- 1 II s'agit d'un résumé forcément trop succinct de travaux menés en particulier avec Marie-Josèphe Dh (...)
1Je parlerai ici non pas des diverses manifestations du sexisme et du racisme aujourd’hui, dont d'autres viennent d'évoquer quelques aspects, mais des notions de sexisme et de racisme, c’est‑à‑dire de leur histoire, de leurs relations, de leurs différentes interprétations, et des enjeux de celles‑ci1.
2Pour la petite histoire, je voudrais dire d’abord que j’éprouve toujours une certaine surprise, comme un sentiment d'étrangeté à voir – sur l'invitation à cette réunion par exemple –, le mot « sexisme » utilisé tout naturellement – et sans guillemets –, comme s'il allait de soi, comme s’il avait été là depuis la nuit des temps, comme si nous-mêmes l’avions toujours utilisé pour penser, notamment, les rapports de genre.
- 2 Chroniques du sexisme ordinaire, in Les Temps Modernes (1973 à 1983), et Seuil, 1978.
3Ce n'est bien entendu pas le cas – et je me souviens du mal que nous avons eu il n'y a finalement pas si longtemps (en 1974 !) à décider du nom que nous donnerions aux chroniques qui, dans les Temps Modernes, allaient s'efforcer de dénoncer, mois après mois, les abus multiples dont les femmes étaient l’objet dans nos sociétés. Ce furent en fin de compte les « chroniques du sexisme ordinaire »2, et elles ont peut-être contribué, à leur manière, à faire connaître et accepter cette notion.
- 3 Le terme «sexisme« y entre à partir de 1976.
- 4 Cf. Cathy Bernheim : Naissance d'une notion, in Chroniques du sexisme ordinaire, Seuil, 1978.
4Si j'en parle ici ce n'est pas uniquement par nostalgie, ou pour le plaisir de rappeler que les féministes ont réussi à modifier au moins quelques pages de dictionnaire3. C'est surtout pour souligner les raisons qui ont guidé notre choix. Elles étaient claires : si nous avions choisi de parler de « sexisme » plutôt que de « machisme », ou de « misogynie », ou de « chauvinisme mâle », (tous termes abondamment et indifféremment utilisés à l'époque dans le nouveau mouvement féministe), c'est précisément parce que ce mot nous paraissait le plus apte à désigner « le racisme généralisé dont nos sociétés faisaient montre vis‑à‑vis des femmes »4.
5Voici comment Simone de Beauvoir présentait la première de ces chroniques :
- 5 Simone de Beauvoir : Présentation, in Les Temps Modernes, décembre 1973.
« Un individu qui devant témoins en traite un autre de « sale nègre » ou qui fait imprimer des propos insultants à l'égard des Juifs ou des Arabes peut être poursuivi devant les tribunaux qui le condamneront pour « injure raciale ». Mais si publiquement un homme crie à une femme « espèce de putain » ou si dans ses écrits il accuse la Femme de perfidie, de sottise, de versatilité, de débilité mentale, de conduites hystériques, il ne court aucun risque. La notion d'« injures sexistes » n'existe pas (...). Nous exigeons que les « injures sexistes » soient elles aussi considérés comme des délits. En attendant, les Temps Modernes se proposent de dénoncer chaque mois les plus flagrantes... »5
6Donc, le terme « sexisme » est forgé par analogie avec celui de « racisme » – et pas seulement en France. Aux États‑Unis, où il apparaît pour la première fois vers 1968, il a exactement le même sens – et la même vocation. Le parallèle établi entre les mécanismes de l'oppression raciale et ceux – jusque‑là ignorés, niés ou minimisés – de l'oppression des femmes, était destiné à montrer comment, dans les deux cas, les différences physiques perceptibles (la couleur de la peau, le sexe) servaient à légitimer les systèmes de discrimination, de subordination et de dévalorisation entre groupes dominants et dominés.
7Récuser, dans la discussion sur le statut dominé des femmes tout recours aux arguments de type naturaliste (ou biologiste) était donc bien à l'époque la condition première pour une reconnaissance de la légitimité politique des nouveaux mouvements féministes.
8Autre avantage de cette démarche, elle permettait de marquer la solidarité des mouvements de femmes et des mouvements noirs dans le combat contre l'ennemi commun : l'homme blanc occidental. Et l'on rêvait ainsi au jour (au Grand Soir ?) où « toutes les classes opprimées des États‑Unis se rejoindraient pour balayer la citadelle de leur oppresseur ; le mouvement noir et le mouvement des femmes comme mouvements, les Noirs et les femmes blanches comme individus lutteraient la main dans la main »6.
- 7 Y compris morts - les fameux DWEMS (Dead White European Males)... Sur ces questions, voir les dossi (...)
9[Tout ceci me paraissait connu, acquis, et situé comme un des éléments significatifs de l’histoire précoce, voire de la préhistoire des mouvements féministes. Peut‑être n’en aurais‑je pas parlé ici si je n'avais découvert récemment avec surprise le retour massif de ces thématiques aujourd'hui, en tout cas aux États‑Unis. Je pense bien entendu aux débats en cours autour du multiculturalisme et surtout du political correctness, débats caractérisés précisément par l'idée d'un ennemi commun à toutes les « minorités » (femmes, noirs, homosexuels, handicapés, vieillards, etc.), toutes victimes à des degrés divers du même pouvoir économique, social et politique : celui des hommes blancs occidentaux7].
- 8 Sur les modèles politiques en jeu dans le choix de non-mixité du mouvement féministe, cf. S. Evans, (...)
10Il n'est pas jusqu'à l'acte fondateur du mouvement féministe – la décision de non-mixité – qui n'ait été inspiré du radicalisme des analyses et des formes d'organisation des mouvements séparatistes noirs – celui du « Black Power » et des « Blacks Panthers » – et de leur refus définitif de militer dans des groupes rassemblant des anti‑racistes Noirs et Blancs)8.
- 9 II faudra attendre, pratiquement, les émeutes du printemps 1992 à Los Angeles pour voir enfin nombr (...)
11On le voit, la métaphore du racisme – très exactement : celle du racisme anti‑noir aux États‑Unis – fut donc, dans les débuts du mouvement féministe, d'une grande fécondité dans la réflexion sur les rapports entre sexes et sur la domination de genre9.
12Et pourtant il y avait – il y a toujours – entre la situation des Noirs américains (ou d’autres « minorités » opprimées) et celle des femmes, entre racisme et sexisme, des différences également importantes, mais rarement soulignées. J'en cite deux seulement, parmi les plus caractéristiques.
13La première tient à la question de la « culture », c’est‑à‑dire au fait que les peuples colonisés ou « racisés » ont tous une existence et une culture propres, antérieures à la rencontre avec les groupes dominants, et à la situation de colonisation, d’esclavage, d'oppression, (cf. le cas des immigrés, en France). Rien de tel dans le cas des femmes, dont la « culture » – pour autant qu'elle existe – est strictement contemporaine et inséparable de la situation même de domination de sexe : l'idée d'une culture féminine anté-patriarcale est un beau mythe d'origine – sans doute mobilisateur pour certaines –, mais un mythe tout de même.
- 10 Néanmoins les métaphores inspirées notamment de la période abondent, de la «collaboration« avec le (...)
14La deuxième différence, et la plus importante, est liée au système de représentation des groupes dominés – de race, et de sexe. En effet le sexisme est fondé sur une image féminine fondamentalement ambivalente, tantôt dégradée tantôt survalorisée (généralement schématisée dans le couple « mère » – « putain ») ; image qui en outre a inspiré une immense partie des expressions culturelles de notre société. À l'inverse, aucun système ou discours raciste ria ainsi idéalisé ses victimes, produit des flots de littérature ou élevé des monuments à leur gloire : il n'y avait ni « Oncles Torn » ni « bons Juifs » aux frontons des églises ou des mairies en Caroline du Sud, ou dans l'Allemagne nazie. Inversement, les régimes les plus férocement et sauvagement misogynes ne se sont jamais, et pour cause, fixé comme objectif l’anéantissement, la destruction totale ou l'extermination systématique du groupe opprimé (ici, les femmes)10.
- 11 Comme le montrent, entre autres, les exemples nazi - cf. Thalmann 1982, Koonz 1989 - et, plus récem (...)
15Cette ambivalence et cette polarisation de l’image et du statut des femmes est au cœur des rapports de genre, dans les pays démocratiques comme dans les systèmes totalitaires11 ; elle n'existe jamais dans les systèmes, institutions ou idéologies racistes.
16Ce sont là des différences structurelles entre institutions, représentations ou discours sexistes et racistes, qui devraient nous amener à nuancer quelque peu les analyses féministes d’antan. À quoi s’ajoutent les innombrables divergences, ou oppositions entre mouvements (ou discours) antiracistes, et anti‑sexistes.
- 12 Par exemple Stokely Carmichael : «la seule position des femmes dans notre Mouvement est la position (...)
17Je rappelle seulement l’accueil plutôt frais réservé aux nouveaux mouvements féministes par les leaders anti-racistes de l'époque12, et les conflits qui s’en suivirent Plus récemment, et plus près de nous, l'affaire du foulard en France, ou les débats autour de l’excision, et bien sûr l’affaire du juge Thomas aux États‑Unis ont également mis en évidence les discordances possibles entre luttes « anti‑racistes » et « anti‑sexistes ». Nous sommes loin des utopies des années soixante.
18Que faire de tout cela ? On peut bien entendu parler de « contradictions », de « dérives », ou de « bavures ». On peut aussi mettre celles-ci sur le compte de courants non pas anti-racistes ou anti-sexistes, mais simplement contre‑racistes, et contre‑sexistes. Et en effet, l’« afro‑centrisme » développé ces dernières années dans les universités américaines, ou bien encore certaines théories de la « féminitude » ou de la « différence » (discours gynocentriques s'il en est), ne sont souvent rien d'autre que le reflet en miroir – parfois la caricature – des vieux schémas ethnocentristes mâles, blancs, occidentaux,... tant honnis. Et ce sont aussi – puisque nous parlons d'exclusion –, quelques-unes des formes aujourd’hui les plus spectaculaires de X auto‑exclusion et de Y auto‑enfermement des groupes minoritaires – ou minorisés.
19Reste alors à comprendre d’une part le succès, aujourd'hui, de ces « dérives » ou de ces « bavures », de ces différentes variantes du « contre‑racisme » ou du « contre‑sexisme », du repli communautaire ou identitaire, – de tout ce qui, d'une certaine façon, signe l'échec des mouvements de libération des années soixante‑dix ; d'autre part, les relations paradoxales existant entre ces nouvelles théorisations anti-racistes et anti-sexistes.
- 13 On en trouvera une analyse plus détaillée in L. Kandel, 1993.
20C'est ce dernier point que je voudrais évoquer rapidement, pour terminer13.
21Le discours anti-raciste, on le sait, a été marqué depuis une vingtaine d’années par une série de glissements, du racisme biologique des années 30‑40 vers un racisme « culturaliste » et « différentialiste » fondé sur la défense des « identités culturelles » et le respect de leurs « différences » (thèmes largement empruntés à l'anti‑racisme des années 60 et 70, les frontières entre les deux types de discours – racistes et anti‑racistes – devenant ainsi de plus en plus ténues, et malaisées à établir) : les travaux de P.‑A. Taguieff sur ce point sont maintenant bien connus.
22Il en va à première vue de même d'un grand nombre de discours anti-sexistes, qui se sont bien entendu livrés, eux aussi, à l'invocation rituelle et pieuse du « respect des différences » et bien sûr, au premier chef, de la différence des sexes.
- 14 Pour des mises au point récemment parues sur ces questions, cf. notamment N.-C. Mathieu (1991), les (...)
23À une distinction près – et elle n'est pas mince : c'est que là où l’anti‑racisme devenait différentialiste et culturaliste pour mieux résister au biologisme et le combattre, le différentialisme féministe, lui, s'empressait au contraire d’y retourner, de le renforcer, le revaloriser14. Et ceci sans susciter la moindre surprise, la moindre objection ou la moindre critique dans les milieux anti‑racistes, qu'ils se veuillent différentialistes ou anti‑différentialistes.
24Il y a là une situation paradoxale, et qu’il faut chercher à comprendre – sûrement plus qu'un simple effet de « distraction », un hasard malencontreux ou un « accident » ? Je ferais l'hypothèse que les nouvelles théories antiracistes, contrairement à ce qu'elles croient, restent encore toutes, y compris à leur corps défendant, tout imprégnés de naturalisme. Que les postulats de la différence radicale et de l'inassimilabilité des groupes sociaux, point commun des nouveaux discours anti-racistes, trouvent un référent privilégié dans l’affirmation répétée de l’hétérogénéité et de la discontinuité irréductible des identités de sexe.
- 15 Et pour autant que j'aie bien saisi sa pensée...
25Si donc je suis d'accord avec E. Balibar lorsqu'il affirme que le « racisme n’a pas d’autre imaginaire que fondamentalement sexiste », ce n'est peut- être pas, comme il semble le dire15, parce que celui-ci serait sexuel, ou sexué, qu'il passerait en dernière analyse par le corps. Ce serait plutôt parce que ce « passage par le corps » (c'est‑à‑dire par le biologique, qui n'est pas nécessairement le sexuel) fournit une métaphore privilégiée à tous les fantasmes de pérennité, et d'irréductibilité des différences entre groupes sociaux. Disons, plus exactement, que dans l'idée du roc biologique de la différence des sexes, c'est sans doute moins la métaphore du biologique qui importe, que celle du roc.
26Et à cet égard, imaginaire raciste et anti-raciste ne diffèrent pas fondamentalement l'un de l'autre.
27Sans doute faut-il aujourd'hui reprendre la question des relations entre sexisme et racisme, entre anti-racisme et anti‑sexisme. Je proposerais que l'on commence par examiner, en tout premier lieu, la place et les enjeux de l'imaginaire de la différence des sexes dans les différentes théorisations racistes et anti-racistes contemporaines.
- 16 Ce fut là l'un des principaux thèmes du Colloque "Féminismes et nazisme". Plus près de nous encore, (...)
28En second lieu, et à l’inverse, la place et les enjeux de l’analyse des situations de racisme extrême dans les discours et les théories féministes16.