1. L’approche ergologique des retours d’expérience en formation

2Quand on s’inscrit dans une discipline comme l’ergologie, l’exercice de « débriefing » n’est pas facile car il existe à propos d’une même situation de travail deux angles d’approche : d’après celui qui voit et d’après celui qui fait. Or la perspective du temps objectif (celle de l’observateur) et la perspective du temps subjectif (celle de l’agent) sont a priori incompatibles, comme Ricœur nous le rappelle : « se placer sous l’une, c’est oblitérer l’autre » (Ricœur 1986 : 266). Ce sont des points de vue effectivement inassimilables et pourtant choisir de privilégier l’un plutôt que l’autre présente également un inconvénient.

3D’un côté en effet, un retour d’activité calqué sur le programme de travail se place dans la catégorie du voir et non du faire, du constat et non de l’initiative. On se contente d’égrener les étapes telles que définies au préalable : « on m’a demandé ceci, puis cela ; je l’ai fait – ou partiellement, ou pas du tout ». Même s’il s’exprime en première personne, celui qui restitue ainsi son expérience adopte la perspective de l’observateur dans la mesure où il reste sur les seules tâches constatables et leur déroulement. Il est en quelque sorte captif du canevas de travail, grossissant ainsi l’importance du résultat au détriment du vécu de l’expérience.

4D’un autre côté, l’inverse de cette approche de type programmatique décollant de la réalité du moment est celle d’une personne qui revient sur son activité en ayant tendance à coller au vécu : « alors il m’est arrivé ceci, puis cela, j’ai répondu ça, etc. ». Les faits rapportés se succèdent sans avoir nécessairement un lien et parfois en dehors de leur chronologie. C’est bien la perspective de l’acteur avec un « je » qui parle mais celui-ci, trop immergé dans la réalité, ne rend pas suffisamment compte de l’évolution des circonstances et de ses marges de manœuvre. L’approche de l’expérience vécue est de type anecdotique quand, faute de recul, elle empêche d’attribuer une signification aux faits, d’en dégager la portée et d’envisager une transformation possible au-delà du ressenti.

5Un analyste de discours parlerait de variations dans le cadrage énonciatif entre la narration distanciée d’événements et le témoignage plus individué, mais considèrerait les entretiens retranscrits comme un matériau verbal homogène, rangé dans la catégorie des discours tenus à propos du travail. Un ergologue saisit ces mêmes entretiens dans la double dynamique de l’observation et de l’action, ce qui justifie la mise en place d’un dispositif particulier de recueil et de traitement de la parole.

1.1. L’articulation d’un double point de vue

6La démarche ergologique (Schwartz 2000) prend en compte l’opposition des deux angles d’analyse évoqués, celui que l’on attribue à l’observateur et celui où l’on reconnaît l’acteur. Mais au lieu de les séparer, elle va les tenir ensemble comme deux éclairages complémentaires sur une même activité. Le regard de l’observateur, c’est la perspective intellectuelle (« en désadhérence » selon la terminologie ergologique), tandis que le regard de l’acteur correspond à la perspective vitale (« en adhérence »), en considérant toujours la même situation.

7On retrouve en filigrane les deux modalités par lesquelles le vivant humain parvient à appréhender le monde qui l’entoure, selon ce que nous avons appris de Canguilhem (Canguilhem 2013) : de façon indirecte, par la pensée conceptuelle et, de façon directe, par l’expérience physique du milieu. Ce sont là deux types d’efforts, deux anticipations, deux formes d’initiatives qui ne se superposent pas. On aura beau décrire jusqu’aux moindres détails une situation de travail, on ne parviendra pas à rendre compte de ce qui s’y vit. Le registre des concepts ne se confond pas avec le registre de la vie. Travailler nous oblige à penser, certes (c’est la perspective intellectuelle) et nous pouvons reconstituer les cas particuliers sous forme de savoirs, en suivant l’arbre logique des options possibles. Mais simultanément, travailler nous oblige à choisir – au sens de trancher – au nom de ce qui nous importe à un moment donné (c’est la perspective vitale, qui est une activité de valorisation selon Canguilhem). Dès lors, la question n’est plus seulement celle des savoirs, à un niveau logique ; elle est également celle des valeurs, à un niveau axiologique. Cela signifie que l’on a atteint dans l’analyse un niveau de singularité échappant à toute modélisation, le niveau d’une personne unique : celle qui agit en fonction de ce qui fait valeur pour elle, selon un point de vue non indexable, non codifiable.

9Soulignons que le langage accompagne l’expérience humaine sur les deux régimes : celui de la distance conceptuelle et celui de la proximité, au plus près du moment à vivre. Le discours « coupé » de la situation d’énonciation ne se confond pas avec le discours « ancré » dans celle-ci. Dans tous les cas, il s’agit d’un retravail des normes linguistiques – donc d’une activité, au sens ergologique – mais les fins, les enjeux et les risques pris du côté du locuteur ne sont pas les mêmes en position d’adhérence (acteur) ou de désadhérence (observateur).

1.2. Le recours au dessin

10L’ergologie a un côté très visuel. Ainsi, pour nous représenter une situation de travail en formation professionnelle, nous imaginons deux axes orthogonaux. Cette situation a été pensée à l’avance : elle est par conséquent un produit de la pensée conceptuelle. Mais elle est également une histoire à vivre, dans laquelle rien n’est joué d’avance. Ainsi, nous figurons verticalement la dimension intellectuelle et horizontalement la dimension vitale. Les directions opposées symbolisent l’impossible superposition des deux approches et leur recoupement signifie qu’elles sont indissociables. Chacun des axes renvoie à l’autre : c’est le cadre qui fait exister l’activité et c’est l’activité qui fait exister le cadre. L’étape du « repérage » correspond à l’inventaire des conditions générales de l’action : soit l’axe vertical. Ce sont les exigences préalables que l’acteur doit prendre en compte. L’étape de « l’ancrage » fait référence à l’histoire en train de s’écrire, ici notre axe horizontal ; autrement dit, comment l’acteur a interprété ce qu’on lui a demandé au moment de se confronter aux réalités, aux exigences in situ. Finalement, c’est le vis-à-vis des deux axes qui incite la personne à expliciter son point de vue et c’est précisément l’objectif de la formation de permettre à ce point de vue de se rendre communicable afin d’entrer dans un débat et d’évoluer.

11Pour compléter le dispositif et appréhender au mieux le devenir de l’acte, autrement dit non seulement l’acte observable mais aussi le point de vue qui l’anime, nous proposons d’utiliser le dessin comme support à l’entretien en formation. Il n’est pas rare qu’à l’issue d’un tête-à-tête l’auteur du croquis demande à conserver ce qu’il appelle son « œuvre d’art », car il l’a chargé de significations personnelles. Néanmoins, le dessin n’est pas utilisé ici pour la seule dimension subjective. Il a d’abord une visée documentaire, il doit objectiver les conditions de l’action, les contraintes spatiales notamment. Paradoxalement dans cet exercice, nous n’attendons pas du dessin qu’il soit le vecteur de la spontanéité, comme il peut l’être dans un projet artistique. Nous cherchons à visualiser certaines limites de sorte à faciliter ensuite l’expression des initiatives, donc de la subjectivité. La fonction du croquis est de figer le périmètre de l’action (« le système clos » dont parle Ricœur (Ricœur 1986 : 270)) afin, dans un deuxième temps, de permettre au discours de restituer les intuitions du temps vécu, celles de l’agir hic et nunc.

12Le dessin seul ne dit rien, mais son grand intérêt lors d’un retour d’activité est de retenir notre attention dans « l’adhérence », le moment vécu qui est unique, singulier – alors que notre exigence intellectuelle cherche au contraire à s’échapper du trop spécifique pour tendre vers le général, avec l’aide du langage. On pourrait parler du dessin dans le débriefing comme d’un artifice pour corriger l’effet du changement de position du protagoniste d’une situation – un peu comme l’effet de parallaxe dans la perception d’un objet. De quoi s’agit-il ? Lorsque nous considérons rétrospectivement ce que nous avons fait, nous ne retrouvons pas spontanément la stratégie que nous adoptions dans le temps vif, celui de l’action réelle : une manière largement intuitive, immédiate, corporelle, non conceptuelle, de saisir la réalité autour de nous. Au lieu de cela, nous revenons au passé avec notre manière distanciée, intellectuelle, de connaître, qui segmente l’expérience en branches séparées d’options logiques (« ou bien, ou bien ») et en relations de causes à effets. Dans sa conférence intitulée « Le possible et le réel », Bergson qualifie une telle reconstruction d’illusion rétrospective puisque nous raisonnons a posteriori, sur des situations dont l’issue est désormais connue (Bergson 1987). Notre perception du passé est déformée car si nous nous replaçons dans l’actualité de notre agir, il nous faut admettre que nous n’étions pas face à des options binaires mais plongés dans une réalité dense, grosse d’une multitude d’imminences, de microtendances, autant d’alternatives qui pouvaient nous faire basculer à tout moment dans une autre histoire. Si nous voulons revisiter notre expérience passée, retrouver nos débats intérieurs et nos arbitrages à ce moment-là, nous pouvons tirer parti d’un support tel que le dessin. Il nous ré-immerge dans l’inextricable réalité que nous avons saisie immédiatement à la fois par notre cerveau et par tout notre corps – et il resitue nos décisions en tenant compte de l’incertitude de ce que nous allions provoquer, c’est-à-dire « faire arriver » (Ricœur 1986).

13Le dessin a ceci de subjectif que son auteur sélectionne le trait qui convient à ses représentations de la réalité, le jour où il effectue le tracé. Mais il est tout de même limité, contenu par des données factuelles telles que les contours de l’espace ou encore le temps objectif, celui qui place les personnes présentes au bon endroit selon l’horloge. C’est l’étape préalable du repérage, qui fixe le cadre de l’action. L’étape suivante, celle de l’ancrage, permet de loger l’intrigue dans le périmètre ainsi dessiné : le récit rapporte dans leur ordre d’émergence les nouveaux faits qui reconfigurent la situation, en la faisant varier. Ces faits bénéficient alors d’un double éclairage, posant ainsi les termes d’un débat permanent susceptible de restituer une réalité avec une certaine épaisseur : l’éclairage de l’interprétation dans le temps subjectif de la part du narrateur ou de la narratrice ; mais aussi l’éclairage des attendus de la scène telle qu’elle a été préfigurée dans le repérage, selon le temps objectif.

2. La co-construction d’un espace de formation pour exprimer le vécu de l’étudiant en soins infirmiers

14Afin d’illustrer la démarche ergologique par entretien et dessin, nous allons à présent exposer un exemple du dispositif en milieu hospitalier : il s’agit d’un retour d’activité dans le cadre d’un accompagnement tutoral, le tuteur étant infirmier. De fait, la formation infirmière est une formation en alternance où les codes et les gestes professionnels s’acquièrent à la fois au lit du malade dans les unités de soins et dans les instituts de formation en soins infirmiers. Pour devenir un professionnel compétent, l’étudiant va donc se confronter aux exigences de l’espace de formation tout comme à celles du service hospitalier. Il devra se faire une place dans un collectif, ce qui n’est pas aisé et l’amène souvent à adapter sa posture afin de trouver la clé d’entrée dans le monde infirmier. Des tensions entre les représentations du métier, les valeurs professionnelles ou encore l’articulation des différents savoirs vont venir rythmer la construction de la professionnalité du futur soignant.

15La démarche mise en place pour saisir ces tensions et comprendre comment se construit la professionnalité des personnes en formation peut être formalisée comme suit :

Adoptant une approche ergologique, nous avons voulu en savoir davantage sur l’activité tutorale en soins infirmiers et plus précisément sur les interactions, les débats et les choix d’action de l’étudiant en binôme avec un professionnel. En phase de repérage, ces deux acteurs décrivent séparément le contexte de travail, les activités et les tâches qui sont programmées. Le dessin met en lumière les espaces de travail et les différents protagonistes de la situation à venir. En phase d’ancrage, chacun explicite ses choix au regard des imprévus qui se sont présentés à lui et donne du sens à ses actions. Le retour sur l’expérience met en évidence la complexité du réel et l’énoncé de certains compromis liés au travail. Le dernier temps est un échange croisé entre l’étudiant et le professionnel.

2.1. Quelques arrêts sur image

16Pour illustrer avec précision notre démarche, nous reprendrons uniquement les propos de Valérie. Nous n’aborderons pas l’échange qui a suivi entre l’étudiante et le professionnel. Notre intention est de porter ici l’éclairage sur le recours au dessin au cours d’un entretien, de manière à faciliter la verbalisation du vécu.

17Valérie est une étudiante en soins infirmiers de troisième année. Elle réalise le dernier stage de sa formation dans une unité de médecine. C’est elle qui a choisi le service car elle envisage de travailler dans cette discipline après l’obtention de son diplôme d’État d’infirmier (DEI). Valérie est une ancienne aide-soignante. Elle a réalisé cette formation par le biais de la promotion professionnelle. Son stage est programmé pour six semaines et au moment de la collecte des données, elle entame sa troisième semaine. Au début de l’échange, Valérie fait une description linéaire de son poste de travail. Puis rapidement, elle exprime sa difficulté à trouver une place dans l’équipe et à comprendre « comment l’équipe fonctionne ». L’activité tutorale observée ce jour-là se déroule dans une salle de soins. Valérie prépare une injection en compagnie de sa tutrice. Au cours de l’exercice, une infirmière du service vient poser des questions à ses collègues car il lui manque des informations pour comprendre la situation d’un patient.

18Dans la phase de repérage (étape 2), Valérie souhaite effectuer deux dessins, en amont de la réalisation de l’activité tutorée.

Valérie : là c’est le couloir du service et là c’est moi… Mon état d’esprit en ce moment… Je suis vraiment perdue… C’est encore pire quand je regarde le dessin. Heureusement que les malades sont là. Grâce à eux, je me ressource… Ils sont un peu une bouffée d’oxygène… Je préfère… Oui vraiment… Vraiment… Enfin, c’est vrai… Enfin je passe exprès beaucoup de temps dans les chambres. Oui beaucoup de temps… Pour les toilettes par exemple… ce matin, j’ai pris vraiment mon temps… En plus personne ne semble faire attention à moi… Oui personne… Je rends service… ça les soulage. Je prends exprès les toilettes les plus lourdes pour y passer le plus de temps possible. Je suis sûre de moi. Oui… La toilette est un soin que je maîtrise et elles le savent. Elles sont venues vérifier plusieurs fois. Elles me font confiance.

Elle trace alors deux flèches. La première, en trait plein, en direction des « malades » qu’elle identifie comme une « ressource ». Puis la seconde, qu’elle barre, vers l’infirmerie en écrivant le terme « mal être ».

20Lors de la réalisation du premier dessin, nous constatons que Valérie exprime une difficulté à s’identifier aux professionnels infirmiers. Elle peine à trouver une place dans l’équipe, jusqu’à réfuter son appartenance au collectif de travail. En revanche, elle identifie clairement les patients comme « une ressource », « une bouffée d’oxygène » et passe volontairement beaucoup de temps dans les chambres. On remarquera qu’elle prend soin de dessiner chacune des personnes hospitalisées.

21Nous faisons le lien avec la notion de « bien vivre ensemble » de Schwartz (2003), un auteur qui a la particularité de réintroduire le travail dans une problématique du vivre. Dans la situation représentée ici, Valérie exprime un vécu, une tension entre elle-même et les autres. Cette tension l’amène à s’interroger sur un point essentiel et qui relève d’un réel enjeu à ses yeux, sa construction identitaire d’infirmière. Son ancienne expérience d’aide-soignante lui a permis de s’approprier les codes de la profession et rapidement de se fondre dans le collectif. De son point de vue, le fait de prendre « les toilettes les plus lourdes » est une manière de témoigner de son utilité dans le collectif de travail car elle a le sentiment de « rendre service » et de « soulager » l’équipe. Comme elle le précise, la toilette est un soin qu’elle maîtrise et ses compétences d’ancienne aide-soignante sont reconnues. Ces dernières ont même été validées car les professionnels sont venus « vérifier plusieurs fois », ce qui lui donne le sentiment que l’équipe lui fait « confiance ». Puis Valérie réalise un deuxième dessin sur le même temps d’échange (toujours en amont de la réalisation de l’activité tutorée).

22Le deuxième dessin représente la salle de soin où l’activité tutorée va se dérouler. Valérie représente son espace de travail en figurant le mobilier. Nous pouvons noter qu’elle identifie certains placards en précisant leurs contenus (armoire à pharmacie). Pour les autres, elle explique ne plus se souvenir précisément de ce qu’il y a à l’intérieur. Elle s’attarde également à dessiner tous les ordinateurs de la salle de soins. Selon elle, ce sont des éléments stratégiques pour l’activité infirmière. C’est sur ces outils numériques que se trouve un ensemble d’informations sur le patient. Elle figure trois personnages : le tuteur sous la dénomination « cadre », le chercheur sous la dénomination « Isabelle » et elle-même.

23Nous voyons que l’espace est impersonnel, un peu figé, sans aucun mouvement. Valérie ne représente pas encore d’interaction entre les personnages ni les déplacements qu’elle devra réaliser pour effectuer son activité de soins. Alors qu’elle est en stage déjà depuis plusieurs semaines dans cette unité, nous remarquons qu’elle n’a pas encore identifié le contenu des placards. Elle réalise pourtant un soin courant, renouvelé plusieurs fois dans la journée.

2.2. L’apport des dessins et de l’entretien dans la résolution des dilemmes professionnels

24Le retour d’activité se déroule le lendemain, afin de commenter la phase d’ancrage (la séance de tutorat observée par le chercheur). Valérie va reprendre dans un premier temps son premier dessin avant de compléter le deuxième et, cette fois-ci, elle est plus précise. Nous sommes l’après-midi et l’entretien se poursuit ainsi :

Chercheur : Il est très parlant votre dessin de ce matin. (Dessin 1)
Valérie : Oui, oui. Je crois que là, c’était vraiment le bon moment pour faire un dessin (Sourire). C’est la première fois qu’on me demande de dessiner. Mais c’est super… J’ai exprimé tout ce que j’avais sur le cœur… Ah oui vraiment… Oui, vraiment.
C : Si on reprend le premier dessin, vous êtes au centre, un peu perdue… (Interrompue)
V : Oui c’est ça…
C : Et qu’on reprend le temps d’observation sur le soin, vous changeriez quelque chose ?
V : Je resterais au milieu… euh, oui au milieu… Par contre je mettrais peut-être deux petites flèches… Deux flèches… qui vont de… Oui de l’infirmière vers moi… enfin… peut-être… euh… mais alors en pointillés… euh, mais vraiment en pointillés. (Ne le matérialise pas sur le dessin mais fait des gestes)
C : Vous attendez de voir la suite pour savoir si les pointillés peuvent se transformer en trait plein ?
V : Oui. Je pense que j’ai dû leur renvoyer quelque chose ce matin. Maintenant c’est à voir, comment vont être les quinze jours suivants… (Réfléchit)… Je pense que ce matin, j’ai exprimé ce que je ressentais, donc elles ont été à l’écoute. Il y en a quand même deux qui sont venues me voir. C’est pour cela que maintenant je mettrais des pointillés… Il faut voir maintenant… comment cela évolue. Moi aussi je vais faire des efforts, ah oui ça c’est clair…
C : Aujourd’hui dans les soins que vous avez faits, les malades ont été des ressources ?
V : Bien… Enfin… bien les malades, c’est toujours une ressource. Oui une ressource car je… Je préfère être du côté des malades. Je me sens mieux… Je me sens mieux que du côté infirmerie… ou je me dis qu’est-ce qui va me tomber dessus. (Silence)

Le dessin amène son auteur à représenter les éléments essentiels à ses yeux, puis à établir des liens logiques entre eux. C’est le moyen de mettre sur le papier des symboles, des flèches, des carrés, des « personnages » et de les animer par la parole en explicitant ses choix. Les différents temps d’entretien ont ainsi permis à Valérie d’entrer en débat avec son milieu de travail, un « milieu de vie » selon Schwartz (2009), et d’une certaine manière de se décentrer pour l’appréhender sous un autre angle. Dans les propos de l’étudiante, il est intéressant de noter entre la phase de repérage et celle d’ancrage l’évolution du discours à propos de l’équipe et de son propre positionnement. Valérie personnalise en effet sa réponse en tenant compte des événements vécus.

25Or, lors de ce stage qui est le dernier avant le diplôme, l’équipe identifie Valérie comme une future collègue et attend d’elle la posture et les réflexes d’une infirmière et non ceux d’une aide-soignante. Le fait de « passer du temps » dans les soins d’hygiène ne lui permet pas de développer ses compétences infirmières et de réaliser des activités spécifiques à ce nouveau métier, ce qui la met en décalage par rapport aux attendus de la formation. Cela la déroute, elle ne trouve plus « sa place » et elle est « perdue ». Sa vision du travail en équipe pluridisciplinaire s’en trouve fragilisée. Elle préfère alors se réfugier dans les activités telles que les toilettes ou le relationnel avec les patients. Pour évoluer, Valérie va devoir fournir un effort en s’appropriant puis en consolidant son identité infirmière. Nous voyons ici ce qui peut remonter du travail comme expérience humaine et sociale, expérience du vivre : il y a bien de la vie dans le travail.

26Au cours de l’échange, Valérie mentionne aussi l’attitude de deux infirmières qui prennent le temps de l’écouter sur son vécu de stagiaire et sur sa crainte de ne pas valider le stage. « J’ai pu exprimer ce que je ressentais » : des professionnels disponibles lui ont permis de s’ouvrir et de verbaliser son vécu, sa manière d’agir, son approche du soin en phase avec ses valeurs. Elle montre aux soignants sa manière d’appréhender les situations professionnelles et rend lisible sa compréhension des codes professionnels. Le dialogue qui s’instaure – non retranscrit ici – va lui permettre d’inscrire son cheminement dans une dynamique positive en lien avec une temporalité, les quinze prochains jours. L’expression des points de vue de chacun amène à la création d’un nouvel espace de formation. Étudiant et professionnels s’enrichissent mutuellement et co-construisent l’encadrement avec un point de vue nouveau. À ce stade de l’échange, Valérie reprend son deuxième dessin qu’elle décide de faire évoluer.

Au moment du retour sur ce deuxième dessin, dans la phase d’ancrage, l’échange suivant a lieu :

C : Dans la salle de soin, il y a cette crainte ?
V : Oui, oh oui. Déjà le matin en arrivant…
C : Déjà, le matin en arrivant ?
V : oui, et… c’est la joie en ressortant.
C : Crainte de quoi ? Du regard des soignants, de… (Interrompue)
V : Oui… ça dépend qui travaille aussi… Il y en a une, j’ai vraiment l’impression que pour elle, il faudrait que je sache tout. Que je prenne mon plateau, que je ne pose plus de question et que je me débrouille…
C : il n’y a plus de place aux questions ?
V : Non, non, pour elle je suis une professionnelle. Je dois rien dire et faire… J’ai profité du temps d’échange de ce matin pour demander mon bilan de mi-stage. Je l’ai fait exprès auprès de cette infirmière, pour savoir ce qu’elle pensait de moi. Elle m’a dit : « Comme je l’ai dit hier, il faut que tu sois plus rapide, il faut que tu prennes plus d’assurance. Sinon pour le reste tu travailles bien. Il faut que tu sois plus sûre de toi » (Silence).
C : Habituellement vous êtes à la place de cette infirmière qui ne sait pas ?
V : Oui, moi je suis là… (Montre le dessin avec le crayon et la place qu’elle occupe) je sais pas… et on me transmet pas.
C : D’où les parasites sur le dessin ?
V : Oui, mais cette fois, ils sont pour le soignant et pas pour moi… Parce que j’étais en dehors. Je faisais pas partie de l’équipe. C’est elle qui était à ma place. C’est donc elle qui sait pas. Donc quelque part ça prouve bien qu’elles ne se parlent pas, qu’elles ne transmettent pas…

La reprise du deuxième dessin (2 bis) éclaire le point de vue de l’étudiante et le rend plus explicite. La mise en lumière des parasites communicationnels par le trait de crayon permet de mieux comprendre les événements. Dans la situation rapportée ici, ce n’est pas Valérie qui est concernée par la problématique d’une communication difficile, c’est une autre infirmière. Au moment de faire son croquis, l’étudiante se rappelle l’interruption due à l’arrivée de la soignante et les interrogations de celle-ci vis-à-vis de ses collègues. Elle réalise que la professionnelle manquait elle aussi d’informations pour prendre en soin le patient. L’étudiante prend alors conscience qu’elle-même n’est pas forcément stigmatisée, mais que les lacunes dans la transmission sont un phénomène probablement lié aux pratiques communes à ce collectif de travail.

27L’évolution du discours de Valérie est repérable à propos des transmissions entre professionnels, mais également quand il s’agit de la posture à adopter dans une dynamique d’équipe. Par le jeu du repérage et de l’ancrage, l’étudiante témoigne de son activité en relevant l’écart entre le travail prescrit et la réalité de l’ici et maintenant. Elle verbalise ses choix, parfois douloureux, en fonction d’un arbitrage en valeurs l’amenant ainsi à « renormaliser » (Schwartz 2003). Ce faisant, elle revient sur son parcours de professionnalisation en envisageant de manière positive une évolution dans sa manière de regarder la situation. Elle est alors prête à « faire des efforts » pour modifier son positionnement dans le service. Elle veut matérialiser ces changements à venir par des pointillés.

28Cet élément nous semble un tournant dans l’accompagnement de l’étudiante concernant ses apprentissages en stage. Depuis le début de l’entretien, elle se positionne plutôt comme une personne en souffrance ne voyant pas d’issue à ses difficultés. Les flèches, les pointillés, les parasites sont autant de marques qui engendrent une transformation progressive de son approche. Valérie met alors en dialectique les attendus des professionnels avec son système personnel de valeurs. Elle décide de faire de cette expérience une opportunité pour appréhender la norme professionnelle avec un autre regard. En entrant dans une démarche de questionnement de ses pratiques, elle mobilise « ses débats de normes » (Schwartz 2003). Elle donne ainsi une nouvelle impulsion à son activité en se la réappropriant. Le dessin et l’entretien à partir de celui-ci favorisent une telle démarche et inscrivent l’acteur dans un mouvement de vie, en lien avec l’agir situationnel.

29Les dessins réfèrent à deux temps distincts de l’activité humaine (l’anticipation avec le dessin 2 et l’immersion avec le dessin 2 bis). Leur réalisation témoigne des choix de l’acteur et des renormalisations qu’il doit opérer dans le réel de l’agir en situation. Les « parasites » (au sens communicationnel) mis sous forme de traits de couleur renforcent la problématique identifiée. Le dessin donne des éclaircissements sur les raisons d’agir de Valérie. Il expose indéniablement la personne par rapport à ses choix, à ses arbitrages, à ses débats de valeurs, et permet d’éviter de rester dans des généralités. En associant le dessin et la parole, le sujet conscientise son activité, exprime son point de vue en s’appuyant sur ses valeurs. C’est un dispositif engageant, construit à partir de l’expérience humaine. Le visuel amène Valérie à s’interroger sur elle-même, sur ses pratiques et sur sa posture de stagiaire. Elle est alors invitée d’une certaine manière au dépassement de soi, la conduisant à porter un autre regard sur la situation vécue. Elle confronte son point de vue et l’enrichit, ce qui lui permet de se développer professionnellement en amorçant la résolution de certains dilemmes.

Conclusion

30L’étude d’un exemple en milieu infirmier vient de montrer en quoi le dessin peut constituer un tremplin à la verbalisation et faciliter l’accompagnement formatif. Cette expérience d’accompagnement par le dessin nourrissait une recherche doctorale, tout en opérant dans le contexte d’une formation professionnelle. Le dessin aide à fixer la pensée grâce à un support visuel. Le regard de l’acteur et celui du chercheur sont tous les deux dirigés vers le document. Ils cheminent ensemble, au rythme du discours et de la matérialisation des traits du dessin. L’auteur laisse une trace qui pourra être reprise plus tard, à distance. Ce processus permet d’ancrer dans une réalité le discours et amène le narrateur à entrer dans une démarche de questionnement de sa pratique. Les propos sont ponctués d’interrogations et aussi de recherche de sens. Au fil de la création, le propos clarifie le dessin et réciproquement, jusqu’à aborder parfois des thématiques non identifiées précédemment. Les productions se matérialisent petit à petit au rythme de l’avancée du trait et de la construction du discours. Les œuvres se mettent en mouvement et fixent un moment précis du temps de rencontre. L’acteur livre une part de lui-même en dévoilant certains débats intérieurs, le conduisant parfois à entrer dans le champ émotionnel. Une complicité s’établit avec le chercheur dans un espace de confiance réciproque. Le dessin du vécu de l’étudiante ouvre le dialogue avec les professionnels tuteurs de stage permettant ainsi de verbaliser les points de vue et de construire ensemble un espace de formation.