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Le climat peut‑il être événement ? Le Grand Hiver de 1709 ou comment est née une catastrophe climatique

Can the Climate Be an Event? The 1709 Great Frost or How a Climatic Catastrophe Is Born
Il clima può essere evento? Il Grande Inverno del 1709 o come è nata una catastrofe climatica
Gautier Juret-Rafin

Résumés

Le climat n’a jamais autant fait parler qu’aujourd’hui. Pourtant, ses mutations sont anciennes et les sociétés du passé offrent la possibilité à l’historien de se pencher sur la conception que celles‑ci auraient pu en avoir. L’hiver 1709 en est un exemple. Cet épisode météorologique très froid est aujourd’hui considéré comme étant un véritable événement climatique à bien des égards. La postérité le connaît comme le Grand Hiver et cet article analyse les tenants de cette construction anthropique qui conduit un événement météorologique d’exception à devenir un événement historique à part entière.

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Texte intégral

  • 1 <www.ipcc.ch/languages-2/francais/>.
  • 2 J.‑B. Fressoz, La transition énergétique : de l’utopie atomique au déni climatique, conférence donn (...)
  • 3 E. Garnier, « Fausse science ou nouvelle frontière ? Le climat dans son histoire », Revue d’histoir (...)
  • 4 J. Vincent, « Le climat de l’histoire et l’histoire du climat. À propos des “quatre thèses” de Dipe (...)

1Le réchauffement global n’est plus discutable en 2023. Nous vivons bel et bien un réchauffement climatique de grande ampleur et, lorsque les prévisions climatiques se font toujours plus inquiétantes, les catastrophes dites « climatiques » se multiplient chaque année. Leur nombre devrait par ailleurs fortement augmenter à l’avenir selon le dernier rapport du GIEC paru en 20221. Ce faisant, ce qui est remis en cause, ce sont les bases mêmes de nos sociétés mondialisées. Car leur histoire est, comme le dit très bien l’historien Jean-Baptiste Fressoz, une histoire d’accumulation2, une histoire de croissance de l’exploitation des ressources. On ne remplace pas une source d’énergie par une autre, on l’ajoute aux autres. Nous n’avons ainsi jamais autant consommé d’énergie qu’aujourd’hui. L’Humanité fait probablement face au plus grand défi de son Histoire car elle est mise face à ses propres contradictions systémiques. L’historien n’échappe en rien à cette situation. L’un des enjeux de taille, outre le fait de reconstruire le climat du passé tant sur le plan méthodologique que scientifique3, est de travailler sans tomber dans l’anachronisme, pourtant si tentant puisque le climat fait partie des préoccupations majeures de notre époque. Car comment écrire l’histoire à l’ère du réchauffement climatique global, comme se l’est aussi demandé l’historien Julien Vincent4 ? Nous savons aujourd’hui que le climat évolue dans le temps, qu’il a influencé par le passé les sociétés humaines. Mais peut‑on réellement parler de catastrophes climatiques passées comme il en est question actuellement ?

Du 11 janvier 1709. J’avais dans le lit le nez gelé et, quand je me suis levé, j’ai trouvé le thermomètre entièrement concentré dans la boule de verre, en sorte que la liqueur ne marquait point de degré de froid, tant il estoit violent, et mesme le vin se geloit dans les bouteilles, en sorte que j’ay aujourd’huy avalé des petits glaçons dans le vin pur […]

  • 5 L. Drouyn, « L’hiver de 1709 à Bordeaux [d’après le livre de raison de M. de Savignac, conseiller a (...)

Du 13 janvier. […] le vin dans les bouteilles se consolide et se glace entièrement ; et les doigts des laquais se prennent aux assiettes un peu mouillées, en sorte qu’il faut qu’ils les approchent du feu pour les en retirer5.

C’est ce qu’écrit Monsieur de Savignac, conseiller au Parlement de Bordeaux, dans son livre de raison durant le seul mois de janvier 1709.

2Les notions d’événement ou de conscience climatiques sont relativement récentes. Leur importance, pourrait‑on même dire, est cyclique. Les sociétés du passé ne conçoivent bien évidemment pas le climat de la même manière car celui‑ci n’a pas toujours été leur préoccupation principale, ce qui transparaît dans l’absence parfois totale de toute description du climat dans les sources primaires. Pourtant, le silence des sources correspond‑il nécessairement à un climat favorable, normal ? C’est ici que se trouve la complexité du travail de l’historien qui doit déterminer si le climat aurait pu être en effet favorable à l’épanouissement des sociétés humaines en question ou si ces dernières n’avaient seulement pas l’idée de le décrire dans les sources écrites.

  • 6 M. O’Dea, « Le mot « catastrophe », dans A.‑M. Faivre-Mercier et C. Thomas (dir.), L’invention de l (...)

3De même, pendant de nombreux siècles, parler de catastrophe dans les écrits des contemporains n’a littéralement pas de sens. Le terme fut de prime abord une invention de la Renaissance et exclut par conséquent de lui‑même les périodes antiques et médiévales. Ce n’est qu’en 1552, en effet, que le terme apparaît sous la plume de Rabelais pour ne désigner qu’un bouleversement dont la fin peut encore être parfaitement heureuse. Par la suite, c’est-à-dire à la fin du xviie et durant le xviiie siècle, même si le terme se diffusera dans la langue vernaculaire, son emploi ne se rapporte pas encore à la qualification d’un événement concernant le sort collectif, celui du groupe d’individus, mais plutôt à la situation d’une personne, souvent éminente6. Parler du climat à une échelle globale n’a pas beaucoup de sens non plus puisque sa définition ainsi que sa portée mutèrent avec le temps. En 1690, lorsqu’Antoine Furetière publie le Dictionnaire universel, on ne parle pas d’un climat mais des climats en fonction de la position géographique :

  • 7 A. Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que (...)

CLIMAT. f.m. Terme de Géographie. Espace de terre dans lequel les plus grands jours d’été vont jusqu’à une certaine heure : et un climat n’est différent que celui qui est le plus proche de lui, qu’en ce que le plus grand jour d’été est plus long ou plus court d’une demi‑heure en un endroit qu’en l’autre. Les Anciens ne connoissoient que sept climats, qui passoient par Meroé, Syene, Alexandrie, Rhodes, Rome, le Pont, et l’embouchure du Boristhene […]. Le vulgaire appelle climat, une terre différente de l’autre, soit par le changement des saisons, ou des qualités de la terre, ou même des peuples qui y habitent, sans aucune relation aux plus grands jours d’été7.

Les climats seraient donc à la fin du xviie siècle multiples et fortement ancrés dans un espace précis.

  • 8 L. Litzenburger, La vulnérabilité urbaine : Metz et son climat à la fin du Moyen Âge, thèse de doct (...)
  • 9 Période de refroidissement climatique, elle se caractérise globalement par un durcissement des hive (...)
  • 10 W. Behringer, « Climatic Change and Witch-Hunting: The Impact of the Little Ice Age on Mentalities  (...)

4Le climat est un sujet d’étude paradoxal car il est insidieux8. Il est très difficile pour les contemporains et les historiens eux‑mêmes de déterminer ses responsabilités dans des désordres sociétaux. Le climat se terre souvent dans les aspects économiques, sociaux et culturels de l’histoire. On quitte souvent le domaine de l’histoire événementielle pour se pencher sur les courants profonds qui agissent sur le long terme. Le climat peut tout au mieux représenter des tendances. Dans le cas du Petit Âge glaciaire9, de mauvaises récoltes conduisant à des famines pouvant être gravissimes ne vont pas forcément amener les contemporains à « événementialiser » le climat. De même, dans les sources primaires des procès pour sorcellerie au cours du xvie siècle, le climat n’est presque jamais déclaré comme étant à l’origine des accusations et des exécutions pour sorcellerie. Or, grâce aux travaux de Wolfgang Behringer notamment, nous savons que de nombreuses accusations pour sorcellerie, en Alsace habsbourgeoise par exemple, intervenaient après de violents orages, des tempêtes qui dévastaient les cultures10. Les symptômes sociétaux se concentrent sur des objets communs de stigmatisation comme les femmes, les personnes handicapées, les étrangers. Tout est bon pour sauver le groupe. L’accusation de sorcellerie restera comme ayant été le « super-crime » du Petit Âge glaciaire.

5Dans les Alpes de l’Ouest, dans le Valais notamment, quand des trombes d’eau s’abattent sur les localités, quand les récoltes sont ravagées par des rafales qui couchent les céréales, quand des inondations envahissent les rues et les habitations, les membres de la communauté font pression sur les autorités religieuses locales pour expier le mal qui a causé les dévastations. Le groupe exige des coupables, et les autorités religieuses, en quête de légitimité depuis la Réforme, qu’elles soient encore catholiques ou devenues protestantes, auront tendance, au moins au début, à satisfaire les foules. Il n’est donc ici jamais question de catastrophe à proprement parler.

  • 11 T. Labbé, Les catastrophes naturelles au Moyen Âge, Paris, CNRS Éditions, 2017, p. 125.
  • 12 A. Bensa et É. Fassin, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, no 38, 2002, p. 5‑20, (...)

6Pourquoi une relative absence d’« événementialisation climatique » de la part des sociétés du passé avant le xviiie siècle ? Tout simplement parce que nous sommes encore dans une civilisation du signe, comme le dit très bien Thomas Labbé11. Même si la Réforme a accru la matérialité du monde, y compris dans l’ère catholique, le temps qu’il fait reste tout de même l’expression divine courante, notamment pour punir les humains de leurs péchés. Ainsi, le temps qu’il fait n’est pas une forme d’expression divine d’exception et n’appelle donc que très rarement à une « événementialisation », amenant ainsi la météorologie à rester relativement ordinaire dans les consciences des contemporains. L’événement est d’abord ce qui crée du changement, une rupture dans l’expression, avec un avant et un après aux contours bien établis12. Cependant, des éléments naturels peuvent être amenés à devenir des événements, voire des catastrophes, car elles sortent de l’ordinaire. Pensons aux comètes, aux éclipses, à la foudre et aux tremblements de terre qu’il convient de séparer des caprices du temps que sont les tempêtes, les précipitations de pluie et de neige et les sécheresses. Dans le vent, la pluie, la neige, la sécheresse, le caractère de l’extraordinaire est moins présent car ce sont des éléments météorologiques plus courants dans le quotidien. Le discours divin n’est ainsi pas un événement. Il est continu.

  • 13 G. Clavandier, La mort collective. Pour une sociologie des catastrophes, Paris, CNRS Éditions, 2004
  • 14 G. Clavandier, « Un retour sur la catastrophe. Nouveau regard, nouvel objet pour l’anthropologue », (...)
  • 15 L’ouvrage de Thomas Labbé rassemble un certain nombre de références très pertinentes sur le thème d (...)

7L’extraordinaire et l’événement sont en effet des constructions anthropiques, donc subjectives. La catastrophe serait simplement l’accident « événementialisé13 », « l’événementialisation des faits14 », selon la sociologue Gaëlle Clavandier15.

8Toutefois, certaines saisons dans le passé tels que les hivers du Petit Âge glaciaire ont été plus rudes que d’autres et sont restées dans les mémoires. La preuve en est que ces hivers ont été mis en peinture par des artistes tels que Pieter Brueghel l’Ancien et Abraham Hondius. Ce dernier peint en 1677 The Frozen Thames, tableau représentant la Tamise londonienne complètement gelée où l’on peut observer des individus donnant la chasse à un renard. Le peintre néerlandais récidive en 1684 pour montrer les rigueurs de l’hiver de cette même année avec A Frost Fair on the Thames at Temple Stairs. Mais les hivers représentés ne sont pas décrits comme étant des catastrophes en eux‑mêmes. Ce sont des hivers marquants. Nous allons examiner ici l’hiver 1709, et plus exactement comment ce Grand Hiver est devenu un événement climatique.

  • 16 E. Le Roy Ladurie, Abrégé d’histoire du climat : du Moyen Âge à nos jours, Paris, Fayard, 2007, p.  (...)
  • 17 Ibid., p. 60.
  • 18 Ibid., p. 59.
  • 19 A. Pilgram, Untersuchungen über das Wahrscheinliche der Wetterkunde, Vienne, Von Kurzbeck, 1788.

9« C’est, après 1684 et tutti quanti, le premier hiver “maximal” bien connu d’après les mesures thermomètres de l’époque16 » a écrit l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie. Alors que l’année 1708 avait été marquée par des températures relativement douces jusqu’à la Saint Sylvestre, un anticyclone de type sibérien avec des flux d’air polaire venant de l’est ou du nord-est s’abattit en effet de manière fulgurante sur l’Europe, dans la nuit du 5 au 6 janvier 1709. Les ressentis thermiques auraient été de 20 degrés en-dessous de 0, avec une vitesse de progression de 40 km/h. Il n’y aurait eu pas moins de sept vagues de froid, dont la quatrième fut la plus meurtrière car la plus rude17. Des fleuves comme le Rhône (dès le 8 janvier) ou la Garonne (le 13 janvier) furent, par endroits, complètement gelés, permettant ainsi leur traversée en carrosses. Selon le climatologue suisse Jurg Luterbacher, on enregistra en janvier et en février 1709 le plus grand froid éprouvé depuis 500 ans, avec une température moyenne qui aurait été inférieure de 3 °C aux moyennes normales en Europe et dans la Russie de l’Ouest18 ! L’astronome autrichien Anton Pilgram prétendit d’ores et déjà à la fin du xviiie siècle que ce fut l’hiver le plus froid depuis celui de 1608, à la différence que l’été de 1608 fut fertile19. La vague de froid s’accompagna par ailleurs d’un enneigement important (près d’une dizaine de jours à Paris). Un prêtre d’Angers écrivit ceci :

  • 20 Texte publié par F. Lebrun en 1967 et repris par Le Roy Ladurie dans Histoire du climat depuis l’an (...)

Le froid, commença le 6 janvier 1709, et dura jusqu’au 24 dans toute sa rigueur. Les semences furent anéanties. Le désastre fut si grand que les œufs de poule valaient aux environs de 25 et 30 sous la douzaine car les pondeuses pour la plupart étaient mortes de froid, ainsi que les bestiaux dans les étables. On voyait tomber, gelée la crête des volailles, quand celles‑ci avaient survécu au froid. Un grand nombre d’oiseaux, canards, perdrix, bécasses et merles moururent, qu’on trouvait dans les chemins, et sur les épaisses glaces et fréquentes neiges20.

10Selon Pilgram également, c’est à partir du 6 janvier et jusqu’au 25 du même mois que la neige serait tombée abondamment. Ces précipitations auraient été accompagnées par un vent venant du nord qui aurait persisté jusqu’au 6 mars. Les animaux domestiques tels que les chiens seraient parfois devenus fous. Les nouvelles de Vienne rapportent encore le 2 février :

  • 21 Gazette de France, 1709, p. 93 ; pour une vision des événements plus ample à travers les périodique (...)

La gelée et le froid extraordinaire qui est général dans toute l’Europe, a fait renchérir le pain en cette ville, où le bois est à un prix excessif. Il a aussi fait périr un grand nombre d’hommes et de bestiaux, outre ceux qui ont été dévorez par un grand nombre de loups affamez qui courent la campagne. On mande de Hongrie, que le froid et les loups y ont causé de semblables malheurs et même de plus grands21.

  • 22 Wienerisches Diarium, no 575 du 4 février 1709.
  • 23 Gazette de France, 1709, p. 73.
  • 24 Gazette de France, no 9 du 2 mars 1709, p. 100.
  • 25 J. Canard, Forez et Lyonnais. Météorologie ancienne, notes du xvie au xixe siècle, 1961, p. 44.

11Même son de cloche dans les colonnes du Wienerisches Diarium, dont le numéro du 4 février affirme n’avoir jamais vu une telle quantité de neige22. Ce qui transparaît des sources primaires est bel et bien le caractère extraordinaire, exceptionnel de cet hiver. De Venise, on écrit dans les colonnes de la Gazette de France le 26 janvier que « le froid est augmenté à ces jours‑ci à un tel point, qu’il a produit des effets extraordinaires, qu’on ne se souvient pas d’en avoir vu de semblables23 ». Il faut dire que « tous les canaux et les lagunes qui entourent cette ville, sont gelez de manière, qu’on les traverse par tout sur la glace ». On passe donc de l’extraordinaire au « jamais vu », ce qui se confirme par une autre nouvelle se trouvant dans le même numéro mais provenant de Vienne, à la date du 9 février 1709 : « On a appris par les précédentes, que de mémoire d’homme, on n’y avoit senti un froid si violent, ni veu une si grande quantité de neige24. » C’est ce qui semble être partagé par un témoignage écrit à Vougy, dans la Loire : « Le soir du 6 janvier, il commença à faire froid, et ce froid fut si extraordinaire et si violent pendant 5 à 6 jours qu’on disait n’en avoir jamais vu un semblable25. »

  • 26 M. Lachiver, Les années de misère, Paris, Fayard, 1991, p. 349.
  • 27 Ibid., p. 352.

12Que l’hiver soit plus rude que d’habitude, et chacun se lamente que le thermomètre soit descendu plus bas, a avancé Marcel Lachiver en pensant aux exemples des mois de janvier 1985 et de février 1956. « En peu de jours, les journaux relatent le scandale de malheureux morts de froid parce qu’ils n’ont plus de toit […]. Jadis, après des coups de froid, ces morts étaient monnaie courante26. » Car la mort fait partie du quotidien, comme le rappela si bien Philippe Ariès. Mais l’impact de l’hiver 1709 est pesant, même pour l’époque, et Lachiver a estimé qu’en février et mars, 190 000 personnes perdirent la vie, contre une moyenne de 135 000 pour les années antérieures, soit un excédent global de mortalité de 55 000 pour le royaume de France. Ainsi, en cumulant avec la faim et les maladies, en trois mois, donc de janvier à mars, il est probablement mort environ 100 000 individus de plus en France que lors d’une année normale, phénomène dont les contemporains ont parfaitement conscience et qui les inquiète fortement27.

  • 28 C. S. Easton, Les hivers dans l’Europe occidentale. Étude statistique et historique sur leur tempér (...)

13Cependant, il faut souligner que l’hiver n’a pas marqué les esprits de la même manière. Ses effets ainsi que sa perception ont géographiquement varié. Par exemple, en Écosse et en Irlande, l’hiver ne fut pas rigoureux28, cette région bénéficiant de la dépression permanente qui arrêta, sinon atténua, l’anticyclone sibérien.

14Si l’hiver 1709 se distingua d’autres années, c’est également parce qu’il fut l’un des premiers événements climatiques à être mesurés par les contemporains, sinon le premier. Les températures sont connues grâce à la série de mesures du membre de l’Académie royale des sciences Louis Morin, observateur de thermomètre pendant le règne de Louis XIV. Par ailleurs, celui‑ci effectua parallèlement le décompte des jours de pluie ou de neige. Ces observations s’inscrivent plus globalement dans l’émergence du savoir météorologique à partir des années 1660, à l’instar de La Hire, avec l’Observatoire de Paris qui mesura notamment les précipitations à partir d’une des terrasses du bâtiment. Cela étant dit, les historiens disposent d’autres mesures des températures à l’échelle de l’Europe. Paris Maria Salvago, sénateur de la république de Gênes et passionné d’astronomie, procéda à des enregistrements thermométriques sur les collines de la ville où se trouvait sa villa. Ces données permettent ainsi aux historiens de réduire la subjectivité des sources quant à la rigueur des températures. Car comment peut‑on mesurer la sensibilité humaine dans l’histoire ?

  • 29 A. Furetière, Dictionnaire universel, ouvr. cité, p. 2158.
  • 30 Un thème très bien développé par E. Garnier, « À quoi sert la mémoire des risques naturels ? », La  (...)

15L’hiver 1709 surprit les contemporains car il se produisit après une période de net réchauffement progressif depuis le début du xviiie siècle. L’on pourrait d’ailleurs parler de retournement climatique assez indiscutable, amenant ainsi les esprits subjectifs contemporains à le percevoir dans toute sa rudesse. D’autant plus que la fin du xviie siècle voit l’apparition de notions jusqu’alors inexistantes dans le parler aussi bien scientifique que populaire, telle que celle de « vulnérable ». Le mot apparaît dans le dictionnaire de Furetière et décrit ce qui peut être blessé, au sens physique du terme ou non29. C’est donc un nouveau champ lexical qui va commencer à se développer et qui va imprégner les sociétés contemporaines de l’hiver 1709, rendant ainsi la verbalisation des faits plus facile30.

16La construction humaine d’un événement se fait en partie par la communication des diverses sociétés entre elles. Le journal francophone mais édité à La Haye Le Mercure historique et politique illustre bien la diffusion des nouvelles qui favorisa la construction d’un récit commun européen. Voici ce qu’on peut lire dans son numéro de février :

  • 31 Mercure historique et politique, t. 46, La Haye, Henri van Bulderen, 1709, p. 186.

On apprend de tous côtés que le froid violent a causé une désolation d’une manière générale dans toute l’Europe. On compte que dans la seigneurie de Heidelberg, on a trouvé près de mille personnes mortes de froid, et dans la principauté de Darmstadt, on a aussi trouvé un grand nombre de bêtes sauvages mortes, nonobstant les précautions qu’on avait prises de leur fournir du foin et de la paille. Quoi que nous soyons dans un climat assez modéré, nous avons ressenti la violence du froid dans toute son étendue. […] Plusieurs arbres du bois de Bologne, d’une grosseur et hauteur extraordinaire se sont fendus par l’âpreté de la gelée, ce qu’on n’avait jamais vu ; on écrit que cela est arrivé aussi en Hollande31.

17En l’espace de quelques jours, les grandes villes européennes s’échangèrent les informations dont seule la neige put retarder l’arrivée. Ainsi, tout se sait, se traduit, se raconte. Des liens entre différentes nouvelles se font et un tableau général se constitue dans les consciences européennes. Car les journaux sont lus à haute voix dans les cours, dans la rue. À Venise, le peintre Gabriel Bella immortalise les Vénitiens glissant sur la lagune gelée et date précisément la scène. L’hiver 1709 devient le Grand Hiver.

18Enfin, la postérité a fait du Grand Hiver l’année de comparaison par excellence. Quand l’hiver 1740 frappa durement l’Europe, on le compara sans plus attendre à celui de 1709 et on avança logiquement qu’il était moins rude que ce dernier. Le Grand Hiver devint en quelques décennies, voire en quelques années, un élément de comparaison central, notamment dans le langage courant, à l’image de ce que rapportent les nouvelles de Gênes le 20 janvier 1740 :

  • 32 Gazette de France, no 6 du 6 février 1740, p. 67.

On a souffert dans ce païs cy pendant huit ou dix jours un froid aussi violent que celuy de 1709, et beaucoup d’arbres ont esté gelez dans la campagne. Le vent qui avoi testé au Nord pendant tout ce temps, a tourné au Sud vers la fin de la semaine dernière, et le 16 de ce mois il tomba une grande abondance de pluye32.

  • 33 J.‑B. Fressoz et F. Locher, Les révoltes du ciel, Paris, Seuil, 2020, p. 77.

19De nouveau en 1775, une commission de l’Académie des sciences composée de grands expérimentateurs est chargée d’établir la comparaison entre le froid de la même année et celui de 1709. Selon l’académicien Baumé, ce sont « les gens du monde » qui désiraient ardemment qu’on les mette en regard. Ce qui apparaît pour l’une des premières fois, c’est une réflexion sur l’évolution du climat car certains savants comme le naturaliste Buffon pensent que la Terre se refroidit avec le temps. Un quelconque froid exceptionnel inquiète car on craint pour la stabilité de l’ordre naturel. Est‑ce un signe avant-coureur de la mort thermique du Globe, ou bien un « dérangement des saisons33 » ?

20Le monde des Lettres s’est également emparé du sujet, à l’image du poète Jean-Antoine Roucher (1745‑1794) qui a célébré l’hiver dans son poème Les Mois, paru en 1779. Le mois de janvier 1709 y aurait servi de modèle et forme le onzième chant de ce long texte qui annonce le romantisme :

  • 34 M. Lachiver, Les années de misère, ouvr. cité, p. 501.

Vieillards, dont l’œil a vu ce siècle en son aurore,
Nestors français, sans doute il vous souvient encore
De ce neuvième hyver, de cet hyver affreux.
 
Janus avoit r’ouvert les portes de l’année ;
Et tandis que la France, aux autels prosternés,
Solemnisoit le jour, où l’on vit autrefois
Le berceau de son Dieu révéré par des rois,
Tout-à-coup l’Aquilon frappe de la gelée
L’eau, qui, des cieux n’aguère à grands flots écoulée,
Ecumoit et nageoit sur la face des champs ;
C’est une mer de glace : et ses angles tranchans,
Atteignant les forêts jusques à leurs racines,
Rivaux des feux du ciel, les couvrent de ruines.
Le chêne, des hyvers tant de fois triomphant,
Le chêne vigoureux crie, éclate et se fend.
Ce roi de la forêt meurt. Avec lui, sans nombre,
Expirent les sujets que protégeoit son ombre.
Pleurez, jeunes beautés ; pleurez. Les arbrisseaux,
Dont les bouquets fleuris couronnoient vos berceaux,
Ces lilas, ces jasmins et l’immense famille
Des rosiers, qui coupoient l’uniforme charmille,
Au retour des gémeaux, de parfums ravissans
Ne réjouiront pas et votre âme et vos sens.
Empire des jardins, la brûlante froidure
Dans leur germe a séché tes fleurs et ta verdure !
Et vous, champs amoureux, délicieux séjour,
Où s’ouvrit ma paupière à la clarté du jour,
Brillante Occitanie ; hélas ! encor tes rives
Pleurent l’honneur perdu de tes rameaux d’olives !
 
L’hyver s’irrite encore ; sa farouche âpreté
Et du marbre et du roc brise la dureté.
Ouverts à longs éclats, ils quittent les montagnes,
Et fracassé, rompus roulent dans les campagnes.
L’oiseau meurt dans les airs, le cerf dans les forêts,
L’innocente perdrix au milieu des guérets ;
Et la chèvre et l’agneau qu’un même toit rassemble,
Bêlant plaintivement, y périssent ensemble ;
Le taureau, le coursier expire sans secours ;
Les fleuves, dont la glace a suspendu le cours,
La Dordogne et la Loire et la Seine et le Rhône
Et le Rhin si rapide et la vaste Garonne,
Redemandent en vain les enfans de leurs eaux.
L’homme foible et percé jusqu’au fond de ses os,
Près d’un foyer ardent, croit tromper la froidure ;
Hélas ! rien n’adoucit les tourmens qu’il endure.
L’impitoyable hyver le suit sous ses lambris,
L’attaque à ses foyers d’arbres entiers nourris,
Le surprend dans sa couche, à ses côtés se place,
L’assiège de frissons, le roidit et le glace.
 
Le règne du travail alors fut suspendu.
Alors dans les cités ne fut plus entendu
Ni le bruit du marteau, ni le cri de la scie ;
Les chars ne roulent plus sur la terre durcie ;
Partout un long silence, image de la mort :
Thémis laisse tomber son glaive, et le remord
Venge seul la vertu de l’audace du crime.
Tout le courroux des Dieux vainement nous opprime,
Leurs temples sont déserts ; ou si quelques mortels
Demandent que le vin coule encor aux autels,
Le vin, sous l’œil des Dieux que le prêtre réclame,
S’épaissit et se glace à côté de la flamme
34.

21L’hiver 1709 a incontestablement marqué son époque et ses contemporains. À la sortie du Petit Âge glaciaire, ou plus précisément à la fin d’un xviie siècle relativement froid et suite à un réchauffement au début du xviiie siècle, il surprit par sa rudesse et sa violence autant que par sa soudaineté. L’impact psychologique fut énorme pour des sociétés européennes qui commençaient à développer un champ lexical de la catastrophe et de la vulnérabilité, fortement influencé par les impondérables, et du climat et de la nature. Alors qu’il existe bien une mémoire climatique qui, comme toutes les autres mémoires, a tendance à s’effacer avec le temps, avec les générations qui passent, l’hiver 1709 est devenu incontournable pour la postérité qui l’a élevé au rang d’objet de comparaison pour le reste du siècle sinon plus, le faisant ainsi devenir le Grand Hiver, peut‑être le premier événement climatique resté à la postérité à une échelle européenne.

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Bibliographie

Sources primaires

Canard Jean, Forez et Lyonnais. Météorologie ancienne, notes du xvie au xixe siècle, 1961.

Furetière Antoine, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, t. 1, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690.

Gazette de France, numéros compris entre le 26 janvier 1709 et le 6 février 1740.

Mercure historique et politique, t. 46, La Haye, Henri van Bulderen, 1709.

Wienerisches Diarium, numéro du 4 février 1709.

Sources secondaires

Bensa Alban et Fassin Éric, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, no 38, 2002, p. 5‑20, <https://doi.org/10.4000/terrain.1888>.

Behringer Wolfgang, « Climatic Change and Witch-Hunting: The Impact of the Little Ice Age on Mentalities », Climatic Change, vol. 43, no 1, 1999, p. 335‑351.

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Clavandier Gaëlle, « Un retour sur la catastrophe. Nouveau regard, nouvel objet pour l’anthropologue », Le Portique, no 22, 2009, <https://doi.org/10.4000/leportique.2073>.

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Notes

1 <www.ipcc.ch/languages-2/francais/>.

2 J.‑B. Fressoz, La transition énergétique : de l’utopie atomique au déni climatique, conférence donnée le 5 octobre 2022, École des Ponts, ParisTech.

3 E. Garnier, « Fausse science ou nouvelle frontière ? Le climat dans son histoire », Revue d’histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 2010, t. 57, no 3, p. 8.

4 J. Vincent, « Le climat de l’histoire et l’histoire du climat. À propos des “quatre thèses” de Dipesh Chakrabarty », La Revue des Livres, no 3, janvier-février 2012, p. 28.

5 L. Drouyn, « L’hiver de 1709 à Bordeaux [d’après le livre de raison de M. de Savignac, conseiller au Parlement] », Actes de l’Académie de Bordeaux, 1880, p. 88‑90.

6 M. O’Dea, « Le mot « catastrophe », dans A.‑M. Faivre-Mercier et C. Thomas (dir.), L’invention de la catastrophe au xviiie siècle. Du châtiment divin au désastre naturel, Genève, Droz, 2008, p. 38.

7 A. Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, t. 1, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690, p. 421.

8 L. Litzenburger, La vulnérabilité urbaine : Metz et son climat à la fin du Moyen Âge, thèse de doctorat (sous la direction de P. Pégeot), Université Nancy 2, 2011, p. 11.

9 Période de refroidissement climatique, elle se caractérise globalement par un durcissement des hivers par rapport à un xiiie siècle plus doux et à un xxe siècle plus tiède et par un adoucissement des étés, désormais plus humides entre 1303 et 1860 environ. Sa découverte officielle sous son nom actuel est à attribuer à Jean-Louis Agassiz, botaniste américano-suisse qui le théorisa en 1840. Puis, c’est le glaciologue américain François E. Matthes, dans une remise en question d’un climat pendant longtemps considéré comme étant plus ou moins stable, qui remarqua en 1939 au contraire une variabilité de la composition de sédiments dans des glaciers apportant la preuve d’une instabilité passée du climat et notamment de l’existence du Petit Âge glaciaire.

10 W. Behringer, « Climatic Change and Witch-Hunting: The Impact of the Little Ice Age on Mentalities », Climatic Change, vol. 43, no 1, 1999, p. 339.

11 T. Labbé, Les catastrophes naturelles au Moyen Âge, Paris, CNRS Éditions, 2017, p. 125.

12 A. Bensa et É. Fassin, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, no 38, 2002, p. 5‑20, <https://doi.org/10.4000/terrain.1888>.

13 G. Clavandier, La mort collective. Pour une sociologie des catastrophes, Paris, CNRS Éditions, 2004.

14 G. Clavandier, « Un retour sur la catastrophe. Nouveau regard, nouvel objet pour l’anthropologue », Le Portique, no 22, 2009, <https://doi.org/10.4000/leportique.2073>, § 2.

15 L’ouvrage de Thomas Labbé rassemble un certain nombre de références très pertinentes sur le thème de la catastrophe.

16 E. Le Roy Ladurie, Abrégé d’histoire du climat : du Moyen Âge à nos jours, Paris, Fayard, 2007, p. 59.

17 Ibid., p. 60.

18 Ibid., p. 59.

19 A. Pilgram, Untersuchungen über das Wahrscheinliche der Wetterkunde, Vienne, Von Kurzbeck, 1788.

20 Texte publié par F. Lebrun en 1967 et repris par Le Roy Ladurie dans Histoire du climat depuis l’an mil, t. 1, Paris, Flammarion, 2009, p. 112.

21 Gazette de France, 1709, p. 93 ; pour une vision des événements plus ample à travers les périodiques contemporains, voir G. Juret-Rafin, L’hiver 1709 à Vienne, mémoire de Master, Università degli Studi di Padova, année académique 2020/2021.

22 Wienerisches Diarium, no 575 du 4 février 1709.

23 Gazette de France, 1709, p. 73.

24 Gazette de France, no 9 du 2 mars 1709, p. 100.

25 J. Canard, Forez et Lyonnais. Météorologie ancienne, notes du xvie au xixe siècle, 1961, p. 44.

26 M. Lachiver, Les années de misère, Paris, Fayard, 1991, p. 349.

27 Ibid., p. 352.

28 C. S. Easton, Les hivers dans l’Europe occidentale. Étude statistique et historique sur leur température : discussion des observations thermométriques 1852‑1916 et 1757‑1851 : tableaux comparatifs : classification des hivers 1205‑1916 : notices historiques sur les hivers remarquables, Leyde, Brill, 1928, p. 119.

29 A. Furetière, Dictionnaire universel, ouvr. cité, p. 2158.

30 Un thème très bien développé par E. Garnier, « À quoi sert la mémoire des risques naturels ? », La marche des sciences, France Culture, émission diffusée le 8 avril 2014.

31 Mercure historique et politique, t. 46, La Haye, Henri van Bulderen, 1709, p. 186.

32 Gazette de France, no 6 du 6 février 1740, p. 67.

33 J.‑B. Fressoz et F. Locher, Les révoltes du ciel, Paris, Seuil, 2020, p. 77.

34 M. Lachiver, Les années de misère, ouvr. cité, p. 501.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gautier Juret-Rafin, « Le climat peut‑il être événement ? Le Grand Hiver de 1709 ou comment est née une catastrophe climatique »Cahiers d’études italiennes [En ligne], 37 | 2023, mis en ligne le 30 septembre 2023, consulté le 10 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/cei/13183 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cei.13183

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Auteur

Gautier Juret-Rafin

Univ. Grenoble Alpes, LUHCIE, 38000 Grenoble, France
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