• 1 Londa Schiebinger, The Mind has no Sex? Havard University Press, Cambridge, Massachusetts, 1989.

1Les discours scientifiques qui naissent au XVIII^e siècle sur la ‘nature des femmes’ et qui prennent une telle importance dans les siècles suivants, notamment au XIX^e siècle en anthropologie et au XX^e siècle en génétique sont, au moins en partie, le fruit des conceptions antérieures, notamment de celles ébauchées dans les discours médicaux du XVII^e siècle. Il est un point essentiel cependant sur lequel cette nouvelle thèse s'oppose à celle qui la précède : de l'Antiquité au XVII^e siècle, l'étude des différences entre les sexes se limite à l'examen des organes génitaux alors que les travaux ultérieurs ‘découvrent’ des différences sexuelles en tout point du corps humain. Cette « resexualisation du corps », comme la nomme Schiebinger1, sert alors, entre autre, à fonder l'idée d’une nature féminine radicalement distincte de celle de l'homme. Cette ‘mise en nature’ de l'espèce humaine a aussi pour conséquence de remplacer l'imperfection des femmes par de l'infériorité, en se fondant sur des caractères biologiques.

• 2 Claude Galien, « De l'utilité des parties du corps », traduit par Charles Daremberg in Œuvres anato (...)
• 3 Thomas Laqueur, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en occident, Paris, Gallimard, (...)

2Du V^e siècle av. JC au II^e siècle ap. JC, la médecine grecque développée par Hippocrate, Aristote et Galien considère, à quelques nuances près, que les organes génitaux féminins ne sont, du point de vue morphologique, qu'une introversion des organes génitaux masculins. On trouve ainsi chez Galien : « Figurez‑vous les parties génitales qui s'offrent les premières à votre imagination, n'importe lesquelles, retournez en dehors celles de la femme, tournez et repliez dedans celles de l'homme et vous les trouverez toutes semblables les unes aux autres2. » C'est ce que Laqueur3, dans un ouvrage récent, appelle la « théorie du sexe unique », selon laquelle le corps humain parfait est celui de l'homme, et la femme, forcément imparfaite, n'est qu'un ‘moindre mâle’. Cette théorie repose elle-même sur la ‘théorie des humeurs’, qui considère que la santé réside dans l'équilibre des humeurs émises par le corps, et des qualités — le froid, le chaud, le sec et l'humide – qui les accompagnent. Ainsi la position des organes génitaux est déterminée par la chaleur du corps : l'homme, doté d'un corps ‘chaud’, possède des organes génitaux externes, tandis que la femme, dont le corps n'atteint qu'un moindre degré de chaleur, possède des organes génitaux internes.

• 4 André Vésale, De corporis humani fabrica libri septem, Bâle, 1543, p. 381.

3Cette conception de la correspondance des organes génitaux entre hommes et femmes ne subit aucune modification notable jusqu'au XVI^e siècle, où elle est même confortée par l'anatomie naissante. En effet, Vésale, médecin et chirurgien mais surtout l'un des fondateurs de l'anatomie moderne, qui pourtant s'oppose à Galien sur bien des points, reprend totalement la théorie des sexes inversés. Ainsi, dans la Fabrica4 le vagin est représenté de telle manière (fig. 1) qu'il évoque très fortement un pénis. De même, dans d'autres traités contemporains du célèbre ouvrage de Vésale, l'ensemble des organes génitaux féminins est dessiné (fig. 2 et 3) de manière à rappeler l'appareil génital masculin. Jacob Rueff éprouve d'ailleurs le besoin de placer un fœtus dans l'utérus pour bien préciser qu'il s'agit d'organes génitaux féminins.

• 5 On peut consulter par exemple : Wolf Heidegger's Atlas of the Human Anatomy, 4th completely revised (...)

4Parallèlement aux représentations picturales, les organes génitaux féminins sont aussi décrits par l'anatomiste et imprimeur Charles Estienne ou le chirurgien Ambroise Paré comme de simples inversions de l'appareil génital masculin, alors même que ces auteurs revendiquent de rapporter précisément ce qu'ils voient. Il faut également souligner qu'il n'existe pas, à cette époque, de nomenclature spécialisée pour le corps féminin : les ovaires, par exemple, sont simplement désignés comme des « testicules féminins ». En fait, si l'on compare les schémas du XVIe siècle à ceux des atlas anatomiques publiés aujourd'hui5, où la théorie des sexes inversés est totalement abandonnée, on constate que les représentations du XVI^e siècle ne sont pas particulièrement biaisées et qu'il existe bien des similitudes anatomiques entre les organes génitaux féminins et masculins – similitudes somme toute assez compréhensibles si l'on sait qu'ils ont une origine embryologique commune.

• 6 C'est à cette époque que le terme d'ovaire commence à remplacer celui de ‘testicule féminin’ sous l (...)
• 7 Evelyne Berriot-Salvadore, « Le discours de la Médecine et de la Science » in Histoire des femmes, (...)

6À la fin du XVIIe siècle, le débat sur la spécificité des sexes est bien illustré par la querelle qui oppose les ovistes aux animalculistes. Les premiers considèrent, dans le sillage de Graaf, que l'embryon est préformé dans l’œuf contenu dans les ovaires6, tandis que les seconds voient l'enfant préformé dans les spermatozoïdes. En fait, les tenants de la théorie naissante de la spécificité féminine n'ont pas encore à cœur de dévaluer systématiquement le corps féminin et, comme le souligne très justement Berriot‑Salvadore : « quelle que soit l'ambivalence de ses conceptions théoriques, écartelées entre un fonctionnalisme social et un naturalisme pas toujours orthodoxe, le médecin, dans sa pratique, devient parfois l'allié de la femme contre les préjugés qui la menacent7. »

• 8 Laqueur, La Fabrique...
• 9 Jean-Jacques Rousseau, « Sophie ou la femme », in Emile ou de l'éducation [1762], Paris, Flammarion (...)

7C'est au XVIII^e siècle que la notion de nature féminine s'impose, dans un contexte où la théorie du sexe unique est supplantée par celle de « l'incommensurabilité des sexes8 ». Cette thèse, fondée sur ce que nous appelons un différencialisme égalitaire, est clairement exprimée par le philosophe Rousseau lorsqu'il soutient : « en ce qu’ils ont de commun, ils sont égaux ; en ce qu'ils ont de différent, ils ne sont pas comparables9. »

• 10 Jules-Joseph Virey, Histoire naturelle du genre humain, Paris, Dufart, an IX [1801].
• 11 Pour une analyse approfondie de Roussel, voir Michèle Le Doeuff, L'Imaginaire philosophique, Paris, (...)

8Les champions français de la nature féminine à la fin du XVIII^e siècle sont notamment Roussel dont l'ouvrage le plus célèbre intitulé Système Physique et Moral de la Femme paraît en 1775, Virey qui publie l'Histoire Naturelle du Genre Humain10 en 1801, et Moreau de la Sarthe dont Y Histoire Naturelle de la Femme paraît en 180311. Tous ces ouvrages connaissent alors un grand succès, comme l'attestent leurs nombreuses rééditions. Ce que cherchent à prouver ces auteurs, et nombre de scientifiques après eux, c'est que la femme est femme bien au-delà de ses organes génitaux. Ainsi on peut lire dans Roussel : « l'essence du sexe ne se borne point à un seul organe mais s'étend par des nuances plus ou moins sensibles, à toutes les parties ; de sorte que la femme n'est pas femme seulement par un endroit, mais encore par toutes les faces par lesquelles elle peut être envisagée ». Comme on va le voir, la communauté scientifique n'aura de cesse, par la suite, de mettre en lumière des différences entre les hommes et les femmes, jusque dans la moindre parcelle du corps.

• 12 Denis Diderot, « Le Rêve de d'Alembert » [1769], in Entretien entre d'Alembert et Diderot, Paris, F (...)
• 13 Rousseau, Emile, p. 144.

9La masse colossale des travaux entrepris pour accréditer l'idée de deux natures humaines différentes suppose une résurgence chronique de la conception inverse. Et alors même qu'au XVIII^e siècle, la nouvelle vision s’impose, certains philosophes manifestent leur résistance. L'encyclopédiste Diderot, tout comme Galien, conçoit que « la femme a toutes les parties de l'homme, et que la seule différence qu'il y ait est celle d'une bourse pendante en dehors, ou d'une bourse retournée en dedans. [...] La matrice n'est autre chose qu'un scrotum retourné de dehors en dedans, mouvement dans lequel les testicules ont été jetés hors de la bourse qui les renfermaient, et dispersés de gauche et de droite dans la cavité du corps12 » ; et Rousseau, bien qu'ambigu par ailleurs, déclare : « en tout ce qui ne tient pas au sexe, la femme est un homme ; elle a [...] les mêmes facultés ; la machine est construite de la même manière, les pièces en sont les mêmes ; [...] ils ne diffèrent entre eux que du plus au moins13. »

• 15 Georges Cuvier, « Discours préliminaire », in Recherches sur les Ossements fossiles de Quadrupèdes, (...)

14Si la considération pour le squelette est forte, c'est aussi parce que ces années charnières entre le XVIII^e et XIX^e siècle sont marquées par la consécration de la paléontologie, et que cette science propose une nouvelle vision du monde où se trouve validée l'importance des ossements fossiles. Comment ne pas être impressionné par la démonstration, devenue mémorable, de la loi de corrélation des organes que fait Cuvier sur les os de la sarigue fossile de Montmartre ? On se rappelle encore qu’avec une seule dent, le prestigieux paléontologue « pourrait refaire tout l’animal » ! Mais bien au-delà de cette image d'Épinal, Cuvier, qui se voulait le ‘Newton des Sciences naturelles’, ne se limite pas à penser que « la forme de la dent [...], tout comme l'équation d'une courbe, entraîne toutes ses propriétés [du corps]15 » ; il élabore à partir des quadrupèdes fossiles une nouvelle histoire de la vie et de la Terre et conjointement confère à l'os un statut de référence.

• 16 Alexander Monro, The Anatomy of the Humane Bones, Edinburgh, 1726.
• 17 Alexander Monro, Traité d’Ostéologie ...

16Bien que la première description du squelette féminin paraisse en 1726 dans l'Anatomie de l'Ecossais Monro16, la sexuation du corps au-delà des organes génitaux n’est figurée qu'en 1759 par l'anatomiste française Thiroux d'Arconville17.

• 18 Schiebinger, The Mind..., p. 248.
• 19 Nous avons dénombré moins de 2 % de femmes (3 peintres, 2 bibliothécaires) parmi les scientifiques (...)
• 20 Sue [Thiroux d’Arconville], in Monro, Traité d'Ostéologie..., p. XXIII.
• 21 Ibid..
• 22 Ibid., page de garde.

17Thiroux, après des études d'Anatomie et de Chimie au Jardin Royal des Plantes Médicinales18, dans un milieu essentiellement masculin19, entreprend la fabrication d'un traité d'Ostéologie totalement original comprenant un texte et des planches commentées. Puis, « l'Ostéologie de M. Monro, dit‑elle, tomba entre mes mains. [...] J'en fus si content, elle me parut si bien faite, et si propre à instruire. [...] Toutes ces raisons m'ont déterminé à la préférer à celle que j'aurais pû donner »20. Elle publie donc la traduction qu'elle fait du Texte de Monro mais il ne s'agit pas d’une simple traduction car nous dit-elle, « j'ai ajouté plusieurs Notes sur les singularités que j’ai observé moi‑même, ou dont on m'a fait part21. » Elle maintient de plus son projet d'une nouvelle iconographie constituée de « Planches en taille-douce qui représentent au naturel tous les Os de l'Adulte et du Fœtus, avec leurs explications22. », iconographie originale qui se démarque notamment de celle de Vésale. L'exemple de la réussite de M^lle Basseporte à la direction du service des Peintures et Vélins du Jardin des Plantes depuis 1735 n'est peut‑être pas indifférente à cette vaste entreprise.

• 23 Ibid., pp. XXI et XXVII.
• 24 Pour une étude sur les femmes savantes au XVIII^e siècle voir Jeanne Peiffer, « Femmes savantes, fem (...)
• 25 Anonyme [Thiroux d'Arconville], « Pensées et Réflexions morales sur divers sujets », in Mélanges de (...)
• 26 Feue Madame la Marquise du Chastellet, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, Paris, (...)
• 27 Anonyme [Thiroux d'Arconville], Vie de Marie de Médicis, Paris, Ruault, 1774. — Histoire de Françoi (...)
• 28 Anonyme [Thiroux dArconville], « Discours préliminaire du traducteur », in Pierre Shaw (traduit par (...)

18Mais pourquoi Thiroux signe-t-elle son Ostéologie sous le patronyme d'un Professeur aux Écoles Royales de Chirurgie ? Dans sa quarantième année, elle est une femme sûre de son talent et de son savoir, et elle le dit, notamment à propos de ses planches : « j'espère qu'on ne les trouvera inférieures à aucunes autres. [... Pour l'exactitude], j'ai voulu qu'elles fussent parfaites. [...] A l'égard de la beauté du burin, je me flatte qu'elle ne le cédera en rien à toutes les Gravûres de ce genre. [...] Toutes les Planches qui ont paru jusqu'ici, hors un très‑petit nombre, sont presque toutes défectueuses23. » Mais, bien qu’elle dénonce les contraintes exercées sur les femmes24 (« Affichent-elles la science ou le bel esprit ? Si leurs ouvrages sont mauvais, on les siffle ; s'ils sont bons, on les leur ôte, et il ne leur reste que le ridicule de s'en être dit les auteurs25 »), elle cède. Et contrairement à sa stricte contemporaine Emilie du Châtelet26, cette érudite reste anonyme lorsqu'elle publie ses traductions latines et anglaises de textes littéraires et scientifiques ou ses propres travaux en histoire, morale et littérature27, ou en chimie28.

• 29 Georges Canguilhem, « L'Homme de Vésale dans le monde de Copernic, 1543 », in Études d'Histoire et (...)
• 30 Cependant, des résistances existent encore. Les planches de Y Encyclopédie de Diderot et d'Alembert (...)
• 31 Rousseau, Emile, p. 144.

20En effet, depuis les dessins de squelettes de Vésale au XVI^e siècle (fig. 4), l'humain était représenté par un dessin d'un seul type appartenant au genre dit des ‘vanités’. Le squelette intégral d'un adulte était mis en scène dans des postures variées entouré de quelques objets évoquant la mort : tantôt ce squelette pose un regard cynique sur un sablier ou sur un crâne, tantôt il est lui-même muni d'une faux ou joue le rôle de fossoyeur, campé avec sa pelle‑bêche au bord d'une fosse sépulcrale. Cet ‘Homme vésalien’ se situe le plus souvent dans un paysage humanisé par les éléments d'une architecture monumentale en ruines qui dominent la flore raréfiée d'une nature désertique sans faune. L'information scientifique s'exprime dans un contexte qui incite à une réflexion sur la destinée humaine funeste mais qui inclut, comme le souligne Canguilhem, le « concept de totalité organique humaine » que ce même philosophe interprète comme « un rappel de la situation fondamentale de l'homme en tant qu’il est ce vivant où le rapport du vivant à la vie parvient [...] à la conscience de soi29. » Au milieu du XVIII^e siècle, le style des représentations se modifie radicalement, leur contenu aussi. Tandis qu'une importante végétation arborée constitue l'ensemble du décor et ancre notre histoire dans la nature, l'Homme, campé debout, se démultiplie. Squelettes d'un homme, d'une femme, mais aussi d'un enfant, accompagnés d'une multitude d'os dessinés séparément : abondance de gravures qui évoquent la richesse du matériau biologique, images d'un monde peuplé et différencié qui produit de la vie. Le message a donc bien changé au XVIII^e siècle30. À31 l'humain pensant qui se destine à la mort se substitue l'allégorie d'un enfant qui progresse vers un adulte épanoui. Au destin funeste s'oppose un futur désormais élaboré par les forces vitales du développement. Le voyage dans le temps est ontogénique : l'image du stade fœtal, c'est l'assurance d'une origine, l’aptitude à se développer et la dynamique de croissance vers un accomplissement mature représenté par l'image de deux procréateurs complémentaires, « une femme parfaite et un homme parfait [...dont] la perfection n'est pas susceptible de plus et de moins. »

• 32 Monro, Traité d'Ostéologie..., p. 225.

22La planche IV (fig. 6) de ce même traité constitue le plus ancien dessin d'un squelette féminin. C'est une innovation iconographique au but clairement énoncé car « pour faire connoître les différences qui se rencontrent entre les os qui composent le squélette de la femme, et celui de l'homme, on a fait graver cette figure du squélette d'une femme32. » Ce dessin, de plus petites dimensions que celui du squelette masculin et figuré en arrière‑plan du cadre, désigne au premier coup d'œil la première caractéristique féminine : la faiblesse de sa stature. La tête, petite, est posée passivement sur des os minces, et le front est divisé en deux parties contrairement au front masculin figuré d'une seule pièce. Le squelette vu de face est très symétrique, avec les pieds au même niveau : cette posture statique évoque l'immobilité, et le très large bassin confirme une adaptation parfaite à la procréation.

• 33 Ibid.,pp. 210-212 et 215.
• 34 « Un homme de cinq pieds et demi [178,6 cm] réduit à quinze pouces et demi [39,2 cm]» et un « squel (...)
• 35 Michel Sempé, Guy Pédron et Marie-Paule Roy-Pernot, Auxologie : méthode et séquences, Paris, Printe (...)

23Ces dessins sont fidèles aux « différences entre le Squélette de l'Homme, et celui de la Femme33 » décrites. Bien que cette image féminine ait perduré, nous y relevons des excès, des anomalies et des erreurs. Premièrement, la différence de stature entre l'homme et la femme est soulignée de manière excessive. Non seulement elle est augmentée par le choix des modèles, mais elle est amplifiée par des échelles différentes de représentation34. La différence de taille dessinée est le double de la valeur observée aujourd'hui à Paris35.

• 36 Paul Robin, « Observations sur l'usage du corset », in Bull. Soc. Anthrop. Paris (1889), pp. 551-55 (...)

24La deuxième différence entre l'homme et la femme, la taille du bassin, est exagérée par un artifice de dessin et l’utilisation d'une pathologie d'origine sociale. L'homme est de trois-quarts, la femme est de face. Le bassin de cette dernière est en largeur réelle contrairement à celui de l'homme, masqué en partie par la perspective. Ce choix de représentation conduit, conjointement, à un total effacement des courbures humaines de la colonne vertébrale féminine. Le modèle féminin présente, de plus, une mutilation d'origine vestimentaire, une atrophie thoracique provoquée par la contention artificielle du buste et due à l'usage du corset36. D'origine culturelle, elle est liée au sexe social, mais ne résulte pas du sexe biologique. Son inscription dans un traité d'anatomie est donc une erreur d'autant plus grave qu'elle intervient dans la démonstration des différences naturelles entre homme et femme : par comparaison avec un tel thorax, exagérément resserré, le bassin sous‑jacent apparaît évidemment très augmenté.

• 37 Monro, Traité d'Ostéologie..., p. 210.

25La troisième différence annoncée, « l'os frontal des femmes est plus souvent divisé que celui des hommes37 », est une erreur scientifique qui pénalisera les femmes soixante-dix ans plus tard. En fait, cette suture métopique caractérise la prime enfance et ne représente chez l'adulte qu'une anomalie rare, aussi bien chez les femmes que chez les hommes.

• 38 Ibid., p. XXIV.
• 39 Ibid., p. XXVII.
• 40 Ibid., p. XXIII.
• 41 Ibid., p. X-XI.

26Bien que Thiroux exige des planches « copiées fidèlement d'après la Nature38 », la femme dessinée dans l'Ostéologie a-t-elle réellement existé ? La Planche IV n'est, en tout cas, pas une production médiocre, car « tous les Desseins, rapporte Thiroux, ont été faits sous mes yeux. Il y en a même quelques-uns que j'ai fait recommencer plusieurs fois, pour corriger des défauts39. » Si la femme dessinée a existé, elle est un cas, même au XVIII^e siècle. On peut supposer que Thiroux ait construit un être composite dont le cumul d'anomalies montre que la femme est un humain différent. Le résultat est convaincant, trop parfait peut-être. « J'ai encore dans mon Cabinet, déclare Thiroux, la plûpart des pièces qui ont été l'objet de mes Observations40 » – est-ce la justification de n'avoir rien inventé ou l'aveu d'un montage ? Puisque la femme dessinée ne peut, par sa rareté, représenter l'humanité, l'anatomiste entre en contradiction, en tout cas avec celle qui affirme, par ailleurs et avec justesse, que « c'est la variété des Phénomènes, sans cesse offerts à ses regards, qui forcera la Nature à se dévoiler, pour ainsi dire à ses yeux41. »

• 43 Jules Cloquet, Manuel d'anatomie descriptive du corps humain : Texte, Atlas, Explication des planch (...)
• 44 Cloquet, Manuel... (Explication), pl. 43 et 45.
• 45 Ibid., (Texte) p. 95.
• 46 Ibid.
• 47 Suë le Fils, Elemens d'anatomie (à l'usage des peintres, des sculpteurs, et des amateurs), Paris, 1 (...)
• 48 Cloquet, Manuel. ..(Atlas) pl. 46.

28L'homme et la femme dessinés en 1825 par Cloquet43 témoignent de la persistance au début du XIX^e siècle d'une idéologie de la beauté humaine qui s'exprime par une double perfection, comme le montre le choix de ses modèles qui sont le « squelette d'un homme de 38 ans, remarquable pendant sa vie par la beauté de son corps et la régularité de ses proportions [et le] squelette d'une femme âgée de 22 ans, remarquable pendant sa vie par la beauté de sa physionomie, l'élégance et la régularité de ses formes44. » Les gestes évoqués sont affables et élégants. L'homme (fig. 7), légèrement déhanché, est souriant. La femme (fig. 8), immobile, tend le bras avec grâce, la main relevée avec délicatesse. L'argumentation qui vise à mettre en évidence l'existence de natures humaines différentes est de même type que soixante-six ans plus tôt (« le squelette offre des différences très-essentielles, suivant qu'on l'examine chez l'homme ou chez la femme45 ») et ne s'en distingue qu'en développant une accumulation d'indices46 prétendument identifiés sur le squelette en général, les os en général, la tête, les vertèbres, le thorax et le bassin, les côtes, les fémurs, les pieds, les épaules. L'imagerie est toujours omniprésente, comme pour persuader un lecteur – l'étudiant en médecine ou en arts plastiques47 - que le discours précédent n'aurait pas convaincu, et Cloquet ajoute même une planche supplémentaire (fig. 9) où les squelettes sont « mis en regard, afin de faire saisir plus facilement leurs différences48 ». L'homme et la femme s'avancent l'un vers l'autre ; lui grand et robuste, elle petite et menue ; elle marche lentement, lui plus rapidement ; elle a les bras ouverts et accueillants, il pose une main protectrice sur son épaule. A ce couple sur le point de se former, succède, à la page suivante, le dessin du squelette d'un enfant.

• 49 John Barclay, The Anatomy of the Bones of the human Body, Edimburgh, Mitchell and Knox, 1829, planc (...)

30Barclay49 présente les squelettes de l'homme et de la femme entourant celui d'un enfant (fig. 10). C'est l'inscription de la configuration familiale dans la nature. C'est aussi l'occasion de mettre en évidence l'imperfection de la nature féminine car l'anatomiste choisit de publier, à nouveau, la femme caricaturale de Thiroux d'Arconville. L'accent est maintenant mis sur les ressemblances entre la femme et l'enfant : un crâne métopique, des os faibles, un thorax étroit, une petite stature. Ces traits communs à la femme et à l'enfant signent, pour lui, l'infantilisme de celle-ci, infantilisme qu'il interprète comme un développement inachevé qui n'atteint pas la maturité de l'adulte abouti représenté par l'homme.

• 50 Virey, Histoire naturelle du genre humain, Paris, 1824.
• 51 Ibid., t. l,p. 174.

31Le différencialisme hiérarchisé qui postule une féminité infantile n'est pas une singularité de ces images venues d'Ecosse. En France, Virey50 développe l'idée d'une immaturité physiologique des femmes en utilisant le ton généraliste de la « vérité fondamentale » qui se passe de démonstration et se confirme par une simple illustration (ici d'ailleurs, fausse). Ainsi : « la femme se rapporte à l'enfance en beaucoup de choses. [...] On a remarqué que la femme avait souvent un plus petit nombre de dents molaires que l'homme (les dents dites de sagesse ne sortant pas toujours dans plusieurs femmes)51. »

• 52 Barclay, The Anatomy.... pi. I et IV.

32Barclay52 insère aussi les squelettes de l'homme et de la femme dans un décor emblématique de deux univers distincts et dont le contexte allégorique proclame l'archaïsme biologique des femmes. Homme et femme représentés séparément, sont accompagnés d'un paysage qui inclut maintenant des éléments de faune, comme rappel de notre origine animale dans ‘la chaîne des êtres’. L'homme (fig. 11) est situé entre un manoir campagnard et un Cheval, reflets de la civilisation occidentale ; la femme (fig. 12) est placée entre des arbres et une Autruche, images d'une nature brute et exotique. Pour l'un, la cité et la plus noble conquête de l’Homme, un animal domestiqué, donc créé par la culture, appartenant à la même classe poilue que l'Homme, celle des mammifères, utilisé par les représentants de la force et de l'autorité, à l'intelligence louée et dont la puissance est renforcée par un dessin en vue de face qui met l'accent sur une grosse tête et un large poitrail. Pour l’autre, une flore non défrichée, la forêt, et un animal sauvage, connu pour son aveuglement stupide et ses œufs, un oiseau dont le dessin de profil montre l'énorme bassin et la minuscule tête.

• 54 Ibid., [1801] vol. 1, p. 180.

34La fabrication d'une nature féminine dévalorisée ne s'appuie donc pas uniquement sur une comparaison avec le squelette de l'enfant. Elle est inscrite, dès le début du XIX^e siècle, dans une science de l'évolution qui problématisé l'histoire des Hommes dans un cadre raciologique : l'humain est distingué de l'animal puis les natures humaines multipliées et comparées sont hiérarchisées. De la faune sauvage orne les planches d'anatomie humaine : l'os de singe devient le garant d’une nature originelle. Bien que les preuves du caractère naturel des différences continuent à être recherchées sur l'ensemble du squelette, le crâne est préférentiellement étudié depuis que Virey ‘reconnaît’ en 1801 un caractère typiquement humain dans « la prépondérance de l'organe cérébral [qui] s'accroît encore par l'usage continuel de l'état social54 ». Les dessins de crâne, de plus en plus nombreux, sont désormais en vue de profil, pour montrer les deux traits qui distinguent l'Homme de l'animal : la moindre saillie faciale et la position avancée du trou occipital qui place la tête au-dessus du corps.

• 55 Cloquet, Manuel. ..(Texte), pp. 57-58.
• 56 Ibid., (Atlas), pi. 18 et (Texte), p. 59.
• 57 La réduction du museau permet le développement du cerveau à l'échelle paléontologique, mais ces fai (...)
• 58 Cloquet, Manuel... (Explication), pp. 39-40.

35A la recherche d'une quantification de l'intelligence, Cloquet, comme d'autres anatomistes de ce début du XIX^e siècle, choisit de mesurer le degré d'avancée de la face, car « les dimensions respectives du crâne et de la face peuvent jusqu'à un certain point nous servir pour déterminer le degré d’intelligence des divers individus. [...] Un des moyens les plus simples [...] est de mesurer l'angle facial. [...] J’ai tâché dé montrer les deux extrêmes de l'espèce humaine, en mettant en opposition la tête de Bichat avec celle d'une femme boschisman55. » Aux figurations humaines de « Bichat, comme type de la race caucasienne » et de la « femme boschisman, type de la race éthiopienne [ou] Nègre56 », sont ajoutées les lithographies de deux animaux sauvages. La planche 18 (fig. 13) ordonne ces quatre protagonistes selon leur angle facial : Bichat (75°), la boschismanne (56°), l'Orang-Outang (40°) et le Loup (22°). Puisque ce savant juge correcte la hiérarchisation du Loup, du singe et de l'Homme fournie par la saillie faciale, il valide ce trait comme critère de classification, et donc propre à placer le ‘Nègre’57 dans l'échelle naturelle. Par l'angle de Camper, il positionne le ‘Nègre’ (67°) comme exact intermédiaire entre le Caucasien (85°) et le singe (50°)58. Un ordonnancement semblable est construit à partir de « la position du grand trou occipital [qui] forme un des caractères de la tête humaine. Cette ouverture dans l'homme regarde en bas [...]. Chez le Nègre elle s'éloigne déjà pour se porter en arrière ; dans les autres animaux, elle devient de plus en plus postérieure ».

• 59 Ibid., (Texte), pp. 58-59.

36Une argumentation fondée sur l'accumulation de caractères crâniens est donc mise en place dès le premier tiers du XIX^e siècle pour fortifier l'idée que ‘Caucasien’ et ‘Nègre’ diffèrent par nature sur un mode hiérarchisé. L'un est le modèle car « dans cette race [caucasienne], le grand développement du crâne sur la face indique la supériorité des fonctions intellectuelles » ; l'autre n'a pas la tête d'humain qu'il faut, car « la tête de ces peuples [nègres] se distingue par le front, qui est très rétréci et aplati ; la cavité du crâne, qui est très étroite, [...] le trou de l'occipital, placé très en arrière ; [...] la saillie des mâchoires, lesquelles forment une sorte de museau ; l'allongement de l'angle facial59. » Cette description suggère la grande proximité du ‘Nègre’ avec la faune sauvage, et une telle présentation, élaborée sous forme d'inventaire au sein d'un Manuel d'anatomie, apporte toutes les garanties de rigueur pour convaincre le lecteur médecin de la pertinence du travail et engendrer chez lui l'adhésion à la théorie raciologique.

• 61 Ibid., pl. 8, p. 42.
• 62 Ibid., t. 1, pl. 1, p. 38.

38C'est par un dessin de trois têtes vues de profil (fig. 14)61 que Virey présente les « espèces Blanche, Nègre et Orang » classées selon la proéminence faciale censée garantir l'ordre de la nature. C'est par un dessin de quatre crânes vus de profil62, qu'il introduit le nouveau candidat à la classification : une Géorgienne. Mais ce classement de l'Européenne en seconde position (fig. 15), sur une échelle où étrangement ne figurent ni ‘Négresses’ ni guenons, n'est que provisoire car Virey lance une virulente diatribe contre les femmes intellectuelles pour parvenir à déprécier l'équivalent féminin de l'homme supérieur : l'Européenne citadine et lettrée. Il disqualifie d'abord, par la construction d'un système raciologique hiérarchisé, tout homme qui n'est pas un occidental éduqué. Il exalte ensuite les bienfaits natalistes du travail pénible et du manque d'instruction auxquels sont soumises les populations colonisées d’Afrique et la paysannerie française pauvre.

• 64 Jean-Antoine Nollet, Leçons de physique expérimentale, Paris, 1743-1748.
• 65 Carmontelle, « Aquarelle de Mme de Buffon de 1769 », in Buffon 1788-1988, Paris, Imprimerie nationa (...)
• 66 David, « Tableau de Marie-Anne Lavoisier », Metropolitan Museum, New York.
• 67 Daumier, « Les bas-bleus : femme de lettre humanitaire se livrant sur l'homme à des réflexions crân (...)

40Ce ne sont pas seulement les représentations anatomiques de la femme qui évoluent rapidement au cours d'un siècle, mais également les représentations picturales. Au XVIII^e siècle, les livres éducatifs présentent des femmes apprenant, par exemple, l'astronomie64 (fig. 16). Le portrait de 1751 de la physicienne Emilie du Châtelet (fig. 17) montre une fière intellectuelle avec ses instruments de physique. En 1769 encore, Madame de Buffon (fig. 18) est peinte en lectrice, un livre ouvert dans les mains65. Mais, déjà au début de la Révolution française, les femmes érudites sont dépossédées des objets qui désignent leur activité intellectuelle. Par exemple, Marie‑Anne Lavoisier66, traductrice scientifique et dont les dessins effectués en laboratoire constituent les seuls enregistrements des procédures expérimentales de son célèbre époux, est immortalisée (fig. 19) sans livres et instruments de dessin, en compagne élégante de son savant mari entouré, lui, d'écrits et de la verrerie du chimiste. Un demi‑siècle plus tard, la femme intellectuelle est caricaturée par Daumier (fig. 20) comme un monstre stupide, débraillé, aux traits disgracieux67.

• 68 Lufs Frôis, Traité sur les contradictions de moeurs entre Européens et Japonais [1585], éd. Chandei (...)

41Cette série chronologique de portraits de femmes intellectuelles reflète la même dégradation que celle du statut social des femmes. L'instruction des femmes est un enjeu politique d'une telle importance qu'on est tenté d’y voir l'un des facteurs qui a favorisé les travaux visant à prouver que l'infériorité intellectuelle des femmes est naturelle. Les anthropologues savent pourtant bien que cette dernière idée n'est pas vraie puisque les contre‑exemples existent. Les rapports ethnographiques les informent clairement sur le lien entre l'éducation des femmes et la société, comme on peut le lire dès 1585 dans le Traité sur les contradictions de mœurs entre Européens et Japonais : « Chez nous il est rare que les femmes sachent écrire ; une femme honorable au Japon serait tenue en basse estime si elle ne savait pas le faire68. » En France même, les savants lisent Newton grâce à Emilie du Châtelet, et Darwin grâce à Clémence Royer !

• 69 Paul Broca, « Instructions craniologiques et craniométriques », in Mém. Soc. Anthrop. Paris, II/2 ( (...)

42La fabrication d'un naturel féminin strictement procréateur a déjà limité la place sociale des femmes à l'intérieur des bornes du ménage lorsque naît une nouvelle méthodologie d'étude de l'Homme, consacrée le 19 mai 1859 par la fondation de la Société d'Anthropologie de Paris. Cette première société savante d'Anthropologie (tab. I), dont le but est « l'étude scientifique des races humaines », inclut aussi les femmes dans sa problématique. Les Instructions de Broca, « il faut donc choisir celui [des éléments craniométriques] qui traduit le plus fidèlement en chiffres le fait craniologique que l'on étudie69 », reflètent clairement la volonté positiviste et matérialiste qui marque la naissance de cette science. L'invention de nouveaux instruments de mesure permet de raisonner sur des tableaux de nombres. L'exclusion des femmes de l'instruction repose désormais sur un discours scientifique de type moderne, construit principalement sur l'étude du crâne, et qui tente de prouver que l'infériorité intellectuelle des femmes est naturelle.

• 70 Clémence Royer est la seule femme anthropologue membre de la Société d'Anthropologie de Paris avant (...)

44En cette seconde moitié du XIX^e siècle, « tout le monde sait » que l'homme et la femme sont des êtres totalement différents : un siècle d'iconographie du squelette, entre autre, en a rendu l’idée évidente. L'histoire de la mesure du prognathisme ou de celle du nez montre combien une idée préconçue influence, voire détermine les résultats. Ce défaut méthodologique si fréquent n'a pourtant pas été corrigé bien que l'anthropologue Clémence Royer70 l'eût dénoncé très clairement à la même époque :

• 72 Paul Topinard, « Des diverses espèces de prognathisme », in Bull. Soc. Anthrop. Paris (1873), pp. 1 (...)
• 73 Ibid., p.45.
• 74 Ibid., pp. 28-29.
• 75 Viktor Stoczkowski, Anthropologie naïve, anthropologie savante, Paris, CNRS, 1994, p. 44.

45S'il est aujourd'hui grotesque d'affirmer que le ‘museau’ des femmes est plus prononcé que celui de leurs frères, cette assertion est alors tenue pour vraie. Le lien que les savants établissent au début du XIX^e siècle entre une telle face et une certaine médiocrité mentale participe au postulat d'une infériorité intellectuelle naturelle des femmes. En 1849, le médecin anglais Prichard nomme prognathisme « la proéminence des mâchoires [...] qui s'observe parmi les nations les plus dégradées d'Afrique et les sauvages de l'Australie ». L'avancée prononcée de la face est ainsi constituée d'emblée comme un marqueur de nature. Vingt‑quatre ans plus tard, lorsque paraissent les premières statistiques sur le prognathisme, Topinard amplifie la charge idéologique de ce mot, en ajoutant à la notion de sauvagerie et de dégradation, celle d'animalité. Après avoir cité son prédécesseur, il note qu'« il n'est guère possible de parler du prognathisme des nègres sans en rapprocher celui des singes anthropomorphes72 ». L'anthropologue français mesure 1358 crânes, choisit l'indice qu'il juge le meilleur pour représenter le prognathisme, puis ordonne les groupes étudiés selon ce nombre (tab. II). Que cet indice augmente des ‘Parisiens’ aux ‘Nègres’ d’Afrique ‘établit’ que le prognathisme « fournit à la classification des races un caractère de premier ordre. [...] Il s'accorde d'une façon merveilleuse avec les connaissances déjà acquises à l'anthropologie sur chaque race73. » Bien que la comparaison des indices féminin et masculin dans chaque groupe montre que le rapport Africain/Africaine est l'inverse de celui Européen/Européenne, il conclut que « les femmes sont dans l'humanité plus prognathes [...] que les hommes74. » Ainsi, par une étude empirique, Topinard ‘prouve’ que la femme est à l'homme, ce que l'Africain est à l'Européen, et le singe à l'humain. En fait, Topinard ne prouve rien de tel ; il conforte seulement le préjugé ancien que le prognathisme est un marqueur de nature en l'illustrant par des nombres. Cette démarche scientifique n'est pas propre à Topinard ; c'est celle que décrit Stoczkowki75 dans son analyse des travaux sur l'origine de l'Homme, comme une « démarche spontanée » dont il montre qu'elle ne conduit qu'à une « validation naïve des hypothèses ». Mais une telle science « confinée à l'univers de l'imagerie naïve » eut (et a encore) de graves conséquences sociales que les femmes, entre autres, ont lourdement subies.

• 76 Mérejkoswky (de), « Sur un nouveau caractère anthropologique : la morphologie du nez », in Bull Soc (...)

46La différence de nature entre l'homme et la femme est aussi ‘démontrée’ sur de nombreux autres traits crâniens, peut-être pour que l'accumulation accrédite la démarche hiérarchisante mise en œuvre. Par exemple, nous ‘voyons’ aujourd'hui des racines du nez très variées, mais nous n'y ‘voyons’ plus une différence sexuelle. Pourtant, en 1882, l'anthropologue Mérejkoswky ‘montre’ que les Européens ont un indice du nez supérieur à celui des ‘Nègres’, et ajoute « c'est une règle générale que les femmes ont la racine du nez plus aplatie que les hommes et l'indice des premières se trouve par conséquent être toujours inférieur à celui des seconds76. »

• 77 Léonce Manouvrier, « Recherches sur l'interprétation du poids du crâne », in Bull. Soc. Anthrop. Pa (...)

47En revanche, nous ‘voyons’ toujours la grandeur de la tête comme une différence sexuelle dévalorisant l'intelligence des femmes et ce, malgré des études anthropologiques prouvant le contraire, telle celle de Manouvrier qui conclut en 1881 que « chez la femme, [...] le crâne et l'encéphale seraient le plus développés relativement [au reste du corps]77. »

• 78 Paul Broca, « Sur le volume et la forme du cerveau », in Bull. Soc. Anthrop. Paris (1861), pp. 139- (...)

49Dès 1861, Broca78 publie une étude sévère pour les femmes, qui ‘montre’ que leur tête mesure moins que celle des hommes et où, utilisant le présupposé de Virey comme acquis scientifique, il déclare :

• 80 « La doctrine de l’évolution [...] peut se résumer essentiellement en disant que les phénomènes du (...)
• 81 G. Délaunay, « De la méthode en anthropologie », in Bull. Soc. Anthrop. Paris (1882), pp. 55-62.
• 82 Charles Darwin, On the Origin of Species by means of natural selection, or the preservation of the (...)
• 83 Laurent Goulven, « Paléontologie et évolution en France de 1800 à 1860 : une histoire des idées de (...)
• 84 Jean-Baptiste Lamarck (de), La philosophie zoologique, Paris, 1809.

50Au début du XIX^e siècle, la dévalorisation des capacités intellectuelles des femmes repose sur leur morphologie osseuse jugée infantile. Cette conception d'une immaturité physique qui conditionne une infériorité mentale se fonde sur l'idée d'un développement avorté de la croissance des femmes. Cet argumentaire est développé à la fin du siècle dans le cadre d'une théorie générale de l'évolution où l'ontogénie récapitule la phylogénie80, et l'anthropologue Délauney ‘constate’ que « l'évolution s'arrête chez les races inférieures, la plupart des femmes et un grand nombre d’hommes81. » Si le discours ne change guère, c'est que les savants français ne découvrent pas la notion d'évolution à la lecture de Darwin82. Ils la connaissent depuis longtemps pour avoir été largement développée83 par les paléontologues français depuis la fondation du transformisme par Lamarck84. Mais en cette fin de siècle, cette théorie a conquis l’Europe car l’Anglais a su la faire connaître avec le retentissement qu'on sait, et nul n’ignore plus que l'Homme a évolué à partir d’ancêtres singes.

• 85 Gustave Le Bon, « Recherches anatomiques et mathématiques sur les lois des variations du volume du (...)

51Certains savants comme Le Bon85 en 1879, vont jusqu'à affirmer que les êtres inférieurs ne sont pas aptes à évoluer, et qu'ils doivent en conséquence être exclus du genre humain (les Nègres) ou privés d'instruction (les femmes). Le raisonnement par induction est typique.

• 86 Ibid. 9 pi. VII, p. 81.

52D'abord, par une hiérarchisation des Français — savants et lettrés, bourgeois parisiens, nobles d'anciennes familles, domestiques parisiens, paysans – construite sur la mesure du tour de tête86, Le Bon ‘valide’ le fait qu’un caractère biologique permet de mesurer le développement de l'intelligence.

• 87 Ibid., pi. V, pp. 72 et 76.

53Ensuite, il présente la classification hiérarchisée des races - Parisiens modernes, Parisiens du XII^e siècle, Anciens Égyptiens, Nègres, Australiens, Gorilles – à l’aide de « courbes montrant le développement progressif du volume du crâne dans les races humaines et prouvant qu'il y a un grand nombre d'hommes plus rapprochés des singes par le volume de leur crâne qu'ils ne le sont d'autres hommes. [...] Il faudrait admettre que certaines races humaines devraient perdre le nom d'hommes et ne plus être considérées que comme des espèces animales87. »

• 88 Ibid.,p. 60.
• 89 Ibid.,p. 59.
• 90 Ibid., pp. 102-103.

54À la violence raciste, Le Bon ajoute la violence sexiste. Toujours des « chiffres » qu'il se flatte d'avoir publiés « à l'Académie des sciences88 » comme pour certifier de leur scientificité. Après avoir ‘montré’ qu'à taille égale le cerveau des hommes est plus lourd que celui des femmes, il conclut que « cette différence est inhérente au sexe lui‑même », qu'homme et femme ont donc une nature différente que l'on peut hiérarchiser : « le crâne féminin de l'homme civilisé se rapproche beaucoup plus de celui de l'homme des races inférieures que de celui de l'homme des races supérieures89. » Il ‘montre’ ensuite (tab. Ill, fig. 21) que la différence de volume entre le cerveau de l'homme et celui de la femme augmente des ‘races inférieures’ aux ‘supérieures’, et c'est en lamarckien qu'il explique que « l'homme s'instruisant de plus en plus à chaque génération, les progrès accumulés par hérédité finissent par l'éloigner graduellement de la femme dont intellectuellement il s'écartait d'abord fort peu ». On peut interpréter ses conclusions comme une contestation de l'idée d'égalité, principe républicain, comme le révèle la confusion qu'il introduit entre l'inégalité numérique des mesures et sa cause, la variabilité biologique ; ainsi : « La différence existant entre le poids du cerveau, et partant le volume du crâne, de l'homme et de la femme, vont en s’accroissant constamment à mesure qu'on s'élève dans l'échelle de la civilisation, en sorte que du point de vue de la masse du cerveau, et par suite de l'intelligence, la femme tend à se différencier de plus en plus de l'homme. [...] Loin de tendre vers l'égalité, les hommes d'une même race et ceux de races différentes tendent donc à se différencier de plus en plus90 » ; or l'égalité ne peut se poser en contraire de la différenciation biologique car la notion d'égalité biologique n’a aucun sens.

• 92 Léonce Manouvrier, « Sur la valeur de la taille et du poids du corps comme termes de comparaison en (...)
• 93 Ibid., p. 91,92 et 99.
• 94 Bertillon, in Manouvrier, « Sur la valeur...», p. 181.

57Bien qu'aujourd'hui encore, certains scientifiques continuent de rechercher des défauts naturels dans la capacité du crâne ou dans sa forme, ou dans la structure du cerveau des femmes, il serait simpliste de condamner l'ensemble des anthropologues. En effet, dès 1881, Manouvrier92 réfute les arguments de Le Bon. L’année suivante, c'est l'altercation entre les deux anthropologues au sein même de la Société d'Anthropologie, et Manouvrier invective Le Bon : « c'est par suite de l'oubli des considérations élémentaires que l'on a vu émettre [...] des assertions aussi peu scientifiques. [...] C'est également un défaut d'analyse [...] il m'est facile de prouver par des chiffres l'erreur commise par M. Le Bon93. » Un autre anthropologue, Bertillon, attaque Le Bon avec autant de virulence : « ma communication [dit‑il] n'aura d'autre but que de combattre une théorie [...] qui me paraît erronée et dangereuse pour l'avenir de notre discipline94. »

• 95 Evelyne Peyre, « Paris 1900 : une fervente de l'Anthropologie », in Christine Bard, Madeleine Pelle (...)
• 96 Gratiolet, « Sur le volume et la forme du cerveau », in Bull. Soc. Anthrop. Paris (1861), p. 244.
• 97 Daily, « Discussion sur l'île de Sardaigne », in Bull. Soc. Anthrop. Paris (1882), p. 329.
• 98 Paul Broca, « Sur la question celtique : crânes des Bas-Bretons et des Auvergnats », in Bull. Soc. (...)

58Le lien supposé entre l'infériorité intellectuelle des femmes et leur petite tête est faux. Les anthropologues matérialistes Manouvrier et Pelletier95 montrent, en effet, qu'il suffit de rapporter la masse de l'encéphale à celle du corps pour que la différence homme/femme disparaisse ; des métaphysiciens comme Gratiolet s'interrogent sur le bien‑fondé des inductions : « Cette inégalité certaine [du poids entre le cerveau de l'homme et celui de la femme] entraîne-t-elle, dans l'intelligence, des différences parallèles ? [...] je n'oserais affirmer qu'il s'ensuive pour la femme une infériorité décidée96 » ; les évolutionnistes aussi s'interrogent : « Mais est‑il donc si sûrement démontré que la petitesse du crâne soit un caractère régressif97 ? » Le discours de Broca lui-même a beaucoup changé en douze ans et l'anthropologue républicain lie maintenant la capacité crânienne, et donc l'intelligence, aux conditions sociales : « le volume de l’encéphale [...] dépend aussi du genre de vie, de la nature du travail des hommes et surtout des femmes, de l'éducation98. »

• 99 Voir aussi Stephen Jay Gould, La Mal-mesure de l'Homme, Paris, Ramsay, 1983.
• 100 Pelletan, « Mort de Paul Broca », in Bull. Soc. Anthrop. Paris (1880), p. 504.

59Les savants fabricants de la nature féminine ont donc construit durant tout un siècle des ‘vérités’ accablantes sur l'aptitude intellectuelle des femmes, qui étaient de plus en plus difficiles à contester hors du champ scientifique concerné, en l'occurrence, l'anthropologie. La mal‑mesure99 des femmes a été ainsi la très bonne mesure acceptée par une société d'inspiration démocratique qui ne peut toujours pas aujourd'hui s'accommoder d'un exercice du pouvoir par les femmes. Et comme les hommes de science sont aussi parfois des hommes de politique, on ne s'étonnera pas que le chirurgien Broca, le plus célèbre des anthropologues d'alors et notoire spécialiste du cerveau, quitte en 1880 son laboratoire pour le Sénat où il est nommé « rapporteur de la loi sur l'instruction secondaire des jeunes filles100 » ! On ne s'étonnera pas, non plus, que ce soit en tant que mères des futurs citoyens que la Troisième République accorde aux filles l'accès à l'École publique, en 1879.

• 101 Painter T., « Studies in mammalian spermatogenesis II: The spermatogenesis of man », in J. Exp. Zoo (...)
• 102 Jacobs P. A. et Strong J. A., « A case of human intersexuality having a possible XXY sex-determinin (...)

63Les premiers éléments qu'on trouva impliqués dans la différenciation sexuelle primaire furent les chromosomes X et Y (appelés aujourd'hui chromosomes sexuels). L'existence de ces 2 chromosomes dans des cellules humaines fut observée pour la première fois en 1923101 mais ce n'est qu'à la fin des années 50 que la présence simultanée d'un chromosome X et d'un chromosome Y fut clairement associée au phénotype mâle alors que la présence de deux chromosomes X était associée au phénotype femelle102.

• 103 Susumu Ohno, Major Sex Determining Genes, New York, Springer-Verlag, 1979, et Stephen Wachtel, HY A (...)

66Dans les années 70, il devint clair que le chromosome Y dans sa globalité ne gouvernait pas de manière infaillible la différenciation sexuelle mâle et l'hypothèse d'un nouveau mécanisme, impliquant une molécule découverte peu avant, fut émise. La caractérisation de cette molécule (appelée HY) et son rôle dans la formation des testicules furent l'objet de nombreuses études entre 1970 et 1980103 mais aujourd'hui cette théorie est totalement abandonnée en raison notamment des nombreux exemples de non‑concordance entre la présence de HY et le sexe gonadique mâle.

• 104 David C Page et al, « The sex-determining region of the human Y chromosomes encodes a finger protei (...)
• 105 Jonathan S. Bogan et David C. Page, « Ovary ? testis ? — A mammalian dilemma », in Cell 76 (1994), (...)

67Au début des années 80, les techniques nouvelles de la biologie moléculaire permirent d'aborder directement l'analyse des gènes qui sont les unités de base - localisés sur les chromosomes – responsables de la production des caractères héréditaires. Très vite, ces nouveaux outils si puissants furent appliqués au problème de la détermination du sexe et deux gènes, localisés sur le chromosome Y, furent successivement décrits comme « le gène de détermination des testicules104 ». Des travaux ultérieurs devaient cependant mettre en évidence que des individus mâles, sans ambiguïté génitale, ne possédaient aucun de ces deux gènes. Aujourd'hui, et cela mérite d'être souligné, la course au déterminant unique de la différenciation sexuelle mâle semble se terminer et l'on voit apparaître au contraire des hypothèses impliquant plusieurs gènes et privilégiant notamment l'importance de gènes situés sur des chromosomes autres que X et Y105.

• 106 Peter Koopman et al., « Zfy gene expression patterns are not compatible with a primary role in sex (...)
• 107 Andrew H. Sinclair et al, « A gene from the human sex-determining region encodes a protein with hom (...)
• 108 Matthis J. Smith, « Turning on sex », in Current Biology 4 (1994) p. 1003.

69Le plus flagrant exemple de sexisme concerne d'ailleurs les thèmes de recherche développés. En effet, et cela apparaît clairement dans le résumé ci‑dessus, les recherches d'aujourd'hui, ne concernent pas les mécanismes de la différenciation sexuelle en général, c'est-à-dire les processus biologiques conduisant à la formation des ovaires ou des testicules, deux types d'organes pareillement complexes et spécialisés, aux fonctions d'une égale importance dans la reproduction des espèces sexuées. Non, les recherches en cette fin de siècle, portent quasi exclusivement sur les étapes aboutissant à la formation des testicules, considérées comme des ‘événements supplémentaires’ qui permettent de faire du mâle à partir d'un sexe ‘primaire’ ouvertement assimilé au sexe femelle. Ainsi apprend-on dans la célèbre revue Nature, en 1989 qu'« Un gène lié au chromosome Y détourne la gonade embryonnaire indifférenciée du développement par défaut aboutissant à l'ovaire, au profit de la différenciation des testicules, qui amorce le développement mâle106 », et en 1990 qu'« un embryon qui hérite d'un chromosome Y se développe en mâle alors qu'un embryon qui ne possède pas de chromosome Y se développe en femelle107. » Enfin on découvre, dans une revue générale sur la détermination du sexe publiée en 1994, que « ces expériences indiquaient que le mode de développement femelle peut être considéré comme le schéma ‘par défaut’ de développement du corps, schéma qui peut être contrecarré par la formation des testicules, afin de produire un mâle108. »

• 109 Graeme Mardon et David C. Page, «The sex determining region of the mouse Y chromosome encodes a pro (...)
• 110 Sinclair, « A gene from...», p. 240.
• 111 Peter Koopman et al., « Male development of chromosomally female mice transgenic for Sry », in Natu (...)

70Le corollaire (ou sans doute l'aboutissement logique) de cette façon d'appréhender la détermination du sexe, c'est que l'ensemble des publications sur ce sujet utilisent toutes à un moment quelconque le terme de ‘gène de détermination du sexe’ pour nommer en fait le ‘gène de détermination du sexe mâle'. Ainsi, peut-on lire en 1989 dans la très prestigieuse revue Cell que « Chez la souris et l'humain, le destin de la gonade embryonnaire bipotentielle repose sur la présence ou l'absence d'un ou plusieurs gènes du chromosome Y. [...] Un petit segment du Y humain contient la totalité de ce ou ces gènes de détermination du sexe109. » Et on apprend aussi dans Nature en 1990 que : « Le chromosome Y des mammifères joue un rôle crucial dans la détermination du sexe110 » et en 1991 que : « L'événement central dans la détermination du sexe chez les mammifères est la différenciation, à partir de la gonade indifférenciée, des testicules plutôt que des ovaires. Toutes les autres différences entre les sexes observées chez les mammifères placentaires sont des effets secondaires dus à des hormones ou à des facteurs produits par les gonades. Pour cette raison, la détermination du sexe est équivalente à la détermination des testicules111... » On ne saurait être plus clair !

• 112 Nacer Abbas et al., « Le déterminisme génétique du sexe » in La Recherche 213 (1989), p. 1041.

71Soulignons enfin que ces propos ne sont pas réservés aux revues spécialisées anglophones, puisqu'on lit dans la revue francophone de vulgarisation scientifique, La Recherche : « Comme tous les chromosomes, le chromosome Y contient de l'ADN, sur lequel se trouvent des gènes dont sans doute le gène de détermination du sexe », et plus loin dans le même article « Le gène TDF (pour Facteur de Détermination des Testicules) contrôle la détermination du sexe112. »

• 113 Barbara Bardoni et al., « A dosage sensitive locus at chromosome Xp21 is involved in male to female (...)

72Ainsi, on le voit, lorsqu'est écrit « LE sexe » dans les publications scientifiques, il faut généralement lire « le sexe mâle ». On comprend mieux, alors, pourquoi personne ne travaille sur les mécanismes de détermination du sexe femelle, puisque l'inexistence de ces mécanismes est clairement postulée ! Et pourtant... en 1994, un travail publié par des équipes américaine et italienne113, a montré que la présence sur le chromosome X d'un gène en double exemplaire explique certains cas d'inversion du sexe (femmes ayant un X et un Y). Ces résultats, les premiers à indiquer que la formation des ovaires est sous le contrôle d'un ou sans doute plusieurs gènes, prouvent que cette voie de différenciation, tout comme l'autre, est un processus complexe dont l'étude se révélera, sans aucun doute, passionnante.