on conscience du droit ? Autour des legal consciousness studies », Genèses 2005, 59, et plus récemment, le dossier que la revue Droit & Société a consacré à ce mouvement : J. Commaille et s. Lacour (dir.), After Legal Consciousness Studies : dialogues transatlantiques et transdisciplinaires, Droit et société 2018, 3(100).
46 En ce sens, v. S. Lacour, « Nanotechnologies, réguler l’incertitude », Droit et Société 2011, 2(78), p. 429-446.
47 E. Drais, art. cité, 2017.
48 Encore que l’interprétation inverse ait pu également être soutenue. En ce sens, v. C. Vanuls, « Regards sur la précaution en droit du travail », RDT 2016, 1, p. 16.
49 Plusieurs opérateurs ont un statut précaire au moment de l’enquête (contrat à durée déterminée).
50 Comme cet acteur qui se rassure en concédant que : « Tu as quand même l’impression que la machine est arrivée sur le marché avant que les gens ne se préoccupent du côté santé. […] Je vais dire un truc archi-égoïste, mais si je devais travailler tout le temps là-dessus, je pense que j’aurais un peu plus peur ! Là, je me dis que je n’ai pas eu énormément de temps machine […] et j’espère que cela va suffire ».
51 « La première fois que j’ai été près d’une machine de fabrication additive métallique c’était chez [cet industriel] et on était habillé de la tête aux pieds […]. Ils nous ont dit qu’il y a eu un problème chez [eux] : quelqu’un a sorti un aspirateur qui était à l’intérieur [de la “zone poudre” ndlr] ! et […] a libéré la poudre dans l’atmosphère sans s’apercevoir qu’il ne fallait pas […] Et il parait que tous les gens dans l’atelier en question, ils ont fait des analyses d’urine et ils avaient tous du cobalt dans les urines, et des matériaux qui n’étaient pas cool. […] Je me dis qu’il y a un souci, si eux ils ont eu des problèmes d’analyses d’urine et de sang, c’est qu’il y a un risque. Il y a deux risques : il y a le risque d’être contaminé par la poudre et ; la probabilité que cette contamination soit dangereuse. Si on a des doses qui sont minimes, ce n’est peut-être pas un problème, mais comme on ne sait pas la frontière entre ce qui est un problème et ce qui ne l’est pas, donc il ne vaut mieux pas en prendre du tout ».
52 « Cela [ndlr, le risque spécifiquement lié à la production de nanoparticules] a été évoqué, en disant qu’ils n’avaient pas encore d’éléments précis, qu’ils faisaient des mesures chez eux pour mieux évaluer les risques, la présence ou pas de nanoparticules. […] Je pense qu’il n’y a pas de raison de s’alarmer plus que cela avec les nanoparticules […] On en sait tellement peu sur le sujet, que tout ce qui est gaz d’échappement de voitures, on sait que cela en émet beaucoup aussi ! Finalement est ce qu’il y en a plus, est ce qu’on est plus exposé dans la salle que quand on est au bord d’une route ? ».
53 « Après pour les risques, c’était une nana [d’une université], elle m’avait dit [qu’un jour lorsqu’] elle manipulait la machine et [qu’] elle avait une goutte de sueur, elle fait “psst” avec le gant, plein de poudre forcément. Et après elle était enflée pendant deux semaines, ou une semaine, un truc comme ça ! Parce qu’elle avait de la poudre sur les gants, et elle a fait “psst” pour s’enlever la goutte de sueur et elle s’en est mis partout sur le front. Voilà ! ».
54 V. les articles L. 4121-1 et s. mais aussi les articles R. 4121-1 et s. C. trav.
55 N. Dedessus-le-Moustier et E. Drais, « Le rôle de l’employeur et du travailleur dans la prévention des risques liés aux nanotubes de carbone : la prévention à l’épreuve des risques incertains », in S. Lacour, S. Desmoulin et N. Hervé-Fournereau (dir.), De l’innovation à l’utilisation des nanomatériaux, Larcier, p. 161-186.
56 Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail.
57 J. Pélisse, « Gérer les risques par le droit : articulation et intermédiation dans les laboratoires de nanosciences en France et aux États-Unis », Droit et Société 2017, 2(96), p. 321-336.
58 « C’est [l’opérateur principal] qui a suivi la formation, qui a tout fait pour cela, et qui a été embauché pour cela. […] Et donc c’est lui qui a tout suivi. Je n’ai eu aucune formation pour cela, sur cet équipement ».
59 Lui-même n’est titulaire, selon ses termes, que d’un « petit niveau CAP » et n’est affecté au laboratoire qu’à mi-temps.
60 Ce point rejoint l’argument de Jérôme Pélisse et Céline Borelle (2017), dont l’ethnographie d’un laboratoire de nano-médecine montre que les compétences de sécurité sont un savoir scientifique tacite : C. Borelle, J. Pélisse, « “Ça sent bizarre ici”. La sécurité dans les laboratoires de nanomédecine (France, États-Unis) », Sociologie du Travail 2017, 59(3), p. 1-20.
61 « C’est moi qui signe le document unique : j’ai dû le signer, et ça veut dire que je valide que si ce qu’il y a d’écrit me paraît cohérent ».
62 « Il ne connaît rien à la réglementation des poudres, et je n’ai pas envie qu’il passe du temps là-dessus. Il est déjà à 50 % au [labo] ! Quand il se met à faire ça [compléter le document unique ndlr], ça prend des jours… ».
63 J. Pélisse, « Gérer les risques par le droit : articulation et intermédiation dans les laboratoires de nanosciences en France et aux États-Unis », Droit et Société 2017, 2(96), p. 321-336.
64 Un élément matérialisant l’isolement de l’opérateur est le statut des déchets (pollués) issus des impressions : ce dernier entasse les déchets des impressions dans l’entrée de son bureau ! Interrogé sur ce point, il explique qu’il les place ici en attendant le passage d’un acteur de la sécurité. Si ces déchets sont emballés dans des caissons hermétiques (déchets dangereux), ce mode de stockage est peu orthodoxe.
65 « Quand je suis à mon bureau et que je vois que l’impression s’est bien passée, le désinertage je peux le lancer à distance. S’il y a une collision, un problème sur une pièce et qu’il faut que je récupère le plateau, là j’utilise le mode “super admin” [qui permet de désactiver les sécurités ndlr] […] Ce n’est pas pour ma défense, mais tout Le Monde chez [le constructeur] fait cela ».
66 Les « fiches-poudres » désignent les fiches de données de sécurité pour les poudres métalliques. Ces documents sont conservés par l’opérateur qui les obtenus suite à l’achat des matériaux.
67 Carnet de terrain, échange informel avec l’opérateur, févr. 2020.
68 « La réglementation pour moi c’est une norme qui vient de l’État et il n’y a pas de norme. […] Je pense que cela serait à [l’université et au responsable HSE] de savoir toutes les substances qui sont potentiellement cancérigènes et qui sont manipulées et pas forcément cette machine-là, toutes, plus généralement. […] Ma vision c’est que c’est désordonné, [le responsable HSE] sait qu’il y a des choses de base à faire, notamment tout ce qui est rappel d’alarme, […] mais ça ne s’arrête pas là, ça veut dire qu’on a confiance au fait que la machine est censée bien filtrer l’air, etc. ». À un autre moment de l’entretien, il énonce même clairement « franchement on n’a pas d’interlocuteur de référence pour cela ».
69 « J’ai écrit à la médecine du travail [de l’organisme tutelle du laboratoire] et j’ai expliqué que la machine, à un moment, elle allait arrêter de tourner si on ne validait pas mes équipements ! […] Et là, dans la demi-heure, j’avais la validation par le chargé de mission et le service HSE [de l’organisme tutelle du laboratoire] ».
70 « J’explique [au directeur de la société d’imprimantes] que les EPI qu’ils nous ont fait acheter ne nous protégeaient pas des nanoparticules, et ceci, et cela. Et le gars me dit : “ce ne sont que des préconisations, relisez la notice d’utilisation de la machine, ce ne sont que des préconisations ! C’est à vous de protéger au mieux”. Il dit ça devant les médecins ! Et je dis : “vous n’avez pas à les vendre !” Et il me dit : “Je suis désolé, il n’y a aucune législation sur ce type d’appareil, donc si vous voulez des mesures, vous les faites, c’est à vous de les faire, mais par contre cela m’intéresserait d’avoir les résultats” ».
71 La direction du laboratoire B en poste au moment de l’achat de la machine a ainsi défendu le rôle de l’assistant-prévention et du chef d’atelier dans la mise en œuvre d’une protection des salariés : « Q : Vous faites des mesures de la qualité de l’air régulièrement ? R : Oui, il faut demander [au chef d’atelier], c’est lui qui a mis au point les procédures et les marchés pour les faire. […] J’avais complément laissé [au chef d’atelier] le dossier. Il l’a validé avec les gens des [organismes de recherche] qui ont l’habitude de travailler sur ces mesures nanométriques ».
72 « […] Il y a 20 ans j’ai eu un cancer de la thyroïde et quand j’étais en physique nucléaire, on m’a fait usiner des pièces radioactives, donc je pense que… Clairement, j’ai deux collègues de travail qui sont morts du laboratoire de physique nucléaire et mes responsables de l’époque sont morts aussi. Quand j’ai pris ce poste-là, j’ai clairement dit je ne vais pas mettre des thésards, je ne veux pas entendre dire que le gars qui était en thèse, 5 ans plus tard, il a un truc aux poumons ! Donc je veux la protection au top. Et le directeur m’a dit : “il n’y a aucun problème, tu as carte blanche, précaution maximum, amiante”. Donc on est parti là-dessus. À aucun moment, on m’a dit : “ça coûte trop cher”, ça a toujours été oui ».
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Référence papier
Cynthia Colmellere, Lise Cornilleau et Stéphanie Lacour, « Les mains dans la poudre », Cahiers Droit, Sciences & Technologies, 13 | 2021, 77-92.
Référence électronique
Cynthia Colmellere, Lise Cornilleau et Stéphanie Lacour, « Les mains dans la poudre », Cahiers Droit, Sciences & Technologies [En ligne], 13 | 2021, mis en ligne le 31 octobre 2021, consulté le 09 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/cdst/4197 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdst.4197
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