Navigation – Plan du site

AccueilNuméros27L’entrée dans la mondialisation o...

L’entrée dans la mondialisation ou le processus de désarmement des mouvements féministes par la professionnalisation du militantisme

Fatma Oussedik

Texte intégral

1Dans son projet de conquête de l’égalité, le féminisme se déploie dans une lutte contre l’institution du patriarcat. Mais, si le féminisme tend à l’universel, le patriarcat contre lequel il s’érige se réalise de façon différente selon les sociétés. Aussi, les luttes se développent et prennent des contenus qui varient selon les contextes. Je vous parlerai donc du féminisme depuis la société à laquelle j’appartiens : l’Algérie, c’est-à-dire, plus largement, depuis une société postcoloniale, où l’accès à la rente pétrolière organise la place et les rapports sociaux entre les citoyens et où domine une économie informelle.

  • 1 Dans un de ses derniers rapports, la Banque mondiale a estimé à environ 30 % la part de l’informel (...)

2Cette approche par la rente pétrolière et l’économie informelle m’autorise à parler de dérive libérale dans mon pays qui s’est, lors de son accession à l’indépendance en 1962, réclamé du socialisme. Un socialisme certes « spécifique », mais qui prétendait défendre le droit de chacun et chacune à une prospérité que ce pays relativement riche était en mesure d’offrir à une population ayant connu la violence coloniale. L’Algérie, aujourd’hui, après une désindustrialisation massive, est très dépendante du marché international des biens de consommation. De plus, nous considérons l’existence et le poids d’un secteur informel important1 comme l’expression d’une dérégulation de l’économie. La valeur travail et la méritocratie restent des objectifs lointains car le statut social des personnes dépend prioritairement de leur part dans la distribution de la rente pétrolière. Une telle situation a induit un contexte dominé par des enjeux de consommation et à une dérive libérale qui atteint tous les secteurs de la vie sociale, y compris le combat féministe. De ce point de vue, nous pouvons considérer que les associations féministes en Algérie se trouvent à présent prises « entre le marteau et l’enclume » : c’est-à-dire entre un patriarcat national et les injonctions, au nom d’un universel qui n’est qu’une fiction, du contexte de pensée au niveau international.

I. Le marteau national

Le statut économique des Algériennes

  • 2 Ali HAMZA CHERIF, « Population et besoins sociaux essentiels en Algérie à l’horizon 2038  », thèse (...)

3La situation de l’emploi féminin formel, très faible, illustre ces propos. Ce taux évolue très lentement, montrant la stagnation de l’économie. Selon, Hamza Chérif2, en ne tenant pas compte de cette catégorie, les taux d’activité des femmes auraient été de 2,08 % en 1977, de 3,26 % en 1987 et de 4,4 % en 2000. Il ajoute : « La période 1977-1987 est certainement l’une des plus prospères qu’ait connue l’Algérie en matière de création d’emploi. Cette période fut marquée par des recettes extérieures massives suite à une forte hausse des prix du pétrole. L’Algérie était alors un chantier de construction des grands complexes industriels. » Ainsi les variations des prix du pétrole sur le marché international déterminent-elles les revenus du pays et aussi l’évolution de l’emploi.

4Concernant plus précisément l’emploi féminin, en 1966, sur 1 000 femmes en âge d’activité, il n’y avait que 18 qui étaient économiquement actives. Au fil du temps ce taux a progressé pour atteindre 10,71 % en 2006. Mais l’une des raisons majeures de l’évolution de ce taux est la prise en compte, depuis le recensement de 1977, des femmes partiellement occupées. Les données de l’ONS (Office national des statistiques), sur les 18 années d’étude (2001-2019), font ressortir d’importantes disparités selon le sexe, le milieu de résidence et le niveau d’instruction, ces facteurs conditionnent le comportement de la population vis-à-vis du marché du travail.

5La proportion des actifs sur l’ensemble de la population en âge de travailler (15 ans et plus) est évaluée à 69,80 % pour les hommes et 12,14 % pour les femmes en 2005 contre 66,20 % pour les hommes et 17,30 % pour les femmes en 2019. En Algérie, en 2019, les femmes qui travaillent représentent 13,8 % des femmes en âge de travailler. Ces pourcentages sont éloignés de l’objectif de parité que l’État œuvre à promouvoir (article 68 de la nouvelle Constitution de 2020). Ces chiffres sont plus bas que ceux, déjà très faibles, du reste de la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord) où 2 femmes sur 10 travaillent ou sont en recherche d’emploi, contre 7 hommes sur 10.

6La nature rentière de l’économie algérienne pèse lourdement sur le processus de transformation structurelle, elle permet de juguler les initiatives susceptibles d’être déployées par la population et, dans le même temps, fragilise l’économie. Le second choc pétrolier de 1986 n’avait pas permis la mise en place des industries manufacturières susceptibles de prendre le relais de l’industrie pétrolière. Les industries légères et traditionnelles existantes ont souffert du programme d’ajustement structurel des années 1990. Par ailleurs, les importations concurrentielles de la Chine dans un premier temps puis celles de la Turquie dans un second temps ont élevé le coût d’opportunité de la remise en place d’industries traditionnelles dans le secteur de l’artisanat, les cuirs et le textile. Seulement 17 % des chefs d’entreprise sont des femmes. Elles représentent actuellement environ 8 % du nombre total des commerçants inscrits.

7L’Algérie est le troisième importateur mondial de blé et de poudre de lait, après respectivement l’Égypte et l’Indonésie pour le blé, la Chine et le Vietnam pour la poudre de lait. On note, toutefois, le développement d’une filière agroalimentaire dans le secteur privé sur la même période. En l’espace de vingt ans, les importations du groupe « alimentation, boissons et tabac » ont baissé de presque dix points de pourcentage au profit du groupe « équipements industriels » et « semi-produits ». Les importations algériennes sont pour le tiers composées d’équipements industriels, et pour le cinquième de semi-produits. Plus de la moitié des importations sont des produits manufacturés.

  • 3 ONS, « Enquête emploi auprès des ménages », collection statistique n° 796, 2017, p. 2.

8Les observations relatives à la dérégulation économique n’excluent pas ce que l’on peut définir comme des « effets de ruissellement » des revenus de la rente pétrolière au sein de la société, dont nous observons les manifestations dans l’accès à l’eau, l’électricité, le gaz, les soins de santé, la scolarisation, qui ont affecté la vie des Algériens mais aussi celle des Algériennes. La scolarisation, l’évolution du mode de consommation, le coût du niveau de vie comme l’urbanisation ont permis une évolution des mentalités vis-à-vis d’un emploi féminin qui reste cependant faible. En 2000, le taux de pleine activité passe à 16,8 % pour le groupe d’âge 25-29 ans. Mais si l’augmentation des taux d’activité féminins par rapport à 1966 concerne tous les âges sans exception, il n’est, en septembre 2017, que de 20,2 % de l’ensemble de la population active3. Les femmes restent, toujours, employées majoritairement dans l’administration, l’enseignement, la santé ou le secteur informel que, par définition, nous ne saisissons que mal.

9Il est évident, en conclusion de ce point, que la fragilité économique des femmes permet le maintien de structures familiales rigides. Le recours à des référents culturels et religieux ou l’appartenance à une civilisation nourrissent le socle idéologique sur lequel vont se fonder les lois, les pratiques, les représentations. Le féminisme algérien se trouve confronté à cet édifice qui a pour fonction ultime de contenir les énergies des femmes et des jeunes dans une société où la place des individus varie selon leur accès aux revenus de la rente pétrolière.

Le « pouvoir local », les femmes et la participation politique

10Il existe, ce que certaines et certains considèrent comme des « acquis » au plan juridique : une loi adoptée en 2012 a instauré des quotas de représentativité allant de 30 % à 40 % selon les circonscriptions électorales. Puis, une nouvelle loi portant sur le régime électoral, entrée en vigueur en mars 2021, impose 50 % de femmes sur les listes des scrutins législatifs ou locaux. Toutefois, cette dernière législation ne garantit plus une plus large présence féminine dans la prochaine assemblée, puisqu’elle supprime les quotas obligatoires de femmes députées. Certes, ces mesures ont fait considérablement augmenter le nombre d’élues : de 7,7 % des sièges de l’Assemblée populaire nationale (APN) en 2007 (29 femmes) à 31,6 % en 2012 (146 femmes sur 462 élu·es). En 2017, un léger recul est observé avec 25,8 % des sièges attribués à des femmes.

11Pour la chercheuse Louisa Dris-Aït Hamadouche, cette inclusion apparente des femmes est « sélective ». Elles » obtiennent de plus en plus de droits en politique, mais restent absentes des postes de prise de décision », au sein des instances dirigeantes des partis ou de l’exécutif par exemple, écrivait-elle en 2016 dans la revue algérienne d’anthropologie et de sciences sociales, Insaniyat. De plus, dans les conditions politiques de l’Algérie, la présence dans ces institutions, pour les femmes comme pour les hommes, participe le plus souvent d’une « représentation » démocratique, un artefact.

La gouvernance en Algérie est « masculine et exclusive »

12Selon une étude du Programme des Nations unies pour le développement réalisée en 2018, » sur les 32 postes à responsabilités existant au sein de l’APN, seuls 6,3 % étaient occupés par des femmes ». Aucune femme ne préside de groupes parlementaires et les représentantes se concentrent surtout dans les commissions traitant » des thématiques traditionnellement assimilées aux préoccupations des femmes » comme les affaires sociales et culturelles, la santé ou l’éducation. Sur les 36 postes que compte le gouvernement actuel, seuls 6 sont attribués à des femmes.

13Il est nécessaire de conserver à l’esprit que, même présentes dans les institutions concernées, les femmes restent invisibles et pèsent peu politiquement. Les organisations de femmes ont dénoncé le fait que, aujourd’hui encore, et conformément aux réserves civilisationnelles admises par les Nations unies, certaines affiches électorales, comme celles comportant la liste de candidats de la wilaya (la préfecture) d’El Menia (dans le Centre) en 2002, certes paritaire, ne montrait que le visage des hommes tandis que les femmes étaient seulement représentées par une silhouette. Cela augurait du rôle qui pouvait leur être attribué dans les débats publics. Il s’agissait surtout de satisfaire aux conditions émises par le législateur concernant la présence de femmes parmi les candidats, ce qui restait conforme aux prescriptions de l’ONU. Par ailleurs, il faut souligner que les instances concernées par ces élections sont davantage des centres d’enregistrement que de véritables enceintes démocratiques.

14La politique de santé publique et la revendication d’un droit à l’avortement libre et gratuit

  • 4 Selon l’Office national des statistiques (ONS) dans son rapport n° 1 030, portant sur la démographi (...)

15Il existe, en Algérie, une politique de fourniture de services de santé gratuite, dont la population jouit largement. Il en est de même quant à la vaccination, ce qui a permis, par exemple, un recul important de la mortalité infantile. De la valeur de 149,4 ‰ en 1966, elle passe à 22,3 ‰ en 2015 soit une baisse de 127,1 points. Ce taux continue de baisser et il est, en 2023, de 18,401 décès pour 1000 naissances. Ces indicateurs relus à la lumière de l’allongement de l’espérance de vie4, qui est la plus élevée de la région, autorisent à parler d’une amélioration des conditions d’existence de la population qui s’accompagne d’une modification des modèles de consommation.

  • 5 Op cit.

16Dans un premier temps, afin de citer ces informations, les experts avaient utilisé les termes de « transition démographique » du fait d’une chute rapide du taux de natalité dans les années 1980-1990, faisant passer la fécondité de 4,5 enfants par femme en 1990 à 2,4 enfants par femme en 2000. Puis, la fécondité a remonté sensiblement depuis, progressant régulièrement et dépassant les 3 enfants par femme depuis 2012 (3,1 enfants par femme en 2015). Le nombre de naissances passe de 600 000 naissances par an dans les années 1990-2000 à 1 million de naissances en 2015, augmentation qui est décrite comme un « réel nouveau baby-boom ».5 L’explosion des naissances observée durant ces années s’expliquerait également par l’amélioration des conditions de vie, notamment un meilleur accès au logement, davantage d’emplois et l’amélioration de la situation sécuritaire avec la fin de la « guerre civile ». À présent, le taux de natalité, après avoir connu la forte baisse et la remontée décrites, s’est stabilisé autour de 2,2 selon l’Office national des statistiques.

17L’importante scolarisation des femmes, l’urbanisation, l’exposition à de nouvelles sources d’information, la disponibilité des contraceptifs, mais aussi le recul de l’âge au mariage et l’apparition d’un célibat définitif pèsent sur la gestion de la fécondité par les femmes comme par les couples.

18Dans un tel contexte, la pratique de l’avortement sans raisons médicales est proscrite par les articles 304 à 313 du Code pénal algérien qui prévoit un large éventail de sanctions pénales. Une peine de un à cinq ans est prévue ainsi que 500 à 1 000 dinars d’amende pour toute personne, y compris le personnel médical, ayant aidé une femme à avorter. La femme risque six mois à deux ans de prison et 250 à 1 000 dinars d’amende. N’est admis que l’avortement thérapeutique qui concerne les situations dans lesquelles la vie de la femme est en danger et qui est pratiqué par un chirurgien après accord des autorités administratives. L’avortement n’est pas même permis en cas de viol. Chaque année, en Algérie, 80 femmes perdent la vie à la suite d’IVG clandestines. Ce chiffre est certainement sous-estimé…

La neutralisation sémantique

19Enfin, la remise en cause de l’hétérosexualité comme système, qui se présente comme une bataille pour la tolérance et le respect des multiples « préférences sexuelles » altère en partie le sens du concept de patriarcat. Cette approche explique pourquoi je n’utilise pas le terme de genre ni les expressions qui y sont associées, car je souhaite me référer aux rapports sociaux et politiques entre les sexes et parler du maintien des inégalités et de la domination. En effet, je partage avec un certain nombre de féministes, en particulier francophones, la ferme conviction que les catégories de sexe sont le produit de rapports sociaux. Dans Dis-moi, « le genre », ça veut dire quoi ?, Marie-Victoire Louis notamment (en 2005 déjà), a « cherché à voir comment ce mot était actuellement employé ». Elle montre que le processus de « désarmement » des mouvements féministes a débuté très tôt, et notamment avec l’implication des organisations internationales dans « La défense des droits des femmes ». Elle a souligné le caractère neutralisant du terme genre « permet de produire des analyses qui font abstraction des rapports de domination patriarcaux ».6

20Il existe ainsi une variation d’usages linguistiques qui vident de contenu des luttes à l’échelle locale. Ainsi, l’emploi (quasi exclusif dorénavant) du terme d’empowerment a des conséquences politiques très importantes. Car, quelles que soient les définitions de ce terme – que je traduis pour ma part par « processus qui confère plus de pouvoirs » –, il n’y a aucune ambiguïté. Le terme de pouvoir diffère de celui de droit qui, lui, permet de poser la question du recours politique et symbolique à la notion d’égalité. De fait, l’emploi du terme d’empowerment ne permet pas aux femmes de revendiquer le statut de » sujet de droit » autonome.

  • 7 Déclaration et Programme d’action de Pékin, Quatrième Conférence mondiale sur les femmes, 1995.

21De même, le glissement que l’on observe actuellement, dans les débats comme dans de nombreux textes, du terme d’égalité entre les sexes vers celui d’équité, ou encore de parité – dans l’accès à la politique, à l’emploi comme à la propriété – ouvre la voie à des interprétations qui constituent des régressions fondamentales et remettent en cause le contenu politique des luttes de femmes en Algérie. Il faut entendre ici que des droits peuvent être reconnus fondés sur une non-mixité qui exclurait de fait les femmes de certains espaces de pouvoir comme d’activités économiques ou de formation. Une telle approche est en parfaite conformité avec les réserves civilisationnelles des États musulmans notamment. Et nous subissons et dénonçons, dans notre quête d’égalité, la considération revendiquée pour les intérêts et des objectifs particuliers des seuls États et l’acceptation des réserves émises par les gouvernements lors de la signature de Conventions internationales. Si on peut lire dans la Déclaration de Pékin7 que les gouvernements étaient « résolus à faire progresser les objectifs d’égalité, de développement et de paix pour toutes les femmes du monde entier, dans l’intérêt de l’humanité tout entière » cinq ans après, le texte adopté fait référence explicitement aux » particularités nationales et régionales et à la diversité des contextes historiques, culturels et religieux ». Plus encore, quelques lignes plus loin, il est fait état du « plein respect des valeurs religieuses et éthiques, des contextes culturels et des convictions philosophiques des individus et de leurs communautés ».

22La représentante d’Oman a pu ainsi affirmer au sein même de l’Assemblée générale que son pays appliquera ce texte, » conformément à la charia Islamique ». Quant à la représentante d’Israël, Dalia Itzik, ministre de l’Environnement, elle a pu dire : « Je suis venue, ici, aujourd’hui, de Jérusalem, pour prier pour toutes les femmes du monde. » 
On peut donc comprendre que » l’Observatrice du Saint-Siège », qui avait » pris note des progrès accomplis au cours des derniers mois », ait pu affirmer que celui-ci » se félicitait d’un grand nombre de dispositions du document ».

23C’est pourquoi la progressive ONGisation des mouvements sociaux, aspirés par les logiques d’institutionnalisation et de légitimation du système onusien, a entraîné leur neutralisation, mais aussi, dans le même temps, a conduit à ce que ces mouvements contribuent à la mise en place d’un nouvel ordre mondial totalement opposé aux intérêts des populations qu’ils prétendaient défendre initialement à partir d’une représentation universelle qui a pourtant permis à certains États musulmans du Sud d’exprimer des réserves civilisationnelles lors de la signature de conventions internationales. Cela au nom de la quête d’un consensus chère à l’ONU. En agissant ainsi, l’institution reconnaissait de fait les limites de la stratégie globalisante mise en place et donc la possibilité d’un féminisme universel, faisant place au caractère nécessairement local des luttes. Ces dernières se sont heurtées à des stratégies de lobbying au détriment de stratégies politiques de lutte. Les termes d’équité, de parité se sont peu à peu substitués à celui d’égalité. C’est ainsi que les mouvements, à l’échelle locale, ont peu à peu perdu leur autonomie, confrontés à des démarches d’expertise et à des évaluations par des fonctionnaires de Nations unies, extérieurs au mouvement, tout au plus des sympathisants !

24On constate, aujourd’hui, en Algérie, un certain abandon de la réflexion politique par ces organisations, qui est aussi une conséquence de leur fragmentation. Les interventions sont à présent davantage locales et sectorielles. Ce processus observé est aussi le produit d’une organisation de l’action en référence à des ODD, c’est-à-dire les Objectifs de développement durable.

À présent où en est le combat ?

25Après un temps d’exaltation et de grande mobilisation du mouvement social durant le Hirak de 2019, la société civile est confrontée à des atteintes à la liberté d’opinion, ou la perte des espaces de débat… Le mouvement féministe, dans ce contexte, connaît une limitation de son action ; une pause qui peut être mise à profit en faveur d’une réflexion sur sa situation et son avenir.

26En Algérie, la société est confrontée à des mutations qui portent la marque d’une puissante poussée d’individualisme donnant lieu à une reformulation politique des droits des sujets. Il n’est plus question de bien-être collectif, mais de la mise en œuvre d’une « politique des droits de l’homme ». Comme toujours, cela s’inscrit dans la logique de rattraper les sociétés occidentales. C’est ignorer à la fois les conditions internes de ces pays et les rapports réels entre le Nord et le Sud qui restent des rapports d’exploitation, de domination, et qui n’autorisent aucun « rattrapage ». Mais le problème est qu’une politique des droits de l’homme ne permet pas à la collectivité d’agir sur elle-même.

  • 8 Étienne BALIBAR et Immanuel WALLERSTEIN, Race, Nation, Classe. Les identités ambiguës, Paris, La Dé (...)

27C’est pourquoi, aujourd’hui, dans les pays anciennement colonisés, il existe un retour à la notion de système, notamment à travers l’approche décoloniale. Naturellement, la référence centrale reste la pensée de Frantz Fanon. Mais la critique tenace du mythe des indépendances, dans les pays anciennement colonisés comme l’Algérie, est aussi rendue possible par la référence au concept de « système-monde » apparu avec Fernand Braudel. Pour Immanuel Wallerstein8, ce concept a été déstabilisé par l’irruption de revendications nouvelles, dont les revendications féministes lorsqu’elles se réclamaient comme politiques. Et c’est ainsi, selon moi, qu’il faut comprendre les attaques que subit le féminisme à l’intérieur du pays depuis ce système-monde, mais pas seulement.

28Parmi les instruments d’une revitalisation du capitalisme libéral, en direction des mouvements sociaux, nous considérons qu’il y a l’instrumentalisation des ONG. Il existe en Algérie un grand débat autour de leur intervention sur le terrain : d’une part, le pouvoir condamne, y compris pénalement, le financement du mouvement associatif ou des ONG locales par les ONG étrangères, d’autre part le même pouvoir ne finance pas – voire réprime et interdit – les collectifs qui n’inscrivent pas leurs actions dans le cadre de celles de l’État. L’argument utilisé est celui de « l’intervention de l’étranger dans la vie politique algérienne » transformant ces associations en « agents de l’étranger ». Il existe de nombreux cas de militant·es et d’activistes en prison pour « financement par l’étranger ». Mais, comment considérer cette « aide » étrangère ? Et, comment agir sans ces ressources financières ?

29L’approche ci-dessus fait surgir, d’emblée, l’étymologie de patriarcat qui vient du grec et signifie littéralement « le commandement du père ». Il s’agit d’un concept qui renvoie à « une forme d’organisation sociale et juridique fondée sur la domination des femmes par les hommes détenteurs de l’autorité », le fameux « mâle puissant ». Ce modèle d’organisation reste important en Algérie et le concept de patriarcat est le seul qui nous permette de rendre compte de la situation vécue par les femmes. En effet, cette organisation nous renvoie inlassablement à la figure mythique de « père fondateur », supposée octroyer à ce dernier une autorité et des droits sur les personnes dépendant de lui (femme[s], enfants, famille élargie, subordonnés). Nous pouvons citer l’exemple de la Rome antique, mais aussi le « Rab El´aila » du Code de statut personnel algérien.

  • 9 Frederich ENGELS, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Éditions sociales,1 (...)
  • 10 Kate MILLETT, La Politique du mâle, Stock, 1971 [1970, traduit de l’américain].

30Frederich Engels9 considérait que l’avènement du patriarcat signifiait « la grande défaite du sexe féminin ». Pour nous, féministes, ce terme dans son acceptation première désigne un « système social d’oppression des femmes par les hommes ». Il constitue dans l’histoire de la pensée du mouvement féministe un outil d’analyse que l’on retrouve dès les premiers écrits, comme l’ouvrage de l’Américaine Kate Milett, La Politique du mâle10 (traduit de Sexual Politics et publié aux États-Unis en 1969). Le sexe y est posé comme une catégorie sociale et non biologique, et le patriarcat est décrit comme un rapport de domination et de subordination des femmes par les hommes. Dans nos vécus, il s’agit de réalités que nous affrontons quotidiennement et dont nous devons aussi décrypter les ruses.

31Dans un contexte de dérive libérale, quel est le sort réservé à ce concept en Algérie ? Le patriarcat est-il un système, ou simplement un mode d’organisation ? Quels sont les mécanismes qui légitiment et accompagnent cette dérive ? Mais surtout où puise-t-il ses forces en Algérie ? Certes, aujourd’hui, cette figure du Père – comme du masculin de façon générale – a changé, partout. C’est, en particulier, le cas dans notre pays où il a été confronté à des crises multiples dont celle des années 1990. En effet, face à un islamisme politique, violent, qui s’est livré à des massacres de masse comme à des assassinats ciblés, les pères se sont trouvés dans l’incapacité de défendre leurs familles. Par ailleurs, depuis, la gouvernance politique intérieure leur a peu à peu retiré le statut de citoyens. Ils ne peuvent donc pas prétendre représenter leur groupe au sein d’assemblées démocratiques. Enfin, la situation de l’emploi, comme la hausse du coût de la vie, ne leur permet pas davantage de remplir leur statut de pourvoyeur de biens de consommation. Durant cette période, des femmes se sont trouvées en charge de leur famille. Les jeunes hommes, au chômage dans nombre de cas, ont vu le statut du masculin se transformer. Le contexte ne permet pas d’utiliser le terme de « libéral », c’est pourquoi nous lui avons préféré la formule de « dérive libérale », faisant référence ici à sa nature comme à ses effets.

  • 11 Marcel GAUCHET, La Démocratie contre elle-même, cité par Martin Breaugh, Politique et Sociétés, vol (...)
  • 12 Idem.

32Force est de constater que la mondialisation d’une économie libérale, y compris avec ses effets pervers dans les pays ayant connu une domination coloniale, pèse la globalisation des mouvements sociaux. l s’agit pour les dominants de maintenir leur pouvoir sur les dominés par d’autres moyens. Ils ont alors recours à un certain nombre d’artifices qui renvoient à une gestion « social-libérale » (le néolibéralisme « à visage humain »). Quelle est la signification d’une telle affirmation pour notre propos ? Selon Marcel Gauchet11 : « L’être contemporain, ce serait l’individu déconnecté symboliquement et cognitivement du point de vue du tout, l’individu pour lequel il n’y a plus de sens à se placer au point de vue de l’ensemble ». Nous nous éloignons donc de l’approche par l’analyse de rapports sociaux, voire de rapports de force. Ces notions perdent de leur valeur heuristique pour ne plus être que descriptives. Pour Martin Braught, « la thèse de Marcel Gauchet est qu’au cœur du malaise démocratique se trouvent les droits de l’homme dont la consécration politique date du combat antitotalitaire, et, plus précisément, des enseignements de la dissidence au sein des pays de l’Est. La puissance d’attraction des droits de l’homme réside dans le fait qu’ils entretiennent une certaine ambiguïté en associant la critique politique à un principe de protection qui fait « signe vers une action politique sans partis politiques et vers un avenir de la démultiplication des libertés personnelles et des plaisirs privés ».12 On peut comprendre l’intérêt d’une telle démarche pour un pouvoir autoritaire.

II. L’enclume

33Cette référence à une enclume renvoie à l’idée selon laquelle nous ne sommes attachées que si le patriarcat repose sur des formes locales, imposant des modalités de lutte diverses, il reste dominant à l’échelle internationale à travers un certain nombre d’instruments qui correspondent à un ordre mondial. Et les féministes algériennes vivent et connaissent les effets des politiques menées à l’échelle internationale suivantes.

Le poids des ONG

34Nous avons vu combien, notamment à travers le principe du respect des réserves civilisationnelles – le pouvoir patriarcal, en Algérie, va bénéficier de ce que l’on peut qualifier de « complaisance » de la part du système des Nations unies. C’est ainsi que les associations féministes se trouvent prises entre « le marteau et l’enclume ». Il apparaît dans les propos des uns et des autres que l’objectif ultime soit celui d’obtenir « une stabilité » de la situation politique qui trouve sa traduction dans l’expérience de « bonne gouvernance ». C’est pourquoi le système onusien ne dénonce que timidement les atteintes aux droits humains, et qu’il existe des textes qui fixent l’inégalité entre les hommes et les femmes au nom de « réserves civilisationnelles », comme les poursuites judiciaires contre des féministes ayant bénéficié d’un financement d’une ONG étrangère. C’est ainsi que le système-monde délivre à des États, comme l’Algérie, dans lesquels les femmes et les hommes sont en butte à des pratiques antidémocratiques, le label de « bonne gouvernance ».

  • 13 11 Pierre BOURDIEU, Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 17-18, La paysannerie, une cla (...)

35Et, donc, la situation des femmes et leur combat sont organisées en un corpus « parlé » par ces deux catégories d’acteurs que sont les pouvoirs locaux et le système des Nations unies. Nous sommes renvoyées à l’article de Pierre Bourdieu sur la classe-objet et à l’objectification forcée des classes dominées13 : les classes dominées, écrit-il, sont parlées par les dominants.

Le principe de la bonne gouvernance mondiale

  • 14 Groupe d’étude sur la division sociale et sexuelle du travail, Cahiers du GEDISST, n° 21, Les parad (...)

36Que signifie concrètement une approche libérale du mouvement féministe ? Il s’agit d’inscrire le féminisme dans le projet onusien de mise en place d’une « bonne gouvernance » mondiale. Les thèmes abordés dans les projets financés par le système des Nations unies montrent que les organisations non gouvernementales restent, pour une large part, au service du patriarcat. Le débat concernant ces structures initiées par le système des Nations unies est déjà ancien, mais ne me semble pas résolu en ce qui concerne le mouvement des femmes. C’est en Amérique du Sud, d’abord, que le mouvement féministe s’est emparé du débat sur l’ONGisation des mouvements sociaux tel qu’il est apparu dans les pays du Sud. En France, travaillant sur cette région, Jules Falquet14, dès 1998, dans un article, s’est penchée sur ce point à partir d’une interrogation : « Le féminisme porté par les ONG est-il encore subversif ? » Ce débat oppose en réalité des féministes qui considèrent le mouvement comme politique à celles qui sont définies comme « institutionnelles ». 

  • 15 Carlos M. VILAS, Carlos PÉREZ (trad.), « La mondialisation comme impérialisme », Perspectives latin (...)

37Un auteur comme Carlos Vilas considère qu’il s’agit d’une manière progressive et généralisée, à l’échelle mondiale, d’imposer des revendications et des modes de revendication. Une telle généralisation a eu pour effet principal de masquer le caractère « populaire » des luttes, mais aussi de favoriser leur fragmentation, et ainsi leur neutralisation. Ce qui correspond à une « dépolitisation » des « mouvements populaires ».15

38Dans les faits, cette ONGisation a permis la création de figures nouvelles, les expertes, qui d’un point de vue féministe, lorsqu’on observe les logiques dans lesquelles elles s’inscrivent, ont servi de relais aux politiques portées par des instances comme l’United States Agency for International Development (USAID) ou la Commission européenne. Toutes celles qui ont eu à travailler sur des projets financés par ces institutions ont pu constater que les compétences administratives se sont peu à peu substituées à l’action militante. De plus, les « salariées » du mouvement se sont peu à peu arrogé la représentation du militantisme. Ces « institutionnelles », à la tête de grandes ONG, se sont converties en « expertes » – c’est-à-dire en relais des langages « dépolitisés » de l’ONU et de ses « satellites » (Fonds monétaire international, Banque mondiale), l’usage banalisé de la catégorie de « genre » reste l’indice le plus saillant de cette dérive.

  • 16 Voir Dean CHAHIM et Aseem PRAKASH, « NGOization, Foreign Funding, and the Nicaraguan Civil Society  (...)

39Ce processus d’ONGisation a, partout, favorisé l’émergence d’une élite professionnalisée, formée dans les instances du pouvoir transnational et liée à la diffusion des « nouvelles orthodoxies » de la gouvernance mondiale16.

  • 17 « La globalisation… n’est pas une idée sérieuse. C’est nous, les Américans, qui l’avons inventée po (...)
  • 18 « Du point de vue historique, la globalisation est le stade actuel de l’impérialisme économique. » (...)

40Lors d’une interview, John K. Galbraith, déclarait: « Globalization… is not a serious idea. We, the Americans, invented it as a means for concealing our policy of economic penetration into other nations17. » Ce à quoi adhère Carlos M. Vilas qui formule ainsi cette idée: « Considered from an historical perspective, globalization is the present stage of economic imperialism18. »

41Les associations locales conscientes de la nature réelle de l’aide des ONG internationales se retrouvent ainsi prises entre le marteau et l’enclume : dépourvues de moyens car n’obtenant pas les subventions de l’État du fait de leur volonté d’autonomie, elles risquent de subir des peines d’emprisonnement comme de devoir soumettre leurs actions aux objectifs des ONG qui consentiraient à les aider.

Le recours à des termes de référence

42Parmi les éléments qui ont permis la production d’expertes, inscrites dans la globalisation, à l’intérieur des différents mouvements sociaux, dont le mouvement des femmes, il nous faut citer, en priorité, « les termes de référence (TDR) » qui correspondent à une description d’un travail spécifique à faire sur la base d’un contrat de consultation. Il s’agit d’un document qui permet au commanditaire d’une évaluation de soumettre des objectifs à un évaluateur, et de lui expliquer ce qu’il veut et pourquoi . Ce commanditaire est souvent un des maîtres d’ouvrage de l’opération évaluée.

43Le document produit comporte, notamment, une description précise du produit attendu par l’institution contractante, que nous pouvons décrire ainsi : l’historique et le contexte, le but, la portée et les objectifs, les résultats attendus (prévisionnels), la méthodologie, la composition de l’équipe et les compétences requises, les modalités ou arrangements institutionnels, un calendrier, les coûts et des annexes. Il exclut, ainsi, une interprétation ambiguë par le contractant. On appelle généralement « termes de référence » le document établi, en quelques pages, qui définit aussi l’organisation des connaissances par une note méthodologique. Il s’agit, avec ce document, de rendre clair ce que le commanditaire attend de l’action engagée, et de préparer la future évaluation.

  • 19 Dès 1975, l’ONU organise une « Décennie de la femme », inaugurée par une conférence internationale (...)

44Cette capacité d’intervention est due au fait que le commanditaire, communément appelé « le bailleur de fonds », dispose des moyens matériels et humains du système onusien, infiniment supérieurs à ce que les mouvements sociaux peuvent espérer posséder. Il a aussi acquis une stabilité et une stratégie à moyen et long terme qui le rendent particulièrement efficace. Ces moyens lui ont permis d’organiser différentes rencontres internationales19. Sur le plan stratégique, la conférence de Pékin a constitué un tournant, aux yeux de toutes et tous. À cette date, s’est consolidée une démarche qui a permis au système des Nations unies d’absorber les activités des organisations de femmes dans ses propres conférences et organisations. Ceci alors que, en 1975, à Mexico, certaines féministes avaient réalisé un ensemble d’actions en dehors de la conférence, notamment pour dénoncer cette dernière comme une tentative de récupération de leur mouvement. Dès 1995, le Forum des ONG était organisé par l’ONU elle-même, et suscitait une exceptionnelle participation des femmes et du mouvement féministe à l’échelle mondiale. Des réunions préparatoires étaient organisées à l’échelle régionale, avec des objectifs énoncés au sommet, et avec les représentants des États. L’objectif étant d’aboutir à des documents consensuels. On peut, sans trop se tromper, assurer qu’une large partie du mouvement féministe a pu être absorbée, au moyen des mécanismes financiers notamment, par une « idéologie » neutralisante labellisée « Nations unies », au nom d’une aspiration universelle qui n’est pourtant qu’un leurre, comme le montre la scène internationale. On assiste alors à une dépolitisation des mouvements féministes, d’une soumission à des objectifs qu’ils ne maîtrisent plus.

Les Objectifs de développement durable (ODD)

45Toujours parmi les instruments du système des Nations unies, nous devons citer les Objectifs de développement durable ou ODD. Leur but correspond, dans les faits, à une volonté de gestion de la fécondité des femmes par des experts avec les notions de « développement et fécondité », « de surpopulation ». Ceci alors que le mouvement, dès sa création, a porté la revendication du droit pour les femmes de disposer de leur corps. C’est ainsi qu’un Conseil de population fut créé en 1950 par le milliardaire Rockefeller.

46Il est un des premiers à se référer au concept de « surpopulation » comme une menace pour le développement. Nous avons organisé un séminaire et réalisé une publication autour du thème « Population et développement ». L’objectif était de présenter les impasses auxquelles un tel questionnement pouvait conduire, dans les pays du Sud, du point de vue des femmes. En 1962, l’ONU s’empare de ce thème et le déclare « problème mondial numéro un ». En 1969, c’est le président de la Banque mondiale, Mac Namara, qui suggère de centraliser les politiques de population de l’ONU. C’est alors qu’est créé le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP). En 1972, la conférence de Stockholm laisse entendre que l’augmentation de la population mondiale produit un impact négatif sur l’environnement. Et, lors de la conférence du Caire de 1994, l’ONU se présente comme l’alliée des femmes face aux intégrismes catholique et islamique, et défend leur accès à la contraception.

47Mais s’agit-il vraiment de « libérer » les femmes ou simplement de réduire, de « rationaliser » leur « dangereuse » fécondité ? Aujourd’hui, l’organisation qui intervient le plus dans ce domaine est l’Agence internationale pour le développement (AID, ou USAID, agence de coopération du gouvernement nord-américain). Cette organisation a été dénoncée vigoureusement pour avoir conduit des campagnes de stérilisation, les années 1970 ont aussi vu une mobilisation des féministes des pays du Sud contre le Depo-Provera20, un produit destiné à retirer pendant six mois tout contrôle des femmes sur leur corps.

  • 21 Marc BESSIN et Elsa DORLIN, « Les renouvellements générationnels du féminisme : mais pour quel suje (...)
  • 22 La Coordination des associations pour le droit à l’avortement et à la contraception (CADAC), fondée (...)

48En France, pour Elsa Dorlin et Marc Bessin21, « 1995 représente une date importante : la CADAC22 organise une grande manifestation nationale qui réunit près de 40 000 personnes à Paris pour la défense du droit à l’avortement et à la contraception ».

49La notion de « surpopulation » a largement été critiquée par les féministes des pays du Sud comme une théorie raciste et sexiste qui envisage le corps des femmes en l’instrumentalisant. Et nous avons, dès 1976 à Dakar, créé l’Association des femmes africaines pour le développement (AFARD), afin de dénoncer notamment les politiques internationales de population comme une volonté de gérer la fécondité des femmes, une prise de pouvoir sur leur corps, les autorisant ou non à se reproduire. 

50Le paradoxe nous semblait clair : alors qu’on reprochait aux femmes du Nord de ne pas faire assez d’enfants, mettant ainsi en péril leur société ; le reproche inverse était adressé aux femmes du Sud, elles étaient coupables d’avoir une fécondité non « contrôlée » qui favorise une « surpopulation », et sont donc responsables de leur pauvreté, responsables de la faim dans le monde et de la pression sur l’environnement.

Les micro-crédits pour les femmes : une politique à double fond

51La perspective néolibérale se révèle aussi à la lecture des travaux concernant les dispositifs de micro-crédit. En effet, ces travaux montrent les liens entre les intérêts privés et les agences des Nations unies. Or, on observe que, dans le même temps, nombre d’organisations féministes des pays du Sud se battent pour avoir accès à ces micro-crédits. Ainsi, se détournant du système des tontines mis en place par les femmes elles-mêmes, ce mécanisme entraîne surtout un endettement par l’entrée dans le système bancaire. Nous tenons à ce point car, refusant que les femmes algériennes aient accès à des financements venus de l’étranger, le pouvoir algérien a mis en place une politique de subvention qui obéit à la même logique : intégrer des individus au système bancaire.

52À l’occasion d’une rencontre de coordination sur le programme national pour encourager la femme au foyer à contribuer à la production nationale, la ministre de la Solidarité nationale, de la Famille et de la Condition de la Femme, Kaoutar Krikou, a précisé que, en 2021, « 64 % de l’ensemble des micro-projets ont été accordés aux femmes dans le cadre de l’ANGEM »23. L’objectif déclaré étant de renforcer l’adhésion de la femme rurale et de la femme au foyer dans la vie économique24. La ministre était accompagnée de la représentante résidente du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) en Algérie. Selon la ministre toujours, l’ANGEM a assuré un soutien et un accompagnement à 586 879 femmes sur un total de 923 308 projets dans différents domaines relatifs entre autres, à l’agriculture, la petite industrie, le bâtiment, l’artisanat et les services, a souligné la ministre.

53Le dispositif permet deux formules de financement, dont une avec le concours d’une des cinq banques publiques partenaires. La deuxième formule se présente ainsi : elle correspond à un financement triangulaire (ANGEM – banque – promoteur) d’aide à la création d’activité par l’acquisition de petits matériels, matières premières de démarrage et au paiement des frais nécessaires au lancement de l’activité. Le montant du projet est plafonné à 1 000 000 DA. Le financement se présente comme suit :

  • un prêt bancaire de 70 %, bonifié à 100 % ;

  • un prêt ANGEM non rémunéré de 29 % ;

  • un apport personnel de 1 %.

54Les délais de remboursement peuvent aller jusqu’à huit années avec un différé de trois années pour le remboursement du crédit bancaire. Le taux d’intérêt bancaire est bonifié à hauteur de 100 % du taux fixé par les banques et les établissements financiers. Selon les statistiques fournies par des responsables de l’ANGEM, les femmes rurales ont bénéficié de 32 % des projets affectés aux femmes au titre de ce dispositif national de soutien à l’emploi, soit une moyenne de 187 567 bénéficiaires.

55Kaoutar Krikou a également fait cas de 15 864 projets de femmes financés par la Caisse nationale d’assurance chômage (CNAC), sur un total de 152 613 projets pris en charge.

  • 25 Hedwige PEEMANS-POULLET, « La Miniaturisation de l’endettement des pays pauvres passe par les femme (...)

56La féministe belge Hedwige Peemans Poullet25 a, très tôt, consacré une étude à l’organisation qui s’est le plus illustrée en matière de micro-crédit : la Grameen Bank, fondée en 1983 au Bangladesh par Mohammad Yunus, professeur d’économie diplômé aux États-Unis. Il a été récipiendaire, ainsi que son organisation, du prix Nobel de la Paix en 2006, pour « ses efforts à faire naître le développement économique qui constitue le principal modèle des initiatives de “micro-crédit” pour les femmes ». Hedwige Peemans Poullet montre que les intérêts des prêts exigés par la Grameen Bank, sont de 20 %, soit supérieurs à ce qui est demandé par les banques normales, et largement supérieurs au taux zéro qui préside à la circulation monétaire informelle dans la plupart des systèmes traditionnels. Elle montre que les initiatives du type de la Grameen Bank ont pour objectif majeur de capter pour le marché l’immense « trésor caché » que constituent les systèmes économiques traditionnels, largement tributaires des femmes, comme les tontines des Mama Benz au Togo, au Bénin… Au-delà de cet endettement, la chercheuse souligne bien qu’il s’agit d’inclure les femmes dans les systèmes bancaires. « [Il] ne s’agit pas d’autre chose que du droit, des femmes à s’endetter, en même temps que d’une manière de faire entrer dans les circuits bancaires du Nord les immenses “gisements d’épargne”, souvent organisés par les femmes, qui existent dans le Sud. »

57Hedwige Peemans Poullet poursuit : « L’essentiel de l’offensive idéologique a été mené du côté des organisations de femmes. En mai 1995, en vue de la Quatrième Conférence mondiale sur les femmes, le rapport du PNUD consacrait la plus grande partie de son dossier à dénoncer les inégalités et discriminations dont les femmes sont victimes [… et] affirmait que si les femmes sont “restées” si pauvres, c’est qu’elles ne sont pas assez endettées. […] En fait, le thème n’est pas nouveau. Il était déjà présent à Nairobi, en 1985. […] En 1989, la Banque mondiale a créé un groupe de travail sur les femmes et le crédit. » Tant et si bien qu’après Pékin, « ce n’était plus l’appauvrissement spécifique des femmes (conséquence des politiques d’ajustement structurel découlant précisément de l’endettement des États ou conséquence des privatisations des terres agricoles découlant de la mondialisation) qui faisait désormais l’objet du scandale majeur, mais bien le fait que des coutumes patriarcales discriminatoires ou des exigences bancaires inadaptées empêchent les femmes pauvres de jouir de l’égalité face à l’endettement ».

58Nous constatons aussi que, dans le cas d’un pays comme l’Algérie, il existe des réticences, voire des interdictions concernant les financements étrangers. Toutefois, le versement par l’État de subventions s’inscrit dans la même logique d’intégration dans le système bancaire. Sa limite, ici, est la faiblesse de ce système. Toutefois l’ensemble des mécanismes initiés par les Nations unies, ou favorisés par cette organisation, ont eu pour effet, dans le cadre d’une exfiltration des élites, l’exfiltration d’un grand nombre de féministes qui se sont identifiées à ces mécanismes ; et ce à travers une soumission intellectuelle à des objectifs qui leur ont, par ailleurs, permis d’accéder à la fonction d’expertes dans des pays où le chômage des femmes et des jeunes est important. Un grand nombre de jeunes militantes, comme de militants, ont quitté le pays et les luttes concrètes. Il est indéniable que cela a affaibli les mouvements.

Conclusion. L’intersectionnalité : Une réponse ?

59L’intersectionnalité permet de dire que les femmes ne vivent pas toutes dans les mêmes conditions.

60Elle permet aussi d’infirmer le fait de définir les statuts des personnes seulement par leurs pratiques sexuelles.

61En effet, selon nous, les sujets sociaux ne peuvent être définis en référence à leurs seules pratiques sexuelles.

  • 26 Sophie NOYÉ, « Pour un féminisme matérialiste et queer », Contre-temps, Revue de critique communist (...)

62Sophie Noyé, dans Contre-temps, Revue de critique communiste26, écrit qu’en France de nombreuses féministes remettent en cause les approches queer et la théorie féministe postmoderne, car elles délaisseraient la division sexuelle du travail et les rapports sociaux de genre.

  • 27 Nicole-Claude MATHIEU, « Dérive du genre/stabilité des sexes ». In Dion Michel. (ed). Madonna, érot (...)

63Nicole-Claude Mathieu critique aussi vivement la démarche postmoderne et les écrits de Judith Butler, dans un article au titre éloquent « Dérive du genre/stabilité des sexes ».27 Elle condamne l’absence de prise en compte par l’approche queer des rapports sociaux concrets, matériels, de sexe et de race.

  • 28 Christine DELPHY, « Genre et race : des systèmes sociaux comparables » intervention au 6e Congrès I (...)

64Christine Delphy, dans une intervention au Congrès international des recherches féministes francophones en 2012 expose de quelle manière la théorie matérialiste et « la théorie postmoderne ou queer » s’opposent selon elle. Elle considère que la théorie queer n’envisagerait l’oppression qu’à travers le prisme de la sexualité.28 Ces constats ont engendré, par exemple, l’émergence d’un mouvement Queer of Color, à la fin des années 2000, fondé sur une critique du néolibéralisme… Elle rappelle que le féminisme matérialiste conçoit la domination de genre comme un système global qui hiérarchise la société en deux catégories, et assoit la domination de l’une sur l’autre dans tous les domaines sociaux, « économique, politique, sexuel, et intellectuel ». La sexualité n’est que l’un de ces domaines, qui sont par ailleurs tous reliés entre eux.

65Ces féministes matérialistes dénoncent la posture idéaliste, relativiste, individualiste, voire naturalisante des politiques queers ; leur sont reprochés leur incapacité à envisager des stratégies de résistance collective et leur refus de viser le renversement du système de genre, et plus généralement des systèmes de domination.

  • 29 Marie-Hélène BOURCIER, « La fin de la domination masculine. Pouvoir des genres, féminismes et postf (...)
  • 30 Quand ils ont fermé l’usine, Agone, 2017.
  • 31 Programme 2022-2023 et 2023-2024.

66Un article de Marie-Hélène Bourcier, « La fin de la domination masculine. Pouvoir des genres, féminismes et postféminisme queer »29, illustre bien, la teneur des critiques adressées aux féministes matérialistes par les tenants de l’approche queer. Son analyse est fondée sur le postulat de l’organisation de la domination des femmes par les hommes. Cette organisation s’inscrit dans des contextes économiques, culturels et politiques divers. Il s’agit, dans cette intervention, d’interroger des savoirs et des pratiques développés depuis des questionnements féministes, de genre et de sexualités inscrits socialement. En 2022, Alexandra Oeser publie à CNRS éditions un ouvrage, Comment le genre construit la classe. Masculinités et féminités à l’ère de la globalisation. Ses réflexions sont basées sur l’annonce, le 28 octobre 2008, par la multinationale Molex Inc., de l’arrêt prochain de la production de connectique sur le site Villemur-sur-Tarn (acheté quatre ans plus tôt) et la délocalisation de l’activité en Asie du Sud-Est. Cette autrice a aussi coordonné un travail collectif autour du conflit social de Molex.30 C’est donc à partir d’un travail de terrain, rendant justice au contexte, qu’elle a mené ses réflexions. À l’occasion d’un séminaire31 de recherche du Crespa, Isabel Boni-le Goff, Pauline Delage et Ève Meuret-Campfort s’interrogent sur le croisement entre le genre et la classe en sciences sociales à partir du mouvement des Gilets jaunes.

  • 32 Intersectionalité de l’anglais intersectionality ou intersectionnalisme. Rappelons que ce terme a é (...)

67Il y a donc, actuellement et à partir de recherches sur le terrain, une volonté d’analyser le concept de genre en l’articulant à celui de classe sociale. Partant de cette idée d’articulation, nous devons interroger, dans le cas du féminisme en Algérie, le concept d’intersectionnalité comme une forme. Si on le définit32 comme une notion employée en sociologie et en réflexion politique, il désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de stratification, de domination ou de discrimination dans une société, ce dont nous avons partiellement rendu compte. On constate d’emblée, avec le recours aux termes « à la fois », que le rapport dialectique entre ces réalités diverses est atténué par leur superposition. La notion de « système » qui a, dès l’introduction, fondé notre réflexion semble s’effacer.

68Mais si l’intersectionnalité étudie les formes de la domination, si le genre, la race, la classe, la couleur, la nation, la religion, la génération, la sexualité4, le handicap, la santé mentale, ou l’orientation sexuelle ne sont pas cloisonnées, les rapports de domination entre catégories sociales ne peuvent pas être entièrement expliqués s’ils sont étudiés séparément. Depuis une approche dialectique, le principe d’intersectionnalité peut, devenir une clé importante pour reconfigurer l’élaboration théorique critique, en fournissant les bases d’une relance de l’intervention politique. L’intersectionnalité entreprend alors d’étudier les rapports dialectiques entre ces instances.

69C’est cette démarche que les féministes des pays du Sud explorent depuis des décennies. Ainsi, et dès 1976, des féministes africaines avaient construit l’AFARD (l’Association des femmes africaines pour le développement) à Dakar. En 1978, Awa Thiam est la première féministe à formuler, en 1978 dans un essai La Parole aux Négresses, la question du positionnement des femmes noires francophones au sein du mouvement féministe, produisant une première base théorique de l’intersectionnalité – bien qu’elle n’applique pas à cette notion le terme d’intersectionnalité. Son ouvrage a connu un grand succès au-delà du seul public féministe noir francophone du continent africain, car elle rendait compte d’une invisibilité d’identités de femmes fondées sur des oppressions multiples comme le genre, la race et la classe, telles que les violences coloniales. Dans les sociétés ayant été colonisées, comme dans les milieux immigrés des anciennes puissances coloniales, le féminisme s’est alors développé en tenant compte de la contrainte postcoloniale.

70Et dès lors une parole s’est élevée dénonçant l’invisibilité à laquelle étaient confrontées d’autres populations, elle n’était donc pas l’apanage des seules femmes noires.

  • 33 Kimberlé CRENSHAW, « Why Intersectionality Can’t Wait », Washington Post, 24 septembre 2015. https: (...)

71Lors d’un discours d’ouverture prononcé au Center for Intersectional Justice (CIJ), à Berlin, Kimberlé Williams Crenshaw a noté la nécessité de revenir à la définition initiale de son concept d’intersectionnalité et de se remémorer que, ce sont deux femmes afro-américaines qui en sont à l’origine (Kimberlé Crenshaw et Emma de Graffenreid). En effet, elle affirme dans un article du Washington Post que ce terme avait été conceptualisé, avant tout, pour le besoin des femmes noires, mais qu’il « a mis en lumière l’invisibilité de nombreuses personnes au sein de groupes qui les présentent comme leurs membres, mais échouent souvent à les représenter ». « Les racisés, les prolétaires au sein même des mouvements LGBTQ+ ; […] les femmes au sein des mouvements d’immigration ; les femmes trans au sein des mouvements féministes ; et les personnes non valides qui combattent les dérives policières – tou·tes font face à des vulnérabilités qui reflètent les intersections entre le racisme, le sexisme, le classisme, la transphobie, le validisme, etc. ».33

72Et, si le mouvement féministe a pour allié naturel le mouvement LGBTQ+ qui subit une répression fondée sur le sexe, il ne peut se confondre avec lui. Dans les situations de répression, leurs combats semblent se superposer et nous observons une dérive qui correspond au fait de définir les sujets davantage depuis leurs pratiques sexuelles que par leur place dans la société. Force est de constater, pourtant, qu’une lesbienne, comme n’importe quelle femme, lorsqu’elle appartient à une classe sociale supérieure dans un pays du Nord, dispose d’un pouvoir d’achat qui lui octroie une autonomie hors de portée pour une femme du Sud. Il n’est donc pas possible de considérer que leurs combats se confondent,

  • 34 Christine DELPHY, « Antisexisme ou antiracisme ? Un faux dilemme », Nouvelles Questions féministes, (...)

73Pour ces raisons, nous adhérons au constat établi par Christine Delphy, d’un point de convergence entre l’intersectionnalité américaine et le féminisme matérialiste français. Elle affirme : » Le patriarcat n’est pas le seul système qui opprime les femmes des “quartiers et banlieues”. Elles sont aussi opprimées par le racisme. Les oppressions ne s’ajoutent pas les unes aux autres de façon mécanique, successive dans le temps et dans l’espace ».34 Nous pouvons élargir ce constat à d’autres contextes.

74En particulier, nous adhérons à cette observation pour ce qui est du féminisme décolonial, depuis les pays anciennement colonisés, mais pas seulement. En effet, la mondialisation des matières premières africaines, c’est-à-dire le contrôle des matières premières comme le pétrole, représente un enjeu essentiel pour les grandes puissances. L’Afrique (y compris l’Afrique du Nord) représente environ 10 % des réserves mondiales de pétrole, et un tiers des ressources en matières minières35. Dans le domaine des hydrocarbures, le Nigeria et la Libye fournissent les deux tiers à eux seuls.

75Ces pays produisent peu, excepté ces matières premières, mais consomment. Or, nous sommes dans des contextes où le chômage important concerne les femmes et les jeunes prioritairement, un chômage qu’il faut « contenir ». En Algérie, par exemple, la population occupée correspond à 82,4 % d’hommes contre… 17,6 % de femmes. Le chômage touche en particulier les femmes universitaires. L’université algérienne est passée d’une université d’élite à une université de masse par effet des réformes de l’enseignement supérieur de 1971, qui reposaient sur l’arabisation, l’algérianisation, la scientificité et la démocratisation. Mais, il s’avère que ces refontes ont satisfait davantage l’aspect quantitatif, étant donné le passage d’un nombre important d’étudiants d’une année à une autre, en raison d’une forte demande sociale à la formation, alimentée par la multiplication de nombreux établissements et l’allègement des conditions d’accès d’un cycle à un autre, par conséquent, le nombre de diplômés a augmenté de 14 097 personnes en 1986 à 52 804 en 2000. Ce nombre important a exercé une pression intense sur le marché du travail et le taux de chômage des universitaires n’a cessé de croître.

76La ventilation selon le sexe de la population universitaire en situation de chômage laisse apparaître des inégalités remarquables. Les femmes sont plus discriminées sur le marché du travail, le taux de chômage des femmes universitaires est de 21,8 % contre 9,9 % seulement pour celui des hommes en septembre 2014. Le nombre de chômeuses diplômées est estimé à 172 886 contre 89 244 chômeurs en 2013. L’évolution du taux de chômage des universitaires selon le sexe entre 2004 et 2014 révèle que le chômage des femmes a connu une hausse en 2010 ou il a enregistré un taux de 33,3 %, ce taux a baissé de façon remarquable à partir de 2011. Il a reculé de plus de 10 points entre 2011 et 2014. Quant au chômage des hommes, on remarque une légère amélioration par rapport au chômage des femmes : il fluctue autour de 9 %. Ainsi, un grand nombre de femmes universitaires sont au chômage après avoir espéré occuper un emploi grâce à leur qualification.

77C’est ainsi que surgit une sorte d’élite féministe d’« expertes du genre », percevant souvent des honoraires très attractifs et particulièrement bienvenus face à la crise de l’emploi dans la région, tandis que le militantisme « de rue » diminue et que les femmes des classes populaires s’éloignent du mouvement.

78De fait, la mise en place et le fonctionnement de ce que l’on a pu qualifier de système-monde a nécessité le recours, local, à un laisser-faire, laisser-passer par les régimes des États nouvellement indépendants et cela, naturellement, avec le soutien de pouvoirs locaux corrompus. Dans le même temps, plus les ressources apparaissaient stratégiques, plus la tentation d’intervenir pour des représentants de l’État s’est faite forte, à titre privé. Ainsi, afin que ce système fonctionne, il était nécessaire que la souveraineté des États soit faible, que leurs institutions le soient également et qu’ils s’accompagnent d’une bureaucratie autoritaire.

79En conclusion, les femmes des Sud, comme le mouvement féministe autonome latino-américain et celui des Caraïbes, dénoncent la dépolitisation du mouvement et sa perte d’autonomie conceptuelle et organisationnelle – et par conséquent le manque de radicalité et de potentialité transformatrice. En effet, si les processus décrits dans cet article sont connus dans les pays occidentaux, longtemps l’expertise était un domaine réservé aux ressortissants européens ou étasuniens. Ce que nous avons voulu montrer, ici, correspond aux effets de la mondialisation dans les mouvements féministes des pays du Sud dans lesquels, comme partout ailleurs, on assiste à une professionnalisation du militantisme qui porte atteinte au caractère initialement subversif de ces mobilisations. Nous vivons sur ce terrain une période nouvelle, qui nous éloigne des courants idéologiques révolutionnaires du XXe siècle. Il reste à le vivre en toute conscience…

Haut de page

Notes

1 Dans un de ses derniers rapports, la Banque mondiale a estimé à environ 30 % la part de l’informel dans l’économie algérienne entre 2010 et 2020

2 Ali HAMZA CHERIF, « Population et besoins sociaux essentiels en Algérie à l’horizon 2038  », thèse de doctorat, département de Démographie, faculté des Sciences sociales, Université d’Oran Es-Senia, juin 2005, 362 pages.

3 ONS, « Enquête emploi auprès des ménages », collection statistique n° 796, 2017, p. 2.

4 Selon l’Office national des statistiques (ONS) dans son rapport n° 1 030, portant sur la démographie en Algérie, de 2020 à 2023, « l’espérance de vie à la naissance des Algériens a atteint, en 2023, la moyenne de 79,6 ans, pour une population estimée, au 1er janvier 2024, à 46,7 millions d’habitants. Dans le détail, l’espérance de vie à la naissance des hommes est de 78,2 ans, alors que celle des femmes est de 81 ans  ».

5 Op cit.

6 Marie-Victoire LOUIS, Dis-moi, « le genre », ça veut dire quoi ?, Sisyphe, 2005, https://sisyphe.org/spip.php ?article181, consulté le 6 juillet 2020.

7 Déclaration et Programme d’action de Pékin, Quatrième Conférence mondiale sur les femmes, 1995.

8 Étienne BALIBAR et Immanuel WALLERSTEIN, Race, Nation, Classe. Les identités ambiguës, Paris, La Découverte, 1988.

9 Frederich ENGELS, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Éditions sociales,1884.

10 Kate MILLETT, La Politique du mâle, Stock, 1971 [1970, traduit de l’américain].

11 Marcel GAUCHET, La Démocratie contre elle-même, cité par Martin Breaugh, Politique et Sociétés, vol. 21/no 3, 2002, p. 173-180.

12 Idem.

13 11 Pierre BOURDIEU, Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 17-18, La paysannerie, une classe objet, novembre 1977.

14 Groupe d’étude sur la division sociale et sexuelle du travail, Cahiers du GEDISST, n° 21, Les paradoxes de la mondialisation, 1998.

15 Carlos M. VILAS, Carlos PÉREZ (trad.), « La mondialisation comme impérialisme », Perspectives latino-américaines, 29(6), 2002, p. 70-79, https://doi.org/10.1177/0094582X0202900606

16 Voir Dean CHAHIM et Aseem PRAKASH, « NGOization, Foreign Funding, and the Nicaraguan Civil Society  », Voluntas : International Journal of Voluntary and Nonprofit Organizations, vol. 25/no 2, Avril 2014, p. 487-513.

17 « La globalisation… n’est pas une idée sérieuse. C’est nous, les Américans, qui l’avons inventée pour dissimuler notre politique d’ingérence économique. » John Kenneth GALBRAITH, interview, Folha de Sao Paulo, 2 octobre 1997.

18 « Du point de vue historique, la globalisation est le stade actuel de l’impérialisme économique. » Carlos M. VILAS, Carlos PÉREZ (trad.), « La mondialisation comme impérialisme », Perspectives latino-américaines, 29(6), 2002, p. 70-79, https://doi.org/10.1177/0094582X0202900606

19 Dès 1975, l’ONU organise une « Décennie de la femme », inaugurée par une conférence internationale à Mexico, suivie d’une conférence intermédiaire à échéance de cinq ans réalisée à Copenhague, et close par une troisième conférence tenue à Nairobi en 1985. La Quatrième Conférence mondiale de la femme a lieu à Pékin en 1995. Cette dernière, de l’avis des observateurs comme des militantes féministes, a constitué un moment décisif, une date charnière, qui a permis au système des Nations unies d’apparaître, face à l’union de différents courants religieux, comme le principal défenseur des droits des femmes. Enfin, pour évaluer les résultats de la mise en œuvre de la « Plateforme de Pékin  », une évaluation quinquennale, baptisée « Pékin+5 », a eu lieu en 2000 à New York.

20 Depo-Provera est une forme synthétique de progestérone. Il est utilisé principalement comme contraceptif mais sert aussi pour le traitement de l’endométriose.

21 Marc BESSIN et Elsa DORLIN, « Les renouvellements générationnels du féminisme : mais pour quel sujet politique ? », L’Homme et la Société, 2005/4 (no 158), p. 11-27.

22 La Coordination des associations pour le droit à l’avortement et à la contraception (CADAC), fondée en 1990.

23 L’ANGEM est l’Agence nationale de gestion du micro-crédit, crée en 2004. Elle gère, dans le cadre du micro-crédit, deux formes de financement, en direction des femmes principalement, allant du petit prêt non rémunéré (PNR) financé par l’ANGEM (avec un plafond de 100 000 DA et qui peut atteindre 250 000 DA au niveau des wilayas du Sud) jusqu’au prêt plus important (ne dépassant pas 1 000 000 DA), destiné à la création d’activité et faisant appel à un montage financier avec une banque. Des avantages et des aides sont accordés gracieusement ; soutien, conseil, assistance technique et accompagnement sont assurés par l’ANGEM, dans le cadre de la mise en œuvre d’une activité ; le crédit bancaire est accordé avec un taux d’intérêt bonifié à 100 %.

24 www.aps.dz/societe/116194-renforcer-l-adhesion-de-la-femme-rurale-et-de-la-femme-au-foyer-dans-la-vie-economique

25 Hedwige PEEMANS-POULLET, « La Miniaturisation de l’endettement des pays pauvres passe par les femmes », Cahiers genre et développement, no 2, février 2002.

26 Sophie NOYÉ, « Pour un féminisme matérialiste et queer », Contre-temps, Revue de critique communiste, 17 avril 2014.

27 Nicole-Claude MATHIEU, « Dérive du genre/stabilité des sexes ». In Dion Michel. (ed). Madonna, érotisme et pouvoir. Paris, Kimé, 1994.

28 Christine DELPHY, « Genre et race : des systèmes sociaux comparables » intervention au 6e Congrès International des Recherches Féministes Francophones du 29 août au 2 septembre 2012, à l’Université de Lausanne, conférence plénière du 29 août, en ligne : https://www.unil.ch/ceg/fr/home/menuinst/evenements/rff2012/conferences.html.

29 Marie-Hélène BOURCIER, « La fin de la domination masculine. Pouvoir des genres, féminismes et postféminisme queer », Multitudes, N° 12, 2003, p. 69-80.

30 Quand ils ont fermé l’usine, Agone, 2017.

31 Programme 2022-2023 et 2023-2024.

32 Intersectionalité de l’anglais intersectionality ou intersectionnalisme. Rappelons que ce terme a été proposé par l’universitaire afroféministe américaine Kimberlé Williams Crenshaw en 1989 pour parler spécifiquement de l’intersection entre le sexisme et le racisme subis par les femmes afro-américaines, pour en évaluer les conséquences en matière de pouvoir, et expliquer pourquoi ces femmes n’étaient pas prises en compte dans les discours féministes de l’époque.

33 Kimberlé CRENSHAW, « Why Intersectionality Can’t Wait », Washington Post, 24 septembre 2015. https://www.washingtonpost.com/news/in-theory/wp/2015/09/24/why-intersectionality-cant-wait/

34 Christine DELPHY, « Antisexisme ou antiracisme ? Un faux dilemme », Nouvelles Questions féministes,‎ vol 25, N° 1, 2006, p. 59-83. https://www.jstor.org/stable/40620341

35 Philippe Hugon, L’Économie de l’Afrique, « Repères » La Découverte, 2009, p. 37.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Fatma Oussedik, « L’entrée dans la mondialisation ou le processus de désarmement des mouvements féministes par la professionnalisation du militantisme »Les cahiers du CEDREF [En ligne], 27 | 2024, mis en ligne le 01 février 2025, consulté le 27 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/cedref/2163 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138qe

Haut de page

Auteur

Fatma Oussedik

Fatma Oussedik est professeure émérite de sociologie, université d’Alger. Parmi ses publications : Avoir un ami puissant : Enquête sur les familles urbaines. Alger-Oran-Annaba , Alger, éditions Koukou, 2022.

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search