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Dossier : Les Goncourt et la chronique

La chronique médiatique à l’époque des Goncourt

Eléonore Reverzy et Jean-Didier Wagneur

Résumés

De la chronique historique à la chronique médiatique, de cette forme du temps qui envahit aussi bien les ouvrages d’histoire que les romans au XIXe siècle, les Goncourt se sont nourris. Ces diaristes chroniqueurs, passés par la presse, se sont essayés dans leur Journal à toutes les formes de la chronique, qu’elle soit causerie, écho mondain, potins, petits faits consignés, détails de toilette, feuilleton dramatique de la dernière pièce vue, confidences comme ils l’ont fait dans leurs romans et leurs travaux d’historiens. Ils ont perçu et écrit leur époque comme une époque fragmentée, éclatée, chroniquant leur temps dans ses détails, ses anecdotes, comme le meilleur moyen d’en capter l’esprit.

anecdote, presse, microformes journalistiques, fragmentation, petit journal

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Texte intégral

1Parisienne ou provinciale, du jour, du mois ou de la semaine, en prose, en vers ou en images, la chronique fait flèche de tout bois en se voulant tour à tour gazette mondaine, revue impertinente, voire épître ou fiction. Nous nous interrogerons dans ce numéro sur le destin de cette forme médiatique sous le Second Empire, période dans laquelle Jules et Edmond de Goncourt ont non seulement été journalistes mais ont surtout écrit avec Charles Demailly un roman plein d’acuité autour de l’incidence des écritures médiatiques sur la littérature. Reste que la chronique n’a pas été d’abord médiatique et qu’elle a eu une autre fonction, aussi est-il nécessaire de faire un bref retour sur la chronique historique, la première du nom.

La chronique historique

2La chronique selon le Trésor de la langue française est un recueil de faits historiques regroupés par époques et présentés selon leur déroulement chronologique. Elle est en cela semblable aux annales, ces recueils relatant les événements année par année, dans leur ordre chronologique que sont l'Histoire romaine (Ab urbe condita) de Tite-Live ou les Annales de Tacite. Les chroniques médiévales sont vouées à mémoriser soit les généalogies de lignages, soit les donations, achats, échanges, pour en garder trace, comme elles sont au service de la gloire de leur commanditaire ; d'abord tournées vers le passé, qu'elles retracent à coup de compilations de textes plus anciens que chroniqueurs traduisent et copient dans un raboutage savant, comme le font les chroniqueurs attachés à l'abbaye de Saint-Denis qui se consacrent à l'histoire de France des origines à la mort de Philippe Auguste, elles se font à compter du xve siècle davantage l'écho de l'époque contemporaine. Les célèbres Chroniques de Froissart, racontent la vie aristocratique du xive siècle sur fond de guerre de cent ans, notamment en inscrivant des dates successives : à chaque journée correspond la relation de faits en plus ou moins grand nombre. Comme les annales, les chroniques servent aussi à enregistrer des dates et à une époque où le calendrier est rare, cette datation est précieuse – lors même que sa fiabilité est incertaine. Car la chronique tire son autorité, non de sa quête de vérité, mais de son commanditaire, le roi ou l'évêque, et son authenticité est donc garantie par le pouvoir.

3De cette définition, plusieurs éléments à retenir : l’ordre chronologique, l’enregistrement de faits, l'effacement du chroniqueur qui est un auctor (lui qui augmente et poursuit), l’absence d’organisation autre que chronologique. Dans les chroniques se côtoient événements et petits faits ; la juxtaposition y préside. Comme l’écrit Krzysztof Pomian :

  • 1 Krzysztof Pomian, L’Ordre du temps, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1984, p. IV.

[…] on n'enregistre, en général, que ce qui apparaît comme anormal, étonnant, extraordinaire. Les faits répétitifs sont négligés, pourquoi éterniser quelque chose qui arrive régulièrement et donc ne signifie rien ? Dans sa forme originaire, celle d'une chronique, la chronographie fait ainsi appel à un temps non seulement réduit à une simple relation d'antériorité et purement qualitatif mais aussi discret, les événements étant séparés les uns des autres par des vides de longueur variable. Ce temps n'est ni cyclique ni linéaire. Succession d'événements uniques, bons ou mauvais, réjouissants ou affligeants, il n'a aucune propriété globale1.

  • 2 Ibid., p. V.

La chronographie est centrée sur le présent et même si elle relate une histoire longue qui donne à ses lecteurs l’impression d’un temps passé et lointain, avec des continuateurs qui poursuivent l’entreprise engagée par le chroniqueur précédent, elle n’implique pas le recul du passé et fait coïncider temps de l’écriture et temps décrit, là où le récit suppose la distinction entre auteur et narrateur d’une part, et l’instauration d’un temps continu, celui de la vie d'un personnage dont on raconte les faits et les gestes, ou de l'histoire d'une famille, d'une institution ou d'un groupe territorial, ethnique, religieux2. Le récit impose une cohérence ; il a un début et une fin ; la chronique est sans limites. La première est soumise à ce qu’Aristote nomme muthos et Ricoeur « mise en intrigue » ; la seconde suit le décours des événements, l’accompagne, transcrit leur flux, le recopie et le poursuit. Régi par la loi du post hoc ergo propter hoc, le récit en devient inévitablement exemplaire. La chronique, non. C'est qu'elle n’a pas besoin de cette exemplarité comme elle n’a pas besoin de la causalité : les événements sont voulus par Dieu, qui tient la plume et est le maître de l’ordre des causes.

4Cette chronique placée uniquement sous le signe de la succession est en partie fausse. Elle relève à dire vrai d’une construction scientiste, que confirme l’entrée Chronique du Grand Dictionnaire universel du xixe siècle. Larousse y consigne :

Histoire dans laquelle les faits sont simplement enregistrés dans l'ordre des temps, sans que l'auteur s'attache, au moins d'une façon spéciale, à en indiquer les causes, à en montrer l'enchaînement ; se dit surtout des histoires de ce genre écrites pendant le moyen âge. Les chroniques de Suger, de Froissart. Les chroniques de Saint-Denis. 

On perçoit sous la plume de Larousse le parti positiviste et la faveur implicite donnée à une histoire méthodique alors en voie de théorisation. Reflet du temps, cette définition de la chronique historique est donc à appréhender en contexte. Les travaux des médiévistes au xxe siècle ont en effet montré les limites de cette appréhension restrictive des Grandes chroniques de France, comme des Chroniques de Froissart et d’autres chroniqueurs du xve siècle. La lecture qu’en font les hommes du xixe siècle, comme Mérimée et Stendhal, atteste d’ailleurs qu’ils y trouvent bien autre chose qu’un fil continu et uniforme de faits, mais plutôt des éléments isolables, découpables, anecdotes ou historiettes illustrant des détails de mœurs qui leur permettent d’appréhender par le biais des anecdotes l’homme. On connaît les formules célèbres de la Préface de Chronique du règne de Charles IX : « Je n’aime dans l’histoire que les anecdotes » et « je l’avoue à ma honte, je donnerais volontiers Thucydide pour des mémoires authentiques d’Aspasie ou d’un esclave de Périclès » et « Parmi les anecdotes, je préfère celles où j’imagine trouver une peinture vraie des mœurs et des caractères à une époque donnée ». La prédilection pour l’anecdote est aussi le fait des Goncourt, friands de petits faits, connexes à l’événement (la hausse des tarifs pratiqués par les prostituées au moment de la fête de la Fédération par exemple), et par là révélateurs des mœurs du temps. Parce qu’ils refusent les hiérarchies et privilégient le détail, le petit contre l’événement et le fait majeur, parce qu’ils s’intéressent plus au singulier qu’au collectif, au privé qu’au public, parce qu’ils se désintéressent de la causalité, ils entretiennent plus d’un lien avec l’écriture de l'ancienne chronique et de sa réactualisation par les romantiques. Seulement délaissant date et chronologie stricte, ils prennent le large par rapport à la chronographie. Leurs travaux historiques se font compilation de petits faits inédits, d’anecdotes puisées à des supports divers (lettres autographes, estampes, journaux...) qu’ils se contentent de rabouter sans grand souci de raconter l’histoire. Si leur méthode et leurs pratiques d’enquêteurs les recommandent comme historiens, la narrativisation qu’implique l’écriture de l’histoire leur pose problème. L’idée que la chronique ne raconte pas et que la mise en intrigue y fait défaut, développée par Pomian, pourrait s’appliquer en partie aux Goncourt historiens comme aux Goncourt romanciers.

5En tout cas si l’on joue à mettre en tension, de façon peut-être un peu artificielle la chronique historique et la chronique journalistique, on trouverait dans l’enregistrement de la première la visée sous-jacente d’une conservation de faits mémorables, tandis que la chronique de presse relèverait de la fixation temporaire, éphémère, car propre au journal, de ce qui se dit et se produit en ville. À la dimension d’une oralité fixée par l’écrit dans les pages du quotidien, s’opposerait l’enregistrement par écrit de faits de plus ou moins grande importance ; au cadre général d’une époque et de ses conflits (la guerre de cent ans pour Froissart) s’opposerait le cadre restreint de la ville. Cette tension servira ici de fiction de pensée, si je puis dire, pour illustrer les transformations que le xixe siècle impose à la chronique historique. L’une d’entre elles est la création du roman-chronique, dominé par ce que Flaubert nomme dans L’Éducation sentimentale « les choses du jour » qui, du Lucien Leuwen de Stendhal aux Vingt-et-un jours d’un neurasthénique de Mirbeau, en passant par Charles Demailly et L’Éducation sentimentale, est une des formes majeures du roman au xixe siècle.

Question de profondeur de champ

6Si la chronique en histoire est un recueil de faits, rapportés dans l’ordre de leur succession, la chronique littéraire médiatique relève d’un projet parallèle mais rend compte de faits de nature sociale et culturelle et son amplitude se cantonne à des informations brèves sur une périodicité courte. Elle traite moins d’événements cardinaux que de petits faits remarquables, ne vise pas l’Histoire, mais la petite histoire du temps présent, non l’épique mais l’anecdotique.

  • 3 Signalons la récente thèse de Blandine Lefèvre qui collabore à ce numéro, Le “Gil Blas”. Histoire e (...)
  • 4 La Littérature au quotidien, poétiques journalistiques au xixe siècle, Paris, Éd. du Seuil, 2007.

7La chronique journalistique partage avec les microformes médiatiques le fait d’être un terrain peu exploré3. La raison principale est sa longue histoire et les centaines de journaux à examiner, à supposer qu’on y ait déjà opéré une sélection signifiante. Ensuite, la question des auteurs n’est pas plus simple, puisqu’après avoir été anonyme, la chronique a été pratiquée autant par des écrivains consacrés que par une large population de journalistes délaissée car enfermée dans un support et des formes considérés comme mineurs. Si les contributions des premiers ont eu le bénéfice d’éditions savantes, celles des seconds ont été, au mieux, sauvegardées par le dépôt légal. Cette distorsion oblige ici à ne pas se contenter des corpus académiques pour entrer dans le quotidien du journalisme et à réinscrire textes et individualités dans une histoire. Nestor Roqueplan, Alphonse Karr, Charles Monselet, Aurélien Scholl, Jules Claretie, Émile Blavet (Parisis), pour n’en citer que quelques-uns, ont été des journalistes lus et célèbres, ils écrivaient la littérature au quotidien pour reprendre la formule de Marie-Ève Thérenty4.

  • 5 Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, L’Écrivain-journaliste au xixe siècle : un mutant des lettres, S (...)

8Le journal n’est pas non plus le parent pauvre des lettres, mais un mode de communication spécifique et le vecteur d’une textualité propre qui, en retour, a affecté la littérature. S’il y a interférence entre roman et feuilleton-roman et si l’on peut retrouver dans le journal des formes dérivées de la littérature, celles-ci sont essentiellement liées à son personnel hybride5 venant du spectacle, de la prose, de la poésie et de la chanson, des beaux-arts et d’autres secteurs culturels. Ce recrutement divers et la circulation importante des journalistes ont enrichi les modes d’expression médiatique et fait la réputation d’un journalisme littéraire « à la française » même si à cette époque on aimait à célébrer la concision de la presse anglo-saxonne.

  • 6 Si le quotidien a des formes repérables (« Premier-Paris », « faits-Paris », « variétés », « feuill (...)

9Autre facteur à prendre en compte, la poïétique médiatique est un constant work in progress. Cela parce qu’elle doit répondre à divers enjeux : positionnement d’un titre, connivence avec un lectorat et renouvellement fréquent de lignes et de contenus éditoriaux face à la concurrence. D’où la nécessité d’une invention et d’une réactivité permanentes, car toute nouveauté est inévitablement soumise à un démarquage rapide par les autres journaux. Dans la petite presse, le secteur le plus dynamique et innovant, on assiste à des créations, des détournements parodiques, des réappropriations de formules anciennes, des mixages et des montages textuels. Reste que dans tout ce qui est petite presse littéraire, il n’y a pas de nom spécifique pour les formes6 qui sont pratiquées – plus précisément pour celles qui ne s’inspirent pas directement des rubriques classiques du quotidien (premier-Paris, faits-Paris, variétés, feuilleton, etc.) ou de la littérature. On a ainsi d’abord parlé de « lisette », voire de « petit article » et bien sûr du « feuilleton » non romanesque qu’on doit considérer comme une forme « paléochronique » et « paléocritique ».

Essai de repérage

  • 7 Gilles Feyel, « Aux origines de la “rubrique” dans la presse : des gazettes de l’Ancien Régime aux (...)

10La chronique ne s’est pas imposée comme une forme très identifiable pendant une longue période mais seulement comme une rubrique, voire un titrage. Gilles Feyel a judicieusement séparé la rubrique contenant de la rubrique contenu7 et la chronique en est un exemple.

11La première difficulté touche à l’emploi du terme chronique sur la longue durée. Cela autour d’une question : quand apparaît-elle en tant que microforme propre et non comme simple marqueur de rubrique ? Car si on prend le parti de dire qu’il y a toujours eu de la chronique parce que le journal rend compte de l’actualité, on risque fort de diluer cet objet. La seconde est l’extension du corpus qui nécessiterait l’emploi d’applications travaillant directement sur les fonds numérisés ; en conséquence ce que nous allons exposer court le risque d’être partiel et nous le donnons donc sous bénéfice d’inventaire.

  • 8 Au sens du format qu’ils adoptent, largement supérieur aux quotidiens qui les ont précédés.
  • 9 Créé par le financier Félix Solar, il a paru du 1er octobre 1845 au 25 février 1847 et a tiré dès s (...)

12La chronique a été précédée par le « feuilleton » avec lequel elle va longtemps interférer et dont l’objet premier a été la critique dramatique avec les feuilletons de Julien Louis Geoffroy au Journal des débats sous l’Empire. Sous la monarchie de Juillet, le terme est utilisé dans deux catégories de périodiques : le quotidien et l’hebdomadaire. Si nous traiterons de la petite presse littéraire, il faut prendre en considération que la chronique contenant est présente dans les grands journaux. Dès 1830, une rubrique « chronique » existe dans Le Temps et La Quotidienne, elle est rattachée aux informations générales ; ce sont alors pour la plupart des articles non signés dus à la rédaction. Le Journal des débats l’associe au feuilleton de nature critique en déclinant ce dernier en « chronique musicale » ou « chronique littéraire ». Mais cet usage reste au début discret. Le Temps la développera en ajoutant dès 1831 une « chronique judiciaire », une « chronique extérieure » et une « chronique intérieure ». En 1832, Le Constitutionnel offre une « chronique industrielle » et l’année suivante, Le Temps crée en plus du « bulletin » et du « premier-Paris » une « chronique politique ». La chronique contenant se développe de manière libre, enveloppant des contenus divers et l’expression de « petite chronique » apparaît même dans La Quotidienne dès 1835 ; ce titre sera souvent employé par la suite dans la presse de mœurs. En 1836, la création de La Presse de Girardin et du Siècle de Dutacq ne modifie pas ce rubricage. Mais tandis que Le Siècle crée seulement une « chronique du jour » consacrée principalement à la politique et aux affaires, La Presse porte au premier plan la chronique-contenu avec le « Courrier de Paris » surtitré « Feuilleton » que Delphine de Girardin y signe hebdomadairement La journaliste fait vite école car dès 1837, Le Temps renouvelle sa mise en page et propose à son tour une chronique parisienne liant mode, spectacles et actualités de la capitale. Pour la presse plus littéraire, Le Figaro quotidien, dirigé par Alphonse Karr, s’ouvre désormais sur une chronique-contenu et inaugure parallèlement une « chronique du grand monde » et une « chronique de mode ». Notons pour conclure que dans la décennie 1840, une véritable vogue du « grand journal8 » ou « journal-monstre » s’est emparée des patrons de presse quotidienne, voulant tous, à la suite de L’Époque, journal complet et universel9, proposer des journaux couvrant très largement l’actualité, stimulant en conséquence la chronique/feuilleton dans ses divers contenus.

13Il est utile d’examiner concurremment les titres et les sous-titres des périodiques pour y rechercher la présence du terme « chronique » tous types de journaux confondus. De 1800 à 1850, 118 journaux utilisent ce terme dans leur titre et plus souvent dans leur sous-titre (79 sont parisiens). Pour la période de 1850 à 1870, nous en avons 181, dont 105 parisiens, et de 1870 à 1900, 422, dont 208 parisiens. Il semble bien que l’usage du terme « chronique » s’intensifie à partir du Second Empire. Reste que la part de quotidiens politiques est ici relativement faible. Ce sont en majorité les hebdomadaires ou les bihebdomadaires généralistes ou spécialisés avec une part notable de petits journaux littéraires et/ou satiriques qui usent du marqueur « chronique ».

  • 10 Avec une limite cependant : les titres de rubriques n’étant pas tagués comme tels, ce résultat est (...)

14La fréquence plus importante de cette microforme sous le Second Empire est immédiatement apparente sur Gallicagram et Retronews lorsqu’on la confronte à celle du terme « feuilleton » dans le corpus en plein texte des journaux. On peut poser comme hypothèse que la « chronique parisienne » s’impose plus fortement dans les pratiques de la petite presse à partir de la décennie 185010. Le terme décolle alors et le graphe est continûment ascendant.

Fréquence des termes entre 1830 et 1870 sur Retronews.fr

Fréquence des termes entre 1830 et 1870 sur Gallicagram (https://shiny.ens-paris-saclay.fr/​app/​gallicagram par Benjamin Azoulay et Benoît de Courson)

On peut corréler ces résultats avec quelques études de presse publiées dans cette période. En 1845, dans sa Monographie de la presse parisienne, Balzac ne parle pas du chroniqueur mais du feuilletoniste et donne les caractéristiques du feuilleton-chronique :

  • 11 La Grande Ville : nouveau tableau de Paris, comique, critique et philosophique, Paris, Bureau centr (...)

Le feuilleton est une création qui n’appartient, qu’à Paris, et qui ne peut exister que là. Dans aucun pays, on ne pourrait trouver cette exubérance d’esprit, cette moquerie sur tous les tons, ces trésors de raison dépensés follement, ces existences qui se vouent à l’état de fusée, à une parade hebdomadaire incessamment, oubliée, et qui doit avoir l’infaillibilité de l’almanach, la légèreté de la dentelle et parer d’un falbalas la robe du journal tous les lundis11.

  • 12 Histoire des journaux. Biographie des journalistes, contenant l’histoire politique, littéraire, ind (...)
  • 13 Paris-journaliste, par les auteurs des Mémoires de Bilboquet. [T. Delord, A. Frémy, E. Texier], Par (...)

En 1851, Edmond Texier, chroniqueur célèbre, n’emploie « chronique » qu’une fois dans son Histoire des journaux12 et cela pour la « chronique politique ». La chronique, mutation du feuilleton et des divers courriers parisiens, ne se démarque pas toutefois encore totalement de lui. Mais trois ans plus tard, Texier signe avec Arnould Frémy et Taxile Delord un Paris-Journaliste13, où non seulement la chronique est présente mais aussi la figure du chroniqueur parisien. Quelque chose a eu lieu qu’il est nécessaire de contextualiser.

Contexte

15La législation sur la presse de 1852, mise en place par Louis-Napoléon Bonaparte, limite drastiquement le nombre des journaux traitant du politique et de l’économie sociale. Ils sont en effet encadrés par des cautionnements importants, un droit de timbre, et toute infraction est sévèrement réprimée. Cela limite le développement d’une presse et petite presse politiques à des entreprises financièrement solides ou proches du pouvoir. Cela au moment même où paradoxalement les journaux se multiplient, s’offrant comme des investissements rentables et/ou stratégiques en termes de communication ou de trajectoire pour leur(s) propriétaire(s).

  • 14 Voir Olivier Isaac, « Journal écrit et journal conçu : l’hyper-signature du Petit Journal à l’époqu (...)

16Obligée de devenir « non politique » comme cela est souvent mentionné dans les prospectus et professions de foi, la majeure partie des hebdomadaires se replie sur le compte rendu de la vie sociale et culturelle. Le développement de la mode et des loisirs, un consumérisme soutenu par l’annonce sont aussi des facteurs décisifs, étant donné que la chronique est toujours directement ou indirectement prescriptrice. La loi du 16 juillet 1850 (dite amendement Tinguy) avait été précédemment votée par la majorité conservatrice de la Chambre qui avait encore en mémoire les débordements de la presse révolutionnaire de 1848. Elle obligeait les articles à être signés. Cette disposition avait pour but de « moraliser » la presse. Cet effet est cependant à relativiser car l’amendement vise « tout article de discussion politique, philosophique ou religieuse » et serait de fait hors champ de notre problématique. De plus de nombreux journaux n’avaient pas attendu cette disposition pour signer, sinon tous les articles d’une publication, du moins la part qui se devait d’être remarquée car dotée de la plus-value d’une signature connue. Néanmoins la pratique de la signature individuelle (qui ne sera pas systématique pour autant) a une conséquence. Elle vient concurrencer l’hypersignature14 que constitue le titre d’un organe lorsqu’on dit : La Presse affirme ou Le Constitutionnel pense que. La personne morale que constitue le journal est entamée au bénéfice des notabilités médiatiques qui vont y prendre une place de plus en plus importante. Cela en une période où se met en place une importante communication réflexive sur les journalistes à la fois dans le journal même et dans les productions périphériques (dessins de presse, almanachs, biographies, revues de fin d’année). La chronique parisienne se personnalisant fortement, la signature est devenue indispensable, quand bien même certains journalistes ont adopté des pseudonymes, souvent de paille puisque l’un des exercices favoris des journaux est de les révéler au public. La signature est l’instrument d’une notoriété, elle fait signe et est bien évidemment un signe-marchand car l’enrôlement de chroniqueurs célèbres augmente le capital symbolique d’une publication.

Une révolution Villemessant

  • 15 « J’ai dit plus haut que mon premier soin, quand j’eus fondé mon journal, fut de le diviser par cad (...)

17C’est dans la décennie 1850-1860 que se met en place une nouvelle presse de mœurs et de loisirs. Après Émile de Girardin, on peut parler d’une révolution qui affecte le petit journal avec le Figaro ressuscité en 1854 par Hippolyte de Villemessant. Le nouveau Figaro accomplit l’esprit du petit journal, insolent et spirituel à l’image du héros de Beaumarchais. C’est le ton que Villemessant a privilégié pour son public aisé. Ainsi le roman-feuilleton en est quasiment absent parce qu’il vise en grande partie le public des classes populaires. La large vignette, la titraille, le libellé des rubriques et leur rythme d’alternance sont aussi l’objet de grands soins. Face à la mise en page et au rubricage des petits journaux du type Corsaire ou Charivari, Villemessant introduit un impératif moderne de clarté et de lisibilité15.

18Dans la hiérarchie rubricale des pages, la chronique occupe la place inaugurale, soit en tête, soit au rez-de-chaussée de la page une, et parfois les deux car Villemessant a pris aussi le parti de faire travailler en parallèle plusieurs chroniqueurs, dont certains collaborent pour alimenter une copieuse rubrique de nouvelles à la main. Reste que l’article d’ouverture, vite titré « Chronique parisienne » est toujours confié à des plumes expérimentées. La chronique se fait « revue de la semaine » et « revue parisienne », et, dès le premier numéro, le 2 avril 1854, Auguste Villemot en décrit la fonction :

  • 16 « Jouer, ne pas blesser ».

Une chronique étant l’expression de la société, vous voyez d’ici les conséquences. Dans ce métier, ce qui est plus essentiel que l’initiative de l’esprit, c’est son aptitude à saisir les travers et les ridicules de son temps, une certaine intuition de ce qui est plaisant de sa nature, une probité de caractère qui permet d’effleurer les choses sans blesser les hommes (ludere, non lædere16), et par-dessus tout, l’art de dépouiller le mouvement contemporain de ses détritus, pour en donner l’expression en un mot. – Il n’est pas défendu à ce mot d’être piquant et ingénieux ; – mais il est interdit au lecteur de trouver que ce mot est fade et sans saveur.

  • 17 Pour éviter les procès qui pourraient amener à l’interdiction du journal, Villemessant développe de (...)

[…] Les justiciables d’une chronique parisienne, qui admettent très volontiers ce droit de publicité en tout ce qui flatte leur vanité ou leurs intérêts, voudraient tout de suite le limiter dès qu’ils ne reçoivent pas la plus entière satisfaction sous ces deux rapports. – Le mieux est de déclarer qu’on veut faire son métier avec bienveillance et loyauté, puis ne plus se soucier du reste. – La loi a pourvu à tout, en rendant la signature obligatoire. – Il ne reste plus qu’à ajouter son adresse17.

Le lancement du Figaro est une étape importante dans l’histoire de la chronique parisienne. Avant de le reprendre, Villemessant avait animé trois publications dont les titres sont significativement :

  • La Chronique de Paris (janvier 1850-16 septembre 1852), avec son satellite : Les Cancans, petit almanach de la Chronique de Paris (1852) ;

  • La Chronique élégante : modes, sport, chasse, connaissances utiles (janvier 1851-septembre 1852) ;

  • La Chronique de France (1852-1853).

Le Figaro bénéficie de ces expériences et la chronique s’impose dès lors comme un hégémonique commentaire de la vie parisienne sous le Second Empire. Elle est le miroir où les chroniqués se retrouvent propulsés sur la scène médiatique, leur offrant au mieux la jubilation d’exister et au pire de prêter à rire.

Du feuilleton à la chronique

19Il faut contextualiser à présent la mutation lexicale qui a eu lieu, le feuilleton laissant place à la chronique. Le terme feuilleton s’était largement popularisé avec la publication intensive de romans-feuilletons à partir de 1836, mais ce « feuilleton-roman », comme on le désignait, a vite parasité et brouillé l’image du feuilleton traditionnel qui offrait des comptes rendus, de courtes fictions, des textes divers et des courriers parisiens. Amédée Achard, combattant les idées socialisantes des romans-feuilletons comme Les Mystères de Paris, déplorait en 1849 la fin du feuilleton classique :

  • 18 Amédée Achard, « Le Feuilleton », Le Dix décembre, 15 avril 1849.

Le feuilleton, c’est la littérature à la portée de tout le monde ; c’est l’élément démocratique introduit dans la vieille République des lettres. Avec le feuilleton, l’histoire, le roman, les voyages, la poésie, les théâtres, les formes de l’esprit pénètrent dans la vie quotidienne de tous les citoyens de la grande famille française. Autrefois, le livre avait le monopole ; il attendait que le lecteur vînt à lui ; il se reposait dans la magnificence et la solennité des bibliothèques, et pas plus qu’un grand seigneur il ne se dérangeait pour personne. Le feuilleton va partout, se glisse partout ; c’est l’hôte du foyer domestique, l’ami de la famille, le causeur du coin du feu, le compagnon des lectures solitaires ; il n’attend pas qu’on l’appelle, il court au-devant des vœux les plus secrets, il répond aux désirs inexprimés ; à ceux-là il apporte la gaieté, à ceux-là la rêverie, à tous ce qu’ils demandent. Il a tous les caractères, tous les goûts, toutes allures, depuis les formes heurtées et puissantes du drame jusqu’au tour vif et rapide de la conversation18.

  • 19 Tome IV, p. 247.

La critique s’est aussi élevée devant cet emprunt taxinomique et la presse usera de plus en plus de l’étiquette de chronique pour qualifier ce type d’intervention. La définition de la chronique proposée dans les années 1860 par Larousse exemplifie la colonisation rubricale par la chronique qui est symétrique avec ce qui avait eu lieu avec le feuilleton : « Article de journal où se trouvent les faits, les nouvelles du jour, les bruits de la ville : Chronique politique. Chronique parisienne. Chronique théâtrale. Chronique musicale. Chronique artistique. Chronique financière. Se dit aussi des bruits mêmes qui circulent, de ce qui fait le sujet des conversations19 ». En fait, beaucoup de contenus sont en passe de se faire chronique. Reste que pour le lecteur du xxie siècle, la chronique telle qu’on l’entend est essentiellement parisienne et si Villemessant lui donne un relief nouveau, il ne l’invente pas.

Grands chroniqueurs de la modernité

  • 20 La nouvelle à la main pourrait-être considérée comme un module de la chronique : c’est une brique i (...)

20Villemessant met seulement la chronique en pleine lumière, il la renouvelle, la systématise comme genre dominant et surtout substitue ce terme à tous les formes rubricales utilisées jusqu’à lui pour titrer de telles productions mondaines. Journaliste talentueux du premier Figaro, Nestor Roqueplan avait choisi celui, classique et concurrent, de Nouvelles à la main20 (1840-1844) ; Alphonse Karr, dès 1839, titre les siennes Les Guêpes, qu’il définira en 1858 comme une « revue philosophique et littéraire des événements contemporains ». D’autres ont signé des lettres familières, des propos, des coulisses, ou des revues et Paul d’Ivoi, Jules Lecomte, Altaroche, Albert Clerc, Albéric Second, Taxile Delord, Clément Caraguel ou Henry de Pène ont rivalisé dans le titrage de leurs rubriques.

21La chronique parisienne s’inscrit surtout dans une culture médiatique et dans une parentèle dont il faut rappeler quelques noms. D’abord Étienne de Jouy, dit l’Hermite de la Chaussée-d’Antin, qui dans son activité journalistique sous le Premier Empire et la Restauration use d’une forme de polygraphie qui se nourrit de la large gamme offerte par le feuilleton et d’un panoramisme critique sur le ton de la causerie. S’il apparaît sous le Second Empire comme un peu suranné, il est néanmoins très souvent imité ou démarqué. Ensuite vient chronologiquement la journaliste célébrée comme fondatrice d’une écriture médiatique moderne : Delphine de Girardin. De 1836 à 1848, elle signe dans La Presse des « Courriers de Paris » et des « Lettres parisiennes » sous le pseudonyme « vicomte Charles de Launay ». Henri Malo dans la monographie qu’il lui consacre, avance avec raison qu’« elle a créé la chronique », ajoutant :

[S]eule, la littérature française a produit, et pouvait produire, une œuvre imprégnée de qualités aussi spécifiquement françaises : l’élégance, le bon goût et le bon ton, le bon sens et la logique, la mesure dans la fantaisie, la plaisanterie fine et cet art de dire en jouant les choses les plus graves, sans pédanterie mais avec non moins de force, en un style limpide et concis. Elle a l’intelligence, et elle a l’esprit. À cette valeur littéraire s’ajoute à nos yeux une valeur documentaire de premier ordre.

  • 21 Henri Malo, La Gloire du vicomte de Launay. Delphine Gay de Girardin, Paris, Émile-Paul frères, 192 (...)

Pas une manifestation de la vie intellectuelle ou mondaine de son temps ne lui échappe, depuis le dernier chapeau de chez Herbault jusqu’au dernier discours de Guizot, depuis le dernier bal de Tivoli jusqu’à la dernière élection académique, depuis l’éclairage des boulevards jusqu’à la construction des fortifications de Paris. […] Et nul ne sait comme elle lancer une pointe, trousser une anecdote. Est-il possible d’exprimer de façon plus concise et plus légère qu’en ces trois lignes la psychologie d’un portrait qu’elle remarque au Salon ? « Une grosse femme s’est fait peindre dans un tout petit cadre, qu’elle remplit jusqu’au bord, et pourtant elle s’y est placée de profil, et toute son attitude semble dire : je suis bien comme cela ; je me connais ; de face, je n’y entrerais pas21. »

  • 22 La Presse, 15 juin 1845.

Amené à la remplacer temporairement, Gérard de Nerval offre une vision très pénétrante de la chronique qu’il relie significativement à l’Ancien Régime et à l’esprit de la gazette22 :

« Le Courrier de Paris » est une création de La Presse. Ce n’est pas nous qui pouvons dire quel a été le succès de cette idée, combien d’imitations se sont pressées à sa suite, ni ce que le feuilleton a gagné de variété et de franche allure en ouvrant, de temps à autre, une échappée sur la vie réelle, à travers les inventions soutenues de la nouvelle et du roman : la critique avait les théâtres, les livres, les beaux-arts et les sciences, il fallait qu’elle eût encore plus que cela, c’est-à-dire tout. Mais il est plus aisé peut-être d’agir dans un cercle borné que dans une vague étendue ; pour la critique littéraire, les attributions sont définies, le sujet s’offre de lui-même, la juridiction est acceptée de tous : combien, au contraire, le chroniqueur isolé, l’observateur qui s’attribue un rôle actif, a de préventions à vaincre ! L’Antiquité, qui offre au premier des modèles et des patrons, écraserait le peintre indiscret des mœurs avec la gloire doublement inaccessible de Pétrone, ou du satirique historien des Césars. Est-ce encore Tallemant des Réaux, ou Bachaumont et Collé, ou Grimm et Diderot qui fourniraient de plus récents modèles ? Mais qu’on n’oublie pas que tous ces mémoires secrets s’imprimaient en secret, que ces historiettes et ces correspondances ne paraissaient souvent qu’après la mort des auteurs, qu’enfin si nos mœurs d’aujourd’hui sont meilleures, nos écrivains sont plus pudiques, et que les unes étant moins gaies, les autres sont moins amusants. L’abondance des faits publics suppléera-t-elle à ce qu’offrait de piquant jadis l’histoire des salons, des boudoirs et des ruelles ? Les salons aujourd’hui sont muets, les boudoirs fermés, les ruelles appartiennent à la tradition d’une architecture abolie. Pourtant, dans ce feuilleton même, une plume ingénieuse et brillante rebâtit comme à plaisir tout un monde charmant, plein de distinction, de doux propos et de riante fantaisie ; chacun doute, en l’admirant, qu’il y ait encore pour nous une société ainsi faite, ou n’y veut reconnaître que les traits légers d’une esquisse embellie. Il y a là pourtant tout ce que l’art peut traduire, tout ce que l’observation intelligente peut rendre piquant sans frôlement et sans blessure, et les victimes mêmes se rangent enfin du parti de ce talent qui nous séduit, en cachant, comme la muse des Anciens, la sagesse dans un sourire.

Autre modèle : Heinrich Heine. Si De la France est traduit en 1833, c’est dans les années 1855 que les journalistes français accèdent aux Tableaux et Voyages (Paris, V. Lecou, 1853) et à Lutèce : lettres sur la vie politique, artistique et sociale de la France (Paris, M. Lévy frères, 1855), articles publiés dans la Gazette d’Augsbourg de 1840 à 1846. Charles Monselet, Alfred Delvau, les réalistes, les fantaisistes et les jeunes parnassiens l’ont lu attentivement et son influence est notable sur le journalisme littéraire du Second Empire et des débuts de la IIIe République.

22À ces figures tutélaires, il faut enfin ajouter Eugène Guinot (1805-1861) chroniqueur du grand monde. Il a signé dans L’Europe littéraire, la Revue de Paris (où il usait, pour ses textes littéraires, du pseudonyme de Paul Vermond), au Courrier français, au Messager, au Vert-Vert et enfin au journal Le Siècle où il fut l’infatigable chroniqueur de la vie parisienne sous le pseudonyme de Pierre Durand. Dans sa notice nécrologique, Jules Janin a écrit :

  • 23 « Eugène Guinot », Almanach de la littérature, du théâtre et des beaux-arts, Paris, Pagnerre, 1862, (...)

Il fut longtemps l’unique historien de nos petits événements, de nos petites révolutions, de nos petites élégances, de nos petits mérites ; il racontait au maître de céans, à sa dame, à sa demoiselle, à tous ces bonnes gens qui l’écoutaient, bouche béante, un tas de choses qui les charmaient. Nul, mieux que lui, ne savait le petit mystère de Paris, un mystère inoffensif, piquant, joli comme tout ce qui est joli, qui fait trembler tout le monde et qui ne fait peur à personne. / Ah ! comme on l’écoutait, comme on l’applaudissait, comme il parlait en homme écouté ! Il était le seul. Il était mieux que Pierre Durand le chroniqueur, il était la chronique23 !

  • 24 Larousse, op. cit.

Ces exemples soulignent que la chronique est une fonction régalienne et littéraire du journal assurée depuis longtemps mais sous des noms divers. Avec Villemessant ce type d’intervention devient le genre médiatique majeur qui doit doter le journal d’un attrait nouveau et lancer la figure du chroniqueur : « ce Protée insaisissable, né du caprice et de la fantaisie […]. À Rome et à Athènes, le chroniqueur s’appelait Pétrone et Lucien ; plus tard, et en d’autres pays, ç’a été Tallemant, Bussy, Swift, Sterne, Chamfort, Rivarol, Beaumarchais24. »

Nouvelle attractivité littéraire

23Outre le feuilleton critique et le feuilleton-roman, Larousse a enregistré l’émergence d’un troisième type de feuilleton : « Nous pourrions parler d’un autre genre de feuilleton qui, dans ces dernières années, est fortement pénétré dans le goût du public, le feuilleton-causerie ou chronique, qui compte à son service plus d’une plume fine et spirituelle. » Il ne précise pas que c’est aussi dans les hebdomadaires que ce feuilleton-causerie s’est développé avant de devenir le genre à la mode. Les hebdomadaires genrés, notamment la presse féminine, ont porté le feuilleton-causerie en ouvrant ses sommaires à un nombre important de chroniqueuses, médiatrices de la mode et des nouvelles tendances urbaines et Villemessant, qui avait auparavant dirigé La Sylphide et Le Miroir des dames, avait su s’entourer de chroniqueuses comme la duchesse d’Abrantès et la comtesse Dash.

  • 25 En ajoutant une chronique « mystérieuse » sous pseudonyme.

24La chronique fait du journal le prolongement du salon mondain où un brillant causeur s’adresse à ses pairs, captant leur complicité jusqu’à ce que sa parole devienne addictive. Le chroniqueur a sa place dans tous les dîners et dans le journal il est suivi comme un roman-feuilleton. Aussi la nouvelle charte éditoriale du Figaro va vite polliniser grande et petite presse et suggérer des hebdomadaires dédiés. Victor Cochinat, petit journaliste de talent, lance La Causerie (1856-1862) dont le sous-titre, journal des cafés et des spectacles, est un condensé du sociotope parisien. Citons aussi La Chronique parisienne (1858), premier journal autographié d’Henri Rochefort auquel collabore Jules Vallès, et, d’une audience bien plus large, le tri-hebdomadaire La Chronique parisienne de Jules Lecomte (1858-1862), suite des Chroniqueurs parisiens (1857-1858). Le principe de ces deux journaux (dans l’esprit du Voleur) était de réunir dans un seul cadre les Courriers de Paris, les Revues de Paris, les Chroniques parisiennes portant sur des domaines variés qui se publiaient dans les autres journaux25. Ils s’assuraient ainsi de la collaboration indirecte de Nestor Roqueplan, Auguste Villemot, Eugène Guinot, Paul d’Ivoi, Edmond Texier, etc.

La cuisine de la chronique

  • 26 Auguste Villemot, La Vie à Paris : chroniques du Figaro, Paris, Hetzel, M. Lévy frères, 1858, 2 vol

25La chronique parisienne est en quête de plumes d’exception. Mais tout journaliste ne fait pas un bon chroniqueur. Villemessant a recruté Auguste Villemot non sur son passé de journaliste, il n’en avait pas encore, mais sur son art de la conversation26 :

J’étais, à cette époque, directeur de La Sylphide, où je publiais surtout des romans et des articles de modes ; mon rêve était de créer un vrai journal et d’y attacher Villemot pour me donner des chroniques.

– Y songez-vous ! mon cher ami, me dit-il, quand je lui fis part de mon projet ; me voyez-vous faisant une chronique, moi qui n’ai jamais pris une plume que pour signer des billets de faveur ; mais je mourrais de peur avant d’avoir rédigé quatre lignes !

– Vous serez lu par tout le monde, lui disais-je, le jour où vous écrirez comme vous parlez ; il vous suffira de faire comme je le ferais, d’oublier que vous avez une plume entre les doigts et de vous garder de penser que ce que vous dites doive être imprimé ; rien ne sera plus facile pour vous, je vous le prédis sans me croire grand prophète pour cela.

  • 27 Hippolyte de Villemessant, Mémoires, deuxième série : Les Hommes de mon temps, Paris, É. Dentu, 187 (...)

Villemot riait de toutes ses forces et ne croyait pas un mot de ce que je lui disais27.

Le chroniqueur est d’abord un narrateur qui se lance dans une libre improvisation sur des faits remarquables de la vie parisienne, offrant une caisse de résonance aux nouvelles de la ville et aux gossips. La chronique est ce qui donne l’air du temps, elle révèle des anecdotes et peint les illustrations du jour. C’est en ce sens une « revue », mais des élites. Chacun y cherche fiévreusement l’inscription de son nom, la mention de son salon ou de sa dernière excentricité. Avec le Figaro, la chronique se fait la gazette d’une communauté distinguée et lettrée qui réunit monde et demi-monde, aristocrates et lorettes de haut vol, artistes, écrivains et bohèmes. Le chroniqueur dit ce qui est à la mode, s’en fait le reporter, et la chronique devient une forme de journal parlé : une causerie, chambre d’échos qui passe en revue des faits récents, saillants et souvent surprenants ou comiques. Son signataire devient vite une signature, c’est un homme introduit dans tous ces milieux qui partagent les mêmes lieux de sociabilités et en rapporte historiettes et bons mots. L’une de ses qualités majeures doit être l’abondance et la variété des petits faits rapportés. Villemessant explique la recette des « Courriers de Paris » façon Jules Lecomte :

Son courrier est certainement et de beaucoup le meilleur qu’ait jamais eu L’Indépendance et pourtant bien des gens de talent y ont passé, Villemot entre autres. C’est qu’il avait inventé un procédé qui n’est pas à la portée de tout le monde.

  • 28 Hippolyte de Villemessant, Mémoires, cinquième série : Scènes intimes, Paris, É. Dentu, 1876, p. 15 (...)

Faisant toute la semaine la chasse aux nouvelles, aux cancans, aux petits scandales, il réunissait dans son feuilleton une grande quantité de faits, si bien que le lecteur y trouvait toujours quelque chose d’intéressant. Le grand avantage de Jules Lecomte, c’est qu’il savait qu’une salade de légumes ne se fait pas avec un seul légume, mais avec des pommes de terre, des haricots verts, des haricots flageolets, des truffes, des anchois, des câpres, des betteraves, des olives, des carottes émincées, des pointes d’asperges, des jaunes d’œufs, des petits pois, etc., etc., tandis que des confrères avaient le tort de croire qu’ils feraient une pareille salade avec une carotte seulement ou un simple navet28.

La chronique se donne ainsi en album médiatique des salons et cafés, prolongé de celui des foyers et des coulisses des théâtres. Curieuse, elle est à l’affut du croustillant et du sensationnel, assumant quelque peu (car la censure veille) l’héritage des chroniques indiscrètes et scandaleuses de l’Ancien Régime.

La chronique et la collaboration

26Il est intéressant de parcourir rapidement l’atelier du chroniqueur. Montage, mixage, réécriture modélisent le travail rédactionnel du journal, ce que l’on nomme aujourd’hui le desk. C’est la tâche du secrétaire de rédaction et de ses collaborateurs. Ils sélectionnent et classent les nouvelles découpées dans les journaux ou transmises par les agences, puis avec des ciseaux et de la colle les montent sur des feuillets. Celles qui sont jugées les plus intéressantes sont reprises après un rewriting par des journalistes qui ont leurs domaines (spectacles, vie mondaine, etc.) et souvent, comme en cuisine, leurs spécialités : art de la pointe, du paradoxe et de la punchline, dirait-on de nos jours. Le produit peut prendre ensuite deux destinations : soit la rubrique des « nouvelles à la main » qui les superposent en les séparant par des étoiles, offrant une sorte de chronique polyphonique en pièces détachées ; soit être réservé pour le chroniqueur. Car travaillant de manière similaire, ce dernier peut (ou non) s’appuyer sur ces plumes invisibles, tout en collectant lui-même, son petit carnet toujours sous la main, de l’information pour sa copie. Eugène Guinot, passé maître dans cet art, en décrit ici le processus :

Dans le corps des chroniqueurs, le titulaire tient la plume, pose les anecdotes, plaque de la transition dans les intervalles ; le livret est à son nom.

Le surnuméraire fait le mortier, furetant coins et recoins, pour trouver l’idée ou la nouvelle ;

Chasseur à l’affût, il tire souvent au jugé. Qu’importe, pourvu qu’il rentre au logis, la gibecière pleine. Arrivé là, il retourne son sac : petits mots tués au vol, petits scandales surpris au nid, petits récits abattus en route, plumés proprement et flambés à la maison. Le chroniqueur casse un œuf, le bat, fait une sauce liée à tout cela, et le gibier est servi chaud, le lendemain, à l’abonné,

Faisandé ou frais (pas l’abonné).

Souvent le chasseur devient cuisinier : d’où naît l’émulation.

  • 29 Eugène Guinot, « La demi-littérature », Figaro, 10 septembre 1857.

Est-ce que c’est de la littérature entière, cela29 ?

Ces informations peuvent se prêter à un portrait, une anecdote, une impression, préluder à un éloge ou à un éreintage, être narratives ou théâtralisées. C’est un puzzle en construction, un mixte d’éléments disparates devant être agencés selon un angle et un cadrage original. Alors que la nouvelle à la main nécessite la concision, la chronique réclame le développement. Il appartient au talent du chroniqueur de donner à sa copie cette impression de naturel et d’évidence qui fait que la chronique mime les hasards de la vie et les rencontres inattendues. Le genre est flâneur et chiffonnier, il ramasse ce qui se dit dans les salons ou dans les conversations de cafés sur le Boulevard et le transfigure pour y trouver matière à parler.

Ethos et pathos

27La chronique est portée par une énonciation à la première personne. Un « je » qui s’adresse au lecteur et qui participe de la causerie. « Causerie » ou « causerie parisienne » sont souvent des surtitres de substitution à « chronique ». La forme en est un monologue qui s’autorise d’une position extraterritoriale. Le journalisme dans ses efforts d’objectivité se doit d’éviter la première personne, ou bien choisit le « nous » englobant le journal en tant qu’hypersignature et le lecteur dont on postule la connivence. La liberté du « je » est éminemment littéraire et ajoute ici un autre sens à l’expression – qui n’est pas seule configuration socio-historique – d’écrivain-journaliste. Elle postule un homme de lettres au travail qui expose impressions et sentiments et partage souvent avec son lecteur son intimité. Au fil des chroniques, celui-ci découvre une personnalité dont il peut partager ou non les réflexions ou les prises de position, mais en se construisant une image mentale de celui qui parle bien plus précise et complète que pour tout autre journaliste. Car l’éloquence du chroniqueur, son esprit, son idiosyncrasie, sa légitimité de causeur salarié priment sur ce qu’il raconte. Cette forme mitoyenne de l’oralité et de l’écrit adapte la tradition des bureaux d’esprit et de la conversation du dix-huitième siècle à l’usage de l’abonné bourgeois en mimant les habitus de l’aristocratie. Nombre de chroniqueurs se sont alors replongés dans les gazettes de l’Ancien Régime comme dans de véritables mines de textes et d’idées.

Littérature contractuelle

  • 30 Voir Jean-Didier Wagneur, « Les restaurateurs de l’esprit français. Dîners de presse et parodie », (...)

28Le contrat passé avec le journal repose sur la remise de la copie selon un format donné et à échéance fixe. Autre contrainte, il doit traiter d’événements du jour, voire de la semaine. Il s’adapte à l’actualité comme au profil de son lectorat et cherche constamment sinon du « nouveau », du moins l’illusion de l’inédit. La citation ou la reprise de son papier par les quotidiens ou les journaux-voleurs est le gage de sa réussite. Mais on ne peut que constater que ce rythme soutenu « vide » (expression consacrée) rapidement les chroniqueurs et amène à de périodiques changements de personnel. La particularité de Villemessant est qu’il rétribuait ses chroniqueurs mieux que les autres journaux et cherchait à « avoir » les signatures les plus inattendues, telles celles de Jules Vallès, de Charles Baudelaire et même de Proudhon, le seul qui lui ait résisté, mais il a néanmoins réussi à embaucher l’une des grandes actrices à la mode et connue pour son esprit : Augustine Brohan. En quête perpétuelle du chroniqueur idéal, il a lancé un concours de chroniques dans son journal pour recruter de nouveaux talents et a créé parallèlement les Dîners du Figaro où il réunissait l’élite spirituelle du journalisme parisien30.

Publicité

29Les journaux assurent la célébrité du chroniqueur. Selon l’usage commun, il est annoncé en « une » et sur plusieurs numéros avant même qu’il ne débute et même parfois par voie d’affiche. Le monde des chroniqueurs (on parlera aussi des « boulevardiers ») prend une grande importance au cours du Second Empire et au début de la IIIe République. Le chroniqueur devient quasiment une vedette du journal. La signature prend une force telle que certains journaux, au lieu de la composer typographiquement, reproduisent leur autographe.

  • 31 Petits périodiques rédigés par un seul auteur et diffusés sous un petit format. Par exemple : Nesto (...)
  • 32 Paris, V. Lecou, 1853.
  • 33 Paris, Librairie nouvelle, 1861.
  • 34 Paris, Poulet Malassis et de Broise, 1860.

30Le chroniqueur donne sa couleur au journal, il attire par sa présence un lectorat et le fidélise. Ailleurs, il est biographié, caricaturé et les éditeurs lui ouvrent leurs portes pour compiler ses chroniques en volumes, ouvrant le champ d’une métalittérature médiatique encore peu explorée. Ces livres d’un genre nouveau succèdent à la littérature panoramique et aux physiologies qui décrivaient la capitale et les Parisiens, ils prennent aussi le relais des « revues d’un seul31 » et leurs titres rivalisent d’originalité pour recycler une matière médiatique avec parfois beaucoup d’autodérision. Après Regain, la vie parisienne32 de Nestor Roqueplan, Jules de Prémaray choisit ironiquement celui de Rien33, tandis qu’Alcide Dusolier s’offre comme précurseur de Magritte en titrant : Ceci n’est pas un livre34. Le chroniqueur s’installe au centre de la vie intellectuelle, esquivant par sa position privilégiée et prescriptrice la littérature qui s’écrit, car il est lui-même souvent de plus romancier. C’est le propos de Charles Demailly dont la première édition en 1860 est significativement titrée Les Hommes de lettres : les Goncourt y ont dénoncé cette littérature comme imposture.

Modes d’intervention

  • 35 Dominique Maingueneau, « Scénographies épistolaires et débat public », dans Jürgen Siess (dir.), La (...)

31En s’autonomisant et en se diffusant largement, la chronique a contraint le journaliste à en renouveler le traitement. Dominique Maingueneau parle d’« hypergenre » pour désigner un « mode d’organisation textuelle aux contraintes pauvres35 ». C’est ici le cas : la chronique s’impose comme une forme ouverte, prédatrice de tout ce qui passe à sa portée. Elle peut passer du compte rendu spirituel à la pure satire, lier l’éternel et le transitoire, s’offrir comme réaliste, didactique, caricaturale ou fictionnelle car son régime soutenu l’amène à faire voler en éclat tout prérequis. Elle se prête à des exercices de style variés, car si son ordinaire est le compte rendu d’événements mondains pimenté d’esprit, de bruits colportés, de portraits à charge ou à décharge de personnalités, il lui incombe aussi de traiter les inévitables marronniers : le bœuf gras, le carnaval, le bal de l’Opéra et les départs saisonniers pour Bade, Honfleur ou Nice. D’où l’obligation de sortir des routines en innovant et de sérialiser des solutions.

  • 36 Jean-Didier Wagneur, « Vignettes, professions de foi, univers fictionnels : un dispositif médiatiqu (...)
  • 37 Alfred Delvau et Alphonse Duchesne, Lettres de Junius, Paris, E. Dentu, 1862. Sur cette chronique v (...)

32Le métier de chroniqueur est celui d’un saltimbanque tenu d’imaginer des parades inédites sur l’actualité : Monselet dépeint la société parisienne sous la forme de saynètes, Banville, dans ses débuts aristophanesques, écrit ses chroniques en vers comme le fera toujours Raoul Ponchon à la fin du siècle au Courrier français. Beaucoup ont utilisé le mode épistolaire dans la continuité des « Lettres de Dupuis et Cotonet » (1836) d’Alfred de Musset : Albéric Second (« Lettres cochinchinoises sur les hommes et les choses du jour »), Edmond About (« Lettres d’un bon jeune homme à sa cousine Madeleine »), Louis Ulbach (« Lettres de Ferragus »). En cohérence avec l’éthos propre au petit journal36, le chroniqueur peut adopter simultanément un avatar et s’adresser à un destinataire de fantaisie, revêtir les défroques du Diable boiteux, de Don Quichotte ou de Gil Blas. Alfred Delvau et Alphonse Duchesne ont, quant à eux, usé d’une persona républicaine et de la chronique pamphlétaire dans leur mystification des Lettres de Junius37. Mais la gamme est étendue : recours à l’apologue, à la fiction, voire au catalogue, car tout peut entrer dans une chronique : ce que le flâneur retient de la ville, les affiches amusantes, les vitrines étranges, le courrier reçu, les livres envoyés, une visite, les nouveaux spectacles. Paris est son protagoniste permanent et avec les travaux d’Haussmann, elle puise dans le rétrospectif et la mémoire du Paris qui s’en va comme dans le spectacle du Paris qui vient. Le chroniqueur se fait le reporter de la ville éclairée au gaz comme de celle des bas-fonds. Il n’a qu’à feuilleter son quotidien. D’autant qu’il est loisible comme dans les « nouvelles à la main », de segmenter le texte en paragraphes unitaires, chacun traitant d’un sujet en particulier.

  • 38 Pierre Glaudes, « Un chantier ouvert : étudier l'essai au XIXe siècle », Romantisme, « L’Essai », n (...)

33La chronique cultivant le kaléidoscopique, pratique aussi l’essayisme. Pierre Glaudes le rapproche de la « chronique familière ». Parlant d’« essai familier » il écrit « l’essai périodique, compris comme une prose conversationnelle affranchie de la rhétorique d’école, qui mêle les tons et les registres, s’acclimate en France sous forme d’une littérature de l’observation sociale, de la flânerie, qui connaît un plein épanouissement, au cours du siècle, avec les physiologies, les tableaux parisiens, les études de mœurs, les chroniques parisiennes38 ». Si cette production relittérarise le média, nombre de chroniques peuvent se prêter à la lecture de ce que l’on désigne comme du non-fictionnel. Anticipant l’ethnologue et le sociologue comme l’ont fait en leur temps les physiologistes et les panoramistes, le chroniqueur et son fonds considérable de productions constituent une source mobilisée aujourd’hui par les sciences humaines et l’histoire culturelle.

La chronique critiquée

34Les journaux comiques s’amusent de cette mode, d’autant que par la mobilité des journalistes, les satiristes en souvent juges et parties. Ils moquent les chroniqueurs, pointent leurs lieux communs, les pastichent, tandis que les dessinateurs proposent leurs chroniques caricaturales en images. Reflet de lassitude du public, le 19 décembre 1858, un certain Charles Bauquier s’adresse « à MM. les chroniqueurs » dans le Figaro :

[La chronique] n’est plus supportable depuis que tout le monde s’en mêle, depuis qu’elle a été considérée comme un steeple-chase de l’esprit où il faut à tout prix surpasser les autres coureurs en extravagances et en saillies forcées. […] Les uns, ce sont les saltimbanques de la phrase, élèves d’Auriol, d’Arpin ou de Paul de Saint-Victor, s’installent dans un journal comme dans une place publique, et après un roulement de tambour et un air d’orgue faux, ils commencent leurs exercices. Attention ! on les voit soulever à grands efforts de bras d’énormes périodes chargées d’épithètes ; porter en équilibre sur le bout de leur nez de longs et creux paradoxes ; jouer avec une langue disloquée comme un clown du cirque ; jongler lourdement avec les couteaux à pointe émoussée de la polémique littéraire ; faire en arrière le saut de tremplin de la transition forcée, et recevoir et donner un peu partout des coups de pieds inoffensifs, le tout pour le plus grand amusement de la foule, qui leur jette quelques gros sous.

  • 39 Il a été biographié de son vivant : Gustave Toudouze, Albert Wolff : histoire d’un chroniqueur pari (...)

Même l’un des grands artisans du genre, Albert Wolff39, écrit désabusé le 24 mars 1861 :

Le Figaro est le tonneau des Danaïdes des chroniqueurs. Les plus malins causeurs de Paris y ont versé leur esprit et leur gaieté, et le tonneau est toujours vide.

Les plus fortes plumes de la chronique, après des luttes désespérées, ont dû renoncer à l’espoir de remplir le tonneau. Quant aux petits chroniqueurs, ils ont été entraînés dans le gouffre avec leur marchandise.

M. de Villemessant a demandé un causeur de supplément pour les grandes semaines de la chronique… et m’y voici.

Que cette courte introduction me serve à la fois de préface et d’épilogue. Je m’installe. Si d’ici à un mois vous n’entendez plus parler de moi, n’y faites pas attention. J’aurai rejoint les autres.

  • 40 « Courrier de Paris, Figaro, 24 mars 1861.

Mais je reviendrai un jour. Rien ne se perd en ce monde, pas même un chroniqueur. Je subirai différentes transformations, puis un beau jour, en ouvrant La Patrie, vous me verrez mollement installé dans la chronique de M. Delamarre40.

  • 41 Jules Barbey d’Aurevilly, « Les Chroniqueurs », Le Nain jaune, 24 février 1866. Repris dans Les Rid (...)
  • 42 Voir Mélodie Simard-Houde, « Être reporter sans le titre ? Les reconfigurations poétiques de la chr (...)

Si Barbey d’Aurevilly constate avec raison que la chronique est « la pluie de sauterelles du journalisme contemporain41 », celle-ci est pourtant loin de disparaître et devient une rubrique incontournable tant dans la grande presse que dans les petits journaux. Même si on doit noter la promotion du reporter parmi les rédactions42, sous la IIIe République, de nombreuses publications comme le Gil Blas ouvrent leurs numéros sur des chroniques assurées tout au long de la semaine par une poignée de journalistes choisis pour leur notoriété. Avec la professionnalisation du journaliste, ce mouvement s’est poursuivi intensivement, faisant appel parfois à l’écrivain pour remplir cet office encore prestigieux.

35Contraints de travailler pour le journal depuis la monarchie de Juillet, les écrivains l’ont progressivement instrumentalisé pour en faire une vitrine de leurs productions. Avec la chronique, ils disposaient d’une structure flexible et modulable pour composer une littérature non fictionnelle dont les sujets pouvaient être largement puisés dans le quotidien. Aussi, de simple exercice médiatique, cette forme, bien qu’hypergenre en soi, prend quelque peu un statut générique par défaut et complète la production de nombres de romanciers et de poètes du dix-neuvième siècle : Théophile Gautier, Jules Vallès, Jean Richepin, Théodore de Banville, Guy de Maupassant, Joris-Karl Huysmans, Émile Zola, Marcel Proust ont illustré cette démarche moderne. Issu du journal, ce type d’intervention dotait l’écrivain d’un mode d’expression complémentaire contribuant à doter le journal d’une aura littéraire, comme le souligne encore annuellement le Libé des écrivains.

36Le choix de cette thématique s’imposait pour les Cahiers Goncourt. Car si le Journal se donne comme une chronique de la vie littéraire, c’est aussi parce que Jules et Edmond ont été chroniqueurs. Dans la série d’estampes titrée « Messieurs du feuilleton » publiée dans le Paris, Gavarni les associe à Charles Monselet, Henry Murger, Alphonse Karr et Aurélien Scholl tandis que Théodore de Banville commente ces lithographies en odelettes. Ils y auront publié nombre de textes, comptes rendus dramatiques originaux dans leur facture, nouvelles et textes parisiens. Mais tout en partageant un journalisme innovant, ils ont ensuite publié comme premier vrai roman une charge rétrospective contre leurs anciens camarades du petit journal. Charles Demailly journaliste au Scandale, c’est-à-dire au Figaro, restait exemplaire à leurs yeux de la grandeur et de la décadence d’un chroniqueur voulant rompre avec la presse pour se tourner vers la littérature.

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Notes

1 Krzysztof Pomian, L’Ordre du temps, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1984, p. IV.

2 Ibid., p. V.

3 Signalons la récente thèse de Blandine Lefèvre qui collabore à ce numéro, Le “Gil Blas”. Histoire et poétique d’un quotidien parisien fin de siècle (Paris-Sorbonne nouvelle, CRP19, 2023) qui s’est particulièrement attachée à cette forme.

4 La Littérature au quotidien, poétiques journalistiques au xixe siècle, Paris, Éd. du Seuil, 2007.

5 Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, L’Écrivain-journaliste au xixe siècle : un mutant des lettres, Saint-Étienne, Éd. des Cahiers intempestifs, 2003.

6 Si le quotidien a des formes repérables (« Premier-Paris », « faits-Paris », « variétés », « feuilleton ») ce sont des enveloppes larges qui servent davantage à la fabrication intellectuelle et matérielle du journal que des formes rigoureusement codifiées.

7 Gilles Feyel, « Aux origines de la “rubrique” dans la presse : des gazettes de l’Ancien Régime aux journaux de la Révolution », Communication et Langages, avril 2012, n° 171, p. 99-111.

8 Au sens du format qu’ils adoptent, largement supérieur aux quotidiens qui les ont précédés.

9 Créé par le financier Félix Solar, il a paru du 1er octobre 1845 au 25 février 1847 et a tiré dès son lancement à vingt mille exemplaires. Dans ses mémoires, Hippolyte de Villemessant écrit : « C’était une énorme feuille de papier qui, vu ses dimensions, pouvait, tout en contenant la matière de plusieurs journaux, être imprimée en très gros caractères ; j’ai, du reste, imité L’Époque lorsque j’ai fondé Le Grand-Journal. / La rédaction se composait de Solar, Granier de Cassagnac, Anténor Joly, B. Jouvin, qui plus tard devint mon gendre, Achard, Vacquerie, Paul Meurice, Bohain, Lireux, Lamartinière, Paul Féval et bien d’autres dont les noms sont maintenant sortis de ma mémoire » (Mémoires d’un journaliste. 2e série, Les Hommes de mon temps, Paris, Dentu, 1872, p. 60).

10 Avec une limite cependant : les titres de rubriques n’étant pas tagués comme tels, ce résultat est brouillé par le plein texte où l’adjectif « chronique » peut renvoyer à d’autres contextes comme la médecine.

11 La Grande Ville : nouveau tableau de Paris, comique, critique et philosophique, Paris, Bureau central des publications nouvelles, 1842-1843, tome 2, p. 183.

12 Histoire des journaux. Biographie des journalistes, contenant l’histoire politique, littéraire, industrielle, pittoresque et anecdotique de chaque journal publié à Paris et la biographie de ses rédacteurs, Paris, Pagnerre, 1850.

13 Paris-journaliste, par les auteurs des Mémoires de Bilboquet. [T. Delord, A. Frémy, E. Texier], Paris, A. Taride, 1854.

14 Voir Olivier Isaac, « Journal écrit et journal conçu : l’hyper-signature du Petit Journal à l’époque de l’affaire Troppmann », Quaderni, 2004, n° 56, p. 33-40.

15 « J’ai dit plus haut que mon premier soin, quand j’eus fondé mon journal, fut de le diviser par cadres. Je rêvai pour cela quelque chose d’aussi clair, d’aussi simple comme organisation que ce que je voyais dans le commerce, dans les grands magasins. / Qu’on me permette de développer ma comparaison. / Lorsque vous entrez dans une grande maison, comme celle du Louvre, par exemple, vous êtes reçu aussitôt par un directeur ou sous-directeur, qui vous demande quel est le genre d’article que vous désirez voir ; il vous renseigne ainsi : velours et soieries au fond de la galerie en face ; – article Paris ici, à côté ; – confections et cachemires, à gauche et première galerie à droite ; – tapis et étoffes de tentures, monter au premier, etc., etc. / Donc, nulle peine pour le client, qui sait d’avance où on lui donnera ce qu’il désire. / De même pour un journal : il est indispensable que le lecteur sache où il trouvera la Causerie, les Échos de Paris, ceux de la Chambre, les articles Variétés, les Tribunaux, le rayon des Faits divers, celui des Théâtres, etc., etc., et ne soit pas obligé d’errer à la pêche de tel ou tel article, comme cela arrive dans maints journaux, qui jettent pêle-mêle toutes les nouvelles importantes dans leur première page et n’ont plus rien à mettre dans les trois autres. » Hippolyte de Villemessant, Mémoires, troisième série : À travers le Figaro, Paris, É. Dentu, 1875, p. 40.

16 « Jouer, ne pas blesser ».

17 Pour éviter les procès qui pourraient amener à l’interdiction du journal, Villemessant développe de manière intensive le « courrier des lecteurs » auquel est apporté le plus grand soin.

18 Amédée Achard, « Le Feuilleton », Le Dix décembre, 15 avril 1849.

19 Tome IV, p. 247.

20 La nouvelle à la main pourrait-être considérée comme un module de la chronique : c’est une brique informative, plaisamment rédigée et autonome que les journalistes empilent dans des rubriques dédiées.

21 Henri Malo, La Gloire du vicomte de Launay. Delphine Gay de Girardin, Paris, Émile-Paul frères, 1925. Voir notamment : « La Chronique ou l’écho dérouté » dans Alain Vaillant et Marie-Ève Thérenty, 1836, l’an 1 de l’ère médiatique : étude littéraire et historique du journal “La Presse”, d’Émile de Girardin, Paris, Nouveau monde éd., 2001, p. 264-276.

22 La Presse, 15 juin 1845.

23 « Eugène Guinot », Almanach de la littérature, du théâtre et des beaux-arts, Paris, Pagnerre, 1862, p. 68.

24 Larousse, op. cit.

25 En ajoutant une chronique « mystérieuse » sous pseudonyme.

26 Auguste Villemot, La Vie à Paris : chroniques du Figaro, Paris, Hetzel, M. Lévy frères, 1858, 2 vol.

27 Hippolyte de Villemessant, Mémoires, deuxième série : Les Hommes de mon temps, Paris, É. Dentu, 1872, p. 12-13.

28 Hippolyte de Villemessant, Mémoires, cinquième série : Scènes intimes, Paris, É. Dentu, 1876, p. 155-156.

29 Eugène Guinot, « La demi-littérature », Figaro, 10 septembre 1857.

30 Voir Jean-Didier Wagneur, « Les restaurateurs de l’esprit français. Dîners de presse et parodie », dans La Forge de l’écrivain, mélanges offerts à Paul Aron, Laurence Brogniez, Manuel Couvreur, Clément Dessy, Sabrina Parent et Cécile Vanderpelen-Diagre (dir.), Bruxelles, 2023, p. 81-93.

31 Petits périodiques rédigés par un seul auteur et diffusés sous un petit format. Par exemple : Nestor Roqueplan, Nouvelles à la main (décembre 1840-janvier 1843) ; Albéric Second, La Comédie parisienne (décembre 1856-mai 1857). Voir Éric Dussert, « Les revues d’un seul ou L’apothéose des fortes têtes », La Revue des revues, vol. 56, n° 2, 2016, p. 46-105.

32 Paris, V. Lecou, 1853.

33 Paris, Librairie nouvelle, 1861.

34 Paris, Poulet Malassis et de Broise, 1860.

35 Dominique Maingueneau, « Scénographies épistolaires et débat public », dans Jürgen Siess (dir.), La Lettre entre réel et fiction, Paris, Sedes, 1998.

36 Jean-Didier Wagneur, « Vignettes, professions de foi, univers fictionnels : un dispositif médiatique de la petite presse », dans Delphine Gleizes et Axel Hohnsbein (dir.), Visages de l’objet imprimé : les frontispices au xixe siècle, Paris, PUPS, 2024.

37 Alfred Delvau et Alphonse Duchesne, Lettres de Junius, Paris, E. Dentu, 1862. Sur cette chronique voir Alain Vaillant et Jean-Didier Wagneur, « Le rire viral et la presse du XIXe siècle », Presses anciennes et modernes à l'ère du numérique, actes du congrès Médias 19 - Numapresse (Paris, 30 mai-3 juin 2022), sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne].

38 Pierre Glaudes, « Un chantier ouvert : étudier l'essai au XIXe siècle », Romantisme, « L’Essai », n°164, 2014, p. 9 ; voir dans ce même numéro Boris Lyon-Caen « Du sérieux à l'essai : lecture du Code des gens honnêtes (Balzac) » p.41-49 ; et dans Pierre Glaudes et Boris Lyon-Caen, Essai et essayisme en France au xixe siècle, Paris, Garnier, 2014 : Martine Lavaud, « L’essai selon Théophile Gautier. Approche journalistique d’un genre » et Henri Scepi, « L’essayisme nervalien. Étude d’une déviation », p. 139-152 et 153-168.

39 Il a été biographié de son vivant : Gustave Toudouze, Albert Wolff : histoire d’un chroniqueur parisien, Paris, V. Havard, 1883.

40 « Courrier de Paris, Figaro, 24 mars 1861.

41 Jules Barbey d’Aurevilly, « Les Chroniqueurs », Le Nain jaune, 24 février 1866. Repris dans Les Ridicules du temps (1883), p. 55 et suiv.

42 Voir Mélodie Simard-Houde, « Être reporter sans le titre ? Les reconfigurations poétiques de la chronique à l’heure de l’invention de l’enquête (1870-1890) », Sur le journalisme, About journalism, Sobre jornalismo [En ligne], 2017, vol. 6, n° 1, mis en ligne le 15 juin 2017.

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Légende Fréquence des termes entre 1830 et 1870 sur Retronews.fr
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Légende Fréquence des termes entre 1830 et 1870 sur Gallicagram (https://shiny.ens-paris-saclay.fr/​app/​gallicagram par Benjamin Azoulay et Benoît de Courson)
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Pour citer cet article

Référence électronique

Eléonore Reverzy et Jean-Didier Wagneur, « La chronique médiatique à l’époque des Goncourt »Cahiers Edmond et Jules de Goncourt [En ligne], 29 | 2024, mis en ligne le 11 novembre 2024, consulté le 11 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/cejdg/2813 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12rjb

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Auteurs

Eléonore Reverzy

Université de Paris-Sorbonne nouvelle

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Jean-Didier Wagneur

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