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III. Une très longue marche

Les mouvements féminins face à l'État masculin, de 1945 à 1970

Sylvie Chaperon
p. 241-256

Notes de l’auteur

Ce travail est issu d'une thèse en cours, Les mouvements féminins et féministes de 1945 à 1970 en France, sous la double direction de Michelle Perrot (Paris VII) et de Luisa Passerini (IUE).

Texte intégral

1Pendant de longues décennies les suffragistes ont rêvé d'un État mixte. Elles pensaient très logiquement qu'avec le droit de vote, et donc la large féminisation du corps électoral, les législateurs devraient tenir compte des intérêts féminins. Elles pensaient tout aussi logiquement qu'avec le droit d'éligibilité, les femmes peu à peu investiraient l'État à tous ses échelons. Or rien de tout ceci n'est survenu. Les droits civiques féminins n'ont pas affecté la masculinité des institutions politiques. Les élus restent quasi exclusivement des hommes, la proportion parmi eux de femmes va même en diminuant sur toute la période. Des lois inégalitaires perdurent, de nouvelles sont même votées au mépris des préambules des Constitutions de 1946 et de 1958 qui reconnaissent l'égalité des sexes.

2Comment les différentes associations féminines réagissent-elles face à cette permanence de l’État masculin ? Quelles stratégies mettent-elles en place ? Avec quels résultats ? Schématiquement trois périodes peuvent être distinguées : de la Libération à la guerre froide, les années 50, puis les années 60. Mais il n'est nullement question de coupure franche, plutôt de transition en biseau : les caractéristiques des années 50 perdurent parfois au cœur de la décennie suivante, et celles des années 60 sont visibles dès la période précédente.

La Libération : l'espoir dans la démocratie

3Cette brève période est féconde et dominée par l'espoir. Tout semble possible aux organisations féminines. Les partis politiques eux‑mêmes disent accueillir les nouvelles venues sans réticence. Le contexte est en effet porteur : le discrédit des partis traditionnels, les espérances issues de la Résistance, le poids des forces de gauche sont autant de données favorables à une plus grande participation des femmes.

4De fait, et contrairement à une idée répandue, les associations féminines connaissent un essor au lendemain de la deuxième guerre mondiale. La plupart des anciennes organisations suffragistes se reconstituent, retrouvant leurs membres à travers toute la France. C'est le cas de la Ligue Française pour le Droit des Femmes, née en 1882, et qui redémarre sous la présidence d'Andrée Lehmann ; c'est le cas aussi, bien que plus lentement, du Conseil National des Femmes Françaises crée en 1901 pour fédérer diverses associations. L'Union Française pour le Suffrage des Femmes de Cécile Brunschvicg est rebaptisée l'Union Nationale des Électrices sous la présidence de Germaine Malaterre‑Sellier. L'Union Nationale pour le Vote des Femmes devient l'Union Nationale des Femmes, toujours dirigée par Edmée de La Rochefoucauld. De très nombreuses organisations professionnelles revoient également le jour comme l'Association Françaises des Femmes Diplômées d'Université (1920), l'Association Française des Femmes Médecins (1925), l'Association Française des Femmes des Carrières Juridiques, les Clubs Soroptimists, l'Union Professionnelle Féminine, etc. Les branches féminines catholiques, elles, n'ont jamais été dissoutes – elles ont d'ailleurs soutenu la politique familiale et nataliste de Vichy. Il s’agit de l'Union Féminine Civique et Sociale, fondée en 1925 par Andrée Butillard, et de l'Action Générale Catholique Féminine, d'aspect plus paroissial et spirituel. Il faut ajouter à cela que la quasi‑totalité des partis politiques et des syndicats se dote d'une commission féminine plus ou moins étoffée et indépendante.

5Mais davantage que ces groupes renaissants, ce qui témoigne du dynamisme de l'après-guerre est la création de nouvelles associations. Nombreuses sont parmi elles les éphémères qui ne vivront que quelques mois, mais certaines s'implantent durablement et joueront un grand rôle dans les années à venir. L'Union des Femmes Françaises est le seul groupe féminin directement issu de la Résistance, et qui se maintient dans les années suivantes ; dirigé par des femmes communistes comme Marie‑Claude Vaillant‑Couturier, Claudine Chômât, Jeannette Vermeersch ou des ‘fidèles compagnes’ comme Eugénie Cotton, il s'ouvre largement, au début, aux femmes de tous les horizons. Le Mouvement Jeunes Femmes apparaît en 1946 parmi les protestantes ; il n'est au départ qu'un réseau d'entraide et de réflexion regroupant surtout des jeunes mères de famille, mais il débordera rapidement ce cadre. En 1945 l’Union Maçonnique Féminine, qui deviendra en 1952 la Grande Loge Féminine de France, figure la première organisation maçonnique féminine totalement autonome. Enfin un Comité de Liaison des Associations Féminine apparaît en 1946 afin de coordonner les actions des groupes de tendance droite modérée.

6De plus ces diverses organisations connaissent une croissance de leurs effectifs, bien que les chiffres soient hautement sujets à caution : sûrement surévalués et très difficilement vérifiables. L'Union des Femmes Françaises revendique un million adhérentes et l'Union Féminine Civique et Sociale 70 000 ; les autres oscillent de quelques centaines à plus d'un millier, mais toutes disent observer une tendance à la hausse.

  • 2 Il faut toutefois signaler la notable exception de la Société des Amis d'Eugène Humbert, qui contin (...)

7Cette floraison d'associations s'accompagne d'une assez grande homogénéité des revendications. En effet, à l'exception des femmes catholiques qui se positionnent clairement pour la défense de la femme au foyer et de la famille hiérarchique, toutes sont dans leurs principes pour une égalité absolue des sexes dans tous les domaines, que ce soit dans la législation familiale (des projets de loi sont tout prêt dans les tiroirs) ou dans le domaine professionnel (formation, promotion, salaire). En revanche les ambiguïtés surviennent quant au rôle de la mère de famille. Doit-elle rester au foyer ? Peut-elle travailler comme un homme ? Quelles que soient les réponses, cependant, toutes préconisent la création d'un vaste réseau d'équipement collectif afin d'alléger le travail domestique et d'accroître la participation des femmes à la vie civique et sociale. Toutes œuvrent d'ailleurs en ce sens, y compris l'Union Féminine Civique et Sociale, pour qui les qualités de la mère doivent influencer la politique. Par contre, aucune ne souffle mot sur la contraception2 et seules les structures suffragistes d'avant-guerre se rattachent explicitement au féminisme, de sorte qu'on assiste à un déclin certain du mot. Peut‑être les quatre années de censure exercées par Vichy (qui interdisait toute réflexion féministe ou en matière de contraception) ont‑elles joué en ce sens. Mais surtout, l'illusion de l'égalité enfin acquise est tenace, et elle conduit à supposer obsolète le féminisme égalitaire.

8Enfin toutes ces organisations font confiance au jeu démocratique et aux partis politiques pour intégrer les femmes et leurs revendications. Il y a bien quelques initiatives séparatistes, mais très minoritaires et surtout non durables. Ainsi, des listes exclusivement féminines apparaissent lors des élections de 1945 et 1946, constituées semble-t-il de femmes non présentées par leur parti. De même, un bref parti féminin voit le jour le temps d'un meeting inaugural (en 1945, salle Wagram) : les Françaises Libres, dirigé par Irène de Lipkowski et Marcelle Devaud voulait regrouper les femmes de droite afin de faire pendant à la communiste Union des Femmes Françaises. Mais généralement, les associations féminines refusent ces tentatives, contraires selon elles à l'égalité : il faut œuvrer avec et aux côtés des hommes.

  • 3 Des femmes sont à l'origine directe de toutes ces réformes ; respectivement : Marianne Verger, Mart (...)

9D'ailleurs les hommes politiques paraissent tout à fait favorables à l'entrée des femmes en politique. Ils multiplient les déclarations de bienvenue et les procès de bonnes intentions. Léon Blum demande à la SFIO d'inclure des femmes dans les listes électorales – en proportion de 10 % et sans préciser leur place. Les dirigeants du MRP parrainent avec bienveillance les congrès de l'Union Féminine Civique et Sociale, et le parti communiste envoie siéger un nombre conséquent de députées. Surtout, l'activité législative de ces années-là satisfait plusieurs revendications féminines, notamment en 1946 : le 11 avril, la magistrature s'ouvre aux femmes ; le 13 avril, les maisons de tolérance sont fermées ; le 30 juillet l'abattement légal sur les salaires féminins est supprimé3. Et pour couronner le tout les préambules des divers projets de constitution inscrivent clairement le principe d'égalité entre les sexes. Tout semble en effet possible.

  • 4 C'est la vision produite par les ouvrages pionniers sur cette période : Maïté Albistur et Daniel Ar (...)

10Ainsi la deuxième guerre mondiale et l'obtention de l'égalité civile n'ont pas désorganisé les mouvements féminins comme l'ont pensé divers auteurs4. Au contraire ils témoignent d'une grande vitalité jusqu'en 1947 : les femmes veulent participer activement à la construction d'un monde nouveau, bâti sur des bases plus justes, plus humaines. Au cours des années 50 par contre on peut observer un net essoufflement.

Les années 50 : l'impasse

11Deux facteurs semblent être plus particulièrement responsables de la situation bloquée des années 50. La guerre froide, parce qu'elle dresse les organisations les unes contre les autres et les détournent des revendications féminines, joue un rôle essentiel. Mais cette lutte politique va de pair avec le baby‑boom, longue période de croissance démographique qui renforce durablement le modèle de la mère au foyer, comme en témoignent à la fois les représentations et les indices statistiques. Par exemple, le taux d'activité féminin reste stagnant jusqu'en 1964, année où justement s'amorce la baisse du taux de natalité. Le natalisme, qui soutient ce phénomène, transcende les clivages politiques. Il est vrai qu'il vient de loin : depuis les années 30 (où naît le code de la famille), en passant par Vichy et la Libération, les différents régimes ont à peu de chose près poursuivit les mêmes politiques en cette matière.

12Guerre froide et baby-boom combinent donc leurs effets pour imposer une image très traditionnelle de la femme, que tous les groupes féminins ne contestent pas. De fait, cette période voit se mobiliser surtout les catholiques et les communistes. Elles représentent les organisations les plus importantes numériquement, celles sans lesquelles il est difficile d'agir.

‘Mères sacrifice’...

  • 5 Cité dans La Femme dans la Vie Sociale, n° 183, janvier 1946.

13L'Union Féminine Civique et Sociale reste fidèle à son passé : son idéal a toujours été la femme mère au foyer, la ‘mère‑sacrifice’ au service de la famille – communauté naturelle de la société ; simplement, avec la guerre froide, elle reçoit un soutien important du Vatican et du gouvernement français. Dès 1945, dans un discours aux dirigeantes italiennes (21 octobre), le Pape Pie XII lance le mot d'ordre des organisations féminines. Critiquant tant les « systèmes totalitaires » que le « capitalisme », qui obligent les femmes à déserter leur foyer pour travailler, il incite les chrétiennes à l’action « pour contenir les courants qui menacent les foyers, pour combattre les doctrines qui ébranlent ses fondements, pour préparer, ordonner et mener à bien sa restauration ». Et il précise qu'elles ne peuvent laisser le monopole de l'action « à celles qui se sont constituées promotrices ou complices de la ruine du foyer domestique.5 » De fait, dès la Libération, l'Union Féminine Civique et Sociale boycotte les congrès de l'Union des Femmes Françaises où elle est pourtant à chaque fois invitée, jusqu'en 1947.

  • 6 Andrée Butillard, La femme au service du pays, UFCS, Paris, 1945.

14Son action consiste à promouvoir et à vanter le travail de la mère au foyer « artisane du progrès humain ». Différentes structures sont créées à cet effet. Par exemple le Mouvement Mondial des Mères (mai 1947) dont la devise est : « Par les mères refaire les foyers, par les foyers refaire la France et le Monde », ou le Comité National de la Mère au Foyer (1954) qui veut réévaluer l'allocation de salaire unique (anciennement, allocation de la mère au foyer). Son programme, largement diffusé, est assez simple : défendre la famille traditionnelle en réclamant l'augmentation des allocations familiales, un salaire élevé du chef de famille, une limitation du droit au divorce, des droits différents pour les enfants naturels ou illégitimes, etc. Le natalisme, argument payant, est développé : « La condition par excellence pour diminuer le nombre des enfants uniques, c'est précisément la présence de la mère au foyer6 », dit Andrée Butillard. Mais l'Union milite aussi pour la participation des femmes à la vie politique, particulièrement aux niveaux locaux.

15L'UFCS rencontre un solide soutien auprès du MRP, mais aussi des différents gouvernements, puisqu'elle est successivement reconnue d'utilité publique en 1947, agréée mouvement d'éducation permanente en 1959 et mouvement de consommateurs en 1961 – autant d'honneurs qui autorisent les subventions. Aucun autre mouvement féminin n'a un tel succès auprès de l’État.

... contre ‘mères-courage’

  • 7 Femmes Françaises, n° 205,23 octobre 1948.

16Dans le camp adverse se trouve l'Union des Femmes Françaises, pour qui la guerre froide entraîne un tournant. Jusqu'en 1947, cette association présente des revendications plutôt féministes, même si le mot a toujours été refusé : l'UFF est en effet favorable à l'émancipation des femmes par le travail et elle milite pour l'égalité complète. À partir de 1947 les priorités changent : il faut désormais soutenir « le camp anti‑impérialiste et démocratique » et réaliser l’unité de la classe ouvrière (tâche qui incombe aussi à la CGT) Dès lors les revendications féminines sont mises de côté, tandis qu'est exalté le modèle de la mère. « Mères‑courage » cette fois, puisque, selon ce groupe, « il faut qu'ils sachent, les fauteurs de guerre, que les mamans douces et paisibles ont des cœurs et des griffes de lionne pour protéger leurs enfants.7 »

17Toutes les mobilisations communistes sont donc traduites dans ce langage des ‘mamans’, comme dans ces slogans : « Nous rendrons Henri Martin à sa maman ! » ou, à propos des époux Rosenberg, « Rendez le papa et la maman de nos petits amis américains ! ». C'est aussi au nom de la maternité que les femmes sont enrôlées dans les mouvements de la paix et l'appel de Stockholm. Le 8 mars devient ainsi une journée pour la paix où il n'est pas rare de voir en tête des cortèges des femmes enceintes ou poussant un landau. Cette stratégie s'accompagne aussi d'un fort natalisme et la revue de l'UFF, Femmes Françaises, récompense régulièrement la mère du plus beau bébé de l'année, après un concours photo. Cependant les enfants naturels ne sont pas distingués des enfants légitimes et cette mise en avant de la maternité n'empêche pas les militantes communistes de défendre le droit au travail des femmes.

Des débats piégés

  • 8 Le Figaro, 30 mai 1949, p.l.
  • 9 Les Lettres françaises, 23 juin 1949.

18Cependant cette division entraîne une paralysie des actions pour les femmes, puisqu'aucune stratégie unitaire n'est plus possible. Tous les débats importants sont en effet détournés par cette bipolarisation. C’est le cas de la polémique suscitée par la sortie du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir en 1949. Mis à l'index, il est stigmatisé par les catholiques, François Mauriac en tête, qui dénonce dans le Figaro une littérature décadente et pornographique8. De leur côté les communistes, sous les plumes de Marie‑Louise Barron dans Les Lettres françaises9, de Jean Kanapa et Jeannette

  • 10 La Nouvelle Critique, respectivement les n° 8, juillet-aout 1949 et n° 25, avril 1951. Je remercie (...)

19Prenant dans La Nouvelle Critique10 caricaturent Simone de Beauvoir, et voient dans son livre l'ultime invention de la bourgeoisie décadente pour détourner les femmes du juste combat de la classe ouvrière. Il faut noter qu'à l'exception du bulletin du Mouvement Jeunes Femmes, aucune publication d'organisation féminine ne prend position dans cette polémique qui sent le soufre.

  • 11 Voir l'ouvrage collectif D'une révolte à une lutte, 25 ans d'histoire du planning familial, MFPF/éd (...)

20De la même façon, en 1956, le débat pour la réforme de la loi 1920 lancé par Marie‑Andrée Lagroua‑Weill‑Hallé dans les milieux médicaux, et par Jacques Dérogy à Libération, rencontre bien sûr l'hostilité des catholiques mais tout autant des communistes. Marie-Claude Vaillant‑Couturier, Maurice Thorez et Jeannette Vermeersch déclarent tour à tour que la classe ouvrière doit être nombreuse pour vaincre et que « la libération des femmes ne passe pas par des cliniques d'avortement ». Moyennant quoi, les projets de loi abrogeant la loi de 1920 sont enterrés sans jamais être débattus. Une poignée de femmes fondent alors une nouvelle association, La Maternité Heureuse, pour introduire le planning familial en France. Longtemps, celle-ci voudra se maintenir indemne de toute politisation afin de ne pas reproduire le précédent de 195611.

Les autres militantes : un idéal universaliste

21Mais si la guerre froide ne mobilise pas massivement tous les mouvements féminins, certains parviennent à agir, malgré une marge de manœuvre rétrécie. Les plus actives sont les organisations de l'entre‑deux‑guerres : la Ligue Française pour le Droit des Femmes, le Conseil National des Femmes Françaises, l'Union Nationale des Électrices, l'Union Nationale des Françaises, l'Association Française des Femmes Diplômées d'Université, auxquelles s'ajoute le récent Comité de Liaison des Associations Féminines.

22Leur stratégie est double : d'une part pousser les citoyennes à voter et à devenir candidate, d'autre part convaincre les hommes politiques du bien-fondé de quelques réformes. Pour ce faire, des cours d'éducation civique sont créés (l'UFCS en organise même par correspondance pour les plus isolées). Des cessions d'expression orale sont mises au point par le Comité de Liaison Des Associations Féminines afin d'aider les femmes à surmonter leur timidité. Des amicales et des rencontres entre élues municipales ont lieu pour faire circuler les idées et les informations – l'objectif étant de pousser les femmes à occuper ce premier niveau politique en espérant que leurs carrières se poursuivront ensuite plus haut. Les électrices sont aussi éclairées par la Ligue Française pour le Droit des Femmes ou l'Union Nationale des Électrices. Avant chaque élection des campagnes d'affiches et de tracts conseillent aux femmes de ne voter que pour les candidats ou les partis favorables à l'égalité des sexes.

23Ces associations exercent aussi une sorte de lobbying auprès des parlementaires, aidées de quelques députées déjà convaincues comme Jacqueline Thôme‑Patenotre ou Marcelle Devaud. Elles envoient des lettres et des dossiers aux députés, forment des délégations auprès des ministres, font circuler des pétitions, organisent des meetings afin de présenter aux hommes politiques leurs projets de loi. Ceux‑ci concernent le droit familial surtout : réforme du régime légal matrimonial, partage de l'autorité paternelle, suppression de l'allocation de salaire unique.

Un édifice inébranlable

24Mais tous ces efforts, cet épuisant travail de fourmi s'avère parfaitement vain. Le nombre des femmes élues ne cesse de diminuer, élection après élection. Toutes les enquêtes (notamment celle de Maurice Duverger) montrent que le vote féminin est plus conservateur que le vote masculin, du fait de la forte proportion de femmes âgées et de femmes au foyer. Aucune réforme législative importante ne voit le jour. Au contraire le projet gouvernemental d'un nouveau régime légal matrimonial débattu de 1959 à 1960 (et finalement abandonné) présentait même une perte de pouvoir de la part des épouses.

25Les associations se débattent ainsi dans une impasse : non écoutées des pouvoirs public, non soutenues par un mouvement de masse, elles vieillissent, perdent leurs adhérentes et leurs énergies. Toutes font état de problèmes financiers et augmentent leurs cotisations. La section parisienne de l'Association Française des Femmes Diplômées d'Université se plaint non sans humour de compter autant de membres que le club des pécheurs à la ligne de Sceaux. Ces difficultés peuvent conduire jusqu'à l'abandon. C'est le cas de l'Union Nationale des Électrices qui, à l'occasion du dixième anniversaire de la mort de Cécile Brunschvicg (1956), annonce tristement son échec. Odette Simon-Bidaux, sa secrétaire générale, en explique la raison : « La jeunesse n'est pas venue à nous ». Puis elle finit sur un espoir : « Peut‑être un jour des événements viendront‑ils, qui inciteront à réaliser la force féminine [...], ce jour‑là des femmes nouvelles surgiront, qui reprendront ce flambeau que nous ne pouvons plus maintenir et l'action que nous sommes contraintes d'interrompre ».

  • 12 Le Droit des Femmes, janvier-février 1967.

26D'autres en viennent à rendre les femmes responsables de tous leurs maux. Elles dénigrent l'apolitisme, l'activisme, le manque de combativité de celles qu’elles sont pourtant censées représenter. Andrée Lehmann, présidente de la Ligue Française pour le Droit des Femmes, interprète ainsi les maigres résultats des élections de 1967 (où une fois de plus très peu de femmes sont élues) : « Elles se sont refusées jusqu'ici à entrer dans la vie politique. Elles se contentent de bêler à qui-mieux-mieux ‘les groupes, les partis ne désignent pas de candidates’. Elles ne veulent pas entreprendre la lutte âpre et difficile d'entrer, pour faire sa place, dans les groupements ni dans les syndicats »12. Ce retournement in fine contre les femmes elles- mêmes qui, de victimes, deviennent coupables, semble au moins partiellement induit par la prédominance des idéologies libérales et individualistes au sein des vieilles associations de femmes.

  • 13 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Gallimard, 1949, rééd. 1976, tome 2, p. 479 et p. 481.

27Ces pensées libérales d'origines diverses conçoivent les individus comme libres et égaux, responsables de leur destinée et de leurs choix. Les inégalités sociales et leurs effets multiples ne peuvent que très difficilement être appréhendés dans cette logique individualiste et méritocratique. Ce fond politique peut être retrouvé sous des habillages divers. L'éthique protestante qui anime le Mouvement Jeunes Femmes met en avant la liberté de chacun mais aussi sa responsabilité, notamment de faire fructifier les talents à lui confiés par Dieu. Le républicanisme des vieux groupes considère les citoyens égaux entre eux et l'État comme une arène neutre et noble ou s'affrontent à armes égales les conceptions de chacun. L'existentialisme de Simone de Beauvoir, même s'il fait – contrairement à celui de Sartre –, une large place à l'idée de ‘situation’ sociale, n'en place pas moins tous les sujets devant la responsabilité de leurs options ‘immanentes’ ou ‘transcendantes’. Ainsi, elle décrit les femmes comme tout autant responsables que victimes de leur situation : elles ont abdiqué leur liberté. Tandis que les hommes fournissent bien davantage le modèle à imiter qu'à transformer : « C'est dans l'homme, non dans la femme, qu'a pu jusqu'ici s'incarner l'humain » et « c'est en s'assimilant à eux qu'elle s'affranchira.13»

28Une double impasse

29Toutes ces analyses semblent fondées sur une double hypothèse lourde de conséquences : d'une part le citoyen, le sujet ou l'individu, est considéré comme égal à tout autre, ce qui peut être vrai dans une étude juridique mais en vient à gommer tous les rapports de pouvoir dans un raisonnement sociologique. D'autre part ce parangon se pare des apparences de la neutralité, alors qu'il a toutes les caractéristiques de la masculinité. Ainsi par exemple, ce qui permet le travail du syndicaliste ou de l'homme politique, c'est son temps libre, sa disponibilité – que les femmes n'ont pas ; or cette simple inégalité‑là n’est pas pensée par les associations qui se désolent du peu de femmes politiques. De sorte que les vécus spécifiques des femmes qui précisément les éloignent de ce modèle soi-disant neutre, sont peu ou mal cernés. Il est vrai qu'à l'époque, comme on l'a vu plus haut, le discours de la spécificité est tenu par les glorificateurs de la maternité. On est donc en face d'une double impasse : sociale, puisque les femmes sont divisées et optent majoritairement pour la mère au foyer ; et théorique, puisque le modèle alternatif proposé, apparemment neutre mais en fait masculin, non seulement est inaccessible mais freine de surcroît la reconnaissance de la situation spécifique des femmes. Finalement, ce contexte conduit à culpabiliser un peu plus les femmes incapables de faire comme les hommes.

  • 14 Jeunes Femmes, janvier-février 1956.
  • 15 Femmes Françaises, rubrique ‘entre nous’ de Francine, n° 8, juin 1946.
  • 16 Femmes Françaises, rubrique ‘notre métier de citoyenne’ de Jacqueline Marchand, mai 1957.

30Le courrier des lectrices qui existe dans quelques revues d'organisations est à cet égard révélateur, surtout quand il aborde les relations à l'intérieur du couple. Ainsi cette jeune mariée qui se désole de moins intéresser son mari : « En effet de quoi parlerai-je avec mon mari si je ne suis que préoccupée de tâches ménagères ? Ce n'est pas pour ces conversations qu'il m'a épousée puisque je les ignorais avant mon mariage.14» Ou cette réponse donnée à une femme qui se plaignait des absences trop fréquentes de son mari : « Accompagnez‑le aussi à ses réunions sportives ou politiques, ne soyez pas une jeune femme éplorée ou rancunière mais une véritable compagne.15» Ou encore cette remarque faite à propos d'événements politiques : « Vois‑tu, je me dis que ce serait lâche de laisser tous ces problèmes aux hommes sous prétexte qu'on a des chaussettes à repriser.16» Toutes ces bribes de confidence ont en commun une certaine vision de soi en tant qu'épouse, c'est à dire chargée de travaux domestiques, une vision coupable : coupable de n'être plus intéressante, de ne pas suivre les activités nobles de son mari, de délaisser la politique, bref coupable de ne pouvoir être comme l'homme marié, c'est à dire... exempté des tâches domestiques.

31Certes une pensée de l'oppression, plus ou moins marxisante, existe mais non au service des femmes : elle est à l'époque confisquée au bénéfice exclusif de la classe ouvrière. Ces données vont peu à peu se modifier durant les années 60.

Les années 60 : l'espoir dans la société civile

32Les bouleversements des Trente Glorieuses ont profondément affectés la société française y compris ses rapports sociaux de sexe. Un faisceau de statistiques le révèle qui converge à partir de 1964/1965, au moment où les filles du baby-boom atteignent l'âge adulte. À la mi‑temps des années 60 ont commencé des phénomènes qui se sont amplifiés depuis. Ainsi on peut observer une relative remise en question du modèle familial, signalée par la baisse du taux de natalité, le déclin de la nuptialité, l'augmentation des divorces et des naissances illégitimes. De leur côté les femmes occupent de plus en plus le marché du travail, et ce de manière continue, même avec des enfants en bas âge. Leur taux de scolarisation ne cesse de croître : dès 1970 on compte davantage de bachelières que de bacheliers. Les femmes gagnent en indépendance ce que la famille perd en rigidité. Enfin la mécanisation du travail domestique et l'extension des services de l'État providence (santé et enseignement) autorise progressivement le cumul, la double journée de travail. Ainsi le modèle de la femme au foyer fait bientôt figure d'archaïsme tandis que s’en impose un autre : celui de la femme qui cumule famille (rétrécie) et carrière (continue).

Un climat plus favorable

33Politiquement, trois grandes tendances traversent la société française : le déclin de la guerre froide après la mort de Staline, et surtout la crise de Cuba, permettent un rapprochement des gauches françaises ; la déconfessionnalisation de la vie politique et syndicale s'accroît tandis que l'Église catholique se modernise ; enfin une nouvelle sensibilité politique apparaît, portée par la nébuleuse de la Nouvelle Gauche, et qui insiste sur la participation, le dialogue, l'autogestion. À l'extrême-gauche, les discours révolutionnaires prennent comme sujet de nouveaux exploités : les immigrés, les minorités ethniques, les peuples colonisés et parfois les femmes.

34Ces différents aspects s'observent tout autant parmi les associations féminines. L'Union des Femmes Françaises cesse en 1965 de s'afficher contre la contraception, peut-être pour ne pas faire obstacle à l'union de la gauche à la veille de l'élection présidentielle (François Mitterrand a pris position pour l'abrogation de la loi 1920 lors de la campagne). Le Mouvement Jeunes Femmes et l'Union Féminine Civique et Sociale retirent à peu de temps d'intervalle (1964 et 1965) toute référence au protestantisme ou au catholicisme dans leurs statuts. Nombreuses sont d'ailleurs les femmes catholiques qui pensent qu'avec Vatican II, l'Église révisera sa position sur le contrôle des naissances. Enfin, les organisations féminines sont aussi traversées par une nouvelle attitude politique centrée sur l'individu et ses désirs.

35Certes la stratégie de lobbying qui consiste à convaincre les députés et à pousser les femmes dans l'arène politique continue au sein de la plupart des organisations. De nouvelles associations sont même créées dans ce but comme le Mouvement Démocratique Féminin (1962) qui est une sorte de Nouvelle Gauche au féminin. Mais à cette stratégie s'en ajoute une autre plus ou moins consciemment choisie et qui consiste à contourner l'État et les partis pour faire appel directement à l'opinion publique et intervenir sur la société civile.

L’État contourné

36Le Mouvement Français pour le Planning Familial (ex‑Matemité Heureuse) fournit un bon exemple. Marie-Andrée Lagroua‑Weill‑Hallé, fondatrice avec d'autres de cette association, a d'abord essayé de persuader les notables et les hommes politiques de la justesse de son combat. Puis, désespérée par le peu de résultats, elle décide en 1959 d'écrire un livre, espérant renouveler l'intérêt de l'opinion publique comme en 1956. La grand'peur d'aimer paraît en 1960, préfacée par Simone de Beauvoir : c'est en fait un recueil où la doctoresse s'efface derrière les témoignages de femmes ayant subi des grossesses non désirées. Le style est clair, simple, efficace. Chaque femme avoue des souffrances intimes, inaudibles ordinairement ; à l'opinion publique, et parmi elle surtout aux autres femmes, déjuger si elles ne devraient pas être entendues. En 1961, l’équipe de Grenoble décide d’aller plus loin en ouvrant des permanences par l’intermédiaire desquelles les femmes, moyennant une adhésion au Planning, peuvent se procurer des contraceptifs. Le but poursuivi est donc clairement de contourner la loi pour rencontrer les femmes volontaires, directement et sans modification législative préalable. Plutôt que de convaincre les hommes politiques, il faut les forcer à réagir devant un mouvement de fait. Or ceci s'avère un succès puisque, de 6000 adhérentes en 1961, le MFPF passe à 100 000 en 1967. Il est soutenu activement et dès le départ par le Mouvement Jeunes Femmes et la Grande Loge Féminine de France, puis peu à peu par la grande majorité des associations féminines. Très vite, le débat sur la contraception devient une question de société majeure, débattue dans tous les médias. En 1965-1966, la presse ne consacre pas moins de 400 à 600 articles par mois au sujet, sans compter les émissions de télévision ou de radio.

37Nombreuses sont les initiatives qui répondent à cette même stratégie de recours à l'opinion publique. Des colloques sont organisés. Des femmes militantes dans diverses associations écrivent des livres engagés, telles Evelyne Sullerot (qui est au Mouvement Démocratique Féminin et au MFPF), Geneviève Texier (MFPF et Association Française des Femmes Diplômées d'Université), Andrée Michel (Mouvement Démocratique Féminin), Catherine Valabrègue ou Ménie Grégoire (toutes deux au MFPF) et beaucoup d'autres. Colette Audry (Mouvement Démocratique Féminin) ouvre la collection ‘Femmes’ en 1964 chez l'éditeur Gonthier afin de faire connaître les écrits féminins. Eliane Victor, journaliste venue de 5 colonnes à la une lance à partir de 1964 son magazine Les femmes aussi, toujours conçu à partir d'un témoignage individuel. En 1967, Ménie Grégoire donne tous les jours la parole aux femmes sur RTL. Ainsi, mois après mois, les ‘questions de femmes’ sont posées, sur les ondes, le petit écran, les couvertures des magazines ou dans les vitrines des libraires. Les thèmes de la contraception et du travail des femmes sont les plus fréquents.

La libération des paroles de femmes

38Cette grande présence médiatique des problèmes féminins aboutit à l'émergence de je féminins, de subjectivités féminines. En effet les livres, les émissions sont souvent bâtis autour de récits de vie, de souvenirs intimes, d'impressions personnelles et de souffrances privées. Ils donnent à voir et à entendre, parfois avec misérabilisme mais le plus souvent avec respect, des vécus spécifiquement féminins longtemps tus : le travail domestique épuisant, l'enfermement des femmes en cité HLM, le sentiment d'une vie inutile quand les enfants partent, les grossesses subies, les avortements clandestins, les coups reçus, la frigidité, etc.

39Mais les femmes parlent d'elles-mêmes encore plus librement loin des caméras ou des micros, dans l'entre-soi des associations. L'exemple le plus net de ces paroles libérées est fourni par le Mouvement Jeunes Femmes. Dès le départ il s'est construit sur le refus de la centralisation et de la hiérarchie afin de laisser libre cours aux désirs et besoins de chacune. Dans ce cadre souple apparaît souvent une identité féminine qui cette fois, loin d'imiter les hommes, se forge par opposition à eux, et notamment contre 1*‘homme politique’ ou 1'‘expert’, de plus en plus décriés. Une militante du Mouvement résume très bien cette attitude :

  • 17 Jeunes Femmes, avril-mai 1965.

Nos maris se moqueraient ? La belle affaire ! Toutes les grandes idées, voire les révolutions, sont nées de discussions que certains appelaient parlotes. Les rencontres Jeunes Femmes nous fournissent l'occasion, refusée aux femmes depuis la nuit des temps, pour confronter enfin leurs opinions, et ouvrir un dialogue vaste, permanent et continu, donc capable d'aller plus loin et profond. Et nous gâcherions cette chance‑là en singeant l'homme, et qui plus est l'homme politique, en préparant, découpant, canalisant, coupant court à toute spontanéité, et ce qui est plus grave, en forçant ainsi la pensée à cheminer dans une direction préparée d'avance ?17

40On est loin de la culpabilité dominante des années 50. Ici émerge une légitimité des paroles féminines, autonomes et critiques. Au sein du Mouvement Français pour le Planning Familial le conflit latent entre les hôtesses d'accueil (qui sont majoritairement des femmes bénévoles) et le collège médical (surtout masculin) exprime cette même prise de conscience féminine peu ou prou hostile aux hommes de pouvoir, aux experts, aux spécialistes. Il est possible qu'au sein de la Grande Loge Féminine de France ait lieu cette même radicalisation mais ses archives sont encore à découvrir.

Une radicalisation croissante

  • 18 Dans l’interview réalisée en 1965 par Francis Jeanson, Simone de Beauvoir s’affirme « radicalement (...)
  • 19 Dans son livre Le dossier de la femme (Librairie académique Perrin, Paris, 1965, p. 349), G. Gennar (...)

41Cette radicalisation croissante s'accompagne d'efforts théoriques pour penser les femmes comme un groupe dominé, donc dans un rapport de pouvoir. Le marxisme cesse d'être cantonné à la classe ouvrière pour intéresser d'autres sujets sociaux. Cette tendance n'est pas promue par une école ou un corpus cohérent, mais elle souffle comme un air du temps dans la plupart des écrits sur les femmes. L'essor contemporain de la sociologie en France n'y est pas étranger. Les expressions ‘femme colonisée’ ou ‘aliénée’, ‘décolonisation des femmes’ ou ‘libération des femmes’ deviennent monnaie courante. D'ailleurs, l'usage du mot féminisme reprend ; qu’il soit qualifié de ‘radical’ par Simone de Beauvoir18, de ‘vécu’ par Geneviève Gennari19 et Ménie Grégoire, ou de ‘démocratique’ par d'autres, il redevient une référence positive.

42Le travail féminin fournit un objet de recherche privilégié, étant le plus propice à une démonstration matérialiste des inégalités, tâche à laquelle de nombreuses chercheuses s'emploient : Marguerite Thibert, Madeleine Guibert, Viviane Isambert‑Jamati, Andrée Michel, Evelyne Sullerot. Mais la domination sexuelle subie par les femmes commence aussi à être étudiée surtout dans le MFPF (par Geneviève Texier ou Bernard Muldworf par exemple). Les postulats freudiens sont violemment rejetés. Peu à peu, deux verrous s'effritent : d'une part les réflexions globales travaillent les postulats naturalistes, d'autre part hommes et femmes commencent à être pensés dans un rapport de domination.

43L'affirmation croissante de subjectivités et de désirs féminins spécifiques et la radicalisation des propos remettent en question le modèle universaliste du citoyen et de l'État neutre. Ceci annonce également le futur esprit du MLF.

Quelques concessions d'un État réticent

44Ces nouvelles actions s'avèrent-elles payantes ? — Dans une certaine mesure oui. Face à ces débats publics et à la transgression de la loi opérée chaque jour par le MFPF, les hommes politiques ne peuvent plus faire la sourde oreille. D'autant plus que la France traverse une longue période électorale et doit faire face à la nouveauté de l'élection présidentielle au suffrage universel. Le gouvernement est aussi acculé à quelques concessions par la montée grandissante de l'opposition, rendue plus dynamique par les premiers pas de l'union de la gauche et le renouveau socialiste de François Mitterrand. Aussi les questions féminines, devenues problèmes de société, se transforment‑elles en questions politiques. François Mitterrand s'affirme en faveur d’une contraception libre lors de la campagne présidentielle de 1965, obligeant les autres candidats à prendre position (à l'exception du futur élu, le général de Gaulle). Un an plus tard il prévoit dans son ‘gouvernement fantôme’ un ministère de la promotion féminine confié à Marie‑Thérèse Eyquem (présidente du Mouvement Démocratique Féminin).

  • 20 Sur ces thèmes on peut consulter : Odile Dhavernas, Droits des femmes, pouvoir des hommes, le Seuil (...)

45Cette double pression sociale et politique conduit les gouvernements de la fin des années 60 à réaliser des changements législatifs : en 1965, le régime légal matrimonial devient celui de la communauté réduite aux acquêts, plus favorable aux épouses, qui maintient pourtant le mari chef de la communauté ; en 1967, la loi Neuwirth, lourdement amendée, autorise une contraception sous une étroite surveillance ; en 1970, l'autorité parentale partagée remplace la vieille puissance paternelle20; enfin, en 1965 le ministère du Travail crée un nouvel organe consultatif, le Comité de Liaison des Problèmes du Travail Féminin, où sont représentées les différentes associations féminines et les syndicats. Cette structure est en quelque sorte la consécration de ces décennies de lobbying en ce qu'elle permet un dialogue direct entre l'État et les différentes organisations de femmes.

46Cependant ces concessions ne doivent pas faire illusion. Elles ne résultent pas, loin de là, d'une politique volontariste pour promouvoir l'égalité des sexes, volonté qui n'a jamais inspiré les gouvernements de cette époque quoi qu'ils en disent. La réforme du régime matrimonial légal cherche davantage à prendre acte de la modification des patrimoines (désormais basés sur les valeurs mobilières et non plus immobilières) qu'à augmenter le pouvoir gestionnaire des épouses. La loi Neuwirth vise surtout à contrôler une réalité devenue irréversible, et à restaurer l'autorité publique. Le comité sur le travail féminin ne prend son sens que dans le contexte de pénurie de main‑d'oeuvre et n'a de toute façon ni crédit ni pouvoir. Seule la loi du 4 juin 1970 entérine vraiment un principe d’égalité, malgré le projet initial qui donnait encore au père le pouvoir de décision en cas de désaccord entre les parents (le recours au juge est finalement adopté).

  • 21 Sylvie Chaperon, « 1960-1970, dix ans de radicalisation des mouvements féminins en France », Vingti (...)

47Les résultats, indéniables, sont donc somme toute assez maigres. D'autant qu'on observe à l'extrême fin des années 60 un durcissement gouvernemental. Les élections de l'après‑Mai 68 (où les mouvements féminins étaient d'ailleurs très peu présents21) envoient à la chambre une majorité très conservatrice. De plus, l'encyclique Humanea Vitae (juillet 68) réaffirme inchangé le dogme catholique en matière de procréation. Ces deux facteurs expliquent sans doute le sabotage de la loi Neuwirth, dont les décrets d'application tardent interminablement.

48Ce décalage croissant entre l'État (et l’Église) et les femmes de la société civile n'est pas sans rapport avec le surgissement en 1970 du MLF. Pour elles, Mai 68 n'a rien changé, alors que d'autres catégories ont obtenu quelques satisfactions si maigres soient elles : les accords de Grenelle pour les salariés et la réforme Edgar Faure pour les étudiants. Le MLF continuera et radicalisera les stratégies des années 60, cherchant à investir les rues et les médias plutôt que les partis ou les bancs de l'Assemblée nationale.

49Après les illusions des années cinquante, après le contournement des années soixante et soixante‑dix, le temps du face à face serait-il à l'ordre du jour ? La masculinité de l'État reste encore entière.

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Notes

2 Il faut toutefois signaler la notable exception de la Société des Amis d'Eugène Humbert, qui continue la publication néo-malthusienne La Grande Réforme, dirigée par Jeanne Humbert, jusqu'en 1949.

3 Des femmes sont à l'origine directe de toutes ces réformes ; respectivement : Marianne Verger, Marthe Richard, Marie Couette et Jeannette Vermeersch.

4 C'est la vision produite par les ouvrages pionniers sur cette période : Maïté Albistur et Daniel Armogate, Histoire du féminisme Français, 2 tomes, Paris, Des Femmes, 1977 ; Jean Rabaut, Histoire des féminismes français, Paris, Stock, 1978.

5 Cité dans La Femme dans la Vie Sociale, n° 183, janvier 1946.

6 Andrée Butillard, La femme au service du pays, UFCS, Paris, 1945.

7 Femmes Françaises, n° 205,23 octobre 1948.

8 Le Figaro, 30 mai 1949, p.l.

9 Les Lettres françaises, 23 juin 1949.

10 La Nouvelle Critique, respectivement les n° 8, juillet-aout 1949 et n° 25, avril 1951. Je remercie très chaleureusement Philippa Davies qui travaille sur la réception du Deuxième sexe, de m'avoir si amicalement donné ces références.

11 Voir l'ouvrage collectif D'une révolte à une lutte, 25 ans d'histoire du planning familial, MFPF/éd. Tierce, Paris, 1982.

12 Le Droit des Femmes, janvier-février 1967.

13 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Gallimard, 1949, rééd. 1976, tome 2, p. 479 et p. 481.

14 Jeunes Femmes, janvier-février 1956.

15 Femmes Françaises, rubrique ‘entre nous’ de Francine, n° 8, juin 1946.

16 Femmes Françaises, rubrique ‘notre métier de citoyenne’ de Jacqueline Marchand, mai 1957.

17 Jeunes Femmes, avril-mai 1965.

18 Dans l’interview réalisée en 1965 par Francis Jeanson, Simone de Beauvoir s’affirme « radicalement féministe » car elle « réduit radicalement la différence en tant que donnée ayant une importance par elle-même » (Simone de Beauvoir ou Ventreprise de vivre, Paris, Le Seuil, 1966, p. 258).

19 Dans son livre Le dossier de la femme (Librairie académique Perrin, Paris, 1965, p. 349), G. Gennari oppose au féminisme de Simone de Beauvoir celui de Ménie Grégoire qui est un féminisme vécu car « l'histoire de la femme a d’abord été vécue [...] dans une chair quotidiennement menacée.[...] c'est du vrai sang qui a irrigué notre histoire. »

20 Sur ces thèmes on peut consulter : Odile Dhavernas, Droits des femmes, pouvoir des hommes, le Seuil, Paris, 1978 ainsi que Janine Mossuz-Lavau, Les Lois de Vamour. Les politiques de la sexualité en France (1950-1990), Paris, Payot, 1991.

21 Sylvie Chaperon, « 1960-1970, dix ans de radicalisation des mouvements féminins en France », Vingtième siècle (à paraître en 1995).

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Pour citer cet article

Référence papier

Sylvie Chaperon, « Les mouvements féminins face à l'État masculin, de 1945 à 1970 »Les cahiers du CEDREF, Hors série 2 | 1996, 241-256.

Référence électronique

Sylvie Chaperon, « Les mouvements féminins face à l'État masculin, de 1945 à 1970 »Les cahiers du CEDREF [En ligne], Hors série 2 | 1996, mis en ligne le 26 juin 2018, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/cedref/1732 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cedref.1732

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Auteur

Sylvie Chaperon

Institut Universitaire Européen (Florence)

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Droits d’auteur

CC-BY-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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