Mark Bailey, After the Black Death. Economy, Society and the Law in Fourteenth-Century England
Mark Bailey, After the Black Death. Economy, Society and the Law in Fourteenth-Century England, Oxford, Oxford University Press, 2021, xv‑376 p.
Texte intégral
1Dans un récit dense, enlevé et convaincant, l’historien Mark Bailey remet en cause un certain nombre de connaissances sur les conséquences de « the greatest catastrophe in human history » (p. 1), comme il définit la peste noire. Se fondant sur ses James Ford Lectures in British History — prononcées en 2019 à l’université d’Oxford — Mark Bailey offre à la fois un livre particulièrement important pour comprendre les retombées économiques et sociales d’une pandémie, mais aussi une leçon de méthode sur la façon de faire de l’histoire. Le titre du livre est un écho à un ouvrage édité trente ans plus tôt par un autre grand historien de la période, Bruce Campbell, livre auquel Bailey avait participé en étudiant les désastres environnementaux entre la fin du xiiie et la première moitié du xive siècle, Before the Black Death: Studies in the ‘Crisis’ of the Early Fourteenth Century. Les trente années qui séparent ces deux publications donnent un aperçu du changement de paradigme en matière d’histoire environnementale et notamment d’étude des liens et des interactions entre les humains et le climat.
2Six chapitres composent l’ouvrage : le premier est une remise en question des interprétations sur la période qui précède la peste ; le deuxième s’intéresse à la catastrophe et aux réactions qu’elle a engendrées ; le troisième s’attache à reconstituer la nature de l’économie anglaise deux décennies après la survenue de la peste ; le quatrième propose une nouvelle interprétation des causes de la révolte de 1381 ; le cinquième revient sur les conséquences économiques et sociales à plus long terme engendrées par les catastrophes du xive siècle ; le sixième essaie d’interpréter la « Little Divergence » entre les économies en croissance des territoires du nord de l’Europe et celles des environs de la Méditerranée et de l’Europe centrale et orientale. Cette divergence serait née, selon lui, des réponses différentes apportées aux conséquences de la peste noire. Ce chapitre répond à la question posée en introduction : « Why did the same biological shock and demographic trend—sudden collapse, then sustained decline—result in very different social, political, and cultural outcomes across Europe? » (p. 6). Il s’agit pour lui de rétablir, par rapport à l’historiographie, l’importance pour l’Angleterre de ce moment particulier du troisième tiers du xive siècle et il le fait avec une grande intelligence et une maîtrise totale de la bibliographie (27 pages), des questionnements historiographiques (les notes, qui représentent un aspect fondamental du livre sont aussi un des lieux du débat) et des sources, notamment celles de l’économie manoriale.
3Comme le rappelle l’auteur, des dissensions subsistent parmi les historiens quant aux conséquences sociales et économiques d’un tel événement. Ce chapitre est l’occasion pour lui de revenir sur les conséquences économiques et sociales immédiates de la catastrophe, mais aussi sur ses répercussions dans les décennies, voire les siècles qui ont suivi. S’appuyant sur ses nombreux travaux antérieurs, il réaffirme inlassablement qu’il ne faut pas prendre la période de l’après-peste (entre 1350 et 1500) comme un tout marqué invariablement et uniformément par l’épidémie. Elle est aussi traversée par des moments de croissance et de crise, des moments qu’il faut dégager afin de comprendre les modifications des structures économiques et sociales. Il faut toujours faire attention à ne pas généraliser et à ne pas déterminer de manière univoque une période. En cela les historiens devraient être aidés par l’abondance de la documentation anglaise disponible, comme le démontre une nouvelle fois l’ouvrage dont l’argumentaire est toujours accompagné d’exemples précis et convaincants. L’un des buts du livre est de comprendre ce qui se passe entre 1340 et 1400 et d’analyser les changements intervenus après la peste en ce qui concerne les marchés du travail, la distribution des terres, les normes juridiques ou encore la formation des foyers. Le livre s’appuie aussi sur des tableaux statistiques et des graphiques qui mettent en évidence les variations de la conjoncture : il est question du PIB global et du PIB par habitant, des salaires réels ou de la distribution des actifs en fonction des secteurs économiques. Il met ainsi en évidence la volonté de l’historiographie britannique d’offrir des statistiques globales, tout en étant pleinement conscient des limites de ces reconstitutions à l’échelle du pays.
4Pour commencer, il montre le fonctionnement de l’économie avant la peste : il s’agit pour lui d’un moyen de revoir certaines idées concernant l’organisation du monde rural, la distribution de la terre ou encore de son statut juridique. Il explique que, même avant la peste, la mise en valeur des terres était dépendante du travail salarié et qu’il était difficile de contrôler la main-d’œuvre, aussi bien dans les villes que dans les seigneuries rurales, ce qui fait qu’il n’y a pas beaucoup de sources pour comprendre le fonctionnement du marché. Avant la peste, le gouvernement était très peu présent dans la régulation aussi bien des marchés du travail que des marchés des biens, par manque de moyens concrets. Son intervention dans ces domaines, notamment après 1349, marque donc un des grands changements de la période. Ce chapitre permet à Bailey d’avancer de nouvelles hypothèses sur les conséquences à court terme de la peste. Il rappelle ainsi les bouleversements que la disparition du tiers voire de la moitié de la population a engendrés sur les tenanciers de la terre, par exemple. La plupart des seigneuries ont vu « the greatest turnover of land in any year in the last millenium » (p. 70). Cela démontre à la fois les effets redoutables de la catastrophe sur la société mais aussi le fonctionnement toujours à l’œuvre des structures socio-économiques. Il revient aussi sur l’intervention royale avec la fameuse ordonnance de 1349 sur les travailleurs puis son complément avec le statut des travailleurs de 1351.
5L’une des principales conséquences de la peste concerne l’occupation et les modes d’exploitation des terres. Les « camemberts » construits d’après les contrats de différentes seigneuries (p. 94‑98) illustrent parfaitement les bouleversements sociaux advenus en quelques décennies. Alors que l’écrasante majorité des terres avant la peste étaient tenues selon des baux de service, les décennies suivantes font apparaître une majorité de loyers en argent, mais aussi une bonne partie de terres laissées inexploitées.
6Dans le chapitre suivant, fort des éléments avancés dans les chapitres précédents, il réfute les interprétations selon lesquelles la peste n’aurait pas eu de conséquences visibles sur l’économie dans la décennie qui a suivi. Dans sa réponse à « l’énigme » d’une économie toujours debout et d’une reprise rapide, il invite à mieux cerner les changements qui ont effectivement eu lieu. Pour cela, il commence par présenter les différents cataclysmes survenus sur une très courte période : les résurgences de la peste, les épizooties ou encore les phénomènes climatiques intenses qui ont un impact direct sur les récoltes et, par conséquent, sur le prix des grains et d’autres denrées, qui explosent — moins rapidement toutefois que les salaires. Alors que les changements sont difficiles à cerner, il offre un très bel exposé sur les conséquences négatives du manque de bras sur la prolifération de l’herbe dans les champs cultivés. Ce manque de bras explique aussi l’inflation des prix des outils nécessaires à l’agriculture. La période 1355‑1375 est marquée par de terribles chocs, mais aussi par la faculté d’adaptation des institutions et des acteurs.
7Cette mise au point sur l’économie anglaise après la peste est un moyen de reprendre la question de la révolte des paysans de 1381. Pour lui, il s’agit principalement d’une révolte contre un alourdissement de la taxation royale et contre la façon dont la justice était rendue, même s’il ne nie pas les tensions socio-économiques et celles sur les statuts juridiques des personnes. Il s’agirait de révoltes contre les injustices aussi bien d’un point de vue fiscal — le pouvoir royal ayant la volonté de taxer le plus de monde possible en période de crise et de baisse des recettes — que de la façon de rendre la justice. La qualité de la justice rendue serait ainsi remise en cause par les révoltés. Ce faisant, Bailey tord le bras à l’idée d’une société figée et met en lumière ses facultés d’adaptation. Pour lui, la réaction royale et seigneuriale n’est pas à l’origine de la révolte.
8Après cette remise en perspective des causes de la révolte, il revient sur le tableau économique et social de l’Angleterre entre 1375 et 1400. Pour beaucoup d’historiens, ces décennies marquent « le nouvel équilibre » de l’économie anglaise, avec une population qui stagne à 2,5 millions d’habitants (elle était de 5 millions avant la peste), une baisse des prix, une augmentation des salaires, et des relations entre seigneurs et paysans qui se transforment au profit des seconds. Il réaffirme cependant qu’il est impossible de considérer ces décennies comme un bloc d’un seul tenant (« the final quarter of the fourteenth century did not constitute a single homogeneous or stable periode », p. 236), et propose une nouvelle interprétation de la conjoncture. Il juge nécessaire de reculer la stabilisation économique et sociale après 1395 et non au milieu des années 1370. En effet, l’agriculture connaît alors une grave crise, marquée par le déclin du commerce des céréales — de moins en moins source de profit — au profit de l’économie pastorale, qui rapporte de plus en plus. Les seigneurs ont tenté par tous les moyens de pallier le manque de bras, ont mis en location leur terre et, ce faisant, ont modifié les liens entre les statuts juridiques des terres et ceux des hommes, créant ainsi un nouveau groupe social, les « husbandmen », qui ont réussi à acheter des domaines assez importants. C’est aussi un moment où la législation sur le travail est de nouveau modifiée, en faveur d’un contrôle accru de la main-d’œuvre et des vagabonds capables de travailler, loin de « l’âge d’or paysan ».
9Le dernier chapitre me paraît le moins convaincant. Il s’agit d’un excellent tableau socio-économique de l’Angleterre entre la fin du xive siècle et le xve siècle, mais il ne me semble pas en mesure d’expliquer pourquoi l’Angleterre a décollé la première. Pour Bailey, ce sont les changements intervenus après la peste en matière d’organisation des biens fonciers, du travail et du capital qui expliqueraient cette reprise. L’Angleterre de cette période a connu une croissance de son PIB par habitant, un meilleur équilibre national de la répartition des richesses et une augmentation de la part des actifs en dehors de l’agriculture. À ces phénomènes s’ajoute la disparition du servage et des tâches serviles, tandis que le lent développement, depuis le xiie siècle, des institutions comme la justice royale et la common law permettent une protection des contrats et une résolution des conflits à moindre coût ; tout ceci expliquerait la « Little Divergence ». Par contre, les structures mises en place après la peste noire dans la péninsule italienne et dans la péninsule Ibérique ne sont pas assez discutées. Pour le pourtour méditerranéen, il n’est pas fait mention de la diffusion, depuis le xiie siècle, des contrats notariés qui eux aussi favorisent la sécurisation des contrats. De même, le moment du déclin économique de la péninsule italienne, sans cesse repoussé par l’historiographie, et celui des réussites des rois catholiques avec le « nouveau monde » ne sont pas pris véritablement en compte. Or, ces comparaisons devraient permettre de prolonger le débat. L’ouvrage passionnant de Mark Bailey est rempli d’incitations à réfléchir aux conséquences immédiates de la peste sur les sociétés et ses conclusions méritent d’être discutées avec les historiens de l’économie méditerranéenne. Il ne faut pas oublier par exemple qu’il faut attendre le second tiers du xve siècle pour voir des bateaux anglais dans les eaux de la Méditerranée occidentale. Auparavant, les marchandises du Nord transitaient exclusivement sur les galées génoises, vénitiennes ou florentines. La présence des marchands de la péninsule italienne à travers l’Europe et la Méditerranée sur le très long terme est un aspect négligé par l’ouvrage.
10Le livre met en lumière la capacité des populations et des institutions à s’adapter aux agressions de diverse nature qu’elles subissent à intervalles réguliers. La solidité économique des sociétés après la peste pourrait s’expliquer par le long mouvement de croissance commencé au début du millénaire. D’autres catastrophes ont émaillé le xiiie siècle, comme l’éruption du Samalas en Indonésie en 1257, qui a eu des conséquences dramatiques en Angleterre, notamment sur la mortalité à Londres, mais cela n’a pas empêché la capitale du royaume d’être par la suite une des plus importantes cités d’Europe. Dans la perspective d’un dialogue, nécessaire, entre historiens de l’économie du continent européen, mais aussi entre historiens et économistes, ce livre devrait être pris comme un point de départ obligatoire.
Pour citer cet article
Référence électronique
Matthieu Scherman, « Mark Bailey, After the Black Death. Economy, Society and the Law in Fourteenth-Century England », Cahiers d’études italiennes [En ligne], 37 | 2023, mis en ligne le 30 septembre 2023, consulté le 22 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/cei/13915 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cei.13915
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