1Ce dix-huitième Carnets du Cediscor est tout d’abord un hommage au premier Carnets du Cediscor paru en 1993 qui montrait que toutes sortes de discours ne relevant pas des domaines de l’enseignement ni de la formation visent à transmettre des connaissances et induisent ponctuellement de l’apprentissage. Le fil rouge de ce numéro inaugural était alors la notion de didacticité, définie par Moirand comme la combinaison de trois éléments. Moirand (1993 : 2) pointait ainsi les conditions d’apparition de la didacticité, dont en premier lieu la co-présence d’interlocuteurs présentant entre eux une asymétrie de connaissances ; elle soulignait également le fait qu’on puisse déceler dans les discours concernés une intention de rendre l’autre plus compétent, et indiquait enfin que la didacticité, au niveau discursif, pouvait être associée à différents procédés de type « définitions, exemplifications, explications, […] traces prosodiques ou iconiques ».

2Depuis ce premier numéro, trois décennies se sont écoulées, mais la notion de didacticité semble avoir conservé son à-propos. En effet, au fil des années, l’intention éducative et formative s’est étendue au champ des savoirs pratiques et comportementaux : dans notre société, l’impératif d’acquérir de nouvelles compétences et de gagner en employabilité mais aussi le simple désir d’entrer dans des démarches de développement personnel (pour se sentir mieux ou aider les autres) n’ont fait que croître si bien qu’on ne peut échapper, au quotidien, à toutes sortes de discours visant à rendre chacun plus compétent ou plus agile. Tutoriels de bricolage sur Internet, prospectus de magasins de sport, magazines de produits bio, presse spécialisée vendue en kiosque sont autant de supports qui révèlent et entretiennent cette soif généralisée de former ou de se former. Cette tendance est désormais omniprésente, sous des formats variés, à l’oral, à l’écrit, en vidéo, et flirte bien souvent avec le commercial.

3Forts de ce constat, les chercheurs étudiant les discours actuellement en circulation voient se multiplier les occasions de travailler sur des corpus à la vocation formative plus ou moins affirmée, si l’on veut bien penser que l’analyse du discours est sensible aux changements de modes de vie et de pensée qui lui sont contemporains. Le constat opéré dans l’avant-propos des Carnets du Cediscor 10 (Cislaru et al. 2008) qui a pour titre « Analyse du discours et demande sociale » semble aujourd’hui toujours et encore d’actualité : on ne peut que constater la montée en puissance des discours de formation, ce qui confirme que « [d]’une certaine façon, les données soumises à l’analyse sont configurées par les découpages de la société ». On s’inscrit donc dans ce numéro dans la lignée programmatique de 2008, à savoir qu’« [u]n des apports de l’AD est ainsi de mettre au jour des phénomènes de société qui dépassent les cadres de son objet d’analyse, de voir comment discours et société interagissent ou se co-construisent, voire de mieux comprendre la société » (id.).

4Si l’ambition formative est perceptible dans bien des discours et, en particulier, dans de nombreux discours ordinaires qui n’ont pas à l’origine vocation à former, ce n’est cependant pas cet aspect très apparent et fréquemment mercantile que nous souhaitons explorer dans ce numéro des Carnets du Cediscor. À la lumière de ce qu’on pourrait nommer « une volonté diffuse de former », nous voudrions revisiter les discours de formation « à part entière », c’est-à-dire posés et perçus comme des moments préparant à l’exercice d’un métier, d’une fonction (bénévole, responsable associatif) ou d’une activité (comme la méditation, la cuisine). Dans cet ensemble, nous distinguerons entre les discours prenant une forme quasi académique (cours à orientation pratique, conférences, sessions de stage intensif) et d’autres discours venant en appui à la formation de manière plus diffuse, moins formelle, parfois sans périodicité préétablie. C’est cette seconde catégorie de discours qui retiendra notre attention dans ce numéro car, selon nous, de tels moments formatifs (de conseil, de réunions de suivi, d’entretiens individualisés, d’encadrement souple) sont tout aussi indispensables à la formation que les plages d’intervention les plus visibles et les plus codifiées.

5Alors qu’on a pu par le passé identifier dans les discours des portions de didacticité opérant par bribes, de manière souple et libre, nous souhaitons aujourd’hui mettre en valeur des pans de discours qui interviennent dans les processus formatifs de manière intermittente, souvent fugace, parfois sans reconnaissance officielle. Ces appuis à la formation souffrent selon nous de leur peu de visibilité dans les synopsis de cours et dans les plannings de formation, au point qu’ils finissent par apparaître comme périphériques et disparaissent quasiment du champ de recherche des analyses de discours, y compris de celles centrées sur les formations continues ou en alternance. Ainsi au plan de la recherche francophone, on peut noter que, si les discours de la formation ont été envisagés à de nombreuses reprises sous l’angle de l’analyse des interactions verbales tutorées en atelier (Kunégel 2011, Lambert et Veillard 2014, Filliettaz 2017, Filliettaz et al. 2021) ou lors de stages pratiques (Filliettaz, Remery, Trebert et Noël 2014, Vinatier, Filliettaz et Laforest 2018, Horlacher 2019), les conseils et rétroactions intervenant en dehors des situations de travail, et sur du temps long, ont été moins étudiés en dehors de parutions récentes positionnées principalement dans le champ des sciences de l’éducation. On citera à ce propos l’ouvrage Les apprentissages professionnels accompagnés (Jorro, De Ketele et Merhan 2017), dont on peut estimer qu’il est l’un des rares à recouper en bonne part les discours de formation observés ici et, à peine plus anciens, les travaux en analyse interactionnelle de Remery 2013 portant sur l’accompagnement en Validation des Acquis de l’Expérience (VAE).

6Quelques hypothèses peuvent être avancées sur le peu d’intérêt des différentes « études du discours » (Maingueneau 2017) pour les discours d’accompagnement. Ces derniers sont en réalité peu stabilisés. Ils constituent des objets d’analyse hasardeux, car ils ne se laissent pas appréhender comme des genres discursifs canoniques, dont les régularités pourraient être aisément pointées. À ce jour, la moitié des formes de discours étudiées dans ce numéro n’ont aucun nom générique officiel, comme si elles flottaient au gré des pratiques sans statut institutionnel clarifié. D’où le choix de les qualifier de « formats ». Une telle plasticité s’explique à nos yeux par le fait que ces discours se situent entre transmission de savoirs et de savoirs faire, conseils pratiques, accompagnement à la réflexivité, avec une pluralité d’intentionnalités déclinées très diversement selon les formateurs et les personnes formées. Qui plus est, ces ensembles discursifs sont en général multimodaux, ce qui accentue leur caractère mouvant, complexe et discontinu.

7L’architecture des présents Carnets du Cediscor rend compte de cette complexité et du caractère « inédit » de certains des formats discursifs étudiés. La première partie se concentre ainsi sur deux sortes de discours rarement étudiés par la recherche en sciences du langage, et qui ont en commun d’assurer suivi et accompagnement. Le premier article, de J. Garbarg-Chenon, est consacré au formulaire de visite-conseil rédigé par les conseillers pédagogiques de l’Éducation nationale après leur visite auprès de professeurs des écoles en première et deuxième années d’exercice. En prenant appui sur différentes marques énonciatives, J. Garbarg-Chenon montre que ces formulaires présentent un certain nombre de constantes discursives en matière de consignes et de conseils sans pour autant constituer un genre discursif normé : il relève chez les conseillers pédagogiques le souci d’améliorer les pratiques des jeunes enseignants, en usant d’« amadoueurs » et de « désarmeurs » (Kerbrat-Orecchioni 2011) qui évitent de les brusquer. J. Garbarg-Chenon montre aussi qu’au détour des conseils donnés se dessinent les représentations officielles du métier de professeur des écoles mais aussi des visions plus personnelles de ce qu’enseigner signifie. J. Garbarg-Chenon entre, ce faisant, dans une réflexion au carrefour de l’analyse du discours et des sciences de l’éducation, qui rend compte de l’épaisseur des discours étudiés, entre étayage bienveillant des pratiques et contrôle institutionnel.

8La tension entre les normes à suivre et la prise en compte de points de vue plus individuels traverse aussi l’article de F. Mourlhon-Dallies, centré sur un dispositif d’aide à la rédaction de ce qu’on appelle un « CV projectif ». Ce type de CV n’est pas un simple bilan mais conduit à se projeter dans les années à venir (dans le cas traité, dix ans au-delà de la date de rédaction). Dans son article, F. Mourlhon-Dallies utilise la tâche d’écriture du CV projectif comme un pré-texte, qui appelle en cascade une série d’échanges oraux et écrits destinés à consolider le projet professionnel d’étudiants de master de didactique des langues. À cette occasion, elle met en avant un format discursif peu connu, le retour individualisé par fichier audio envoyé par courriel, qu’elle a pu expérimenter plusieurs années de suite. L’analyse de ces rétroactions orales lui permet d’établir les caractéristiques d’un type original d’accompagnement, pensé sur plusieurs mois, et de revenir sur les postures adoptées pour faire place à l’échange durant les cours et en dehors. Le déploiement d’un tel dispositif sur un semestre (et parfois plus) est l’une des caractéristiques de l’accompagnement mené.

9Comme il est question de suivi et d’accompagnement dans ce numéro, on comprendra que la notion de temporalité puisse être centrale dans les contributions. La deuxième partie regroupe ainsi trois articles qui explorent des processus de formation opérant en discontinu, sur du temps long, et que les auteurs conceptualisent chacun à leur manière. G. Demont se penche sur la préparation au diplôme d’État d’accompagnant éducatif et social (DEAES), en étudiant les rendus de copies qui interviennent dans le parcours de formation à sept reprises en dix-huit mois. Il met au point pour mesurer l’évolution du degré de professionnalisation des candidats une « rythmanalyse des discours » dans la lignée des travaux d’H. Lefebvre (1992), ce qui lui permet d’établir cinq configurations linguistiques et discursives marquant des degrés de maîtrise croissants. L’intérêt d’un tel système gradué est de donner aux formateurs la possibilité de cerner à quel stade en sont les différentes personnes dont ils ont la charge, sachant que ces candidats ne partent pas tous du même point, en termes d’expérience ni de niveau d’études. Les deux articles suivants développent eux aussi une écoute, dans la durée, de personnes en formation : stagiaires infirmières pour I. Bayle et L. Durrive ; usagers d’un centre de langues universitaire et élèves pris en charge par des conseillers pédagogiques pour J.-L. Denny et C. Calba. Les dispositifs mis en place se situent à la périphérie des cours traditionnels, dans les moments de pratique, de vie scolaire ou d’apprentissage tutoré. L’apport de ces deux derniers articles est de combiner étude langagière et ergologie, telle qu’elle apparaît dans les travaux de Schwartz et Durrive (2009). L’analyse se centre sur différents entretiens qui reviennent sur les pratiques professionnelles ou éducatives en les combinant à des dessins, lesquels recréent de façon non statique le cadre des apprentissages, les relations entre personnes engagées dans l’activité professionnelle ou éducative et l’évolution des représentations des personnes interviewées. L’intérêt de ces entretiens ergologiques tient au fait qu’ils ne sont pas posés comme de simples discours à propos de la formation reçue ou donnée mais constituent en eux-mêmes de véritables épisodes formatifs.

10Si on pousse plus avant cet intérêt pour ce qui peut apparaître comme des moments formatifs épisodiques souvent dispersés dans le temps mais prenant sens toutefois dans des processus de formation de longue durée, on peut alors prêter attention à certaines bribes de discours formant comme des îlots dans des ensembles plus vastes. C’est ce qui est fait en troisième et dernière partie des présents Carnets du Cediscor, avec tout d’abord l’article d’A. Lefebvre qui porte sur les réunions entre résidents, bénévoles et professionnels du Secours Catholique de la Cité Saint-Jean. A. Lefebvre montre comment certains modes participatifs à des réunions bilans permettent aux résidents bénéficiaires des prestations du Secours Catholique d’évoluer dans leurs connaissances et représentations des dispositifs dont ils bénéficient, au point d’employer un langage de quasi professionnels. La montée en compétences est ici mesurée ponctuellement, dans des extraits retranscrits selon les standards de l’analyse interactionnelle. C’est également l’analyse des interactions qui permet à S. Royer de faire émerger, lors d’ateliers pratiques en lycée professionnel, des moments de formation entre pairs, dans un cadre de pratique professionnelle souple, supervisée par un formateur se tenant à distance – qui reste cependant relativement présent. S. Royer réactive dans sa contribution les notions de formel et d’informel, en revenant sur quelques espaces interactionnels dans lesquels ces deux dimensions s’imbriquent.

11Au bout du compte, il apparaît qu’au détour de bien des discours, « de la formation a lieu », sans qu’un cadre rigide ne soit déployé. Le dénominateur commun des discours étudiés dans ce numéro est ainsi de se placer à la périphérie des cours et des « actions de formation », ce qui revient selon Ingold (2018 : 51-57) à privilégier une éducation réalisée sur un mode mineur, ou éducation attentionnelle, par opposition à l’éducation en mode majeur, actuellement plus en vogue, qualifiée d’intentionnelle, et qui est réalisée dans les programmes de formation, sur la base des référentiels donnant lieu à des ingénieries planifiées par objectifs. Sans entrer dans les tensions vives que cette distinction entraîne dans les écrits d’Ingold, nous pensons cependant utile que des études soient réalisées sur les discours de formation fondés sur l’écoute, l’attention portée à autrui, et qu’on puisse reconnaître à l’accompagnement réalisé sur cette base une fonction formative, sans que des résultats pré-construits à atteindre aient été posés en amont.