1La question du corps de l’enseignant n’est pas nouvelle dans la recherche sur les pratiques pédagogiques (Vanier, 2010). Dès la fin des années 1970, les travaux pionniers de De Landsheere et De Landsheere (1979), ainsi que ceux de Pujade-Renaud (1984) et de Pujade-Renaud et Zimmermann (1976), ont mis en lumière la place centrale du corps de l’enseignant dans les situations d’enseignement-apprentissage. Depuis, le corps de l’enseignant fait l’objet de nombreux travaux (Tellier, 2021 ; Duval et al., 2022). En France, ces recherches se centrent particulièrement sur l’enseignement primaire (Moulin, 2004 ; Bucheton & Soule, 2009 ; Tellier, 2022), l’éducation physique et sportive (Boizumault & Cogerino, 2012 ; Brière-Guenoun, 2015 ; Paintendre, 2022), l’enseignement des langues (Arnaud, 2008 ; Tellier, 2021 ; Azaoui, 2019) ou encore le corps de l’enseignant en contexte de formation professionnelle (Jourdan, 2014 ; Laurent & Saujat, 2014 ; Emond & Fortin, 2016 ; Jourdan, 2018).
2Cependant, la dimension corporelle de l’enseignement à l’Université reste encore peu explorée (Roiné, 2018). Or, le développement actuel des formes d’enseignements en ligne et à distance soulève des interrogations quant à la présence corporelle de l’enseignant et son impact sur les pratiques étudiantes (Paoletti, 2022 ; Archieri, 2023). Se pose alors la question du rôle de la corporéité dans les situations d’enseignement à l’Université, non seulement dans des disciplines où le corps occupe une place centrale, comme la médecine, mais également dans des disciplines perçues comme davantage centrées sur le discours, telles que les mathématiques ou le droit.
3Par ailleurs, dans un contexte de transformation pédagogique à l’Université, les formations aux pratiques d’enseignement connaissent une expansion significative (Lison et al., 2022). Dans ce cadre, de nombreuses recommandations concernant des éléments du corps, comme le regard, la posture ou les déplacements (Brauer, 2018), sont prodiguées aux enseignants. Ces conseils s’adressent généralement à l’ensemble des chargés de cours, sans prise en compte de leur discipline d’enseignement. Cependant, si ces recommandations ont une visée d’optimisation des pratiques pédagogiques, peuvent-elles être prodiguées de façon générique sans prise en compte du contexte ? Les enseignants de droit, d’informatique ou de médecine utilisent-ils leurs corps de la même manière ? Existe-t-il des spécificités disciplinaires concernant le rôle pédagogique du corps de l’enseignant ?
4Pour répondre à ces questionnements, cette recherche propose d’envisager l’enseignement à l’Université comme un métier qui s’inscrit dans les corps, remettant ainsi en question une certaine forme de dualité entre des disciplines considérées comme relevant du corps et d’autres uniquement du discours. Elle vise également à caractériser les différentes logiques de conscientisation des pratiques corporelles des enseignants et à décrire les intentionnalités pédagogiques et didactiques liées à l’utilisation du corps en situation d’enseignement. Enfin, cette recherche s’attache à détailler les spécificités des gestes pédagogiques propres à chaque contexte disciplinaire en lien avec la professionnalisation et les savoirs en jeu.
5Cette recherche s’inscrit dans l’approche située en éducation (Roiné, 2020) qui, dans une perspective non dualiste, considère que les comportements résultent moins d’un processus cognitif et isolé que d’une interaction avec les situations au sein desquelles se trouvent les acteurs (Goffman, 1988). Par situation nous entendons ce « segment de réalité concrète, singulier, unique et limité (Roiné, 2020, p. 97) qui s’impose aux acteurs dans « l’expérience » (au sens de Dewey, 2012) qu’ils se font du monde. Au sein de cet ancrage épistémologique et méthodologique, la théorie des communautés de pratique (Lave, 1996 ; Wenger, 2005 ; Brougère, 2009) apparait heuristique pour traiter la question du corps au sein de l’enseignement supérieur.
6Partant du postulat que l’apprentissage est à considérer d’un point de vue social, culturel et historique, cette théorie envisage l’acquisition des savoirs comme résultante d’un processus de participation à un groupe partageant des pratiques communes. Une communauté de pratique est considérée comme l’ensemble des « groupes de personnes qui partagent une préoccupation ou une passion pour quelque chose qu’ils font et apprennent comment faire mieux en interagissant régulièrement ensemble. » (Wenger, 2005, p. 1) Pour qu’il y ait communauté de pratique, trois conditions sont nécessaires selon Étienne Wenger : un engagement mutuel des acteurs, le partage d’une entreprise commune ainsi que le développement d’un répertoire de ressources partagées.
7Nous proposons ainsi de considérer l’enseignement à l’Université comme une activité inscrite au sein d’une communauté de pratique, centrée sur l’acquisition des savoirs, que nous nommons « communauté de pratique pédagogique ». En effet, les enseignants à l’Université partagent un objectif commun : transmettre des connaissances et des savoirs d’une discipline donnée. Ils mettent également en place quotidiennement des actions communes pour atteindre cet objectif comme transposer didactiquement les savoirs et émettre des rétroactions sur les travaux des étudiants. Par ailleurs, les enseignants partagent « des routines, des mots, des outils, des procédures, des histoires, des gestes, des symboles, des styles, des actions ou des concepts » (Wenger, 2005, p. 91) constituant un répertoire partagé de ressources, permettant la cohérence de leurs pratiques, comme les plans de cours, les nomenclatures des formats de cours, l’espace numérique de travail, par exemple.
8Ainsi, les membres de la communauté développent des compétences et des connaissances à partir d’interactions répétées sur une base continue (Lave, 1996 ; Wenger, 2005). Partant de ce postulat, comment les pratiques corporelles des enseignants s’inscrivent-elles au sein de cette communauté de pratique pédagogique ? Comment caractériser et décrire ces corps enseignants en situation de cours ? Par ailleurs, si les enseignants à l’Université partagent une même communauté, leurs façons d’utiliser leur corps sont-elles identiques ou existe-t-il des spécificités selon les disciplines enseignées ?
- 1 Ce codage est utilisé dans les parties suivantes afin de faciliter la lecture des résultats.
- 2 Dans cette enquête, le CM correspond aux cours théoriques dispensés en amphithéâtre, qui s’adressen (...)
9Afin de répondre à ces questionnements, cet article s’appuie sur une enquête menée sur l’année universitaire 2022/2023, au sein de six disciplines académiques fortement contrastées dans les fondements épistémologiques des savoirs en jeu (Bridoux et al., 2023) : informatique [I]1, médecine [Me], mathématiques [Ma], droit [D], sciences de la Terre [ST] et anglais de spécialité [A]. Afin d’appréhender le corps de l’enseignant dans une pluralité de situations, l’enquête se centre sur trois formats de cours : cours magistraux (CM), travaux dirigés (TD) et travaux pratiques (TP)2, dispensés en troisième année de licence (L3).
- 3 Six enseignants pour les cours d’anglais, d’informatique, de mathématiques et de sciences de la ter (...)
10Comment décrire et analyser le corps de l’enseignant en situation de cours ? Tandis que de nombreuses recherches ont recours à la captation vidéo des séances (Tellier et al., 2014), les enseignants qui ont participé à l’enquête ont émis des réticences à la captation vidéo de leurs cours, évoquant une gêne pouvant impacter leurs pratiques. Ainsi, l’enquête s’appuie sur une approche ethnographique basée sur l’observation de cours de 38 enseignants, répartis dans les 6 disciplines académiques de l’enquête3.
11Dans un premier temps, nous avons assisté à une vingtaine de cours par discipline (CM, TD, TP confondus) en nous intégrant, après accord des enseignants, aux cohortes d’étudiants, tout en consignant nos observations dans un carnet ethnographique. Cette prise de notes détaillée sur le corps des enseignants a été complétée par des schémas explicatifs.
12L’analyse des observations a ensuite donné lieu à un découpage des éléments du corps en critères objectivés comprenant :
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La posture de l’enseignant : sa façon de se tenir ;
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Les mouvements de son corps : ses déplacements ;
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Les mouvements de parties circonscrites de son corps : sa gestuelle, les mouvements de son visage, de ses yeux ;
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La proxémie : la distance de son corps avec les étudiants et/ou le matériel pédagogique.
13Cette systématisation nous a permis de comparer les pratiques des enseignants en fonction de la manière dont ils utilisent les différents éléments du corps ainsi que de la fréquence à laquelle ils les mobilisent.
14Dans un second temps, nous avons présenté les analyses de ces observations aux enseignants lors d’entretiens de triangulation entre chercheurs et participants (Erdmann & Potthoff, 2023). Ces entretiens, s’inscrivant dans une démarche itérative, ont été l’occasion d’ajuster et de préciser certaines interrogations et observations. En confrontant les enseignants à leurs façons d’utiliser leur corps et en sollicitant leurs commentaires sur nos observations, ces échanges ont permis de recueillir des éléments concernant les significations que les enseignants attribuent à leurs pratiques.
- 4 Contrairement aux approches déductives, qui reposent sur des hypothèses préétablies, cette méthode (...)
15Dans une troisième phase, les entretiens ont été soumis à une analyse thématique en utilisant une approche inductive4 avec le logiciel NVivo™. Après la segmentation en unités sémantiques des entretiens, nous avons procédé à un examen discursif thématique du corpus, qui consiste à aller au-delà d’un simple relevé de thèmes pour adopter une démarche interprétative. Cette démarche implique d’examiner, interroger et confronter les thèmes entre eux, afin de les « faire parler » de manière approfondie (Paillé & Mucchielli, 2012).
- 5 « O » correspond à la méthode de l’observation ; « E » correspond à la méthode de l’entretien.
16Afin de faciliter la lecture des extraits d’observations et d’entretiens présentés dans cet article, nous emploierons le codage suivant : [méthode de recueil, discipline d’enseignement, numéro de l’enquêté]. Par exemple [O5 ; Me ; 5] correspond à l’observation d’un cours de médecine du cinquième enseignant de l’enquête.
17Dès l’entrée dans le lieu du cours et durant l’intégralité de la séance, le corps de l’enseignant est mis en scène et exposé. Prenons l’exemple de l’entrée en amphithéâtre :
Longeant les rangs, l’enseignant avance de façon dynamique et discrète, sans croiser le regard des étudiants, jusqu’à arriver au niveau de l’estrade sur laquelle il s’élance fermement, dos aux étudiants. Une fois positionné derrière le petit bureau de bois, il se redresse, face aux étudiants qui commencent, seulement à cet instant, à le regarder. L’enseignant observe son public quelques instants, sans un mot, et les étudiants continuent leurs discussions et leurs occupations tout en jetant parfois un œil rapide sur l’enseignant. Puis, le regard de l’enseignant vient balayer l’auditoire de droite à gauche, et, comme s’il dépliait sur les rangs un voile de silence, les bruits sourds des bavardages s’affaissent peu à peu et l’ensemble des regards étudiants se posent sur l’enseignant, qui, après deux secondes, prend la parole. [O ; Ma ; 13]
18Cette façon d’entrer en cours se retrouve chez un grand nombre d’enseignants observés (33 sur 38). Le corps de l’enseignant est pris dans des habitudes et s’ancre dans des « rituels » (Goffman, 1974). Les observations ne révèlent aucun signe d’étonnement ni de confusion, comme si les étudiants s’attendaient à ce que l’enseignant agisse ainsi. Ce corps enseignant fait office de « cadre » (Goffman, 1974), en émettant des signaux culturellement significatifs qui agissent comme des « conventions de contextualisation » (Gumperz, 1989). Autrement dit, ces signaux permettent de conférer un sens aux différents aspects de la situation et donc aux attendus implicites concernant le comportement à adopter. Par ailleurs, ce corps est lui-même conditionné par la situation qui impose, entre autres éléments, une estrade, un bureau, ou une certaine configuration avec des étudiants assis en rang, face à la « place » prévue pour l’enseignant.
19Si les enseignants acquièrent dans leurs corps des habitudes et des normes, c’est par un processus de participation et d’engagement dans les interactions et activités propres à leur communauté. Au fur et à mesure, les enseignants acquièrent des règles et des usages, des manières de faire, des normes implicites de la communauté de pratique pédagogique, sans nécessairement en avoir une conscientisation explicite (Delbos & Jorion, 1990).
20Si l’on reprend l’exemple cité précédemment, qui se répète à chaque entrée en cours, un observateur extérieur pourrait percevoir cette scène comme hautement orchestrée, voire scénarisée dans les moindres détails. Chaque individu semble connaître parfaitement son rôle et suivre un scénario qui lui indique précisément comment mouvoir son corps. Chaque geste et déplacement semble exécuté avec précision et aisance, comme si cela relevait du « naturel », expression qui revient à de nombreuses reprises dans les entretiens. Cet extrait d’observation illustre l’idée selon laquelle les membres de la communauté ont intégré des routines, une aisance authentique, qui leur « permet de réaliser un certain nombre de choses sans y penser » (Coulon, 1993, p. 13).
21Dans son ouvrage les techniques du corps, Marcel Mauss déclare : « Je suis en conférencier devant vous ; vous le voyez à ma posture assise, à ma voix, et vous m’écoutez assis en silence » (Mauss, 1934, p. 27). Cette citation illustre l’idée selon laquelle, au sein d’une communauté de pratique, les membres, à travers leur engagement et leur participation, incorporent des normes et des usages, reconnus comme caractéristiques des pratiques de leur communauté.
22L’enseignement à l’Université est bien plus qu’une simple activité intellectuelle ; c’est un métier qui s’inscrit dans le corps (Zarca, 1988 ; Grossmann, 2018), dans une « hexis corporelle » (Bourdieu, 2001), autrement dit dans les gestes et attitudes des enseignants, qui sont chargés de significations sociales (Bourdieu, 2001). Par exemple, dans notre enquête, une certaine homogénéité existe dans la posture des enseignants, qui se tiennent toujours droits, face aux étudiants, ou encore dans leur tenue vestimentaire soignée avec une absence de vêtements comme le short, le jogging, les sandales. En effet, leur « métier s’inscrit dans le corps dont l’aisance est rehaussée par le vêtement de travail » (Zarca, 1988, p. 254).
23Les enseignants contribuent ainsi à façonner ensemble le « corps collectif de ce métier » (Grossmann, 2018) où « les valeurs sont des gestes, des manières de se tenir debout, de marcher, de parler. » (Bourdieu, 1984, p. 133). Leurs corps incarnent les valeurs, les normes et les usages du métier, contribuant à façonner l’identité professionnelle des membres et à tracer les frontières de leur communauté de pratique pédagogique.
24Si l’enseignement à l’Université est un « métier qui fait corps » (Grossmann, 2018), dans quelle mesure les enseignants ont-ils conscience de leur propre corps en situation d’enseignement ? Si les corps enseignants sont pris dans des habitudes, n’y a-t-il pas une certaine logique dans les gestes professionnels des enseignants ? Ces pratiques corporelles, peuvent-elles être pensées, réfléchies, voire utilisées consciemment par les enseignants au sein de la communauté ?
25Dans la pratique quotidienne, les acteurs acquièrent des connaissances qui leur permettent une compréhension intuitive et une dextérité dans l’interaction avec les situations qu’ils traversent, sans nécessiter de calcul conscient. Ainsi, bien que les actions des enseignants soient généralement guidées par une certaine logique rationnelle, elles peuvent également émaner d’une logique inhérente à la pratique elle-même, qui échappe à leur appréhension consciente.
- 6 Les entretiens de triangulation entre chercheurs et participants consistent à présenter des données (...)
26L’analyse des entretiens de triangulation6 montre que les enseignants ont une logique pratique propre à leur milieu, ce qui leur permet d’engager leur corps dans l’action de manière intuitive et efficace, sans nécessairement avoir recours à des stratégies conscientes. Cependant, leurs discours montrent que leur corps est également pris dans des logiques réflexives et explicitables que les enseignants sont enclins à commenter.
27Nous distinguons ainsi cinq façons d’appréhender l’action corporelle dans les discours des enseignants :
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Le corps spontané. Certains aspects du corps ne sont pas conscientisés par les enseignants. Ils déclarent y avoir recours de manière machinale. Lors des entretiens que nous avons menés, des enseignants mentionnent, concernant l’utilisation de la gestuelle : « je n’y pense pas » [E ; D ; 2], « je n’y réfléchis pas » [E ; D ; 8], « ce n’est pas conscient » [E ; A ; 10]. Certains vont même jusqu’à naturaliser ces gestes, avec des expressions telles que « c’est peut-être ma nature » [E ; A ; 10]. Dans les entretiens de triangulation, lorsque nous évoquons leur gestuelle, certains enseignants sont surpris, comme en témoigne la question d’une enseignante « C’est vrai que j’utilise beaucoup les gestes ? » [E ; A ; 15] et la remarque d’une autre « c’est rigolo, je ne m’en rendais pas compte de ça » [E ; D ; 17].
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Le corps pensé a posteriori. Dans d’autres cas de figure, les pratiques corporelles conscientisées par l’enseignant interviennent à la suite de questions ou d’éléments que nous mentionnons lors des entretiens. Ils entament ainsi une démarche de visualisation de leurs corps a posteriori, se traduisant par des énoncés tels que : « alors attends, maintenant que tu dis ça, je suis en train de visualiser le truc » [E ; D ; 17].
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La conscience du corps sans intentionnalité. Dans certains cas, les enseignants ont conscience de leurs pratiques corporelles, mais celles-ci ne sont pas guidées en amont par des intentions pédagogiques ou didactiques claires. Une enseignante déclare « je sais que naturellement, quand je vais expliquer quelque chose, il y a mes mains qui vont se mettre à bouger » [E ; ST ; 36] tandis qu’un enseignant de mathématiques nous dit « naturellement, si je m’adresse à quelqu’un, je le regarde. » [E ; Ma ; 6].
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Le corps pensé à travers ses effets. La plupart des enseignants reconnaissent les effets de leur corps, sans pour autant que leurs pratiques émanent d’intentions didactiques ou pédagogiques explicites. Par exemple, un enseignant évoque un changement dans sa posture : « j’étais assis, j’ai dû faire un an comme ça et je me suis levé ». Il en constate les effets : « il y a plus de dynamisme […]. Assis, je sentais que j’avais moins d’entrain » [E ; S ; 24]. D’autres enseignants constatent notamment que leurs gestes ont un impact sur la compréhension des étudiants, même s’ils ne les planifient pas spécifiquement. Dans ces cas de figure, la prise de conscience des effets donne fréquemment lieu à une reproduction des pratiques, ce qui renvoie à la catégorie suivante.
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Le corps réfléchi a priori. Enfin, certains aspects du corps sont utilisés intentionnellement dans un but didactique ou pédagogique, souvent a posteriori d’une prise de conscience de leurs effets. Par exemple, un enseignant de mathématiques déclare : « si je veux expliquer l’intersection entre deux plans, je vais essayer de réfléchir à voir ce que je peux faire comme gestes » [E ; Ma ; 6]. Ce point est développé dans la partie suivante.
28Ces différentes façons d’appréhender le corps se retrouvent chez l’ensemble des enseignants, mais varient en fréquence et en fonction des éléments corporels mentionnés (déplacements, gestuelle, regard, posture). Qu’ils en soient conscients a posteriori, que le recours à ces pratiques corporelles soit intentionnel ou non, le corps de l’enseignant possède une place primordiale dans les situations d’enseignement.
- 7 La modalité déontique est un procédé linguistique qui exprime un ordre moral ou social pour exprime (...)
29Bien que des réflexes et des habitudes puissent être intégrés dans le corps, ce dernier peut être utilisé comme un objet technique ou comme « un outil à optimiser pour être efficace » (Marsault & Lefèvre, 2022). Les enseignants ont recours à de nombreuses reprises à la modalité déontique7 à travers l’énoncé type : « il faut » dans leurs propos concernant le corps avec notamment des expressions comme : « il faut laisser le corps aller avec le discours » [E ; M ; 29], « il faut éviter les gestes parasites » [E ; D ; 9] ou encore « il faut regarder les gens à qui vous parlez » [E ; A ; 10]. Ils emploient ainsi des « techniques du corps », c’est-à-dire une « gestuelle codifiée en vue d’une efficacité pratique ou symbolique » (Mauss, 2021, p. 26). Voici plusieurs exemples de ces utilisations conscientes et intentionnelles du corps par les enseignants.
30L’importance de rendre le cours « vivant », autrement dit où l’on « ne s’endort pas » [E ; I ; 14] est régulièrement mentionnée dans les entretiens comme un objectif primordial. Selon les enseignants interrogés, un cours efficace est un cours qui prend vie à travers le corps. Dans cette optique, le corps ne constitue pas seulement un outil localisé. Il est, dans sa globalité, ce qui maintient la vie dans la situation. Un cours vivant peut-être comparé à une « représentation théâtrale » [E ; Ma ; 13], une présentation des savoirs « plus théâtralisée » [E ; I ; 31] à travers une mise en scène active du corps.
31Pour les enseignants, rendre le cours vivant passe par des éléments du corps comme les « mouvements » [E ; Ma ; 6], « le fait de se déplacer » [E ; I ; 14], « de marcher » [E ; D ; 17]. En bref, pour eux, c’est « le contraire de statique » [E ; ST ; 37]. Le corps est utilisé consciemment dans le but de faire vivre cette situation de cours, de ne pas la laisser s’endormir ni mourir. Rendre le cours vivant à travers le corps permet aux enseignants de rendre « les étudiants actifs », de les « motiver » [E ; ST ; 38] et de capter leur attention. Ainsi, tout se passe « comme si l’activité physique du professeur, ses déplacements dans l’espace, la visibilité d’un corps en mouvement rendaient le cours plus attractif » (Roiné, 2018). L’enseignant, loin d’être réductible à une voix ou un diaporama, occupe un espace physique, et cela apparait dans les discours enseignants comme essentiel. Selon eux, pour engager les étudiants, « il ne faut pas être juste une voix » [E ; ST ; 34], mais bien une présence physique incarnée.
32Au-delà de rendre le cours « vivant », l’utilisation des déplacements et de la gestuelle émanent d’autres intentionnalités pouvant être transverses aux disciplines, mais également spécifiques à chacune, comme décrit dans la partie 6.1. Pour les enseignants interrogés, se déplacer peut permettre de rendre le cours plus « dynamique » [E ; Ma ; 13] et avec plus « de rythme » [E ; Ma ; 1]. Dans certains cas, les déplacements sont utiles pour « montrer » [E ; ST ; 32] des éléments au diaporama ou au tableau. Se déplacer sert également à « capter », « diriger l’attention » [E ; D ; 17]. Les observations montrent que ces déplacements sont mesurés et certains enseignants les pensent de façon très précise, comme un enseignant de droit déclarant « j’essaye de me limiter quand même dans 4-5 mètres » [E ; D ; 2].
33En TD, les déplacements servent aux enseignants à créer une proximité avec les étudiants. En effet, se rapprocher d’eux leur permet notamment de vérifier qu’ils ne s’adonnent pas à des activités sans lien avec le cours ou encore de « casser la verticalité » [E ; A ; 7], « la distance » [E ; A ; 10] ou de « les rassurer » [E ; D ; 17] par une présence proche.
34Ces mouvements sont généralement accompagnés d’une gestuelle. Par gestuelle, dans le cadre de notre enquête, nous entendons l’ensemble des gestes du haut du corps : des bras, des mains, des doigts, des épaules et de la tête qui peuvent être considérés comme signes, autrement dit comme des éléments faisant sens par représentation dans une situation de communication. Pour les enseignants, les gestes émanent d’intentionnalités telles qu’accompagner le discours de façon visuelle, « illustrer » [E ; I ; 3], mais également aider à la compréhension et à la mémorisation, car « les gestes, ça marque » [E ; D ; 8]. Le geste est donc support de sens des mots entendus (Roiné, 2018).
35Le regard, partie intégrante du corps et élément phare de la communication non verbale (Schutzenberger, 2017), revêt une importance capitale, comme le montrent les propos d’un enseignant : « Il faut regarder les gens à qui vous parlez » [E ; A ; 10]. La plupart déclarent l’utiliser de façon « naturelle », évoquant qu’il est normal de regarder quelqu’un quand on lui parle, car « on se parle mieux quand on se regarde » [E ; D ; 8]. En situation d’enseignement, compte tenu du nombre d’étudiants face à l’enseignant, « la réciprocité des regards n’est pas pensable » (Le Breton, 2021, p. 260). Pourtant, même si le regard de l’enseignant flotte généralement sur l’ensemble de la salle, il s’arrête ponctuellement sur certains visages, alternant ainsi entre un balayage général et des focalisations plus ciblées.
36Le regard transmet également une richesse d’informations sociales (Mayrand et al., 2023), ce qui en fait un outil indispensable pour les enseignants de l’enquête, qui évoquent tous son utilité. Agissant symboliquement (Le Breton, 2021), il permet de « créer un contact » [E ; D ; 8], de « garder le contact » [E ; Me ; 30], ou encore de « capter l’attention » [E ; I ; 31]. Les observations montrent par ailleurs que le regard peut parfois remplacer le discours pour transmettre un message. Par exemple, le contact visuel est utilisé par les enseignants pour distribuer la parole aux étudiants, agissant ainsi sur eux sans avoir besoin de recourir au verbe (Pujade-Renaud, 2005). Il constitue également un outil didactique précieux pour les enseignants qui déclarent l’utiliser pour capter les signes d’ennui ou d’incompréhension chez les étudiants.
37Les enseignants interrogés ne conçoivent pas leur métier sans contact humain ni présence physique, comme l’illustrent les propos de cet enseignant de droit : « L’élément physique, l’élément humain est es-sen-tiel. Pour moi, il n’y a pas d’enseignement sans humain. Il n’y a pas d’enseignement sans personne physique. » [E ; D ; 2]
38Dans sa présence, le corps n’est plus seulement considéré comme un outil, mais comme ce qui permet le lien entre enseignants et étudiants et les enseignants l’appréhendent comme socle de la relation pédagogique. Ils évoquent l’importance de « garder le contact humain » [E ; A ; 10], le « contact direct » [E ; Me ; 29]. Pour eux, « l’apprentissage se fait avec quelqu’un de physique » [E ; D ; 17]. Certains évoquent même le « besoin du lien humain, du lien presque tactile » [E ; D ; 8]. Ils insistent notamment sur l’importance du face-à-face, « d’avoir quelqu’un en face qui interagit » [E ; Me ; 29].
39En résumé, les éléments du corps de l’enseignant, à l’instar des gestes, des déplacements, de la posture, et du regard sont utilisés comme outils aux intentionnalités didactiques et pédagogiques spécifiques. Le corps sert à rendre le cours vivant, capter l’attention des étudiants, les rendre actifs, diriger leurs regards, favoriser la compréhension, créer un contact humain ou encore réduire la distance symbolique et casser la verticalité de la relation pédagogique. Ainsi, l’enseignant, à travers son corps, agit sur la situation d’enseignement-apprentissage.
40Support de normes et d’habitude, mais également outil pédagogique, le corps constitue un élément central au sein de la communauté de pratique pédagogique. Il existe néanmoins des spécificités dans l’utilisation de certains éléments du corps en fonction des disciplines. En effet, au sein d’une communauté de pratique pédagogique, se distinguent des sous-groupes, que nous nommons « communautés pédagogiques disciplinaires », qui élaborent également leurs propres normes et répertoires partagés, créant ainsi un réseau complexe d’enchâssement entre plusieurs communautés.
41Le corps de l’enseignant est pris dans une routine, où des gestes et des attitudes en apparence anodins ou insignifiants sont profondément ancrés dans les pratiques quotidiennes. C’est notamment le cas de la proxémie au sein des cours à effectifs réduits. Par exemple, en TD de droit, l’enseignant a tendance à rester au-devant de la salle, à environ un mètre cinquante du premier rang, tandis qu’en TD d’informatique, les enseignants ont pour habitude de s’assoir à une cinquantaine de centimètres à côté des étudiants afin que les deux aient l’ordinateur dans leur champ de vision. En TP de médecine, l’enseignant entre dans le cercle proxémique restreint des étudiants, jusqu’à, parfois, toucher leur corps pour leur montrer des gestes techniques. En effet, l’espace entre les corps est culturellement normé au sein de la communauté pédagogique disciplinaire.
42Les manifestations corporelles en cours sont chargées de significations sociales et symboliques et les gestes et les postures sont perçus et interprétés en fonction du contexte spécifique de l’interaction (Le Breton, 2021). Par exemple, en TP de médecine, il est fréquent que les enseignants demandent aux étudiants de se mettre en sous-vêtements afin d’enseigner des gestes d’auscultation ou de soin, ce qui paraitrait inapproprié dans un cours d’une autre discipline de l’enquête comme le droit ou les mathématiques. Le rapport au corps diffère donc d’une discipline à l’autre.
43Ainsi, il existe un enchâssement entre une communauté pédagogique et des communautés pédagogiques disciplinaires dont les différences de normes et d’usages s’inscrivent également dans les corps.
44Certains comportements corporels sont transverses aux disciplines. Concernant la posture, l’ensemble des enseignants se tient droit face aux étudiants et 36 enseignants sur 38 font cours debout. Le regard, comme outil phatique, est également utilisé par l’intégralité des enseignants observés.
45Au-delà de ces traits communs aux enseignants, des spécificités existent dans les communautés pédagogiques disciplinaires puisque les mouvements signifiants du corps « révèlent une appartenance culturelle » (Le Breton, 2021, p. 174).
46Par exemple, les gestes coverbaux, correspondant aux gestes qui accompagnent la parole, ne sont pas utilisés de la même manière ni à la même fréquence selon les disciplines. En effet, certains types de gestes sont recensés chez les enseignants observés comme :
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L’acquiescement sous forme de hochement de tête lorsque des étudiants prennent la parole ;
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L’énumération digitale en cas d’énumération orale ;
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La désignation, à l’aide du bras, d’un étudiant afin de lui donner la parole ;
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Le fait de lever le menton pour signifier aux étudiants qu’est attendue une réponse à une interrogation non phatique comme « c’est clair ça ? », dont la valeur interlocutive est ambigüe.
47De manière générale, certains gestes sont utilisés dans l’ensemble des disciplines comme appuyant les propos, les illustrant ou les accompagnant en désignant des éléments visuels. Cependant, ces gestes peuvent être spécifiés en fréquence et caractéristiques selon les disciplines. De même, des gestes sont utilisés uniquement au sein de certaines disciplines.
48En cours magistral de droit, le corps de l’enseignant constitue le seul support visuel accompagnant le discours. Ainsi, les enseignants ont recours à une gestuelle qui se caractérise par :
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Des gestes descriptifs qui accompagnent le discours ou en affinent le sens. Ces gestes sont rapides et brefs et se placent directement sur le mot prononcé sans entraver le débit de parole de l’enseignant. Par exemple, lorsqu’un enseignant dit « deux ordres juridiques sont perméables l’un à l’autre » [O ; D ; 8], il colle ses deux poings l’un contre l’autre à la prononciation de l’expression « perméables ».
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Des gestes rythmiques, ponctuant l’énoncé par leur cadence sans en modifier le sens, viennent appuyer les propos, comme un poing levé dans le vide ou encore une main jetée vers l’avant ou qui vient taper sur la table.
49Les observations montrent que l’aisance avec laquelle ces enseignants de droit emploient la gestuelle les distingue des enseignants des autres disciplines de l’enquête. Leurs gestes sont amples, délicats et souples, mais également fortement précis et mesurés, évitant tout excès ou mouvement superflu. Le reste du temps, leurs mains sont posées sur la table ou le long de leur corps. Les enseignants parlent de l’importance d’une « mise en scène minimaliste » [E ; D ; 9] avec l’idée de « faire le moins de gestes possible » [E ; D ; 8] en évitant « les gestes parasites » [E ; D ; 9].
50La plupart des TD de droit se basent sur une interaction constante entre étudiants et enseignants. Les « rites d’interaction » (Goffman, 1974), comprenant les rituels et conventions qui encadrent les relations entre enseignants et étudiants, se manifestent notamment à travers des gestes de désignation employés pour interroger ces derniers.
51En mathématiques, le tableau, support principal du cours, agit comme un acteur non-humain (Latour, 2007) qui conditionne les mouvements des enseignants. Ces derniers élaborent des stratégies pour ranger leur main qui n’écrit pas, par exemple en la plaçant dans leur poche ou en la laissant pendre le long de leur corps. La gestuelle est moins précise que celle des enseignants de droit. Les enseignants de mathématiques ont fréquemment recours à :
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Des gestes non didactiques répétés comme le fait de poser une main sur leur visage, se toucher les cheveux, se frotter les mains.
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Des gestes déictiques, qui inscrivent le propos de façon inhérente au temps et au lieu de la communication en désignant au tableau l’élément mentionné oralement.
52Les enseignants emploient fréquemment, et principalement en TD, un geste symbolique en passant de main à main la craie aux étudiants invités à effectuer une démonstration au tableau. Ce geste agit symboliquement comme un transfert du centre de l’attention du corps enseignant vers celui de l’étudiant.
53En cours magistral d’informatique, les enseignants sont constamment en mouvement, assurant le lien entre le tableau et les étudiants, ayant « sans arrêt besoin de montrer des croquis » [E ; I ; 3]. Ainsi, les enseignants ont recours à :
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Des gestes descriptifs, qui sont régulièrement utilisés pour illustrer des concepts complexes, comme en positionnant les deux mains tendues parallèlement, l’une en face de l’autre, pour parler d’un intervalle. Mais contrairement aux enseignants de droit, leurs gestes impliquent un ralentissement de leur rythme de parole puisqu’ils ont tendance à s’arrêter quelques secondes sur le concept qu’ils illustrent de leurs mains.
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Des gestes déictiques, comme en mathématiques, pour désigner les éléments d’un schéma ou d’un croquis. D’après les enseignants, ces gestes sont importants en informatique, discipline où « si on devait juste expliquer avec la voix il faudrait que les gens aient une imagination qui soit assez importante » [E ; I ; 3].
54En médecine, les enseignants restent généralement immobiles pendant le cours magistral, certains étant assis, d’autres se tenant debout derrière un pupitre. Leurs mouvements se limitent essentiellement à leurs bras et l’utilisation de la gestuelle se fait principalement à travers :
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Des gestes déictiques corporellement centrés, visant leur propre corps, pour montrer, par exemple, l’endroit où se trouve un organe. Ces gestes sont ponctuels.
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Des gestes déictiques visant à pointer le diaporama. Ce type de geste se constate plus rarement que dans les autres disciplines qui utilisent des diaporamas imagés. Les enseignants privilégient l’utilisation d’une souris ou d’un laser comme pointeur plutôt que de leurs bras, comme l’explique une enseignante : « je décris un schéma donc je suis beaucoup avec mon pointeur » [E ; Me ; 26].
55Les séances pratiques présentent une dynamique bien différente. On y relève :
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Des gestes de contact avec de nombreux contacts physiques, tels que l’action d’attraper le bras ou la jambe d’un étudiant afin de montrer des techniques ou des manipulations spécifiques.
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Des gestes techniques, dont le corps de l’enseignant devient référent. Les étudiants observent attentivement les gestes des enseignants qui donnent de nombreuses indications sur la façon d’utiliser le corps. Nous observons un enseignant enfiler un gant et dire « je viens tirer dessus pour qu’il vienne se bloquer » [O ; Me ; 40], afin que les étudiants reproduisent le geste. Un autre enseignant, tout en piquant un pied de cochon avec une aiguille, explique : « on fait deux tours dans un sens, on attrape le plus possible à l’extrémité » [O ; Me ; 35]. Ces gestes techniques sont extrêmement précis et les enseignants ont recours à un métadiscours constant sur leur gestuelle, décrivant chaque mouvement avec une grande précision.
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Des gestes substitutifs, autrement dit, qui agissent comme des substituts non verbaux pour des concepts ou des actions spécifiques. Par exemple : « si je fais ça, puis ça, il faut que je recommence » [O ; Me ; 40]. Sans voir le corps de l’enseignante, nous ne pouvons comprendre ce que signifie le « ça ».
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Des gestes modèles que les étudiants doivent reproduire, comme lorsqu’un enseignant montre la façon de tenir l’aiguille et le fil pour effectuer des points de suture.
56En sciences de la terre, l’enseignement repose sur une approche visuelle nécessitant une présence physique et active des enseignants. Dans les entretiens, le terme « voir » revient fréquemment, soulignant l’importance accordée à la visualisation des concepts enseignés. Les gestes de l’enseignant permettent de faire le lien entre son discours et les éléments visuels présentés. Comme le souligne une enseignante, « il y a un lien vraiment physique entre ce qu’on dit et ce qu’on montre » [E ; ST ; 32]. Ainsi, les enseignants utilisent :
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Des gestes descriptifs pour illustrer des idées, comme lorsqu’une enseignante évoque la notion de « haute altitude » en levant ses bras vers le haut.
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Des gestes déictiques pour montrer des éléments sur le diaporama. Dans de nombreux cas, le discours de l’enseignant ne serait pas compréhensible sans le complément de sa gestuelle puisque l’élément désigné à l’image offre généralement des indications supplémentaires au discours, comme lorsqu’un enseignant pointe du doigt un élément spécifique en disant « ici la partie turbulente » [E ; ST ; 27] ; « là par exemple » [E ; ST ; 36].
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Des gestes que nous appelons définitionnels, qui n’accompagnent pas le mot, mais le remplacent en portant en eux-mêmes une démonstration. Ces gestes sont utilisés pour schématiser et donner vie à des processus ou mouvements comme lorsqu’une enseignante dit « des troncs qui tournent comme ça » en mimant avec ses gestes [E ; ST ; 32].
57Contrairement aux autres disciplines où l’enseignant regarde les étudiants lorsqu’ils effectuent des gestes, en sciences de la terre, les enseignants ont tendance à porter une attention visuelle à leur propre gestuelle, comme pour y attirer l’attention des étudiants. Le geste n’est plus uniquement un appui du propos, mais un véritable support des concepts enseignés.
58Des cours d’anglais sont dispensés aux étudiants de l’ensemble des autres disciplines mentionnées, par groupes d’une vingtaine d’étudiants au sein d’une salle de classe.
59Les enseignants utilisent plusieurs types de gestuelle :
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Des gestes descriptifs amplifiés, en mimant un mot ou une expression avec l’ensemble du corps. La gestuelle des enseignants est souvent porteuse de sens en elle-même et suffirait parfois à comprendre le propos.
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Des gestes expressifs qui « traduisent l’affectivité du sujet » (Le Breton, 2021), pour encourager les étudiants, notamment par le sourire et les applaudissements.
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Des gestes d’animation, autrement dit de gestion de classe ou de placement des étudiants (Tellier et al., 2014), qui sont utilisés pour donner des consignes comme se mettre en groupe, parler plus fort, se déplacer, etc.
60Les enseignants utilisent également régulièrement leur visage pour accompagner leurs gestes afin de donner des indices visuels concernant l’émotion associée au message ou la prononciation des syllabes avec l’utilisation d’une articulation exagérée. Selon une enseignante, cela « aide à comprendre le message qui est en train d’être transmis » [E ; A ; 7].
61En résumé, la caractérisation des types de gestes révèle que leur utilisation varie selon la discipline enseignée, comme l’illustre le Tableau 1 ci-dessous.
Tableau 1 : Types de gestes les plus fréquents par discipline
Discipline
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Type de gestes
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Droit
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Descriptif court
Rythmique
De désignation (TD)
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Mathématiques
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Déictique
Non didactique répété
Symbolique
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Informatique
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Descriptif long
Déictique
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Médecine
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Déictique corporellement centré
De contact (TP)
Technique (TP)
Substitutif (TP)
Modèle (TP)
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Sciences de la Terre
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Descriptif
Déictique
Définitionnel
Technique (TP)
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Anglais
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Descriptif amplifié
Expressif
D’animation
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62Ces spécificités sont en partie attribuables à la mémoire didactique des disciplines. En d’autres termes, chaque discipline s’inscrit dans une construction sociohistorique ayant créé, au fil de son histoire, des « univers de pensée ». Ces univers se caractérisent par un ensemble de normes, de croyances et de valeurs propres aux savoirs disciplinaires, à leur enseignement et à leur acquisition. Ils englobent également des réalités cognitives ainsi que des manières de penser et d’agir, ancrées dans des traditions où les savoirs remplissent des rôles et des fonctions spécifiques. Ces caractéristiques s’inscrivent dans des jeux de langage spécifiques à chaque discipline. Par exemple, en Sciences de la Terre, il est crucial de bien décrire et observer attentivement un élément naturel pour le repérer dans une nomenclature ou dans la nature. En anglais, où la compréhension linguistique peut être incertaine, il est nécessaire d’utiliser des gestes descriptifs amplifiés pour rendre le propos visuel. Nous émettons l’hypothèse que la gestuelle des enseignants est également liée à la professionnalisation de la discipline. En droit, par exemple, les mouvements des enseignants sont précis et les gestes parasites contrôlés, car la maîtrise de la gestuelle est essentielle pour l’éloquence lors d’une plaidoirie. De même, dans les métiers du soin, la précision technique des gestes effectués et reproduits sur un patient revêt une importance capitale lors de la prise en charge médicale du patient.
63Les recherches sur les pratiques corporelles des enseignants soulignent l’importance cruciale du corps dans les interactions pédagogiques en classe, mettant également en évidence son rôle central dans l’organisation et la dynamique des situations d’enseignement-apprentissage (Jorro, 2004 ; Jourdan, 2018). Cependant, ces pratiques corporelles demeurent souvent un savoir implicite de l’agir professionnel (Jorro & Dangouloff, 2018), ce qui en limite la formalisation et la reconnaissance des effets dans le champ de la formation.
64La majorité des études en France portant sur le corps de l’enseignant se centrent sur les niveaux d’enseignement primaire et secondaire (Vanier, 2010 ; Tellier, 2022). La recherche présentée dans cet article s’inscrit dans la continuité de ces travaux tout en élargissant la perspective au contexte de l’enseignement universitaire. Bien que des recherches internationales se développent sur le rôle du corps dans l’enseignement supérieur, notamment avec le courant de recherche sur l’embodiment in teaching (Nguyen & Larson, 2015 ; Bolldén, 2016 ; Androwkha & Jézégou, 2020 ; Hegna & Ørbæk, 2024), ce champ reste encore peu exploré dans la littérature francophone. De surcroît, les recherches récentes sur le corps dans l’enseignement supérieur se centrent majoritairement sur la présence corporelle dans l’apprentissage en ligne (Guironnet, 2020 ; Archieri, 2023). Notre enquête souligne toutefois la nécessité de porter une attention accrue au corps de l’enseignant dans les contextes d’enseignement en présentiel.
65Par ailleurs, si les travaux existants tendent à aborder le corps de l’enseignant de manière générique, sans prise en compte des spécificités disciplinaires (Visioli & Petiot, 2018), les résultats de l’enquête mettent en lumière la nécessité de considérer la discipline d’enseignement dans l’étude des pratiques corporelles enseignantes. En effet, les différentes façons de mobiliser le corps en situation d’enseignement à l’Université traduisent des pratiques inscrites au sein de ce que nous nommons des « cultures pédagogiques disciplinaires » qui possèdent leurs propres normes et usages du corps. Ces différences de pratiques corporelles entre les disciplines s’expliquent à la fois par des habitudes incorporées et transmises par la communauté ainsi que par des nécessités didactiques et pédagogiques liées aux structures épistémologiques des savoirs transmis. Ainsi, le corps enseignant est pris dans un enchâssement de communautés de pratique qui implique des régularités dans la façon de « faire corps » des enseignants de chaque discipline.
66Les formations pédagogiques destinées aux enseignants du supérieur reflètent une reconnaissance croissante de l’importance des pratiques corporelles, intégrant des modules spécifiquement dédiés à ces aspects. Cependant, ces formations se fondent souvent sur des recommandations génériques, telles que des consignes sur les déplacements à privilégier pour capter l’attention des étudiants ou sur les types de gestes considérés comme favorisant une communication efficace. Ainsi, des recherches de terrain qui prennent en compte les spécificités disciplinaires apparaissent nécessaires afin d’interroger les dispositifs de formation à l’aune des caractéristiques et des besoins propres aux savoirs transmis dans chaque discipline.
67Enfin, dans l’enseignement universitaire, le corps de l’enseignement est en constante interaction avec les étudiants. Le corps de ces derniers envoie constamment des signaux durant les séances de cours. Les étudiants ne peuvent ainsi être considérés uniquement comme réceptacles d’un savoir transmis (Tourneur, 2024). Nous émettons alors l’hypothèse que ces corps étudiants sont également pris dans des normes et des usages qui fondent un apprentissage par corps de leurs pratiques. Une enquête en cours, dans cette perspective, a pour objectif de spécifier ces corps étudiants et d’analyser la façon dont ils participent à la co-construction des situations d’enseignement et dont les pratiques corporelles s’inscrivent au sein d’une communauté de pratique étudiante, puis d’une communauté de pratique étudiante disciplinaire.