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Dossier

Une méthode pour documenter la prise en compte de la corporéité en formation

Étude exploratoire à propos d’une formation en présentiel en orthophonie
A Method for Documenting How Corporality is Taken into Account in Training – Exploratory Study of a Face-to-face Training Course in Speech Therapy
Catherine Archieri

Résumés

L’acception du corps dans les travaux menés relève de la tradition phénoménologique telle que considérée par Merleau-Ponty selon laquelle il occupe une place centrale dans l’expérience humaine et la compréhension du monde. Le corps perçu est considéré comme le point d’ancrage de l’existence et le moyen par lequel le sujet s’engage et interagit avec le monde qui l’entoure (Merleau-Ponty, 1945). Ainsi, le corps n’est pas simplement un objet matériel parmi d’autres, mais il est à la fois le moyen par lequel nous percevons et agissons dans le monde. Merleau-Ponty soutient que notre conscience du corps ne se limite pas à une représentation mentale, mais qu’elle est ancrée dans notre expérience corporelle concrète. Pour le dire autrement, le corps est le fondement de notre existence. Il est le point de départ de notre expérience du monde, de notre relation avec les autres et de notre expression. Le corps est le lieu où se rencontrent le sujet et le monde, l’esprit et la matière. Dans la formation des adultes, en particulier dans l’enseignement supérieur, le corps est une dimension très souvent oubliée. Pour autant, l’expérience corporelle en formation est un aspect important qu’il s’agit de pouvoir instrumenter en formation, et donc documenter en recherche. Cette contribution scientifique consiste à présenter une méthodologie adaptée à l’analyse de la construction de l’expérience corporelle d’acteurs participant à des enquêtes empiriques. Il s’agit de documenter la place du corps dans les dynamiques relationnelles, en examinant sa prise en compte (ou non) dans différents environnements de formation et modalités d’apprentissage. Le projet à long terme est d’obtenir des résultats sur différents terrains de l’enseignement supérieur, qui mettent en évidence la prise en compte de la corporéité (Varela et al., 1993) en formation ainsi que la façon dont le corps se présente comme un aspect crucial pour l’apprentissage. Ce travail s’inscrit dans un programme de recherche en analyse des environnements de formation et de l’activité (Albero et al., 2019 ; Albero et Simonian, 2020 ; Guérin et al., 2023). Ce programme est fondé sur l’hypothèse d’une interrelation dynamique et évolutive entre environnements, activité individuelle et collective et artefacts, selon des ajustements permanents d’adaptations, d’appropriations, de transformations dans une visée d’autonomisation et de développement. Les résultats de recherche présentés dans le cadre de cet article sont issus d’une enquête menée lors d’une formation en présentiel dans un premier cycle universitaire français, en 3e année de licence d’orthophonie. Ils ouvrent la voie à des pistes pédagogiques – ouverture de l’action de formation hors les murs du campus, tenue de journaux de bord sensoriels, réalisation de jeux de rôles – ancrées dans une compréhension holistique de l’agir humain.

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Texte intégral

1. Introduction

1Le corps est indéniablement le lieu premier d’apprentissage, non pas simplement un lieu parmi d’autres, mais le fondement originel sur lequel se construit la relation sensible et dynamique de « ma » présence (de mon incarnation) au monde et aux autres. Cet « ancrage » (Merleau-Ponty, 1945) est le point de départ à partir duquel le monde se déploie pour moi et où « je » me déploie dans le monde. Cette centralité du corps, appelée aussi corporéité, est reconnue par Merleau-Ponty avec la notion de « corps propre » : « mon » corps est le centre de mon existence, une « puissance à la fois d’agir et de percevoir, et un moyen pour le sujet de s’insérer dans le monde ». Tous les processus de formation et d’apprentissage, formels et informels, biographiques, expérientiels, sociaux, cognitifs, s’originent et s’inscrivent dans l’expérience que le corps fait de lui-même et du monde. La corporéité apparaît ainsi comme une dimension essentielle des processus de construction de l’acteur, tant dans l’espace physique que dans l’espace social. Le corps, en entrant dans un monde déjà formé, agit à son tour sur ce monde qu’il « habite ». Ce monde est complexe et multidimensionnel, à la fois physique, historique, culturel, social, et soumis aux variations du temps et de l’espace, c’est-à-dire à la diversité des cultures et des sociétés (Le Breton, 2024). Entre assujettissement et subjectivation, les corps sont inscrits dans l’histoire, la culture et la société, chaque corps étant le lieu d’une histoire et d’une expérience singulières. Dans la lignée de ces présupposés phénoménologiques, les courants de pensée issus d’une approche écologique de l’agir humain en formation (Guérin et al., 2023), invitent à s’interroger sur la manière de rendre compte de la place de la corporéité dans les processus d’apprentissage et de développement.

2Le projet scientifique consiste à analyser l’expérience d’acteurs pour repérer des configurations d’activités prototypiques corporellement parlant à partir de l’analyse de cinq composantes en formation que sont : l’organisation (O), les ressources humaines (RH) et matérielles (RM) mises à disposition, les publics concernés (P) et les contenus proposés (C) (Albero, 2010b). À l’heure où le savoir est accessible partout et pour tous grâce à internet, notamment avec le recours aux Intelligences artificielles (IA) conversationnelles, la problématique consiste à s’interroger sur les conditions de formations instituées – aussi bien en ligne qu’en présence – pour en faire des lieux d’apprentissage à forte valeur pédagogique ajoutée venant instrumenter l’expérience corporelle (Archieri, 2023) ; l’hypothèse étant faite qu’ils devront considérer, sans nul doute, l’expérience sensori-motrice comme un passage obligé.

3Le propos de cet article ambitionne de démontrer que l’analyse de la prise en compte – ou non – de la corporéité de situations de formation à l’âge adulte nécessite une méthodologie spécifique.

  • 1 Le masculin est employé de manière générique par souci de lisibilité d’un texte relativement long. (...)

4La première section de cet article est consacrée au positionnement théorique adopté : l’approche écologique des situations de formation (Guérin, 2012 ; Guérin et al., 2023). Cette approche permet d’étudier les relations entre l’activité et son environnement, en termes de ce qui instrumentalise l’activité d’apprentissage. La seconde section présente les méthodes de recueil de matériaux et de construction de données qui ont permis de documenter les jeux de tension, les régularités et variations des configurations d’activité dans le cadre d’une enquête sur la construction de l’expérience corporelle. La troisième section a vocation à produire une illustration de la méthode employée en exposant les premiers résultats d’une enquête exploratoire menée sur une formation en présentiel, à destination d’étudiants1 en orthophonie. Elle permet de stabiliser la dimension corporelle comme champ d’investigation en formation et de proposer quelques pistes d’évolution à visée praxéologique (Guérin, 2012).

2. Approche épistémo-théorique adoptée

5Le positionnement épistémo-théorique développé dans ces travaux s’inscrit dans la continuité de recherches antérieures (Albero et al., 2019 ; Albero et Guérin, 2014). Ils s’inscrivent dans une approche ethnographique centrée sur l’observation des actions spécifiques d’acteurs en situation de formation (Guérin, 2012). S’appuyant sur les travaux de Linard (1989, 1994, 2001, 2019), la notion d’activité (individuelle et collective) occupe une place centrale, envisagée comme une interaction finalisée des acteurs, guidée par une quête d’objet (matériel ou symbolique) dans un environnement donné (naturel, culturel, technique, social).

2.1. Centration sur l’activité

6L’approche scientifique mobilisée vise à étudier les situations telles qu’elles se présentent aux acteurs, dans leur évidence quotidienne de la pratique sociale (Dosse, 1995), ainsi que dans leurs systèmes d’interactions denses, influencés par un environnement (écosystème) tout en influençant cet environnement (milieu). En d’autres termes, il s’agit de rendre compte de l’activité d’apprentissage des acteurs, non pas au sens commun de toute activité réalisée dans une pratique sociale, mais selon le concept d’activité d’apprentissage, qui illustre une relation dynamique asymétrique entre l’acteur et l’environnement d’apprentissage. Dans ce contexte, l’acteur (individuel et/ou collectif) détermine ce qui est significatif pour lui, selon ses intentions, capacités, buts, etc. (Albero & Guérin, 2014 ; Guérin, 2012). L’analyse de l’activité d’apprentissage se concentre sur son caractère incarné (Linard, 1989), situé (Suchman, 1987), intersubjectif (Giddens, 1994), et distribué (Hutchins, 1995 ; Lave, 1988), étant à la fois la source et le produit d’interactions en un lieu et un moment donné, entre acteurs et objets.

2.2. Inscription dans le paradigme de l’énaction

7En Sciences de l’éducation et de la formation (SEF), le paradigme de l’énaction offre une perspective renouvelée de l’apprentissage et de l’enseignement, en insistant sur l’interaction dynamique entre les acteurs et leur environnement. Selon ce paradigme, l’apprentissage est considéré comme un processus incarné où les acteurs construisent activement leur compréhension à travers des interactions sensori-motrices avec leur environnement éducatif. Varela et al. (1993) soulignent que la cognition est enracinée dans les expériences corporelles et les contextes situés, ce qui signifie que les activités éducatives doivent engager les acteurs de manière holistique, en prenant en compte leur corps et leur contexte social et culturel. Les travaux de Linard (1996) illustrent l’application de l’énaction en éducation, en montrant comment les environnements d’apprentissage peuvent être conçus pour favoriser des interactions riches et significatives entre les apprenants et leur milieu. Cette approche implique de concevoir des activités pédagogiques qui ne se limitent pas à la transmission passive de connaissances, mais qui encouragent les apprenants à explorer, manipuler et expérimenter dans des contextes authentiques. Elle met également l’accent sur la dimension sociale de l’apprentissage, reconnaissant que la cognition est distribuée parmi les membres d’une communauté d’apprentissage et que les interactions sociales jouent un rôle crucial dans le développement cognitif (Hutchins, 1995). En somme, l’énaction telle que mobilisée en SEF promeut une vision de l’apprentissage comme un processus actif et incarné, où les apprenants co-construisent leur compréhension en interaction avec leur environnement et les autres apprenants, rendant ainsi l’expérience éducative signifiante.

8L’inscription énactive des travaux induit un appareillage méthodologique adapté pour rendre compte du couplage dynamique entre l’acteur et son environnement.

3. Méthodologie pour recueillir, organiser et construire des données

9La méthodologie qui a cours en écologie des situations de formation (Guérin, 2012) concerne la prise en compte de l’activité collective dans le cadre d’enquêtes empiriques. Il s’agit, grâce à diverses études de terrain, d’étudier les phénomènes liés à l’action d’apprenants dans le cadre de situations ordinaires de formation. Pour dépasser les limites des analyses de surface et prendre en compte les points aveugles des approches comportementalistes, l’approche par l’étude de l’activité en situation consiste à produire une analyse sémiologique en tant que réduction acceptable de la complexité (ibid.). Autrement dit, il s’est agi, pour le cas présent, d’analyser des situations de formation au cours d’un module destiné à des étudiants de troisième année de licence d’orthophonie afin d’identifier, de manière argumentée, celles qui sont particulièrement révélatrices du phénomène de corporéité étudié.

3.1. Observatoire de l’activité dans des situations de formation

10Dans l’approche sémiologique adoptée pour conduire des enquêtes empiriques ayant pour finalité d’étudier l’activité humaine en contexte, il est indispensable de documenter différents objets théoriques, définis comme des réductions de la complexité, en prenant appui sur des outils spécifiques de recueil et d’analyse de données. La notion d’observatoire (Theureau, 2004, 2006) est mobilisée pour décrire les outils méthodologiques adoptés, en considérant que les données n’existent pas en soi, mais qu’elles sont produites, générées, élaborées, construites par un questionnement théorique et empirique à des fins d’enquête. Cette option méthodologique s’impose dans la mesure où la description du couplage structurel (Varela, 1989) de l’acteur avec sa situation intègre la production de données de description de la dynamique interne de l’activité, exprimée du point de vue de l’acteur, à la première personne. Cette production de données subjectives en vue d’une description de l’activité telle qu’elle est vécue par l’acteur est ensuite enrichie par l’articulation à une description extrinsèque du contexte de l’activité informant sur l’état de l’acteur au moment où il agit, sa culture et ses habitus (Bourdieu, 1997), ses contraintes et les caractéristiques de son environnement. L’articulation de ces deux types de données est produite selon le principe du primat de la description de l’expérience de l’acteur, car, si les données extérieures apparaissent plus objectives, elles restent néanmoins filtrées par l’expérience de l’acteur et son point de vue. Ce primat à l’expérience interne permet d’accorder un statut singulier à cette description de la situation vécue par l’acteur. Pour accéder à une description symbolique acceptable du couplage structurel de l’acteur avec son environnement, les chercheurs qui s’inscrivent dans l’approche théorique du cours d’action visent à documenter ce qui est montrable, racontable, mimable, commentable (Theureau, 2004) par l’acteur relativement à la situation vécue. Les méthodes de recueil et de construction de données dans un tel observatoire exigent des conditions contractuelles culturelles, sociales et éthiques favorables à la participation la plus authentique possible des acteurs. Les conditions et les modalités de recueil de données sont stabilisées et actualisées progressivement avec eux. Ceux-ci participent donc à la réflexion méthodologique poursuivie tout au long des différentes enquêtes, ce qui constitue une condition minimale pour approcher le sens construit par l’acteur ainsi que les conditions et caractéristiques de son couplage structurel avec son environnement.

3.2. Conditions contractuelles et éthiques des relations entre chercheur et participants aux enquêtes

11Les participants aux enquêtes sont particulièrement sollicités dans la mesure où ils subissent parfois la difficile contrainte d’être filmés et observés lors de leur expérience vécue, mais aussi longuement interrogés par le chercheur préoccupé par une reconstruction précise et rigoureuse de la signification de leur vécu. Cette phase de l’enquête est conduite à partir d’une autoconfrontation les mettant face à l’enregistrement vidéo et audio de leur activité. Liées à la définition des objets théoriques du cours d’action (Theureau, 2006), ces exigences conduisent à passer de longs moments sur le terrain, afin d’obtenir des conditions contractuelles, culturelles et sociales, mais aussi éthiques favorables. Celles-ci se construisent progressivement à partir de trois étapes : l’approche du terrain, l’immersion dans le lieu de l’activité, l’observation systémique (Guérin, 2012), rigoureusement instrumentée.

12La première période consiste en une acculturation avec le contexte d’étude. Il s’agit de la phase de prise de contact, de négociation sur les conditions de la présence du chercheur. L’immersion est un moment de familiarisation réciproque donnant lieu à des discussions formelles et informelles. Cette étape, qui donne également lieu à l’introduction progressive d’outils techniques d’enregistrement (caméras, micros) s’inscrit dans la culture méthodologique d’une enquête de type ethnographique (Laplantine, 2005). Enfin la dernière étape, facilitée par une familiarisation réciproque des différents acteurs garantissant l’authenticité et la sincérité de leur engagement, est marquée par l’enregistrement systématique de l’action de formation étudiée et la conduite des entretiens d’autoconfrontation conduits auprès des participants à l’enquête.

13La construction progressive et le partage d’une culture et d’un langage communs contribuent à la qualité de la contractualisation (Laplantine & de Singly, 1996). Dans la période de familiarisation mutuelle, deux objectifs sont visés : de la part du chercheur, suspendre les points de vue professionnel et personnel, y compris le point de vue d’intervenant dans la mesure où le statut d’enseignant-chercheur conduit aussi à assumer ces fonctions à d’autres moments, pour se rapprocher au plus près de celui des acteurs enquêtés ; de la part des acteurs devenus participants de l’enquête, il s’agit de prendre l’habitude de cette présence, d’être tenus informés sur les objectifs et les modalités concrètes de l’étude, de discuter les aspects contractuels les liant au chercheur. La familiarisation des participants concerne également les divers outils de la recherche (techniques et méthodologiques) : modes d’observation, de notation, d’entretien, d’autoconfrontation ou encore de traitement des données qui sont susceptibles de susciter la curiosité des participants.

14Dans cette étape, certains aspects contribuent à l’instauration d’un climat de confiance mutuelle autant qu’à la structuration du cadre contractuel qui associe l’ensemble des participants à la recherche : une information complète relative aux objectifs de l’étude et aux conditions de participation de chacun (durée, fréquence des réunions, etc.) ; une liberté d’engagement constante dans l’étude par la possibilité à tout moment de refuser la présence du chercheur, l’enregistrement de l’activité en cours, les séances d’autoconfrontation ; un accès libre et permanent à toutes les données les concernant ; la protection de l’anonymat et la confidentialité des données (Guérin, 2012).

3.3. Méthodes de recueil de matériaux empiriques

15Chaque enquête donne lieu à la construction de deux types de données : 1) le résultat d’observation destiné à la description la plus objectivée possible de l’expérience ; 2) les verbalisations de l’activité étudiée, visant l’explicitation en première personne et en continu de la conscience préréflexive du participant, émergeant du couplage structurel avec son environnement, autrement dit ce qui se présente immédiatement à sa conscience au moment de l’activité (ibid.). Dans l’étude présentée ici, il s’est agi de se centrer sur les expériences corporellement significatives du point de vue de participants.

16Par un processus de repérage et de croisement de différentes sources d’information extrinsèques au participant à l’enquête, le chercheur produit des données les plus objectivées possibles (ibid.) à propos de l’état de ce dernier au moment de l’étude, de sa culture d’activité et de son contexte d’action. La corporéité, par exemple dans le cadre des situations motrices proposées par l’enseignant, l’attention accordée aux pauses ou à l’éprouvé corporel (Berger-Grosjean, 2023) font particulièrement l’objet de l’attention du chercheur dans le cadre de l’étude proposée. Même si ces informations extrinsèques sont principalement recueillies au cours des deux premières périodes de contact et de familiarisation ethnographique, elles sont en réalité élaborées tout au long de l’enquête menée grâce aux observations du chercheur et aux divers contenus des entretiens d’autoconfrontation.

17Pour l’ensemble des études conduites lors de l’étape d’observation systématique, un outillage ad hoc permet d’enregistrer les comportements et communications des acteurs en situation naturelle de formation. L’objectif consiste à recueillir des traces continues, les plus riches possibles, de la dynamique des conduites en relation avec leur environnement. Ces outils techniques d’enregistrement partagent un certain nombre de caractéristiques : une caméra grand-angle, des micros émetteurs portés par les participants volontaires. Selon les caractéristiques des situations et de l’objet d’étude, des modifications peuvent être apportées telles que le choix des plans, le placement et le nombre de caméras. À ces données en extériorité, vient s’ajouter la description de l’activité à partir de verbalisations en première personne du participant.

3.4. Description de l’activité subjective à partir de la verbalisation du participant

18À l’issue des enregistrements audiovisuels des communications et comportements des participants en situation naturelle de formation, des entretiens d’autoconfrontation sont conduits de manière à documenter la dimension préréflexive de l’activité. L’entretien de type explicatif consiste à encourager l’expression du participant à l’enquête à propos de son expérience vécue ; l’idée étant d’accéder à la dimension intrinsèque du point de vue de l’acteur à partir de la situation filmée. Quand il n’est pas possible de capter des traces d’activité sous la forme de vidéos nécessaires à l’autoconfrontation, on propose de mener avec eux des entretiens de remise en situation (Theureau, 2010). Si dans une première étape de familiarisation les participants ont tendance à rester centrés sur la description ou la justification de leur action, il appartient au chercheur d’orienter progressivement l’expression sur un mode plus introspectif. Il est donc indispensable de faire preuve de patience pour que, d’une part, chacun puisse tirer parti des situations d’autoconfrontation comme d’un outil efficace de mise en mots de l’expérience et que, d’autre part, le chercheur dispose de matériaux fiables permettant de reconstruire la signification des activités étudiées d’un point de vue anthropologique (Guérin, 2012).

19Lors de chaque enquête, les entretiens d’autoconfrontation sont conduits dans un court délai par rapport aux séances d’actions de formation, afin de se rapprocher au plus près de l’expérience des participants. Les entretiens ne portent pas sur la totalité des situations enregistrées, mais sur des extraits choisis par le chercheur du fait du lien avec son objet d’étude et parfois en collaboration avec le participant concerné. Le film est visionné et interrompu à l’aide d’une télécommande par le participant, plus rarement par le chercheur.

20En prenant appui sur les données d’enregistrement, l’autoconfrontation consiste à aider le participant à expliciter ses actions, communications, interprétations et focalisations (Theureau, 2004). La conduite de l’entretien est caractérisée par un questionnement qui vise à documenter strictement ce qui, dans l’expérience telle qu’elle a été vécue par l’acteur, est montrable, racontable, commentable. Concrètement, les questions sont les suivantes : « Que fais-tu, là corporellement parlant ? Qu’est-ce que tu te dis à ce moment-là ? À quoi accordes-tu de l’attention dans ton corps ? Que ressens-tu corporellement ? Comment te sens-tu à ce moment-là ? Quelles sensations éprouves-tu ? ». Des formules plus générales peuvent être employées, telles que « Qu’est-ce qui se passe pour toi, là ? ». Les questions qui commencent par « pourquoi ? » sont évitées, car elles induisent une explication de cause à effet, voire une justification. L’enjeu est d’ouvrir la possibilité d’autres modes d’intelligibilité en vue d’approcher des préoccupations, attentes, états émotionnels, repères signifiants qui orientent l’activité. Deux formes de relances issues de l’entretien d’explicitation (Vermersch, 1994) sont adoptées. Il s’agit de relances « vides de contenu » construites sur l’utilisation déictique floue et ouverte de type : « et là… ? » (Petitmengin, 2010). Au-delà de ce fil conducteur qui vise à ancrer les propos du participant dans son vécu, la conduite de l’entretien est marquée à la fois par des exigences et de l’aide. La première exigence est celle de la précision de l’expression par la demande d’un propos le plus complet possible. Les relances utilisées sont du type : « Peux-tu être un peu plus précis ? », « Est-ce que tu peux m’en dire un peu plus sur… », « Est-ce que tu vois autre chose à dire sur ce moment-là ? ».

21Pour finir cette présentation des principes génériques de l’observatoire des situations étudiées, il est possible d’affirmer que les données construites sont le produit d’une activité collaborative de recherche et que leur richesse est largement liée à la qualité de la relation qui s’instaure entre le chercheur et les acteurs concernés (Guérin, 2012).

3.5. Cadre d’analyse des données relatives à la pensée signe

22Les données recueillies sont ensuite analysées en référence au modèle générique de description de l’expérience humaine, le cadre sémiologique (Theureau, 2004, 2006). Ce modèle rend compte de l’activité comme d’un processus sémiotique et se fonde sur la notion de signe. Cette étape dans le processus de recherche vise à reconstruire l’organisation et la signification du cours d’expérience (Theureau, 2004) des acteurs à partir de données d’observations ethnographiques et d’entretiens d’autoconfrontation. La reconstruction produite s’inspire du signe hexadique théorisé par Theureau et n’en conserve pour la construction des données que l’Unité Significative Élémentaire (USE) pour l’analyse locale de l’expérience des acteurs (Theureau, 2004). Lors de cette phase, le chercheur s’attache à modéliser le plus fidèlement possible le monde de signification tel que l’expriment les acteurs. Il s’agit alors concrètement d’assurer le passage d’une sémantique de l’action (celle de la narration descriptive, voire explicative « de surface ») à une sémantique de l’intelligibilité (celle de la recherche de significations à tendance plus phénoménologique) (Barbier, 2001). Lors de cette étape, toute interprétation est a priori écartée, au profit d’une déconstruction puis d’une reconstruction progressive de la syntaxe et de la sémantique de l’activité (ibid.).

23Pour être fidèle à ce processus de déconstruction-reconstruction, l’ensemble des études empiriques conduites suit généralement plusieurs étapes : 1) une transcription verbatim des données ; 2) une identification sous forme de récits réduits de signes (USE pour le récit local) ou catégories de sens (pour le récit global) ; 3) une documentation des catégories de sens ; 4) une identification des structures significatives plus larges ; 5) une analyse de l’articulation collective des cours d’expérience de chaque participant ; 6) une recherche de traits généraux/généralisations.

24 Ce qui précède a permis de mettre en évidence les exigences auxquelles sont soumises les contraintes méthodologiques pour réaliser une description symbolique de l’activité. Ces exigences en termes de production de connaissances scientifiques offrent la possibilité de s’inscrire dans un programme de recherche scientifique sur l’activité collective en formation à l’âge adulte, en référence à deux critères de fécondité (Lakatos, 1987).

25À l’issue de ce long développement qui décrit la méthodologie adoptée, il convient à présent d’illustrer le propos à travers l’exposé de l’étude exploratoire menée dans un parcours de formation en orthophonie.

4. Résultats, interprétation et discussion sur la prise en compte du corps en formation d’orthophonie

26 La longueur du développement méthodologique réduit l’espace de fait consacré aux résultats. Ainsi, nous prenons le parti de présenter au même endroit et de façon coordonnée les résultats de l’étude, leur interprétation et une discussion à leur sujet. Au préalable, elle précise le contexte du terrain investi pour l’étude de la place du corps dans les situations de formation vécues, et la manière dont ont été recueillies les traces de l’activité et construites les données produites.

4.1. Terrain d’étude et recueil de matériaux

  • 2 Bulletin officiel n° 32 du 5 septembre 2013.
  • 3 Cette modalité EEG a été proposée aux étudiants pour qu’ils enrichissent par eux-mêmes et de façon (...)
  • 4 Cette modalité JdR a été proposée aux étudiants pour qu’ils soient mis en situation de vivre et de (...)
  • 5 Cette modalité AP a été proposée aux étudiants pour qu’ils construisent des connaissances sur les m (...)
  • 6 Cette modalité AR a été proposée aux étudiants pour qu’ils mettent en commun leurs connaissances re (...)
  • 7 L’usage des IACG a été proposé aux étudiants pour qu’ils compilent en groupes des contenus sur les (...)

27L’étude a été menée dans le cadre du premier cycle universitaire en institut d’orthophonie à l’université. Cette population a été choisie du fait de l’intérêt qu’elle porte a priori à la corporéité. Le module étudié s’intitule « apprentissages et didactique », c’est une unité d’enseignement de 30 heures proposées en mode présentiel par un enseignant-chercheur du département de SEF de l’université concernée. Les contenus de formation abordés recouvrent les théories d’apprentissage et les modèles cognitifs, le processus enseigner/apprendre, les spécificités de la formation à l’âge adulte, la fonction d’encadrement de stagiaires et d’information aux personnels du champ professionnel de l’orthophonie, l’hétérogénéité des publics et la didactique professionnelle conformément au référentiel de formation en orthophonie2. Dans le syllabus produit est mentionné que « différentes modalités pédagogiques seront proposées : mise en place d’enquêtes empiriques à réaliser en groupes (EEG)3, jeux de rôle (JdR)4, analyses de pratique (AP)5, analyse réflexive (AR)6, utilisation d’intelligences artificielles conversationnelles et génératives (IACG)7. La finalité des actions de formation proposées sera d’expérimenter des pratiques, et d’être capable de les analyser ».

28Ces éléments de cadrage produit renseignent sur les intentions pédagogiques poursuivies et ont contribué à documenter des éléments extrinsèques relatifs à l’activité. L’appareillage méthodologique mobilisé et exposé plus haut a permis de construire des données sur la construction de sens du point de vue des acteurs qui ont accepté de participer à l’étude relativement à la prise en compte de la corporéité dans la formation. Le projet de recherche a été exposé à l’enseignant, aux trente étudiants que comptait cette promotion ainsi que les conditions de captation vidéo des matériaux de recherche. Une caméra grand-angle a été installée sur l’ensemble de la durée du module. Un contrat de cession de droit à l’image a été proposé avec l’engagement de n’utiliser les vidéos qu’à des fins de recherche, puis de les détruire ensuite. Quinze étudiants ont accepté de participer à l’enquête ; finalement, dix étudiants ont effectivement participé aux entretiens d’autoconfrontation. Ces entretiens ont été menés individuellement, dans un délai de 48 heures environ des sessions de cours afin de préserver une forme d’immédiatement dans les propos recueillis. Les participants ont été invités à s’exprimer relativement à la prise en compte de la corporéité dans les situations de formation vécues.

4.2. Reconstruction de l’expérience pour documenter les tendances qui instrumentent la prise en compte de la corporéité

29Conformément au cadre épistémo-théorique mobilisé dans les travaux, il a été question de reconstruire l’expérience des apprenants relative à la dimension corporelle dans l’activité de formation.

30L’enquête réalisée avait pour visée de repérer l’agencement mis en œuvre dans le cadre de cette formation, les jeux de tension, les régularités et variations des configurations d’activité susceptibles d’instrumenter la corporéité de l’activité des apprenants. À partir de la conceptualisation préexistante (Albero, 1998, 2010b, 2010a), il a été possible de rendre compte de la variabilité des tendances de la formation à partir d’une régularité structurelle des cinq composantes qui organisent les environnements de formation (O, RH, RM, C, P), sur un continuum principal en tension entre deux pôles (instruction/autonomie). Cette variabilité à l’intérieur de ces régularités peut être étudiée grâce à cinq couples de tension correspondant chacun à une composante, mais dont le cumul forme la dominante du continuum principal. Ainsi, la composante organisation (O) est étudiée sur son continuum entre les deux pôles ouverts/fermés ; la composante ressource humaine (RH) est étudiée sur son continuum entre les deux pôles prescriptifs/autonomisants ; la composante ressources matérielles (RM) est étudiée sur son continuum entre simplifiées/complexes ; la composante contenus (C) de formation est étudiée sur son continuum entre cloisonnés/multiformes ; la composante publics (P) est étudiée sur son continuum entre dépendants/autonomes.

31Le schéma ci-dessous synthétise l’appareillage conceptuel préexistant (ibid.) mobilisé comme grille d’analyse pour documenter l’expérience corporelle d’acteurs en formation.

Tableau 1 : Appareillage conceptuel pour documenter des configurations d’activité

Source : D’après Albero (1998, 2010b, 2010a)

  • 8 Ce qui est nommé ici inducteur s’apparente au representamen proposé par Theureau (2006) dans le sig (...)

32Cette partie expose la manière dont ont été documentées, de façon inductive, les composantes O, RH et RM à partir des cours d’expérience relatifs aux modalités pédagogiques EEG, JdR, AP, AR et usage des IACG. Concernant les EEG, il n’a pas été possible de recueillir de matériaux vidéo, les EEG ayant été menées par les étudiants en dehors du campus, en fonction des sujets traités. Pour ce qui est de l’usage des IACG, les vidéos réalisées ont été visionnées par les étudiants, en vitesse rapide et en présence du chercheur. La demande formulée par le chercheur était la suivante : « Focalise-toi sur le souvenir que tu as de ton éprouvé corporel au moment de la formation : confort, inconfort, sensations diverses, etc. Arrête la vidéo sur un moment saillant pour toi et explique-moi ce qui s’est passé, ce que tu ressentais à ce moment-là dans ton corps. Tu peux aussi t’exprimer sur ce que ça te fait maintenant de revoir ces moments ». Lorsque l’étudiant stoppait la vidéo et mentionnait un éprouvé corporel, la question lui était posée de savoir l’inducteur ou les inducteurs ou « choc corporel » (Paintendre et al., 2021) de ce ressenti8 qui pouvaient relever de O – l’organisation proposée (la dimension institutionnelle du cours, l’évocation des modalités de contrôle de connaissances par exemple), des RH – les ressources humaines (les interactions avec l’enseignant ou les pairs), des RM – les ressources matérielles (la plateforme utilisée pour diffuser les contenus, la diversité des technologies utilisées, les supports et documents dans leurs fonctions prescrites, appropriées, détournées, etc.), les C – les contenus de formation (curricula, contenus prescrits/choisis, formels/informels, contenus des apprentissages au regard des contenus d’enseignement, etc.) et enfin P – les publics (dans leur diversité de positionnements à l’égard de l’institution, de la formation, des apprentissages, etc.).

33Les verbatim d’entretien ont ensuite été organisés et analysés d’un point de vue lexical et sémantique, afin d’établir des catégories de sens pour rendre compte de la reconstruction du cours d’expérience (Theureau, 2006) de la dimension corporelle de l’expérience des acteurs. L’enjeu était d’induire auprès des participants à l’enquête un processus d’exploration intérieure permettant de se connecter profondément avec leur corps, d’observer leurs besoins et leurs réponses, et d’accéder à l’expression préréflexive relative à leur activité incarnée. La pleine conscience des sensations physiques était au cœur de ce projet d’enquête.

4.3. Extrait de la construction des données

34Par souci de concision, l’extrait de construction des données produit ci-dessous rend compte des composantes Organisation (O), Ressources Humaines (RH) et Ressources Matérielles (RM) pour les actions de formation, enquêtes empiriques de groupe (EEG) et usage d’intelligences artificielles conversationnelles et génératives (IACG).

35L’action EEG a été documentée dans le cadre d’entretiens de remise en situation alors que l’action IACG a été documentée à partir d’entretiens d’autoconfrontation.

Tableau 2 : Extrait représentatif de la construction de données

Extraits verbatim correspondant au representamen - analyse pour 10 participants

Enquêtes empiriques en groupe (EEG)

Composantes

USE

Modalités d’instrumentation

Possibilité de sortir du campus (O)

Ouverte

« On était libre de nos déplacements pendant la séance de cours, même de sortir pour réaliser du micro-trottoir »

Attitude de l’enseignant (RH)

Autonomisante

« L’enseignant répondait à nos questions sur un forum collectif, parce qu’on était tous à droite à gauche »

Espace d’écrit collaboratif (RM)

Complexe

« On contribuait et on consultait en fonction de nos besoins, à notre rythme »

Usage d’Intelligences Artificielles Conversationnelles Génératives (IACG)

Composantes

USE

Modalités d’instrumentation

Organisation de l’espace en îlots (O)

Fermée

« On pouvait se déplacer librement, d’îlots en îlots »

Attitude de l’enseignant (RH)

Prescriptive

« Le prof nous a aidé à formuler les prompts, nous disait d’être plus précis »

Usage libre et gratuit (RM)

Cloisonnée

« Le prof conseillait l’IA en fonction de ce que l’on voulait produire comme contenus »

4.4. Résultats

36L’expérience des participants à l’enquête a été reconstruite de façon déductive à partir de l’objet théorique du cours d’expérience (Theureau) et analysée de façon inductive à partir de la grille de lecture adaptée de l’approche sociotechnique (Albero) (Tableau 1).

37L’expérience des acteurs a été analysée à l’aulne de la prise en compte de la corporéité dans les configurations d’activité produite.

38Les configurations d’action de formation les plus documentée en termes de prise en compte de la corporéité dans la reconstruction des cours d’expérience des acteurs sont, par ordre décroissant : l’enquête empirique par groupe (EEG), les jeux de rôle (JdR), l’analyse de pratique (AP), l’analyse réflexive (AR) et l’usage des intelligences artificielles conversationnelles génératives (IACG). Il est à noter également que plus les composantes organisation (O), ressources humaines (RH), ressources matérielles (RM) et contenus de formation sont ouvertes, autonomisantes et multiformes et plus les configurations d’activités sont vécues comme incarnées.

39L’analyse lexicale et sémantique réalisée donne l’occasion de proposer trois orientations saillantes d’interprétation et de discussion : 1) l’expérience corporelle est d’autant plus riche que la dynamique des configurations d’activité est flexible, 2) l’inconfort et le confort corporel sont des éléments à considérer, 3) la modalité en présentiel est l’occasion d’expériences corporelles à haute valeur pédagogique ajoutée pour encourager l’apprentissage.

4.5. Interprétation et discussion

4.5.1. Expérience corporelle et dynamique des composantes d’action de formation

  • 9 Ce terme est issu des verbatim d’entretiens.
  • 10 Menés dans les couloirs de la faculté, les abords extérieurs ou tout autre lieu au libre choix des (...)

40L’expérience corporelle se déploie dans le cadre de la dynamique des configurations rendues possibles par l’agencement des différentes composantes de la formation. Dans le cas de l’enquête menée, l’organisation proposée (plutôt fermée a priori telle est décrite dans le syllabus) tend à se « déverrouiller »9 du fait de la posture plutôt autonomisante de l’enseignant auprès des étudiants. La diversité des modalités proposées (EEG, JdR, AP, AR, travail de groupe pour utiliser les IACG) est qualifiée de multiforme et contribue à encourager l’action motrice. Par exemple, les EEG que les étudiants choisissent de réaliser prennent la forme de micro-trottoir10 ; les JdR invitent consubstantiellement à l’activité incarnée, l’AR a pris la forme de débats mouvants par exemple. Ainsi, les résultats de l’étude corroborent les travaux de Craig (2018) sur les activités incorporées qui soulignent l’intérêt d’établir des liens entre le cognitif (intellect) et le sensible (ressenti corporel). Une piste d’évolution possible serait de permettre à ce que l’AR prenne aussi la forme d’une déambulation menée en extérieur, collectivement ou individuellement, au cours de laquelle l’étudiant serait invité à s’enregistrer en train de « parler sa pensée réflexive » afin d’en garder une trace audio (ressource matérielle qui tendrait vers le complexe).

41L’instrumentation de ces différentes composantes traduit donc une gradation évolutive et variable sur le continuum entre instruction et autonomie.

4.5.2. La traduction en inconfort ou bien-être des expériences corporelles vécues

42Les analyses sémantique et lexicale menées à partir des cours d’expérience traduisent à maintes reprises l’expression de l’inconfort ou du bien-être : « À ce moment de la formation, je me sens fatigué », « je manque d’énergie quand il s’agit de se porter volontaire pour les jeux de rôle… mais une fois que je l’ai fait, je suis redynamisée », « on est resté trop longtemps assis quand on manipule l’IA… là, c’est bien que l’on se lève », « c’est pénible de déplacer toutes les tables et les chaises pour se mettre en atelier » sont des propos qui pourraient sembler anecdotiques. Pour autant, ils traduisent une expérience corporelle singulière (Heutte, 2020). Il est à noter également les fréquents questionnements de l’enseignant sur le sujet de l’état corporel des étudiants : « Au début de chaque cours, le prof nous pose la question de savoir comment nous allons, comment nous nous sentons. Il appelle ça la météo du corps… ou bien il utilise des inducteurs de cours de type arbre de Wilson ou le mur des humeurs… ça nous encourage à être sincère et à exprimer comment on se sent voire à prendre conscience de notre état corporel ».

43Les séances de cours consacrées aux théories de l’apprentissage sont abordées de façon guidée par l’enseignant à travers l’AR : « Il nous invite à nous remémorer nos expériences d’écolier, à repenser à notre état au cours de certaines situations : la dictée, le calcul mental… les jeux dans la cour de récréation. Moi ça m’a fait revivre des sensations anciennes… comme la madeleine de Proust ! ». La configuration d’activité mentionnée ici relève de l’apprentissage du « devenir conscient de soi » (perceptions, intentions) tel qu’il a été théorisé par Korthagen (2004) qui passe par le biais d’une expérience sensible. Lorsque le corps est pris en compte, Korthagen parle alors de conscience de la corporéité, de relation entre la conscience de soi – par son corps –, et la conscience des autres et de l’environnement – spatio-temporel et institutionnel.

44Une piste d’évolution praxéologique possible pour accentuer cette dimension du dispositif de formation consisterait à proposer aux étudiants de rédiger un journal de bord tout au long du module en relation avec leurs sensations physiques.

4.5.3. La modalité en présentiel comme espace d’expériences corporelles à haute valeur pédagogique ajoutée… mais pas seulement

45L’enquête menée a permis de mettre à jour un résultat qui pointe l’intérêt d’aborder un contenu théorique selon le prisme des cinq sens : « Pendant la formation, on a été amené à réfléchir sur l’organisation de la temporalité scolaire telle qu’on l’avait vécue. Pour ça, on a visionné des reportages réalisés dans des écoles. Lors des vidéos, on entend la sonnerie qui annonce la récré… on voit des tableaux noirs, de la poussière de craie… ça a activé la mémoire visuelle, auditive et même olfactive pour moi […] ça a réactivé le souvenir de l’odeur de la colle Cléopâtre ! (Rires) ». Ce type de digression relevée au cours des entretiens n’est pas sans souligner l’importance des approches somato-réflexives (Eddy, 2016) pour rendre des couches du sensible accessibles et exploitables dans le cadre de pratiques pédagogiques (Emond et al., 2022). L’incorporation des savoirs n’est pas indépendante des contextes historiques, culturels et sociaux (Le Breton, 2024) dans lesquels se déroulent les apprentissages, dans la mesure où chaque groupe social a une vision, une image particulière, une façon historiquement déterminée d’appréhender son corps et celui des autres (Delcroix et al., 2013). Les résultats concernent une formation organisée en présentiel. Néanmoins il semble envisageable, moyennant quelques adaptations, de proposer ce type de configuration à distance.

46De nombreuses pistes praxéologiques peuvent découler de ces interprétations discutées, allant des plus simples corporellement parlant (prise de parole en public pour évoquer un souvenir scolaire) aux plus complexes (mise en place de saynètes théâtrales pour mettre en scène des situations scolaires, ou en lien avec la thématique abordée en formation).

47Ainsi, l’appareillage méthodologique mobilisé a permis de documenter l’expérience corporelle en formation néanmoins sans pour autant permettre de cerner dans quelle mesure les apports théoriques produits ont été assimilés par les étudiants du fait de l’instrumentation du domaine corporel. C’est là une limite identifiée dans le cadre de cette étude et qui ouvre des perspectives de poursuites d’étude, notamment en se focalisant sur le lien entre mémoire et cognition incarnée (Versace, 2021).

5. Conclusion

48Cette étude expose une méthode pour documenter la prise en compte de la corporéité en formation. En mobilisant une approche phénoménologique, énactive et écologique, cette étude s’inscrit dans la lignée des recherches qui ont mis en évidence que le corps n’est pas seulement un vecteur de perception, mais un acteur central dans la dynamique vécue (Le Breton, 2024 ; Merleau-Ponty, 1945 ; Varela et al., 1993). Les résultats montrent que l’expérience corporelle des apprenants, influencée par l’organisation, les ressources humaines et matérielles, les contenus pédagogiques et les interactions avec l’enseignant et aussi les pairs, est un élément clé pour comprendre et améliorer les dispositifs de formation. La centralité de la corporéité dans l’expérience d’apprentissage invite à repenser les pratiques pédagogiques pour qu’elles intègrent des activités qui mobilisent le corps de manière consciente et significative.

49Les pistes d’évolution praxéologiques proposées relèvent d’actions concrètes supposées enrichir l’expérience corporelle en formation. Ces propositions permettraient de créer des environnements d’apprentissage plus holistiques, où les dimensions cognitives et corporelles se complètent et se renforcent mutuellement. Cependant, cette recherche reconnaît également ses limites, notamment la difficulté à mesurer l’assimilation des savoirs par les étudiants du fait de l’instrumentation du domaine corporel. Cette question ouvre des perspectives pour des études futures, visant à approfondir la compréhension des interactions entre corps et apprentissage dans des contextes éducatifs variés.

50En somme, cette étude appelle à une valorisation accrue de la dimension corporelle dans les pratiques pédagogiques de l’enseignement supérieur, pour favoriser un apprentissage intégré, ancré dans la réalité corporelle et sensible des apprenants.

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Notes

1 Le masculin est employé de manière générique par souci de lisibilité d’un texte relativement long. Il s’agit ici d’un choix pragmatique qui n’ignore pas et ne souhaite pas minimiser les travaux du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes.

2 Bulletin officiel n° 32 du 5 septembre 2013.

3 Cette modalité EEG a été proposée aux étudiants pour qu’ils enrichissent par eux-mêmes et de façon concrète et empirique les contenus de formation abordés. Par exemple, ils sont invités à réaliser des entretiens avec des enseignants pour distinguer les notions enseigner et apprendre.

4 Cette modalité JdR a été proposée aux étudiants pour qu’ils soient mis en situation de vivre et de faire vivre une pratique de leur choix. Par exemple, certains étudiants ont choisi de faire vivre à leurs pairs une séance de premiers secours citoyen (PSC1).

5 Cette modalité AP a été proposée aux étudiants pour qu’ils construisent des connaissances sur les modèles cognitifs par l’exemple. Ces AP ont été réalisées à partir de situations de classe filmées mises à disposition par l’enseignant.

6 Cette modalité AR a été proposée aux étudiants pour qu’ils mettent en commun leurs connaissances relatives aux présupposés de la formation à l’âge adulte. Une séance de débat mouvant a eu lieu à cet effet.

7 L’usage des IACG a été proposé aux étudiants pour qu’ils compilent en groupes des contenus sur les théories d’apprentissage.

8 Ce qui est nommé ici inducteur s’apparente au representamen proposé par Theureau (2006) dans le signe hexadique.

9 Ce terme est issu des verbatim d’entretiens.

10 Menés dans les couloirs de la faculté, les abords extérieurs ou tout autre lieu au libre choix des étudiants.

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Table des illustrations

Crédits Source : D’après Albero (1998, 2010b, 2010a)
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Pour citer cet article

Référence électronique

Catherine Archieri, « Une méthode pour documenter la prise en compte de la corporéité en formation »Contextes et didactiques [En ligne], 25 | 2025, mis en ligne le 30 juin 2025, consulté le 09 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/ced/6840 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14aa4

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Auteur

Catherine Archieri

Enseignante chercheuse en sciences du sport et de l'éducation à l'Université de Bretagne Occidentale
catherine.archieri@univ-brest.fr

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Droits d’auteur

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