Introduction
Texte intégral
1Comme l’ont montré les historiennes Florence Rochefort et Christine Bard, l’histoire des antiféminismes en France remonte au xixe siècle, en réaction aux mouvements féministes qui revendiquaient des droits politiques et sociaux égalitaires pour les femmes. Aujourd’hui, comme l’avait montré Susan Faloudi pour les États-Unis dès les années 1990, nous constatons une corrélation entre l’obtention de droits par les femmes et les minorités sexuelles grâce à leurs propres luttes, et la montée de l’antigenre et l’antiféminisme. Ce sont, en effet, les succès des mouvements sociaux féministes et LGBTQI+, y compris #MeToo, dans le monde et leur acquis qui ont conduit souvent à la montée en puissance d’un retour de bâton (backlash) contre les études de genre et féministes et les législations en faveur des droits des femmes et minorités sexuelles. Comme l’a précisé Margaret Atwood : « Ceux qui pensent que le progrès est une rue à sens unique et va toujours dans la même direction n’ont pas lu beaucoup d’histoire. »
2Les groupes religieux et politiques extrémistes organisent des attaques contre ces acquis des luttes ; les groupes masculinistes sont formés pour « contrer » les féministes, etc. Ils mobilisent les réseaux sociaux pour mettre en avant l’importance de sauvegarder « les valeurs traditionnelles », menacent les militant·es, et mobilisent les foules contre elles et eux au point de rendre leur vie impossible.
3Au niveau politique, les populistes et les droites extrémistes (États-Unis de Trump, Brésil de Bolsonaro, Hongrie d’Orban, Russie de Poutine, Turquie d’Erdogan, Italie de Meloni, Argentine de Milei) sont fortement soutenus, y compris sur le plan électoral, par les antiféministes et antigenre. En retour ils et elles profèrent, une fois élus, des discours injurieux et discriminants envers les minorités sexuelles et les féministes tout en tentant de changer les acquis au détriment de ces dernier·es.
4Ce numéro des Cahiers du CEDREF est le fruit des interventions et des échanges qui se sont déroulés dans le cadre du séminaire de recherche du CEDREF portant sur l’antiféminisme et l’antigenre : perspectives transnationales entre 2022 à 2024. Les expériences et les contextes sociopolitiques et historiques des sociétés sont différents et nous avons tenté d’examiner l’antiféminisme, l’antigenre et l’invisibilisation des luttes des femmes et des minorités sexuelles dans les sociétés postcoloniales, pour lesquelles les recherches sont encore lacunaires.
5Nooroddin Alavi revient sur les transformations du statut des femmes en Afghanistan depuis le début du XXe siècle. Sous les talibans, tant entre 1996-2001 que depuis leur retour en 2021 l’éducation des femmes, leur travail et leurs activités en dehors de la famille sont interdits. L’une des raisons de l’échec de la République entre 2001 et 2021, précise-t-il, se trouve dans le fait que les activités des militantes des droits des femmes étaient principalement axées sur des projets et les organisations non gouvernementales dépendaient du financement sur projets.
6Fatma Oussedik analyse la situation algérienne où la nature rentière de l’économie pèse lourdement sur le processus de transformation structurelle. Elle précise que les associations féministes se trouvent prises entre un patriarcat national et les injonctions – au nom d’un universel qui n’est qu’une fiction – du contexte de pensée au niveau international. Elle rend responsables tant l’État patriarcal algérien que l’ONGisation dépolitisant lesmouvements féministes. En Algérie, précise-t-elle, la société est confrontée à des mutations qui portent la marque d’une puissante poussée d’individualisme donnant lieu à une reformulation politique des droits des sujets sans permettre à la collectivité d’agir sur elle-même. D’où un retour à la notion de système, notamment à travers l’approche décoloniale.
7Susana Rostagnol décrit et analyse l’offensive antigenre en Uruguay et ses liens avec des organisations et groupes internationaux. Avec l’arrivée au pouvoir de la coalition de droite menée en 2020, une alliance antigenre s’est établie et les relations avec les autorités religieuses se sont renforcées tandis que les médias conservateurs apportent leur pierre à cet édifice. Les discours antigenre, qu’ils émanent d’acteurs politiques, religieux ou séculiers, cherchent à recomposer une société qu’ils présentent comme dépourvue de valeurs.
8Patrick Awando s’intéresse aux pratiques déployées par le « Syndicat des hommes », présent dans la quasi-totalité des mondes digitaux d’Afrique de l’Ouest et centrale francophone. Il constate l’émergence de stratégies rhétoriques telles que « la quête de justice pour les hommes », le « procès moral des femmes » et l’accentuation d’une « guerre des sexes ». La réinvention de la rhétorique contre les femmes prend place dans un contexte où ces dernières s’affirment de plus en plus en ligne, en se réappropriant les codes du patriarcat. Parmi ces codes se trouve l’exposition de la richesse personnelle accumulée.
9Se fondant sur les recherches qu’il a menées en Irak, en Turquie, en Iran, en Afghanistan, au Liban et aux frontières des territoires contrôlés par Daesh en Syrie, Hamoon Khelghat-Doost analyse la participation des femmes dans les organisations djihadistes qui construisent l’État, en particulier l’ISIS ou Daesh, et examine l’interaction complexe entre l’idéologie et le pragmatisme qui régit leurs rôles. Daesh a intégré des femmes dans un large éventail de rôles non liés au combat, notamment dans les domaines de la propagande, de la radicalisation, du financement, du blanchiment d’argent et, dans une certaine mesure, de la planification et de l’exécution d’attaques terroristes. Les femmes sont à la fois instrumentalisées à des fins de construction de l’État et intégrées dans le tissu idéologique du califat.
10Samia Kotele analyse la spécificité de la situation indonésienne qu’elle propose d’appréhender à travers la diversité sociologique de l’islam indonésien, la condition des femmes dans le monde malais, et une histoire politique propre. Les voix antiféministes ont émergé dans un contexte où l’occidentalisation des mœurs était perçue par ses partisans comme étroitement liée à la menace du sécularisme. En revanche, des savantes religieuses ont réagi à la montée d’un antiféminisme lors d’un congrès en 2022, en condamnant le radicalisme religieux qu’elles ont rendu responsable de la marginalisation des femmes. Leur but était de développer une méthodologie conciliant islam et égalité de genre.
11Isabelle Lacroix aborde l’invisibilisation des femmes dans la lutte armée pour l’indépendance du Pays basque. Elle précise que la progression de la proportion des femmes dans l’organisation clandestine ETA montre une féminisation de l’accès à la violence politique. Néanmoins, jusqu’aux années 1980, les femmes s’occupaient de la logistique, de l’approvisionnement, l’alimentation, du soin aux blessé·es et du deuil. Malgré leur progression dans différents niveaux de la hiérarchie de l’organisation armée ETA, ces femmes continuent à se heurter à la permanence des normes de genre et au poids des imaginaires sociaux qui font de la violence politique des femmes une véritable énigme sociale, les empêchant de s’émanciper par les armes.
Pour citer cet article
Référence électronique
Azadeh Kian, « Introduction », Les cahiers du CEDREF [En ligne], 27 | 2024, mis en ligne le 01 février 2025, consulté le 25 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/cedref/2152 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138qc
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